Notes
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[1]
The Labour Party Conference. A Study in the Politics of Intra-party Democracy, Manchester, Manchester University Press, 1978 ; The Contentious Alliance : Trade Unions and the Labour Party, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1991 ; The Blair Supremacy : A Study in the Politics of Labour’s Party Management, Manchester, Manchester University Press, 2014.
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[2]
Cf. Glaser (B. G.), Strauss (A. L.), The Discovery of Grounded Theory. Strategies for Qualitative Research, Chicago, Aldine, 1967.
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[3]
Sur le cadre sociologique de L. Minkin, cf. l’excellente analyse d’Eric Shaw : « Lewis Minkin and the Party–Unions Link », in Callaghan (J.), Fielding (S.), Ludlam (S.), eds, Interpreting the Labour Party. Approaches to Labour Party Politics and History, Manchester, Manchester University Press, 2003.
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[4]
Drucker (H. M.) Doctrine and Ethos in the Labour Party, Londres et Boston, G. Allen & Unwin, 1979. Le terme d’« ethos » désigne l’ensemble des valeurs, symboles et pratiques qui participent de la construction d’une certaine vision partagée des choses, d’un répertoire culturel. Cet « ethos » du travaillisme traditionnel se prête à des interprétations divergentes, selon que l’on considère avec Drucker qu’il constitue un carcan et un embarras pour les gouvernements travaillistes, ou qu’on l’associe à une forme positive d’affirmation d’éléments du progressisme britannique. En tout état de cause, Tony Blair s’est montré complètement imperméable à cette culture traditionnelle travailliste.
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[5]
Le parti fut fondé en février 1900 lors d’un congrès spécial du Trade Union Congress (principale fédération de syndicats en Grande-Bretagne) auquel participèrent plusieurs organisations politiques (dont l’Independent Labour Party de Keir Hardie). Les syndicats représentaient environ un tiers des délégués. Comme son nom – Labour Representation Committee – l’indique, l’objectif premier de cette nouvelle organisation politique était le financement (« sponsorship ») de candidats ouvriers qui, une fois élus, constitueraient un groupe parlementaire spécifique dédié à la défense des intérêts des travailleurs. Au lendemain des élections de 1906, les 29 députés travaillistes adoptèrent formellement l’appellation de Labour Party.
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[6]
Pour une analyse détaillée de cette méthode, cf. Avril (E.), « Art et pratique de la recherche créative », in Halimi (S.), dir., Les institutions politiques au Royaume-Uni : hommage à Monica Charlot, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2006.
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[7]
Sur les effets de l’importation des méthodes et outils du management d’entreprise au sein du New Labour, cf. par exemple les contributions de Florence Faucher-King (« La “modernisation” du parti travailliste, 1994-2007 » et d’Emmanuelle Avril (« L’impossible standardisation des pratiques militantes au sein du New Labour ») dans un précédent numéro de Politix (Sawicki (F.) et Vervaecke (P.), dir., La fabrique des partis en Grande-Bretagne, 81, 2008). Cette évolution est également développée dans Avril (E.), Du Labour au New Labour de Tony Blair, Presses universitaires du Septentrion, 2007, ainsi que dans Faucher-King (F.) et Le Galès (P.), Les gouvernements New Labour, Paris, Presses de Sciences Po, 2010. Sur le modèle entrepreneurial dans les partis français, cf. par exemple Petitfils (A.-S.), « L’institution partisane à l’épreuve du management », Politix, 79, 2007.
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[8]
Entretien effectué le 22 octobre 2014 au domicile de l’auteur, à Leeds (Grande-Bretagne).
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[9]
Michels (R.), Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1972 (1re éd. 1911).
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[10]
L. Minkin fait ici référence au comité qui allait produire, en 1997, le document Partnership in Power, qui exposait les moyens mis en œuvre pour établir des relations harmonieuses entre le futur gouvernement travailliste et le parti, en réalité plutôt un alignement du parti sur les objectifs de la direction nationale.
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[11]
Le « spin », qui désigne les techniques de contrôle de l’agenda des médias par les responsables de la communication du parti afin d’obtenir une couverture médiatique favorable des actions du gouvernement est une activité devenue indissociable du New Labour, dénoncé par ses détracteurs comme rien de plus qu’une « machine à communiquer ».
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[12]
Ces tensions entre parti et gouvernement furent particulièrement prononcées sous le gouvernement de Harold Wilson (1964-1970) qui fut régulièrement désavoué par le congrès annuel. Ces défaites embarrassantes n’eurent cependant pas d’impact sur la ligne du parti, car Wilson était d’avis que « le gouvernement doit gouverner » et qu’il ne doit pas se faire dicter sa conduite par le parti extra-parlementaire.
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[13]
La création du Forum politique national (National Policy Forum) est l’une des réformes mises en place par Partnership in Power. Le Forum, qui se substitue aux décisions prises par les délégués lors du congrès annuel, est composé de membres issus des sections locales, des syndicats, des forums politiques régionaux ainsi que de conseillers municipaux, députés… qui se réunissent trois fois par an pour débattre des documents produits par six commissions. Ce sont des documents d’orientation générale qui sont ensuite présentés pour adoption au congrès annuel, lequel ne peut débattre de points spécifiques.
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[14]
Lors de la crise du Kosovo, Tony Blair expose dans son discours de Chicago en avril 1999, une « doctrine de la communauté internationale » qui allait finir par le rapprocher des néo-conservateurs américains, justifiant le principe d’interventions militaires visant à protéger certaines populations des exactions commises par leurs propres dirigeants mais aussi à défendre les intérêts occidentaux. Après le Kosovo, ce sont l’Afghanistan puis l’Irak qui seront le terrain de la mise en œuvre de cet interventionnisme.
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[15]
Tony Blair fut élu à la tête du parti travailliste en juillet 1994 pour succéder à John Smith, mort prématurément, avec 57 % des voix, battant John Prescott et Margaret Beckett (leader adjoint de Smith).
-
[16]
Larry Whitty fut secrétaire général du parti de 1985 à 1994 (date à laquelle il fut remplacé par Tom Sawyer).
-
[17]
Neil Kinnock fut leader du parti travailliste de 1983 à 1992. C’est lui qui lança le parti dans la grande entreprise de « modernisation » que Blair allait ensuite parachever.
-
[18]
Charles Clarke, proche du leader Neil Kinnock dont il fut le chef d’état-major (« chief of staff »), ne souffrit cependant pas d’avoir été associé à la défaite électorale de 1992 et devint l’une des figures principales du New Labour, occupant les postes de ministre de l’Éducation et de ministre de l’Intérieur.
-
[19]
John Cruddas fut nommé responsable des relations avec les syndicats au sein de l’équipe Blair dont il fut néanmoins très critique. Il se présenta au poste de leader adjoint en 2007 et refusa un poste au sein du gouvernement Brown. Cruddas représente la gauche réformiste au sein du parti et se veut le porte-parole de la base. Il a joué un rôle majeur au sein de l’équipe Miliband (il fut nommé coordonnateur de la « policy review » intitulée Rebuilding Britain, en 2012, et il est l’un des principaux défenseurs du courant appelé Blue Labour qui prône des positions socialement conservatrices afin de regagner l’électorat ouvrier perdu sous Blair).
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[20]
À ne pas confondre avec le député du même nom qui avait quitté le parti conservateur pour rejoindre le parti travailliste en 1995.
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[21]
John Prescott fut le vice-premier ministre de Blair, contre lequel il s’était présenté au poste de leader en 1994. Ses origines ouvrières et son passé de syndicaliste firent de lui le parfait contrepoint de Blair et du New Labour dont il représentait la conscience ouvrière. Son rôle a essentiellement consisté à entretenir les relations entre le gouvernement et la base du parti.
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[22]
Référence à l’ouvrage du journaliste Andrew Rawnsley : The End of the Party, The Rise and Fall of New Labour, Londres, Penguin, 2010, p. 388.
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[23]
Suivant les recommandations du Rapport Collins commandité par Ed Miliband, le parti adopta, lors d’un congrès extraordinaire organisé le 1er mars 2014, un train de réformes essentiellement destinées à distendre les relations avec les syndicats. Les deux mesures principales concernent l’élection du leader (vote par tête en remplacement du système de collège électoral en place depuis 1981) et les conditions d’adhésion des membres indirects (les membres des syndicats affiliés au parti ne seront plus automatiquement considérés comme membres du parti et devront prendre l’initiative d’adhérer au parti à titre individuel, ce qui met un terme au reversement automatique de leurs cotisations au parti).
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[24]
L’accusation concerne la sélection, en 2013, du candidat parlementaire dans la circonscription écossaise de Falkirk, au cours de laquelle le syndicat UNITE fut accusé d’avoir truqué le résultat (ce qui ne fut pas confirmé par l’enquête policière qui suivit).
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[25]
Ed Miliband créa en effet la surprise en se présentant contre son frère David qui était le favori et qui remporta une majorité des suffrages dans deux des sections du collège électoral, celui du parti parlementaire et celui des sections locales. La victoire d’Ed s’est donc appuyée sur les voix obtenues au sein de la division des syndicats, ce qui a affecté sa légitimité à la fois au sein du parti et aux yeux des médias et de l’opinion et explique son souci de s’en distancer.
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[26]
L’actuel secrétaire général du parti, Iain McNicol, fut sélectionné par le Comité national exécutif en juillet 2011, ce qui marque, selon L. Minkin, un retour à une plus grande autonomie vis-à-vis du leader et à un rôle plus neutre. C’est ce que semble indiquer une circulaire, citée par L. Minkin, dans laquelle McNichol demandait aux permanents de ne pas intervenir dans les sélections et élections internes.
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[27]
Un amendement soumis au congrès annuel de 2009, proposant l’adoption du vote par tête pour l’élection des représentants des sections locales au Forum politique national, qui avait été jusqu’alors lourdement manipulée, reçut le soutien massif des syndicats et des sections locales. Cette décision constitue l’un des plus graves revers pour la direction nationale.
1L’œuvre de Lewis Minkin, non traduite et peu connue en France, est une contribution unique et originale à l’étude du parti travailliste britannique, du mouvement travailliste dans son ensemble et des partis politiques en général. La parution de son dernier livre, The Blair Supremacy : A Study in the Politics of Labour’s Party Management, fournit l’occasion de mieux la faire connaître.
2Elle est essentiellement constituée de trois ouvrages monumentaux sur le parti travailliste [1], chaleureusement accueillis par la critique, ainsi qu’un ouvrage sur la créativité en « recherche politique ». Le premier ouvrage, publié en 1978 à partir de sa thèse, était consacré au congrès annuel du parti travailliste (The Labour Party Conference. A Study in the Politics of Intra-party Democracy) ; le deuxième, paru en 1991, analysait les liens institutionnels entre le parti travailliste et les syndicats, dont il n’est pas exagéré de dire qu’ils constituent la relation la plus controversée de la vie politique britannique (The Contentious Alliance : Trade Unions and the Labour Party) et le troisième, paru à l’été 2014 et qui a servi de base à l’entretien qui suit (The Blair Supremacy : A Study in the Politics of Labour’s Party Management), est consacré aux années Blair et propose une analyse très critique de la prise de contrôle du parti par les modernisateurs ainsi que l’échec de leur tentative d’instituer une suprématie totale. Un quatrième ouvrage, publié en 1997 (Exits and Entrances : Political Research as a Creative Art), proposait une méthodologie de recherche novatrice et stimulante, susceptible de générer un environnement académique davantage en accord avec le processus de création à l’œuvre dans la recherche.
3Un bref rappel des étapes principales du parcours de Lewis Minkin permet de mieux comprendre sa démarche de chercheur. Comme il l’explique dans Exits and Entrances et le réitère en préambule à l’entretien qui suit, Lewis Minkin a quitté le système éducatif dès l’âge de quinze ans en situation d’échec scolaire, ce qui fut une source de frustration intense pour celui qui restait déterminé à être « bon à quelque chose ». Pour un ensemble de raisons, dont certaines familiales et culturelles, d’autres plus accidentelles, il développe un intérêt pour la recherche, éprouvant un attrait croissant pour la figure de « l’érudit », à quoi s’ajoute une éducation politique qui suscite chez lui un vif désir – explique-t-il – de comprendre et de changer le monde. Cette trajectoire explique son intérêt pour une approche réflexive (« thinking about thinking ») tout autant que le choix de son objet d’étude, le parti travailliste. Il consacre donc tout son temps libre à l’étude et à la recherche tout en travaillant et en devenant politiquement actif au sein du mouvement travailliste. Une dizaine d’années après avoir quitté l’école, il parvient à entrer à l’Université de Leeds en tant que « mature student », obtient un doctorat à l’Université de York, puis enseigne la science politique pendant vingt ans à l’Université de Manchester, tout en poursuivant ses activités militantes, après quoi il décide de se retirer de la vie universitaire, dont les pressions lui semblent en contradiction avec les valeurs et les priorités des enseignants-chercheurs.
4L. Minkin expliquait dans l’introduction de son premier ouvrage que les raisons qui l’avaient poussé à se lancer dans l’étude du congrès annuel tenaient à la fois à son engagement militant actif au sein de sa section locale, auquel il devait un sentiment de révérence et de curiosité envers l’institution « suprême » du parti, et à la découverte que le congrès annuel, pourtant l’un des événements politiques les plus visibles, était aussi l’un des plus méconnus, autant dans la sphère politique que dans la sphère académique, et l’objet de perceptions très diverses. Son objectif est donc de lever le voile, de comprendre, expliquer et, surtout, démystifier le fonctionnement du parti aux yeux des participants et des observateurs. Personnage d’une discrétion extrême, aux antipodes de la star universitaire fortement médiatisée, L. Minkin a gagné le respect à la fois du parti travailliste – notamment de ses dirigeants successifs – et du monde universitaire, et a ainsi pu jouer tout au long de sa carrière le double rôle de conseiller et de critique interne. Malgré un positionnement en net décalage avec celui des dirigeants, il continue aujourd’hui de bénéficier d’un accès précieux à des individus haut placés dans la hiérarchie du parti qui lui relaient en toute confiance des informations sensibles.
5Le fil rouge des trois ouvrages consacrés au parti travailliste est celui de la démocratie interne (« Intra-party democracy »). Ces ouvrages proposent en effet une analyse et une évaluation du fonctionnement démocratique interne du parti travailliste, en s’intéressant aux relations entre les différentes instances du parti (congrès annuel, syndicats, équipe dirigeante, groupe parlementaire…) et au « management » du parti. Ils se fondent sur une recherche empirique détaillée qui constitue incontestablement la marque de fabrique de L. Minkin, mêlant observation participante, entretiens récurrents, discussions informelles et un colossal dépouillement d’archives. Grâce à la connaissance intime du fonctionnement du parti que son statut d’« insider » lui confère, L. Minkin dissèque ainsi les situations, démonte les rouages et mécanismes, traque les incohérences et se trouve en mesure de saisir une multitude de nuances qui échappent aux commentateurs et observateurs extérieurs. De plus, chaque ouvrage s’ouvre sur une mise en perspective historique minutieuse rendant compte des conditions d’émergence des phénomènes observés. Il en résulte des ouvrages remarquablement exhaustifs et analytiquement sophistiqués, mobilisant un appareil critique à la fois très complet et éclectique qui combine les champs connexes de l’histoire, de la science politique, des « labour studies », mais aussi des champs plus inattendus comme les études organisationnelles, la philosophie morale, la sociologie des émotions, ou encore la créativité. Toutes ces approches se complètent et se combinent de manière remarquablement cohérente dans une application à l’étude des partis politiques.
6Du point de vue théorique, L. Minkin souligne la difficulté de catégoriser son approche et son affinité avec les démarches relevant de la « grounded theory [2] », où la collecte de données précède la théorisation et où l’analyse des données et leur collecte sont conduites en parallèle, à toutes les étapes du processus, selon un constant va-et-vient. L. Minkin met aussi en avant son éclectisme, expliquant comment il emprunte librement les théories et les concepts disponibles pour se constituer son propre mode de conceptualisation et de théorisation, fondé à la fois sur la nature du problème étudié et sur une observation empirique aussi fine que possible. La particularité de la méthode est – explique-t-il par exemple dans Exit and Entrances – de s’inscrire dans une perspective idiographique, s’attachant à observer l’évolution dans le temps d’un phénomène unique, dans tous ses détails, afin de rendre compte de tous les éléments de variabilité et de régularité des relations dans le temps, doublée d’une ambition nomothétique visant à rendre compte de la totalité des cas sur une période donnée. En ce sens, il penche du côté du collectivisme méthodologique, sans pour autant rejeter l’idée que la poursuite d’intérêts personnels puisse constituer un facteur explicatif [3]. La conception du parti politique qui émerge de ses ouvrages est en effet celle d’un système social autant que politique, tissu complexe de règles, rôles et relations en même temps que forum d’idées et d’expression de conflit d’intérêts. Il faut souligner que par « règles » L. Minkin n’entend pas les règles formelles de l’organisation telles que codifiées dans ses statuts, mais les codes tacites, un ensemble de normes et conventions qui régissent les relations en son sein, ce qu’Henry Drucker a désigné par le terme d’« ethos [4] ». L. Minkin s’attache donc à montrer l’origine historique de ces « règles » constitutives de la culture travailliste. La deuxième notion centrale est celle de rôle et l’accent mis sur les interactions entre les acteurs. Les jeux de rôles consistent en une renégociation continuelle des termes de la relation et constituent de ce fait une source de changement et de conflit, mais aussi d’adaptation, d’ajustement et donc de permanence.
7Ainsi, dans The Labour Party Conference, ouvrage intégralement consacré aux congrès annuels du parti travailliste, L. Minkin analyse, sur une période allant des années 1950 aux années 1970 et après un rappel historique remontant aux origines du parti, le fonctionnement du congrès annuel, son organisation et son déroulement ainsi que les relations de cette instance, organe souverain du parti selon les statuts, avec les autres centres de pouvoir. Décrivant les tensions entre le parti et les gouvernements d’Harold Wilson, il explique comment les dirigeants ont réussi à passer outre les décisions du congrès annuel. L’apport majeur, en dehors des révélations parfois surprenantes et d’anecdotes significatives, est de remettre en question les conceptions simplistes et les mythes concernant le parti, dont le plus tenace est sans doute celui de la domination du parti par les syndicats. Il oppose donc une vision souvent faussée car partielle à une réalité complexe dont l’analyse détaillée fait surgir des aspects contre-intuitifs et parfois contradictoires. Il révèle, d’un côté, l’étendue de la manipulation procédurière du congrès annuel, et souligne, d’un autre côté, dans le contexte de l’influence croissante du groupe parlementaire et du leader au sein du parti, les contraintes structurelles et culturelles qui limitent la liberté de manœuvre de la direction nationale. Ainsi, en décrivant les phénomènes dans toute leur subtilité et leur complexité, il fait apparaître la fluidité des relations de pouvoir entre les différentes instances (ce qu’on peut désigner par l’expression de « checks and balances ») et la complexité de la distribution du pouvoir et de l’autorité dans le parti.
8Un axe majeur de la recherche de L. Minkin, développé dans The Contested Alliance, est une défense du « Party-Union Link », expression qui désigne les liens organiques entre le parti travailliste et les syndicats qui lui sont affiliés de manière formelle. Les circonstances entourant la création du parti au début du XXe siècle ont fait dire au leader syndical Ernest Bevin que le parti travailliste était issu « des entrailles » du mouvement syndical [5]. L. Minkin souligne l’importance historique de ce que Keir Hardie, père fondateur du parti, désignait par l’expression de « Great Alliance » et analyse son impact culturel sur la vie politique britannique. Dans une société marquée par les inégalités de classes, les syndicats, explique-t-il, sont le témoin de la remarquable créativité politique des travailleurs – ces « mains » qui ont su se doter d’une « voix » politique. À ce titre, L. Minkin est donc avant tout le porte-parole d’une tradition « travailliste » (« labourist ») – plutôt que socialiste. Il est important de souligner que cette relation entre parti et syndicats est critiquée aussi bien par la gauche, puisqu’aux yeux des socialistes, la culture syndicale a souvent constitué un frein au changement radical, que par la droite, pour laquelle l’approche « sectorielle » des syndicats représente un danger pour l’unité nationale.
9Dans The Contentious Alliance, L. Minkin s’attache à montrer que la branche syndicale industrielle et la branche politique évoluent dans deux sphères distinctes et autonomes, mais à l’intérieur d’un même ensemble. Les syndicats se considèrent en effet comme partie intégrante du parti, et non comme extérieur à lui. Il convient donc selon lui de concevoir cette relation comme un partenariat, les deux sphères s’accordant sur les préceptes idéologiques fondamentaux tels que la démocratie parlementaire et le rôle potentiellement positif de l’État pour les travailleurs. C’est ce qui explique que, contrairement aux idées reçues – amplifiées par les médias et reprises à leur compte par les modernisateurs qui les rendent responsables des quatre défaites successives du parti entre 1979 et 1992 –, les syndicats se sont, d’un point de vue général, surtout distingués par leur retenue à l’égard des gouvernements travaillistes. Cette retenue, selon L. Minkin, est imputable aux règles tacites mais puissantes qui président à cette relation et selon lesquelles toute tentative des syndicats de mettre en jeu leur soutien financier au parti pour en orienter la ligne politique serait considérée comme « inconvenante » (« improper »). Ayant internalisé le discours officiel quant à leur impopularité, les syndicats se sont montrés avant tout soucieux de ne pas compromettre les chances électorales du parti. Même si quelques cas semblent contredire ce modèle, la relative bonne grâce avec laquelle les dirigeants syndicaux se sont dans l’ensemble pliés à la stratégie de prise de distance pendant la période de « modernisation », puis, plus récemment, à l’occasion des réformes introduites par Ed Miliband en mars 2014, dont il sera question dans l’entretien qui suit, semble attester de la solidité de ce principe. Loin de confirmer l’existence d’un rapport de force fondé avant tout sur la défense d’intérêts divergents, L. Minkin met ainsi en lumière le caractère profondément dialectique de la relation entre parti et syndicats.
10Dans Exits and Entrances, L. Minkin explicite les étapes de sa démarche, qui implique comme on l’a vu un constant va-et-vient entre l’empirique et le théorique. La première étape consiste à construire un cadre conceptuel cohérent et approprié tel qu’il émerge de la recherche empirique. Ce cadre conceptuel est à la fois analytique, en ce qu’il vise à identifier des schémas et tendances permettant de décrire et catégoriser des phénomènes dans la durée, et explicatif, dans la mesure où il vise à organiser le matériau de façon à faire émerger des solutions aux problèmes étudiés. L’un des aspects pratiques les plus originaux et les plus transférables de la méthode exposée est le recours aux jeux de rôles. L. Minkin présente en effet une galerie de personnages qu’il incarne tour à tour dans le cadre de sa réflexion : le singe bavard, le détective, le pèlerin, le jongleur, le théoricien, etc. Loin de se cantonner au rôle de l’expert ou du savant, par le biais du dialogue intérieur qui s’instaure entre différents personnages, le chercheur est capable d’adopter une large gamme de perspectives sur son objet d’étude [6].
11L. Minkin met ainsi à nu les processus mentaux à l’œuvre dans la recherche, souvent jugés trop personnels pour être révélés en public, pour le bénéfice des jeunes chercheurs qui, impressionnés par leurs pairs plus expérimentés, s’en font le plus souvent une idée fausse. La logique rétroactive imposée par le format de présentation des conclusions de la recherche, dans les articles ou ouvrages scientifiques, induit une déformation du cheminement intellectuel tel qu’il s’est réellement déroulé, en occultant notamment le rôle crucial de l’erreur. Là où le processus de production de la recherche implique de tâtonner, de se tromper, de changer de tactique et de point de vue, le chercheur, tel le renard qui efface ses traces avec sa queue à mesure qu’il avance, reconstruit rétroactivement la logique des événements de sorte que l’argumentation soit sans faille, escamotant de ce fait l’infini des possibilités. L. Minkin tente ainsi d’humaniser l’image de l’intellectuel pensant, dans l’espoir de voir émerger une culture universitaire plus propice à la recherche créative, au sein de laquelle il serait possible de « tomber le masque ». Il prend soin aussi d’insister sur la rigueur que nécessite la recherche créative, qui, comme tout savoir, se fonde sur un travail d’investigation précis, scrupuleux et méthodique. La créativité se conçoit comme un jeu entre ce qui est imaginé, ce qui est fondé sur des données et ce qui peut être mis en pratique dans le cadre du problème envisagé. En ce sens, le jeu sérieux de la créativité fait appel à une imagination disciplinée qui combine liberté et attention concentrée.
12The Blair Supremacy, ouvrage monumental de 790 pages, est une dénonciation impitoyable et souvent indignée des machinations et effets pervers du « projet » New Labour. Véritable mine d’anecdotes et d’informations, l’ouvrage est une référence inestimable pour toute personne désireuse d’étudier le parti travailliste. Cette extraordinaire densité le rendant malheureusement inaccessible au grand public, l’ouvrage s’adresse avant tout à un lectorat averti et versé dans les aspects les plus techniques du fonctionnement interne des partis politiques. Résultat de plus de vingt années d’observation, The Blair Supremacy propose en effet une analyse fouillée, minutieuse, voire pointilleuse, du phénomène Blair du point de vue de l’organisation interne du parti, néanmoins étayée par un puissant fil narratif et une argumentation claire, explicités dans l’entretien qui suit.
13Le volume se décompose en quatre parties, dont une première (« Antecedent »), qui consiste en une mise en perspective historique, et une dernière (« Appraisal »), qui propose des conclusions et perspectives. Ces sections synthétiques, qui caractérisent le phénomène étudié à l’aide de concepts très opératoires, tels qu’« aveuglement volontaire » (« willful blindness ») ou « parti managérialisé » (« managerised party »), sont particulièrement utiles à tout politiste. Les deux parties centrales analysent, d’une part, la mise en place du système de management du New Labour (« Forging “New Labour” management ») à tous les niveaux du parti (comité exécutif national, syndicats, congrès annuel, sélection des candidats, groupe parlementaire…), et, d’autre part, la crise qui en a résulté (« Crisis and control »), illustrée par la perte de confiance des militants et des électeurs et l’incapacité de l’équipe dirigeante de tirer les enseignements de ses erreurs.
14La mise en perspective historique permet de comprendre que le management du parti, même dans ses formes les plus contestables de manipulations procédurières, a toujours existé, mais que sous le New Labour il a pris une forme inédite. Dans l’introduction de The Blair Supremacy, L. Minkin explicite en effet le concept de « management », qu’il entend non pas au sens de simple administration de la machine du parti (même si cette dimension doit également être prise en compte), mais à celui de ce que les dirigeants eux-mêmes entendent par « management », c’est-à-dire les efforts déployés pour contrôler les différents processus décisionnels du parti de façon à garantir les résultats que les dirigeants du moment considèrent comme les meilleurs, dans l’intérêt du parti. Le management se définit ainsi comme une fonction conduite de manière régulière ou sporadique, et souvent invisible, parallèlement à d’autres fonctions, dans l’objectif de favoriser la cohésion et le consensus au sein de l’organisation. Selon L. Minkin, avec le New Labour, cette fonction de management, tout en restant occulte, passe au premier plan et change de nature. Tony Blair souhaite en effet se démarquer de la forme classique de management telle que pratiquée par ses prédécesseurs, y compris les modernisateurs Neil Kinnock et John Smith, forme qu’il considère inefficace, pour conduire une révolution culturelle qui se met en place par vagues successives, selon ce qui s’apparente selon L. Minkin à un « coup d’État permanent » (« rolling coup »).
15L. Minkin analyse donc les valeurs et les codes de conduite associés à ce modèle de management pour en montrer les atouts et, surtout, la vulnérabilité, en particulier le refus – ou l’incapacité – de Tony Blair et de son entourage de remettre en question leurs préceptes, ce qui finit par conduire le New Labour à sa propre perte. Le New Labour marque ainsi une rupture nette dans l’évolution du parti. Cette nouvelle forme de management présente en effet certains traits distinctifs et tout à fait inédits, détaillés dans l’entretien qui suit. Elle se caractérise notamment par une éthique du résultat (« delivery ethics »), au nom de laquelle les règles et procédures sont contournées ou manipulées ; un enrôlement des permanents, qui renoncent à leur neutralité et en viennent à constituer une garde prétorienne au service du leader ; et une tendance à tirer une certaine fierté de se montrer durs et intransigeants, de repousser impunément les limites de ce que le parti peut tolérer, doublée d’une justification morale, du sentiment d’être investi d’une mission et de constituer une catégorie d’exception, une avant-garde.
16Tony Blair tire son inspiration des gourous du management tels que l’Irlandais Charles Handy qui annonçait en 1994 la fin prochaine des emplois « normaux » et le Britannique Charles Leadbeater, spécialiste de l’économie dite « de la connaissance », qui devient son conseiller [7]. Blair éprouve en outre une grande admiration pour le modèle américain du PDG fort, capable de prendre des décisions rapides, dans le feu de l’action, passant outre les processus formels, ce qui contribue à expliquer l’impatience qu’il témoigne à l’égard de la lourdeur des procédures et règles de fonctionnement du parti (désignées par les modernisateurs par le terme négativement connoté de « processology »). De fait, Tony Blair n’a aucune affinité avec le parti travailliste et semble souvent même franchement rebuté par la culture travailliste traditionnelle. Le parti – pourtant véhicule de ses ambitions – est donc considéré comme un obstacle à ses objectifs.
17À l’occasion de son premier ouvrage, L. Minkin avait déjà dû remettre en question sa vision idéalisée d’un parti travailliste dont le centre ultime du pouvoir serait, comme stipulé dans les statuts, constitué des délégués réunis en congrès (« conference delegate democracy »). En pratique, au fil des victoires électorales, une redistribution du pouvoir s’était opérée en direction du groupe parlementaire. Son observation des congrès lui avait permis de voir comment le parti extra-parlementaire, y compris le congrès annuel, était, déjà, manipulé dans le but de garantir certains résultats. Mais ce que L. Minkin observe dans le cas du New Labour lui semble aller bien au-delà de ce qu’il reconnaît avec le recul être une fonction indispensable. Ce qu’il découvre, c’est la création, sans que cela n’ait été à aucun moment rendu explicite ni même évoqué, d’une organisation entièrement nouvelle, dotée d’une culture de management spécifique, au sein de laquelle les règles deviennent des instruments flexibles de prise de pouvoir. Cette analyse permet donc à L. Minkin de se démarquer d’interprétations cherchant au contraire à souligner la continuité du New Labour par rapport à d’autres périodes de réformes, notamment la période du « révisionnisme » des années 1950 et 1960 à laquelle on l’a souvent comparé. The Blair Supremacy illustre la différence qualitative du phénomène New Labour qui a constitué une attaque frontale et systématique contre tous les éléments de la culture travailliste.
18L’analyse du fonctionnement interne d’un parti politique est une tâche particulièrement ardue et seul un chercheur ayant ainsi consacré sa vie à l’observation participante du parti travailliste peut nous en donner à voir les aspects les plus significatifs. L’observation participante, les multiples entretiens, les discussions informelles et l’analyse des documents internes lui permettent de voir et de montrer ce qui reste invisible aux yeux des observateurs extérieurs. Dans l’entretien qui suit, L. Minkin évoque la genèse et les conclusions principales de son dernier ouvrage, explicitant sa méthode et les étapes d’un cheminement intellectuel qui n’a rien de linéaire, démontrant que l’humilité du chercheur n’entame en rien la solidité scientifique de son argument.
Entretien avec Lewis Minkin [8]
19Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce troisième ouvrage sur le parti travailliste ?
20Les ouvrages que j’ai écrits sont tirés de mon expérience personnelle de militant travailliste, ainsi que de toutes les années passées à recevoir des enseignements sur l’organisation des partis politiques, notamment sur l’œuvre de Robert Michels [9]. Mes premiers ouvrages ont été très bien accueillis et je ne pensais pas en écrire d’autres. Alors, pourquoi ai-je finalement décidé d’écrire le troisième tome de la trilogie ? J’avais été amené à jouer un rôle de conseiller du parti dans deux sphères différentes. L’une de ces sphères relevait des rapports entre le parti et les syndicats, à la suite de la publication de mon ouvrage sur cette question ; l’autre relevait d’un projet que le secrétaire général avait soulevé avec le leader, qui consistait à se préparer à entrer au gouvernement, ce qui nécessitait la mise en place d’une procédure rendant les relations entre le parti et le gouvernement moins tendues et moins conflictuelles que par le passé [10]. Et ce sont ces deux choses différentes qui finalement ont convergé vers une certaine idée de ce à quoi l’ouvrage pourrait ressembler. Mais je n’étais pas encore convaincu de vouloir écrire un autre ouvrage. Il s’est imposé à moi petit à petit. C’est un facteur important, car une partie de l’ouvrage a émergé des recherches spécifiques que je conduisais dans le cadre du parti. Il a pris de l’ampleur et, d’une certaine façon, il s’est développé tout seul, comme cela arrive souvent en recherche. On hésite à commencer l’ouvrage, et quand on le commence on n’est pas sûr de savoir où il va, et la direction qu’il prend vous emmène, comme c’est souvent le cas des projets scientifiques, à des découvertes qui changent la signification de ce que vous êtes en train de faire. C’est ce qui m’est arrivé.
21Comment avez-vous trouvé la direction que devait prendre cet ouvrage et identifié la question du « management » du parti comme l’élément clé du New Labour ?
22Je raconte au début de l’ouvrage qu’à un moment donné j’ai décidé de conduire un entretien de type universitaire avec Tony Blair, pour savoir quelles étaient ses opinions sur l’avenir du parti et sur son fonctionnement futur. Je suis arrivé à la conclusion, après cet entretien, que Blair mettait trop l’accent sur ce que j’appellerais la manipulation de la politique, sur le « spin [11] » qui permettrait de convaincre le parti qu’il fallait abolir la relation avec les syndicats. Je pensais que cela conduirait au désastre et que même le moindre signe que l’on risquait d’aller dans cette direction porterait un coup fatal aux préparations en cours sur la réforme de ces relations. Et j’ai averti Blair de cela. Je lui ai dit que ce serait désastreux et il a eu l’air très gêné à ce sujet. Mais ce qui a été vraiment étrange durant tout cet entretien, c’est qu’on avait affaire à un homme qui était complètement à l’aise et complètement sûr de ce qu’il fallait dire, jusqu’au moment où l’on abordait la question de son comportement en politique. Et là je voyais bien qu’il y avait quelque chose qu’il n’avait pas envie de montrer. C’est cet aspect qui a alimenté l’ouvrage, cette conscience permanente qu’il y avait toujours une autre dimension à ce que Blair et les autres faisaient, et que cette dimension était liée au management du parti. Par « management » je n’entends pas l’administration du parti ; ce que j’entends par ce terme c’est la façon d’atteindre les objectifs que Blair et son équipe s’étaient fixés. Et c’est le point de départ de l’ouvrage dans un sens. Cela a progressivement pris de l’ampleur à mesure que je me suis moi-même impliqué dans ce travail de management, non pas dans le but d’atteindre les objectifs du leader, mais dans celui d’arriver à ce qui était l’intérêt du parti.
23Pendant cette période, comment avez-vous réussi à concilier vos deux rôles de critique et conseiller ?
24Cette tension entre Blair et moi-même a nourri tout cet épisode. La façon dont je faisais souvent obstacle à ce qu’ils essayaient de faire provoquait parfois la colère de l’équipe de Blair. C’est un élément de contexte important de l’ouvrage. Au fil des années, une autre chose est arrivée qui, comme je l’explique dans l’ouvrage, m’a vraiment surpris. L’un des conseillers de Blair à Downing Street, qui était très haut placé puisqu’il était secrétaire politique adjoint, m’a demandé si j’accepterais de travailler avec lui sur la question des relations avec les syndicats. La condition – jamais rendue explicite mais néanmoins présente entre nous – était que je puisse continuer à défendre ma position au sein du comité Partnership in Power, c’est-à-dire une position critique, qui continuait de soutenir l’idée d’un rôle important des syndicats au sein du parti et rejetait toute idée de briser ce lien. Blair avait-il bien compris tout cela au début de ma relation avec lui et ses collègues, je ne sais pas, mais je pense qu’il s’est fait à l’idée que je ne changerais pas d’avis. D’un autre côté, il était sûr que je ne laisserais rien fuiter dans les médias, et c’était sécurisant pour quelqu’un qui savait bien qu’un membre de l’équipe avait un regard critique. J’ai joué ce rôle, mi-soutien, mi-critique – même si en réalité je n’ai jamais été un soutien – en étant associé de manière formelle avec ceux qui travaillaient dans le Cabinet. Je les conseillais, et ils étaient toujours prêts à parler avec moi, ce qui était très positif. Mais cela ne voulait pas dire qu’ils tenaient compte de ce que je leur disais ! Et ça ne voulait pas dire non plus que je tenais compte de ce qu’ils me disaient ! C’était la particularité de nos relations. Je ne m’approchais pas des médias et en contrepartie je disposais de la liberté de dire tout ce que je voulais.
25Donc, pendant cette période, vous vous placiez plutôt dans une perspective constructive, en particulier lors de l’élaboration de Partnership in Power dont la pierre angulaire était le principe d’un partenariat entre gouvernement et parti ?
26Il y avait toujours eu le problème, depuis la fondation du parti, de cette tension entre le parti et le gouvernement lorsque le parti était au pouvoir [12]. Personne n’avait trouvé la bonne formule. C’est un vrai problème. Et tout le monde savait bien que ce problème allait se poser encore une fois. Mais la question était de savoir s’il y avait un remède. Je pense que j’ai joué un rôle non négligeable au sein du comité en suggérant que l’on travaille sur l’idée d’un partenariat entre le parti et le gouvernement, et sur le principe que ce partenariat comprendrait certaines limitations : le parti ne chercherait pas à donner des instructions quotidiennement au gouvernement, mais ce serait le parti qui élaborerait la future politique du gouvernement. Dans ce comité, il y avait Mo Mowlam, qui était alors ministre responsable de l’Irlande du Nord, et qui ne mâchait pas ses mots. Quand j’ai discuté avec elle de la perspective de proposer cette idée de partenariat à Tony Blair, sa position était que, si je lui parlais de partenariat, il dirait : « Va te faire voir, qu’est-ce que tu vas faire pour moi ? » Autant dire qu’elle ne pensait pas que j’irais très loin avec cette idée. Pourtant, dans un sens, j’ai fini – ou plutôt nous avons fini – par faire du chemin. C’était une chose tellement rationnelle d’évoluer dans le sens d’un partenariat que l’entourage de Blair a commencé à essayer de le persuader que ce serait mieux pour lui d’être vu comme un artisan du partenariat plutôt que comme celui qui exerce un contrôle total. Mais comme il n’a jamais perdu le désir d’exercer un contrôle total, il a joué un double jeu, donnant des signes laissant penser qu’il se laissait entraîner sur la voie du partenariat, d’une approche tolérante des processus démocratiques internes, alors que ce qu’il se passait réellement c’était que son entourage essayait de le persuader d’en accepter le principe, mais avec l’idée qu’ils pourraient manipuler les choses le moment venu et qu’une fois que le système serait en place ils pourraient s’arranger pour que cela serve ses propres intérêts. Donc, c’était cela le cadre de la relation.
27L’objectif de l’ouvrage – dans lequel vous exprimez à l’occasion votre frustration et votre indignation – consistait donc à montrer comment les choses s’étaient réellement passées, dans les coulisses, pendant toute cette période.
28Là où j’avais été aveugle, c’est que je n’avais pas su voir qu’un homme tel que Blair ne concéderait jamais une partie de son pouvoir au sein d’un partenariat. Lorsque j’ai découvert toutes les ruses que son équipe employait pour lui donner quand même le droit de faire tout ce qu’il voulait, alors je me suis senti vraiment aliéné par rapport au processus, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à voir à quoi l’ouvrage pourrait ressembler. Ce serait un ouvrage qui serait nourri de mes précédents travaux sur les règles inhérentes aux relations entre le parti et les syndicats, ainsi que sur les relations entre parti et gouvernement. J’avais déjà écrit des choses sur ces thèmes et je pouvais m’appuyer sur des cas et établir des comparaisons avec des situations passées. L’élément central serait, d’un côté, la vision d’un nouveau type de relations entre le parti et le gouvernement, et, de l’autre, la réalité, à savoir que Blair était un manipulateur et qu’il ne fallait pas prendre tout ce qu’il disait pour argent comptant. Il vous disait ce que vous aviez envie d’entendre. Petit à petit, j’ai pris conscience de cela et j’ai commencé à comprendre ce qu’il s’était passé au sein du comité, car lorsqu’il s’est agi des aspects pratiques de Partnership in Power, il est devenu clair que tout avait été fortement manipulé à tous les niveaux, et même jusqu’à la façon dont les gens seraient élus aux organes représentatifs. Le processus n’était pas du tout ouvert ; il était grossièrement manipulé. Par exemple, les élections au forum politique national [13] étaient organisées de telle sorte que le résultat des délibérations était garanti à l’avance. Et les gens qui étaient censés représenter la base ne représentaient pas la base ; dans les faits, ils représentaient le leader ; c’étaient des loyalistes et ils étaient choisis par un organiseur qui lui-même était loyaliste, c’est dire ! D’autres choses se sont ajoutées à cela. Par exemple, à un moment donné, lorsque, sur la question de l’Irak, il est devenu clair que la cote de popularité de Blair était au plus bas, je me suis rendu compte que le parti extra-parlementaire – les sections locales et les syndicats – partageait les mêmes opinions que les citoyens britanniques en général : ils considéraient qu’une autorisation spécifique des Nations Unies était nécessaire. Mais Blair n’en voulait pas, et son fameux discours, le discours de Chicago [14], qui était d’une certaine façon un discours visionnaire, n’avait jamais été débattu au sein du parti. C’est pourquoi les problèmes susceptibles de ressortir de cette posture – et qui en sont effectivement ressortis – n’avaient jamais pu être évoqués. S’agissant des décisions prises par le parti extra-parlementaire – que ce soit le Comité exécutif national ou le congrès annuel –, une incroyable série de manœuvres a fait en sorte que le parti extra-parlementaire ne soit jamais en phase avec les souhaits de la population britannique. Et c’est un aspect essentiel de la façon dont on est entrés en guerre.
29S’agissant de votre méthodologie, pourriez-vous expliquer les avantages ou désavantages, selon vous, d’une observation participante par opposition à une perspective extérieure, plus détachée ?
30Quand je travaillais au sein du comité, je voyais des choses parce que j’étais là. Je voyais des choses qui m’exaspéraient et m’alertaient sur ce qui allait se passer. En même temps, comme je jugeais les choses à chaud, j’étais peut-être un peu trop exaspéré par ce que je voyais. Lorsqu’on est chercheur, il faut rester ouvert. L’une des compétences du chercheur que je suis, c’est que mon esprit n’est jamais complètement fermé à une direction ou à une autre. Vous commencez à voir les choses différemment par rapport au passé. Par le passé, j’avais toujours fermement adhéré au principe de l’importance cardinale de la démocratie interne. Mais j’ai commencé à voir les difficultés que cela pouvait leur causer. Au fil de mes discussions avec certains de ces managers, souvent quotidiennement, j’ai compris que mon approche était trop simpliste. J’ai fini par comprendre qu’il fallait que j’accepte l’idée qu’une certaine forme de management est nécessaire, et cela a constitué une étape essentielle du développement de ma pensée. Jusque-là, j’avais toujours cru que la démocratie interne et le management étaient incompatibles. Maintenant, je vois combien c’était idiot de ma part. Le fait est que, dans presque toutes les organisations politiques, en amont d’une décision, il faut préparer le terrain pour obtenir le meilleur résultat possible. Par conséquent, la question n’est pas de dire si une forme de management est nécessaire ou pas, mais de dire quel type de management on souhaite et si cette forme de management a un impact nocif ou positif. À la fin de l’ouvrage, j’admets quelque chose que je n’aurais pas pu admettre dans mes précédents travaux, à savoir qu’une certaine forme de management est bel et bien souhaitable. Mais j’explique aussi que différentes variétés de management existent et qu’il est important d’en discuter puisqu’une forme corrompue du management consiste justement à nier son existence.
31L’ouvrage montre donc des choses qui n’étaient pas perceptibles de l’extérieur ?
32Je montre dans l’ouvrage que l’une des premières choses que Blair a faites lorsqu’il est devenu leader [15], c’est de changer le système de management du parti, de sorte que les cadres du parti (party officials), qui par le passé se définissaient comme les fonctionnaires du parti (même s’ils n’étaient pas toujours les fonctionnaires du parti, mais ils œuvraient largement sur cette base), sont devenus des organisateurs politiques (political organizers) œuvrant pour le compte du leader. Mais rien de tout cela n’a été débattu au Comité national exécutif ni dans le reste du parti. L’existence même d’un nouveau système de management a constitué l’un des grands secrets du parti. Et le degré d’efficacité de ce système – comme on l’a vu pour l’Irak – n’a jamais été visible de l’extérieur. Il y a toujours eu une dimension de management dans le parti et on a toujours su que cette dimension existait, et souvent les syndicats eux-mêmes avaient leurs propres formes de management interne. C’est une nécessité. Mais ce qui n’avait jamais été perçu, jusqu’à cet ouvrage, c’est que la définition du rôle des managers avait été modifiée de telle sorte qu’ils n’agissaient plus en fonctionnaires du parti. Ce qui est aussi arrivé, c’est que les managers, qui se voyaient désormais comme des organisateurs politiques pour le compte du leader, se faisaient une très haute opinion de leur rôle, de la responsabilité toute particulière qui était la leur de remporter les élections, puis de constituer un gouvernement qui serait une réussite. Ils avaient le sentiment extraordinaire d’être des gens spéciaux : spéciaux en ce qu’ils étaient différents de leurs prédécesseurs – dont ils étaient très critiques – et spéciaux car ils pensaient constituer l’élite d’un futur gouvernement travailliste, aux commandes du pays. Ils pensaient que ça leur donnait le droit de faire ce qu’ils voulaient du parti pour arriver à leurs fins. Leur priorité était ce qui allait fonctionner pour eux, et non ce qui allait fonctionner au sens d’un idéal à atteindre. C’est devenu leur principale caractéristique.
33Cet aspect ne pouvait donc être perçu que par quelqu’un qui observait le parti de l’intérieur. Quelqu’un vous a décrit comme un « archéologue du parti », est-ce que ce terme qualifie bien votre approche ?
34En effet, je conçois mon écriture en termes d’archéologie, dans la mesure où je passe beaucoup de temps à « creuser » les choses. Par exemple, si l’on prend la décision du congrès annuel concernant le rôle des syndicats au sein du parti, on voit qu’il y avait eu des débats au sein du Comité exécutif national qui avaient conduit à une position très claire sur ce point, mais que, lors du congrès annuel de 1995, qui a été décrit comme un triomphe pour Blair, la décision du Comité exécutif a été renversée. La position soumise au congrès était différente de celle qui apparaissait dans le document préliminaire, sans que personne ne s’en soit rendu compte. Cela s’est fait en sous-main.
35La dimension subjective n’est donc pas selon vous un obstacle à l’analyse scientifique ?
36Non, à condition que, lorsque vous en venez à analyser votre matériau, vous le fassiez de manière rigoureuse. Larry Whitty [16] a dit lors de la cérémonie de lancement de l’ouvrage que la chose qui l’a toujours frappé concernant ma méthode, c’est que je revenais sans arrêt poser les mêmes questions de différentes façons. C’est comme cela que je procède. Et s’il s’avère que je me suis trompé, alors je corrige le tir. Mais en me basant sur ce que j’avais déjà écrit et sur ce que j’avais déjà pu observer, j’étais sensible au fait que ce qu’ils me disaient qu’ils faisaient n’était pas forcément ce qu’ils faisaient réellement, et je posais donc des questions qui permettaient de mieux mettre en lumière les distorsions.
37Est-ce que votre approche ne vous conduit pas parfois à vous autocensurer, à ne pas tout révéler, à protéger certaines personnes ?
38C’est ce que j’ai toujours fait. Il y a une personne très haut placée dans le parti avec qui j’ai eu des conversations régulières et que j’ai protégée. Je ne dirai même pas si c’est un homme ou une femme. J’ai protégé cette personne parce qu’elle essayait de m’aider. Et c’est la même chose dans l’ouvrage. Une fois qu’on a adopté un rôle et que ce rôle est duel, il faut garder une certaine intégrité, et le fait d’aller répéter des choses à d’autres personnes compromettrait cette intégrité. Je l’ai fait de temps en temps, à propos de choses qui étaient vraiment importantes et dont il me semblait qu’il fallait que quelqu’un soit au courant. Mais cela a été très rare. L’autre chose qui m’a aidé, c’est qu’en 1992, sous Kinnock [17], Charles Clarke [18] m’avait fait savoir qu’ils voulaient que j’intègre l’équipe du gouvernement fantôme pour m’occuper de la question des relations du travail. Mais je ne voulais pas faire ça. Je n’ai jamais voulu obtenir les honneurs que l’on distribue dans la vie politique britannique. Et c’est un gros atout pour gagner le respect des gens.
39Une autre découverte étonnante, qui n’avait pas été perçue de l’extérieur, est aussi le fait que Blair n’est pas parti de son propre chef, mais a été poussé vers la sortie par son parti. Plus généralement, contrairement à l’image qu’on a de lui à l’extérieur, il semble avoir manqué de jugement.
40À mi-chemin environ dans la rédaction de l’ouvrage, je me suis rendu compte que ce que j’avais découvert ne constituait pas en réalité une suprématie totale. La première explication, c’est que la marge de manœuvre de Blair était limitée par certaines décisions qui avaient été prises avant qu’il devienne leader. Par exemple, il avait perdu la bataille sur les syndicats plusieurs années avant de devenir leader. Mais j’ai aussi découvert quelque chose de très étrange, qui est que lorsque Blair nommait des gens, il nommait ceux dont il connaissait le travail au sein du parti et dont il pensait qu’ils partageaient sa vision des choses. Il ne doutait jamais de ses choix. Mais John Cruddas [19] n’était pas tout à fait l’homme qu’il pensait. Alan Howarth [20], le secrétaire du parti parlementaire, était très proche de Blair et l’est resté jusqu’au bout, mais était lui aussi critique de la façon dont il se comportait. Ces personnes n’avaient pas confiance en Blair et en parlaient entre elles. Dans l’analyse que je donne au début de l’ouvrage, la justification donnée à la manipulation est l’obtention d’un succès immédiat. Mais le succès immédiat n’est pas une indication de votre succès plus global dans d’autres domaines. Et au bout du compte le manque de confiance a réduit la capacité de Blair à faire un certain nombre de choses – j’en donne plusieurs exemples dans l’ouvrage. Et enfin, si l’on considère la façon dont le parti lui a montré la porte, il faut bien dire que l’une des choses les plus significatives est que sa façon de diriger le parti et de se comporter l’a conduit à faire des choses que son entourage a jugées peu dignes de confiance. Ils se sont dit : cet homme se soucie-t-il, même un tout petit peu, du parti, ou bien ne se soucie-t-il que de lui-même ? D’accord, c’est un homme qui a beaucoup de panache et de charisme. Mais cela cache un autre aspect, quelque chose qui lui permet d’obtenir des succès immédiats, mais qui dans le même temps le mène à l’échec, parce qu’en fin de compte, comme je le raconte dans le chapitre 18, ses collègues ne lui ont pas fait confiance pour quitter sa position de leader à un moment qui serait opportun pour le parti. Et c’est là que John Prescott [21] prend toute son importance. John Prescott s’était comporté en loyaliste classique, au sens où même s’il n’était pas d’accord avec la direction que Blair faisait prendre au parti, il s’était conformé. Mais au bout d’un moment, sa méfiance envers Blair a pris le dessus. L’un des ouvrages traitant de la chute de Blair cite Prescott exprimant sa méfiance envers Blair en ces termes : « Tu n’espères quand même pas pouvoir rester à ce poste alors que tu n’as plus la confiance du parti ? Le parti n’a plus aucune confiance en toi. Brown n’a plus aucune confiance en toi. Et moi non plus je n’ai plus aucune confiance en toi, bordel ! [22] » Mais ce qu’aucun autre ouvrage ne prend vraiment en compte, c’est cette dimension de management du parti, qui a sapé toute confiance envers Blair et l’a rendu incapable de saisir ce que la base du parti pouvait ressentir ou penser.
41Vous montrez donc qu’il ne s’agissait pas d’une véritable suprématie et que le parti parlementaire et les sections locales ont limité la marge de manœuvre de Blair. Que se serait-il passé si ces limites n’avaient pas joué ?
42Je pense qu’il est vraiment très important que le parti parlementaire et les sections locales aient réussi à s’imposer, parce qu’après 2001, au moment où tant de questions graves ont commencé à faire surface, Blair n’était pas en mesure de les étouffer. Les députés travaillistes n’auraient pas permis qu’il les traite de cette façon. C’est très important et c’est le signe qu’en coulisses le parti parlementaire était une organisation beaucoup plus rebelle que ce qu’on pouvait penser. Par conséquent, le fait que la rébellion contre Blair ait émané des rangs du parti parlementaire n’est pas surprenant.
43Un autre aspect très intéressant est que les dirigeants se faisaient une idée erronée de la perception des syndicats par la population britannique. Vous expliquez qu’ils n’étaient pas aussi impopulaires que l’on croit.
44En effet, ils n’étaient pas aussi impopulaires qu’on le disait. Je ne dis pas qu’ils n’ont jamais été impopulaires, mais par exemple si l’on regarde les élections de 2010, rien n’indique dans les documents que j’ai réunis que le rôle des syndicats était une question centrale. Je pense que tous les arguments contre les syndicats sont sous-tendus par une aversion pour l’idée que les syndicats sont des organisations indépendantes au sein du parti. Blair ne voulait pas de ça. Les syndicats exercent parfois une influence, mais dans des proportions qui sont très loin du mythe des « barons ». Seulement Blair et son entourage éprouvaient une véritable aversion pour tout ce qui pouvait les empêcher de faire ce qu’ils voulaient.
45Que pensez-vous des réformes introduites sous Ed Miliband en mars 2014 [23] ?
46Je pense qu’un système où les adhérents de base s’engagent personnellement est une bonne chose. Quant à savoir quelle est la meilleure façon d’y parvenir, c’est quelque chose qui doit faire l’objet d’un débat, sans se contenter de réagir à chaud. Miliband a fait découler tous les changements de cette idée qu’il y avait eu un abus de la part des syndicats à Falkirk [24] – ce qui n’avait pas été le cas finalement – et la façon dont il a géré cette affaire a montré qu’il était fortement influencé par la presse conservatrice. Il a montré qu’il avait des tas d’idées préconçues sur les syndicats qui étaient fausses. Je pense qu’il savait qu’elles étaient fausses, mais qu’il était sur la défensive et qu’il avait décidé de marquer un grand coup pour des raisons politiques. Il s’est dit qu’il fallait intervenir. Cela dit, il y a longtemps que je dis qu’il faudrait des relations beaucoup plus ouvertes avec les organisations affiliées, et que les membres des syndicats affiliés au parti devraient être plus au fait de ce qui se fait en leur nom. Je pense que c’est une très bonne chose.
47Vous démontrez donc que Blair a laissé un héritage très dommageable pour le parti. Selon vous, le mal peut-il être réparé ? Quelles sont les perspectives d’avenir pour le parti ?
48Le mal a déjà été réparé dans une certaine mesure. Ed Miliband – et en ce sens l’épisode de Falkirk est inhabituel – s’est montré respectueux vis-à-vis des syndicats. Les relations entre Miliband et les syndicats sont meilleures que ce qui existait avant et les relations entre Miliband et le parti sont meilleures que ce qui existait avant – même si on dit de lui qu’il n’est pas un bon leader. Il n’avait pas beaucoup réfléchi à ce que cela pouvait signifier de devenir leader du parti travailliste et ce que cela pouvait impliquer en termes de projection d’une image de soi. Il était juste l’opposé de Blair. Il aurait sans doute pu apprendre quelque chose de Blair de ce point de vue – mais sans le côté retors. Son problème, c’est aussi tous ces gens qui ont voté pour son frère [25] – et tous les médias qui ont soutenu son frère et qui essaient de le saper. Et il faut bien dire qu’il n’a pas l’air d’être capable de se projeter de façon à mettre les gens à l’aise, même lorsqu’il fait des choses bien. Mais je pense que le secrétaire général, qui est désormais plus autonome vis-à-vis du leadership car il n’est plus le secrétaire général du leader mais bien du parti [26], va réussir à établir de meilleures relations au sein du parti, ce qui est une très bonne chose. En ce qui concerne les sections locales, à la suite de la révolte de 2009 que j’évoque dans l’ouvrage [27], les personnes qui représentent maintenant le parti au sein du forum politique national sont vraiment indépendantes. Le parti travailliste est donc aujourd’hui un parti beaucoup plus sain.
Notes
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[1]
The Labour Party Conference. A Study in the Politics of Intra-party Democracy, Manchester, Manchester University Press, 1978 ; The Contentious Alliance : Trade Unions and the Labour Party, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1991 ; The Blair Supremacy : A Study in the Politics of Labour’s Party Management, Manchester, Manchester University Press, 2014.
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[2]
Cf. Glaser (B. G.), Strauss (A. L.), The Discovery of Grounded Theory. Strategies for Qualitative Research, Chicago, Aldine, 1967.
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[3]
Sur le cadre sociologique de L. Minkin, cf. l’excellente analyse d’Eric Shaw : « Lewis Minkin and the Party–Unions Link », in Callaghan (J.), Fielding (S.), Ludlam (S.), eds, Interpreting the Labour Party. Approaches to Labour Party Politics and History, Manchester, Manchester University Press, 2003.
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[4]
Drucker (H. M.) Doctrine and Ethos in the Labour Party, Londres et Boston, G. Allen & Unwin, 1979. Le terme d’« ethos » désigne l’ensemble des valeurs, symboles et pratiques qui participent de la construction d’une certaine vision partagée des choses, d’un répertoire culturel. Cet « ethos » du travaillisme traditionnel se prête à des interprétations divergentes, selon que l’on considère avec Drucker qu’il constitue un carcan et un embarras pour les gouvernements travaillistes, ou qu’on l’associe à une forme positive d’affirmation d’éléments du progressisme britannique. En tout état de cause, Tony Blair s’est montré complètement imperméable à cette culture traditionnelle travailliste.
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[5]
Le parti fut fondé en février 1900 lors d’un congrès spécial du Trade Union Congress (principale fédération de syndicats en Grande-Bretagne) auquel participèrent plusieurs organisations politiques (dont l’Independent Labour Party de Keir Hardie). Les syndicats représentaient environ un tiers des délégués. Comme son nom – Labour Representation Committee – l’indique, l’objectif premier de cette nouvelle organisation politique était le financement (« sponsorship ») de candidats ouvriers qui, une fois élus, constitueraient un groupe parlementaire spécifique dédié à la défense des intérêts des travailleurs. Au lendemain des élections de 1906, les 29 députés travaillistes adoptèrent formellement l’appellation de Labour Party.
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[6]
Pour une analyse détaillée de cette méthode, cf. Avril (E.), « Art et pratique de la recherche créative », in Halimi (S.), dir., Les institutions politiques au Royaume-Uni : hommage à Monica Charlot, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2006.
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[7]
Sur les effets de l’importation des méthodes et outils du management d’entreprise au sein du New Labour, cf. par exemple les contributions de Florence Faucher-King (« La “modernisation” du parti travailliste, 1994-2007 » et d’Emmanuelle Avril (« L’impossible standardisation des pratiques militantes au sein du New Labour ») dans un précédent numéro de Politix (Sawicki (F.) et Vervaecke (P.), dir., La fabrique des partis en Grande-Bretagne, 81, 2008). Cette évolution est également développée dans Avril (E.), Du Labour au New Labour de Tony Blair, Presses universitaires du Septentrion, 2007, ainsi que dans Faucher-King (F.) et Le Galès (P.), Les gouvernements New Labour, Paris, Presses de Sciences Po, 2010. Sur le modèle entrepreneurial dans les partis français, cf. par exemple Petitfils (A.-S.), « L’institution partisane à l’épreuve du management », Politix, 79, 2007.
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[8]
Entretien effectué le 22 octobre 2014 au domicile de l’auteur, à Leeds (Grande-Bretagne).
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[9]
Michels (R.), Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1972 (1re éd. 1911).
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[10]
L. Minkin fait ici référence au comité qui allait produire, en 1997, le document Partnership in Power, qui exposait les moyens mis en œuvre pour établir des relations harmonieuses entre le futur gouvernement travailliste et le parti, en réalité plutôt un alignement du parti sur les objectifs de la direction nationale.
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[11]
Le « spin », qui désigne les techniques de contrôle de l’agenda des médias par les responsables de la communication du parti afin d’obtenir une couverture médiatique favorable des actions du gouvernement est une activité devenue indissociable du New Labour, dénoncé par ses détracteurs comme rien de plus qu’une « machine à communiquer ».
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[12]
Ces tensions entre parti et gouvernement furent particulièrement prononcées sous le gouvernement de Harold Wilson (1964-1970) qui fut régulièrement désavoué par le congrès annuel. Ces défaites embarrassantes n’eurent cependant pas d’impact sur la ligne du parti, car Wilson était d’avis que « le gouvernement doit gouverner » et qu’il ne doit pas se faire dicter sa conduite par le parti extra-parlementaire.
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[13]
La création du Forum politique national (National Policy Forum) est l’une des réformes mises en place par Partnership in Power. Le Forum, qui se substitue aux décisions prises par les délégués lors du congrès annuel, est composé de membres issus des sections locales, des syndicats, des forums politiques régionaux ainsi que de conseillers municipaux, députés… qui se réunissent trois fois par an pour débattre des documents produits par six commissions. Ce sont des documents d’orientation générale qui sont ensuite présentés pour adoption au congrès annuel, lequel ne peut débattre de points spécifiques.
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[14]
Lors de la crise du Kosovo, Tony Blair expose dans son discours de Chicago en avril 1999, une « doctrine de la communauté internationale » qui allait finir par le rapprocher des néo-conservateurs américains, justifiant le principe d’interventions militaires visant à protéger certaines populations des exactions commises par leurs propres dirigeants mais aussi à défendre les intérêts occidentaux. Après le Kosovo, ce sont l’Afghanistan puis l’Irak qui seront le terrain de la mise en œuvre de cet interventionnisme.
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[15]
Tony Blair fut élu à la tête du parti travailliste en juillet 1994 pour succéder à John Smith, mort prématurément, avec 57 % des voix, battant John Prescott et Margaret Beckett (leader adjoint de Smith).
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[16]
Larry Whitty fut secrétaire général du parti de 1985 à 1994 (date à laquelle il fut remplacé par Tom Sawyer).
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[17]
Neil Kinnock fut leader du parti travailliste de 1983 à 1992. C’est lui qui lança le parti dans la grande entreprise de « modernisation » que Blair allait ensuite parachever.
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[18]
Charles Clarke, proche du leader Neil Kinnock dont il fut le chef d’état-major (« chief of staff »), ne souffrit cependant pas d’avoir été associé à la défaite électorale de 1992 et devint l’une des figures principales du New Labour, occupant les postes de ministre de l’Éducation et de ministre de l’Intérieur.
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[19]
John Cruddas fut nommé responsable des relations avec les syndicats au sein de l’équipe Blair dont il fut néanmoins très critique. Il se présenta au poste de leader adjoint en 2007 et refusa un poste au sein du gouvernement Brown. Cruddas représente la gauche réformiste au sein du parti et se veut le porte-parole de la base. Il a joué un rôle majeur au sein de l’équipe Miliband (il fut nommé coordonnateur de la « policy review » intitulée Rebuilding Britain, en 2012, et il est l’un des principaux défenseurs du courant appelé Blue Labour qui prône des positions socialement conservatrices afin de regagner l’électorat ouvrier perdu sous Blair).
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[20]
À ne pas confondre avec le député du même nom qui avait quitté le parti conservateur pour rejoindre le parti travailliste en 1995.
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[21]
John Prescott fut le vice-premier ministre de Blair, contre lequel il s’était présenté au poste de leader en 1994. Ses origines ouvrières et son passé de syndicaliste firent de lui le parfait contrepoint de Blair et du New Labour dont il représentait la conscience ouvrière. Son rôle a essentiellement consisté à entretenir les relations entre le gouvernement et la base du parti.
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[22]
Référence à l’ouvrage du journaliste Andrew Rawnsley : The End of the Party, The Rise and Fall of New Labour, Londres, Penguin, 2010, p. 388.
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[23]
Suivant les recommandations du Rapport Collins commandité par Ed Miliband, le parti adopta, lors d’un congrès extraordinaire organisé le 1er mars 2014, un train de réformes essentiellement destinées à distendre les relations avec les syndicats. Les deux mesures principales concernent l’élection du leader (vote par tête en remplacement du système de collège électoral en place depuis 1981) et les conditions d’adhésion des membres indirects (les membres des syndicats affiliés au parti ne seront plus automatiquement considérés comme membres du parti et devront prendre l’initiative d’adhérer au parti à titre individuel, ce qui met un terme au reversement automatique de leurs cotisations au parti).
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[24]
L’accusation concerne la sélection, en 2013, du candidat parlementaire dans la circonscription écossaise de Falkirk, au cours de laquelle le syndicat UNITE fut accusé d’avoir truqué le résultat (ce qui ne fut pas confirmé par l’enquête policière qui suivit).
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[25]
Ed Miliband créa en effet la surprise en se présentant contre son frère David qui était le favori et qui remporta une majorité des suffrages dans deux des sections du collège électoral, celui du parti parlementaire et celui des sections locales. La victoire d’Ed s’est donc appuyée sur les voix obtenues au sein de la division des syndicats, ce qui a affecté sa légitimité à la fois au sein du parti et aux yeux des médias et de l’opinion et explique son souci de s’en distancer.
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[26]
L’actuel secrétaire général du parti, Iain McNicol, fut sélectionné par le Comité national exécutif en juillet 2011, ce qui marque, selon L. Minkin, un retour à une plus grande autonomie vis-à-vis du leader et à un rôle plus neutre. C’est ce que semble indiquer une circulaire, citée par L. Minkin, dans laquelle McNichol demandait aux permanents de ne pas intervenir dans les sélections et élections internes.
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[27]
Un amendement soumis au congrès annuel de 2009, proposant l’adoption du vote par tête pour l’élection des représentants des sections locales au Forum politique national, qui avait été jusqu’alors lourdement manipulée, reçut le soutien massif des syndicats et des sections locales. Cette décision constitue l’un des plus graves revers pour la direction nationale.