Politix 2012/2 n° 98

Couverture de POX_098

Article de revue

La création et la diffusion du « bac théâtre » : une offre scolaire promue « d'en bas »

Pages 147 à 169

Notes

  • [1]
    Comme le rappelle J.?P. Terrail, « l’ouverture de nouvelles sections d’enseignement dans le contexte de l’école unique, quelles que soient les intentions déclarées du législateur, a systématiquement partie liée avec l’accueil de nouveaux publics, sociologiquement différenciés : elles procèdent d’une logique de filières et d’organisation des flux de mobilité sociale bien plus que d’une logique d’options ouvertes d’abord aux capacités et aux choix individuels », Terrail (J.-P.), De l’inégalité scolaire, Paris, La Dispute, 2002, p. 235.
  • [2]
    Face à ces transformations importantes du système éducatif depuis le milieu des années 1980, l’accumulation des travaux de recherche en sociologie de l’éducation est impressionnante. Les travaux menés sur cette période, dans le prolongement des enquêtes menées dans les années 1960 et 1970, s’attachent ainsi généralement à l’analyse des effets produits par ce fait social majeur sur l’institution scolaire (son public, ses agents, ses institutions pédagogiques, etc.). La focale adoptée ici est de regarder (sociologiquement) un des aspects méconnus de la seconde explosion scolaire et des réformes qui lui sont associées, du point de vue de sa genèse et des acteurs qui l’ont impulsée.
  • [3]
    Dans les lycées professionnels, un enseignement général est obligatoire en Arts appliqués et cultures artistiques pour les classes de CAP, Éducation esthétique pour les BEP et Éducation artistique et arts appliqués pour les baccalauréats professionnels.
  • [4]
    La notion de choix est utilisée au sens de choix relatif, l’histoire sociale et scolaire des lycéens qui prennent cette option ayant d’ores et déjà écarté de leur champ des possibles un certain nombre de destins sociaux. Ce choix opéré par certains lycéens ne se fait pas au hasard : il est en quelque sorte préfiguré par leurs caractéristiques sociales.
  • [5]
    L’option « obligatoire » ne saurait être confondue toutefois avec l’option « facultative ». En effet, dans les séries générales et technologiques, des options facultatives sont également proposées. L’élève n’est cependant pas tenu d’en choisir une. Si l’option facultative théâtre est également évaluée au baccalauréat, c’est par le biais d’une épreuve orale, dotée d’un faible coefficient (1) et pour laquelle seuls les points au-dessus de la moyenne sont pris en compte.
  • [6]
    Cet enseignement repose en effet sur un partenariat pédagogique qui associe des enseignants de l’établissement – qui ne sont pas des spécialistes de la discipline à la différence des enseignants d’arts plastiques et de musique – et des professionnels du théâtre : l’Éducation nationale accorde des décharges horaires aux enseignants responsables ; quant à la DRAC, elle sélectionne et subventionne les intervenants artistiques.
  • [7]
    Urfalino (P.), L’invention de la politique culturelle, Paris, Hachette, 2004.
  • [8]
    Dubois (V.), « Une politique pour quelles cultures ? », Cahiers français, 312, 2003.
  • [9]
    Morel (S.), L’action culturelle en milieu scolaire, mémoire de DEA en sociologie, Paris, EHESS, 2003.
  • [10]
    Comme le rappellent S. Faure et M.?C. Garcia, l’histoire de l’action culturelle en milieu scolaire est liée à l’émergence de pédagogies nouvelles, centrées sur le développement de l’autonomie des élèves, cf. Faure (S.), Garcia (M.?C.), Culture hip-hop, jeunes des cités et politiques publiques, Paris, La Dispute, 2005, p. 61.
  • [11]
    La loi d’orientation du 10 juillet 1989 rend le « projet » obligatoire pour les écoles, les collèges, les lycées d’enseignement général et technologiques, les lycées professionnels. Les établissements scolaires obtiennent ainsi une autonomie pédagogique et administrative plus grande qui va au-delà de la gestion du budget et du règlement intérieur. « Leurs compétences s’étendent désormais à la possibilité de gérer librement une partie de leur dotation horaire pour moduler leur organisation pédagogique : soutien scolaire, options, dans l’utilisation de la dotation d’heures d’enseignement, l’organisation des classes et du temps scolaire, la définition des actions de formation complémentaire, l’ouverture sur l’environnement économique, social et culturel. » Les établissements scolaires sont ainsi amenés, par exemple, à construire leur « projet d’établissement » en concertation avec les élus des collectivités territoriales, le secteur culturel, etc. Cette loi ouvre aussi les portes de l’École aux parents d’élèves, qui en étaient plus ou moins exclus jusque-là. Cf. Masson (P.), Les coulisses d’un lycée ordinaire, Paris, Presses universitaires de France, 1999, ainsi que la contribution de S. Aebischer dans ce numéro de Politix.
  • [12]
    Menger (P.?M.), La profession de comédien, Paris, La Documentation française, 1997.
  • [13]
    Donnat (O.), Les pratiques culturelles des français, Paris, La Documentation Française, 1998.
  • [14]
    Coulangeon (P.), Sociologie des pratiques culturelles, Paris, La Découverte, 2005.
  • [15]
    Nous entendons par théâtre-éducation, le projet politique de démocratisation culturelle en milieu scolaire, principalement porté par le théâtre public qui, même s’il est amorcé dans les années 1970, s’élabore véritablement à partir de 1981. À la croisée des champs théâtral et scolaire, le « théâtre-éducation » a pour champ d’action les pratiques théâtrales et, plus largement, l’éducation artistique et culturelle, en milieu scolaire. Cet espace regroupe des institutions étatiques (ministère de la Culture, de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports), culturelles (Centres dramatiques nationaux, Scènes nationales, théâtres municipaux) et éducatives (établissements scolaires), des segments déconcentrés/décentralisés de l’État (Directions régionales à l’action culturelle, Rectorats, Inspections académiques), des collectivités territoriales (régions, départements, communes), des dispositifs (jumelages, classe à Projet artistique et culturel (PAC), option facultative, etc.), des manifestations (printemps théâtraux, festivals), un enseignement (enseignement de spécialité théâtre-expression dramatique), des associations militantes (Association nationale de recherche et d’action théâtrale (ANRAT), associations départementales de théâtre-éducation), des compagnies de théâtre, des enseignants, des professionnels du spectacle vivant et… des élèves.
  • [16]
    Muel-Dreyfus (F.), Le métier d’éducateur, Paris, Minuit, 1983.
  • [17]
    Lemêtre (C), Entre démocratisations scolaire et culturelle : sociologie du baccalauréat théâtre (1989-2009), thèse pour le doctorat de sociologie, Université de Nantes, 2009.
  • [18]
    MEN, Repères et références statistiques, 2006.
  • [19]
    On compte 57 % de femmes chez les enseignants du second degré public en 2006, toutes disciplines confondues. MEN, Repères et références statistiques, 2006.
  • [20]
    Les citations sont extraites des différents entretiens menés au cours de l’enquête.
  • [21]
    L’idée de la nécessité d’une compétence spécifique pour enseigner le théâtre à l’école va progressivement s’imposer : l’instauration des certifications complémentaires pour les enseignants et la création du diplôme d’État concernant les comédiens dans les années 2000 en témoignent.
  • [22]
    L’instauration des « 10 % pédagogiques » dans les lycées date de 1973 : 10 % de l’horaire scolaire annuel dans le second degré est alors réservé à des activités éducatives au « libre choix » des enseignants et des élèves. Les PACTE, Projets d’activités éducatives et culturelles, sont créés en 1979. Il s’agit d’un regroupement d’activités ponctuelles et ouvertes aux interventions extérieures, construites autour d’une idée directrice, dans ou hors temps scolaire. Succédant aux PACTE, les Projets d’action éducative (PAE), créés en 1981, visent à faire pratiquer aux élèves du premier et du second degré des activités interdisciplinaires en liaison avec la « communauté éducative locale » (parents, collectivités territoriales, associations) en mettant en œuvre une « démarche de projet » et en prenant appui sur les compétences spécifiques d’intervenants extérieurs. Avec la création de l’Atelier de pratique artistique (APA) en 1984, le ministère de la Culture, par l’intermédiaire de se ses services déconcentrés – les DRAC créées en 1977 – intervient pour la première fois dans un dispositif scolaire. Celui-ci s’adresse à l’origine aux élèves volontaires de toutes les classes (lycées généraux, technologiques et professionnels et à partir de la classe de quatrième pour les collèges), sans pré-requis particulier. Réalisé en dehors des heures de cours et s’inscrivant tout le long de l’année scolaire à la différence des PAE qui demeurent des dispositifs ponctuels, sa durée n’excède pas trois heures hebdomadaires. L’APA marque ainsi le passage d’une collaboration encouragée (PACTE) puis recommandée (PAE) à un partenariat obligatoire (APA) avec un artiste dans le cadre des activités extra scolaires proposées aux élèves.
  • [23]
    Mauger (G.), Poliak (C.), Pudal (B.), Histoires de lecteurs, Paris, Nathan, 1999, p. 98.
  • [24]
    Chapoulie (J.?M.), Les enseignants du secondaire, un métier de classe moyenne, Paris, Éditions de la MSH, 1987.
  • [25]
    Faure (S.), Garcia (M.?C), « Le corps dans l’enseignement scolaire : regard sociologique », Revue française de pédagogie, 144, 2003, p. 89.
  • [26]
    Le Groupe français d’éducation nouvelle (1922) est un mouvement pédagogique pacifiste qui est notamment présidé par Paul Langevin et Henri Wallon et qui inspire la réflexion qui mènera au plan éponyme de 1947. Ce mouvement pédagogique lutte contre la ségrégation et l’échec scolaire. À la mort d’H. Wallon, le GFEN se réoriente politiquement (en prenant ses distances avec le PCF) et pédagogiquement (en prônant une ouverture aux expérimentations de terrain). Cf. « Glossaire », in Damamme (D.), Gobille (B.), Matonti (F.), Pudal (B.), dir., Mai-juin 68, Paris, L’Atelier, 2008, p. 441.
  • [27]
    Syndicat général de l’Éducation nationale affilié à la CFDT.
  • [28]
    Beaud (S.), 80 % au bac et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, 2002.
  • [29]
    Muel Dreyfus (F.), Le métier d’éducateur, op. cit.
  • [30]
    Pagis (J.), « Déscolarisons l’école », in Damamme (D.) et al., dir., Mai-juin 68, op. cit., p. 373. Une série d’expérimentations pédagogiques se met en place pendant les années 1970, dans un mouvement de mise en pratique d’idéaux soixante-huitards en matière d’éducation. Comme le rappelle Julie Pagis, plusieurs lignes de clivage idéologiques structurent ces expérimentations, l’une d’entre elles sépare les écoles qui remettent en cause l’enseignement traditionnel au sein de l’Éducation nationale (comme le font nos enquêtés) de celles qui le font en dehors (ouverture de nombreuses écoles parallèles qui se veulent des contre-institutions éducatives).
  • [31]
    Décrivant les enseignants de français en collège dans les années 1980, Lise Demailly identifie, dans sa typologie, des « intellectuels modernes ». Cette catégorie fait écho au profil de l’enseignant « engagé » observé. Les enseignants « intellectuels modernes » sont en affinité avec le champ intellectuel et artistique, leur position correspond à une tentative pour valoriser la culture littéraire dans le champ scolaire, par la modernité et la rigueur des approches du fait littéraire. Demailly (L.), « Contribution à une sociologie des pratiques pédagogiques », Revue française de sociologie, 26 (1), 1985.
  • [32]
    Corinne possède un capital culturel supérieur à ce que laisse supposer la profession de ses parents : sa mère est titulaire du baccalauréat et ses oncles maternels sont tous enseignants.
« Être prof pour moi, c’était vraiment changer l’école, j’allais être prof pour changer l’école. Je savais que je n’étais pas seule pour le faire. [...] et évidemment le théâtre était un moteur dans cette transformation... »
Danièle, enseignante de lettres, fondatrice d’une option théâtre.

1La politique des « 80 % au bac » menée à partir de 1985, dans le but d’améliorer les qualifications de la main-d’œuvre, va se traduire par une nouvelle explosion scolaire comparable à celle qui a eu lieu dans les années 1960. L’annonce de Jean-Pierre Chevènement – « à terme 80 % d’une classe d’âge doit atteindre le niveau bac » – marque en effet le départ d’un gonflement accéléré des effectifs lycéens, qui ne se stabiliseront qu’au milieu des années 1990 : de 1986 à 1995, le taux d’accès au baccalauréat d’une classe d’âge passe de 31 % à 63 %. Cet afflux d’élèves entraîne un nombre important de réformes dans son sillage. La plus emblématique est sans doute la création d’un baccalauréat professionnel et de sa filière d’accès correspondante. À ces transformations majeures de l’offre scolaire, s’ajoutent des réformes plus discrètes. Dans l’enseignement secondaire général et technologique également, l’offre de formation continue de se différencier entre filières, mais aussi à l’intérieur de chacune d’entre elles : multiplication des enseignements optionnels, facultatifs, etc., qui renforce un peu plus encore le processus de hiérarchisation sociale du baccalauréat [1].

2Cette contribution souhaite éclairer ce processus d’« optionnalisation » du baccalauréat, aspect méconnu de la politique des « 80 % au bac », qui s’intensifie avec la seconde explosion scolaire [2]. Sous cet angle, la création en 1986 d’un nouvel enseignement artistique optionnel – le théâtre-expression dramatique – qui conduit au premier « baccalauréat théâtre » en 1989 constitue un bon exemple. C’est à cette période en effet, que le théâtre, en tant que pratique artistique, devient une discipline scolaire optionnelle sanctionnée par des épreuves au baccalauréat, à côté des options arts plastiques et musique, créées au moment de la première explosion scolaire.

L’appellation « bac théâtre » n’est pas sans soulever quelques confusions sémantiques. Il ne s’agit pas, comme dans le cas du baccalauréat professionnel, d’une création de filière ni même d’une nouvelle série telle que la série économique et sociale (ES) créée en 1967. Le théâtre, enseigné sous l’angle de la pratique, dispose actuellement d’un statut scolaire « optionnel », c’est-à-dire un enseignement non suivi par l’ensemble des lycéens d’une filière ou d’une série. À la différence des arts plastiques et de la musique reconnus comme nécessaires à tous depuis les lois scolaires de la IIIe République et inscrits dans la formation générale de l’élève jusqu’en classe de troisième, cette pratique artistique est enseignée seulement dans le second degré. À partir du lycée, exception faite des lycées professionnels [3], les enseignements artistiques ne figurent plus parmi les disciplines obligatoires, depuis les réformes structurelles du début de la Ve République. Ils procèdent depuis lors d’un « choix [4] » de l’élève. Selon les séries, des options sont prévues en plus du tronc commun, dont certaines sont imposées. Les lycéens peuvent néanmoins en choisir le contenu dans un corpus limité de disciplines. Le théâtre fait ainsi partie des options dites « obligatoires », à l’instar du latin ou de la musique, des arts plastiques, des mathématiques, etc., proposées dans la série littéraire [5]. Cet enseignement comprend une heure de pratique et une demi-heure de théorie hebdomadaires en seconde, puis respectivement deux et trois heures en première et terminale littéraire. L’épreuve du baccalauréat est doté d’un coefficient six, comparable à celui de la philosophie (7) en L ou encore des sciences (5 à 7) en S. « Bac théâtre » est ainsi une expression endogène : employée par les élèves, les enseignants et le personnel administratif, celle-ci a l’avantage d’être stable au regard des multiples dénominations qu’a pu connaître ce dispositif depuis sa création. Mais cette expression souligne aussi combien, depuis les années 1990, dans le contexte d’un lycée de masse, il n’est plus possible de parler du baccalauréat en général.

3En s’intéressant aux conditions d’émergence de cette nouvelle offre scolaire, il s’agit ici de mettre en évidence le rôle déterminant des enseignants dans la mise en œuvre des politiques éducatives et de l’offre de formation en particulier. Le baccalauréat théâtre constitue en effet un cas d’institution pédagogique largement promue « d’en bas ». La présence du théâtre (sous l’angle de la pratique), au rang des enseignements scolaires à partir du milieu des années 1980, doit en grande partie à la mobilisation d’enseignants singuliers inscrits dans des sphères culturelles et pédagogiques militantes et incidemment, des compagnies professionnelles de théâtre et leurs comédiens.

4Si le regard porté se détourne ainsi des débats qui se sont noués au niveau de la noosphère pédagogique et politique qui constitue l’encadrement supérieur du système éducatif pour l’orienter au plus près des acteurs de terrain, il ne s’agit pas pour autant d’occulter les transformations structurelles que connaissent alors mondes scolaire et artistique. Enseigner le théâtre dans les années 1980, pour un professeur du secondaire, est alors un « choix professionnel » dont l’implication et les luttes qu’ils supposent sont la conséquence d’une trajectoire individuelle et de conditions socio-historiques particulières. La prise de position singulière de ces enseignants dans l’institution scolaire ne doit pas en effet à leurs seules particularités individuelles. Aussi est-il indispensable de considérer dans le même temps le rapprochement opéré, dans les années 1980, entre monde scolaire et artistique, pourtant ennemis d’hier, pour comprendre leur engagement.

5Retracer la genèse de cette institution pédagogique permet enfin de saisir en filigrane le processus de construction et d’institutionnalisation d’une nouvelle norme pédagogique. Le théâtre connaît un droit d’entrée qui, à l’origine, bouleverse les traditions scolaires ; cette discipline, promue par des militants pédagogiques et culturels, est en effet la première à faire intervenir dans les évaluations des épreuves du baccalauréat mais également dans les cours, des agents extérieurs à l’institution scolaire : des comédiens [6]. Il s’agit ainsi de saisir comment un projet militant qui vise à tout bouleverser (en introduisant dans l’institution des « hérétiques ») va paradoxalement, du fait même de sa réalisation et de son succès, se transformer en une nouvelle orthodoxie scolaire.

Les conditions d’une nouvelle offre scolaire

6Ce nouveau baccalauréat ne s’est pas institué ex nihilo mais à la faveur de transformations internes des champs scolaire et artistique et d’une entreprise militante appelée « théâtre-éducation ».

Le rapprochement de deux ministères, ennemis d’hier

7Le bac théâtre voit le jour, dans les années 1980, au moment d’une évolution des relations entre ministères de l’Éducation nationale et de la Culture. À sa création en 1959, le ministère des Affaires culturelles définit alors sa mission (la démocratisation culturelle) contre le ministère de l’Éducation nationale dont il est pourtant largement issu. La démocratisation culturelle, qui consiste à permettre au plus grand nombre d’accéder aux chefs-d’œuvre de l’humanité, passe selon le nouveau ministère non pas par une éducation à l’art ou par l’apprentissage des pratiques artistiques, mais par une mise en présence des œuvres et des publics qui ne sont pas habitués à une telle rencontre [7]. Les maisons de la Culture, en permettant l’accès direct aux chefs-d’œuvre de l’humanité, sont censées favoriser (à elles seules) la conversion de l’ensemble des Français. Cette conception de la démocratisation culturelle se fonde ainsi sur la croyance d’un « choc culturel » que déclencherait l’œuvre d’art par sa seule présence et met à distance l’institution scolaire pour longtemps.

8Les effets produits sont importants et durables : une fracture se crée entre les enseignements artistiques professionnels qui dépendent désormais du ministère des Affaires culturelles (écoles des Beaux-Arts, conservatoires, à l’exception des arts appliqués) et les enseignements artistiques obligatoires pour tous (musique et dessin), qui relèvent de l’Éducation nationale. De leur côté, les pratiques culturelles et de loisirs, avec comme chef de file le théâtre amateur, sont déléguées au haut-commissariat de la Jeunesse et des sports. Une frontière symbolique et organisationnelle se dessine donc à partir des années 1960 entre d’un côté « la “vraie” culture, apanage de la politique du ministère et le reste, relégué à l’infra-culturel ou en tout cas renvoyé à d’autres secteurs de l’intervention publique : Éducation nationale, Jeunesse et sports, etc. [8] ».

9Il faut attendre les années 1980 pour que l’État incite mondes scolaire et artistique au rapprochement. La figure emblématique de Jack Lang n’est pas étrangère à ce processus de convergence. Son arrivée au ministère de la Culture en 1981 contribue à (ré) habiliter l’École comme l’institution la plus à même de réduire les inégalités d’accès à l’art. L’institution scolaire a désormais une nouvelle mission – faire aimer l’art – et pour y parvenir, ses portes s’ouvrent aux artistes [9]. Ce retournement historique inscrit le théâtre (et ses comédiens) en chef de file des nouvelles pratiques artistiques qui s’introduisent alors dans l’institution scolaire. Le théâtre public est en effet, depuis l’après-guerre, un des vecteurs principaux de la démocratisation culturelle : le point d’application de celle-ci se déplaçant en direction du monde scolaire, le théâtre public voit ainsi sa mission et les subventions qui lui sont allouées s’orienter vers la jeunesse scolarisée.

Confrontés à de nouveaux publics

10Si 1981 marque un tournant de la politique culturelle en faveur du système éducatif, les changements structurels importants que connaît l’Éducation nationale la poussent simultanément à s’ouvrir au champ artistique. Face au caractère de plus en plus hétérogène des publics scolaires et à la montée de l’échec scolaire, l’École va saisir l’art et en particulier le théâtre, comme un instrument de remédiation scolaire. Les artistes apparaissent dès lors comme porteurs de savoirs, parés de nombreuses vertus pédagogiques, morales voire thérapeutiques, propres à résoudre l’échec scolaire. Progressivement, les politiques de lutte contre l’échec scolaire se saisissent de l’idée que l’ouverture de l’École sur les arts est l’un des moyens efficaces pour approcher les élèves éloignés de la culture scolaire [10] : c’est au cours de cette période, avec la loi d’orientation de 1989 [11], que s’officialise par exemple la pédagogie de projet qui donne notamment à l’enseignant une autonomie financière lui offrant la possibilité de « recruter » des intervenants extérieurs. L’enseignant seul dans sa classe ne semble plus être à même d’affronter les problèmes d’apprentissage des élèves.

11Le champ théâtral connaît lui aussi à cette période des mutations importantes qui favorisent l’arrivée de comédiens dans les écoles. La professionnalisation de ce secteur, l’essor des compagnies indépendantes et le recours systématique à l’intermittence contribue à faire de l’École, un nouveau « marché » de prestations [12]. Le théâtre public est marqué par ailleurs par une profonde contradiction : on compte de plus en plus de spectacles et de comédiens mais paradoxalement de moins en moins de spectateurs. Les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français [13] n’enregistrent aucune progression notable du nombre de spectateurs de théâtre au cours de cette période, malgré l’essor des politiques publiques de soutien à la création. À la différence du secteur de l’industrie musicale, audiovisuelle et cinématographique [14], le théâtre public ne connaît pas l’engouement tant espéré. L’institution scolaire et son public captif deviennent alors l’un des moyens et des lieux pour enrayer le déclin du public traditionnel de la culture savante. Les dispositifs d’éducation artistique comme le bac théâtre ont de fait pour objectif (officiel) de former des « spectateurs » et non des « artistes ».

Une œuvre de militants

12Le bac théâtre, comme toute institution pédagogique, apparaît au terme d’un travail de mobilisation : dès les années 1970, des enseignants et des comédiens ont œuvré conjointement à une nouvelle forme de rationalisation scolaire du théâtre. Il prend sa source dans un courant militant le théâtre-éducation[15]. Portés par les idéaux du théâtre populaire et/ou les principes de l’École nouvelle, ses militants sont amenés à militer sur deux fronts : la démocratisation culturelle et les nouvelles pédagogies. Leur prosélytisme et leur volonté de démocratisation culturelle les poussent à introduire progressivement dans l’institution scolaire une « nouvelle façon de faire du théâtre et de le transmettre ». Ce mouvement s’appuie à l’origine sur une critique radicale de l’enseignement académique de l’art instituée par l’École républicaine : remise en cause d’une culture éternelle et universaliste incarnée par le « Lagarde et Michard », d’un théâtre scolaire figé, d’un autre âge tant d’un point de vue de ses contenus que de ses méthodes, etc. En rupture avec l’enseignement académique, le théâtre-éducation se construit également dans un double refus esthétique : celui du théâtre de boulevard d’une part et, plus largement, celui de la culture de masse. Il vise ainsi à convertir les élèves au bon goût théâtral, où l’on ne fait pas « du théâtre pour divertir et se divertir mais pour avoir une prise de parole citoyenne sur le monde » et où l’on « donne le goût du théâtre, le goût des bons spectacles en tant que bon spectateur ». Enfin, ces pionniers tentent d’initier au sein de l’institution scolaire un nouvel idéal pédagogique : le partenariat. Ce binôme artistique et pédagogique rompt en effet avec la figure traditionnelle de l’enseignant libéral « seul maître à bord » et remet incidemment en cause la logique corporatiste disciplinaire.

13Si aujourd’hui, le partenariat fait partie de l’orthodoxie scolaire, cet idéal pédagogique défendu par les fondateurs du « bac théâtre » n’allait pas de soi il y a vingt ans : faire entrer dans sa classe des saltimbanques, c’était alors rompre avec le monopole de l’enseignant seul détenteur du savoir, c’était également remettre en cause certaines pratiques pédagogiques et la logique disciplinaire traditionnelle. C’était enfin introduire un nouvel apprentissage corporel dans une institution régie par la logique scripturale. Ces innovations n’ont ainsi pas été sans soulever des difficultés pour leurs promoteurs dans l’exercice quotidien de leur enseignement et sans provoquer les foudres du SNES, syndicat majoritaire dans le secondaire. Tous ces pionniers ont agi en militants (pédagogiques et culturels) dans la mesure où ils ont mobilisé leur temps et leurs compétences pour faire advenir un nouvel ordre des choses. Le bac théâtre a ainsi été investi à l’origine par des enseignants progressistes, mal à l’aise dans l’institution, qui cherchaient à être « prof autrement ». Tout en restant au sein de l’institution scolaire, ces professeurs ont travaillé à occuper, de façon nouvelle, une position déjà constituée [16]. Ils ont œuvré en quelque sorte à réinventer le(ur) métier d’enseignant. Il importe donc de comprendre ce qui les a incités à vouloir ainsi transformer leur poste de travail et les raisons pour lesquelles ils ont ressenti, plus fortement que d’autres, ce besoin de changement.

Les analyses présentées ici sont issues d’une thèse de sociologie [17] et reposent sur une enquête ethnographique menée dans la région des Pays de la Loire, entre 2001 et 2007, auprès du noyau dur des militants théâtre-éducation ligériens et en particulier ceux d’entre eux qui encadrent (ou ont encadré) une option théâtre, soit une quinzaine d’enseignants. C’est par l’observation, sur la longue durée, de ces enseignants que j’ai été amenée à saisir l’atypisme des trajectoires biographiques au principe de cette aspiration à « être prof autrement ». Les stages, les colloques, les festivals et autres réunions auxquels j’ai participé m’ont donné l’occasion de nouer, avec certains, des liens amicaux. C’est à ces occasions que j’ai appris l’homosexualité de certain(e)s, la vocation sacerdotale et l’engagement chrétien d’autres, le passé gauchiste d’autres encore. Les entretiens biographiques menés (13) m’ont permis notamment de questionner cette dimension de leur trajectoire. Le groupe enquêté se caractérise par ailleurs par une moyenne d’âge de 50 ans environ, contre 43 ans pour l’ensemble de la population enseignante du second degré qui compte 33 % de quinquagénaires [18]. Une seule enseignante a moins de 35 ans. Ce groupe est relativement stable et ne connaît que depuis peu un phénomène de relève. Tous les enquêtés sont des spécialistes disciplinaires des lettres à l’exception de deux d’entre eux : l’un enseigne l’EPS (Michel) et l’autre l’allemand. Pour moitié, ces enseignants sont agrégés. On compte par ailleurs autant d’hommes que de femmes. Ce sexe ratio bien inférieur à la moyenne nationale des enseignants de lettres du second degré public (cette discipline compte en effet 77 % de femmes en 2006) [19] n’est pas surprenant : dans toutes les professions féminisées, les hommes investissent et occupent toujours les positions d’innovation. Par ailleurs, les origines sociales de ces professeurs reflètent grosso modo la structure générale des origines sociales des enseignants du second degré : notons que, comme au niveau national, les enseignantes ont plus souvent grandi dans une famille de cadres que leurs homologues masculins. Deux enseignants sont issus du monde enseignant : en 1997, au niveau national, on dénombrait 10 % des enseignants fils ou fille d’enseignant.

« Être prof autrement »

14L’enquête ethnographique révèle que les enseignants qui investissent ce nouvel enseignement sont porteurs de capitaux sociaux qui les conduisent à être décalés par rapport aux normes dominantes dans l’enseignement (du fait de leurs expériences politiques, militantes ou religieuses, de leur sexualité, de leur mode de vie, etc.). Les enquêtés rencontrés sont en effet tous marqués d’une « différence », c’est-à-dire quelque chose qui les place, plus ou moins, à contre-courant de la norme scolaire (et/ou sociale). En participant à l’émergence d’une nouvelle institution pédagogique, ils tentent de fuir une position dans l’espace scolaire qu’ils ne peuvent pas ou plus tenir. La jeunesse de cet enseignement leur offre un terrain scolaire vierge pour investir différemment leur métier et leur permettre de sortir des carcans de l’institution scolaire, ou de ce qu’ils perçoivent comme tel. « En crise par rapport au système », à la recherche d’une « relation autre avec les élèves », en quête de « chemins de traverse » professionnels, se sentant « minoritaire » ou « loin du monde des enseignants classiques », ou encore engagés « dans une bagarre contre les pédagogies dominantes [20] », ces professeurs du secondaire disposent de ressources dissonantes qui les poussent à habiter leur poste de travail de manière hétérodoxe, en y important d’autres systèmes d’aspirations. Ils sont mus, chacun à leur manière, par un même dessein : « être prof autrement ».

15Un de leurs points communs est ainsi de mal s’accommoder de l’enseignement traditionnel. Dans les entretiens menés, l’enseignant académique apparaît comme une figure repoussoir. Les dispositions professorales traditionnelles s’avèrent incompatibles, aux yeux des interviewés, avec l’exercice de leur métier. Comme me le précise, au sujet de son travail d’enseignante théâtre, l’une des enquêtées lors d’une conversation informelle : « Il ne faut pas être “prof-prof” pour faire ça ! » Cette assertion souligne bien toute la mise à distance du rôle professoral traditionnel qui peut exister chez ces enseignants : affirmer qu’il ne faut pas être « prof-prof pour enseigner le théâtre, c’est dire, implicitement, que les enseignants investis dans ce dispositif seraient d’une « nature » différente des professeurs traditionnels. Être enseignant théâtre impliquerait de disposer de compétences liées à l’être, soit de quelque chose d’autre qui ne s’acquiert pas par une socialisation professionnelle traditionnelle. Se définir contre, en se constituant des repoussoirs, c’est enfin une manière de revendiquer une nouvelle identité professionnelle [21], une manière de se différencier du corps professoral « académique ». La mise à distance de l’enseignement traditionnel n’implique pas pour autant, chez ces enseignants, un rejet de l’institution scolaire dans son ensemble. Au contraire, les fondateurs ont, par exemple, en commun un fort investissement dans les innovations pédagogiques proposées par le système éducatif. Ils affichent tous une longue tradition d’encadrement d’ateliers théâtre, en amont de la création des options. Ils ont ainsi, dès les années 1970, participé à la mise en place des dispositifs d’éducation artistique concernant le théâtre, à l’échelle académique : les 10 % pédagogiques, le PACTE, l’APA [22], etc. Ces enseignants font ainsi partie des agents repérés par l’institution : ils constituent une minorité active. Prendre ses distances avec une institution, ce n’est pas pour autant cesser d’avoir des relations avec elle. Les dispositifs d’éducation artistique, alors expérimentaux et par conséquent faiblement institutionnalisés, offrent à ces professeurs, aux ressources atypiques, la possibilité d’exercer, sur un autre mode, leur métier d’enseignant.

16Les options théâtre s’apparentent ainsi à un refuge pour des enseignants qui éprouvent un certain décalage vis-à-vis de l’institution scolaire, mais elles constituent aussi un terrain de conquête où ces enseignants progressistes peuvent exercer et développer leurs « conduites pédagogiques à risques ». Le portrait de l’un d’entre eux met bien en évidence les investissements consentis et à consentir pour faire advenir cette nouvelle manière d’être enseignant. L’histoire individuelle de Michel, professeur d’EPS, est en effet un cas limite. À la différence de la plupart des professeurs enseignant le théâtre, Michel n’est pas un spécialiste disciplinaire des lettres. Le récit de sa trajectoire met particulièrement bien en évidence sa faible adhésion à sa discipline d’origine qui le rend à même de quitter son espace disciplinaire pour en créer un autre.

Le parcours d’un fondateur

Michel, âgé de 55 ans au moment de l’entretien, a une allure svelte et porte ses cheveux (blancs) mi-longs. L’entretien, mené en 2003, se déroule à son domicile : une maison bourgeoise au cœur de la ville, à cinq minutes, à pied, de son établissement. Michel y vit seul et semble visiblement souffrir de cette situation. Célibataire, il est le père d’une jeune fille de 17 ans qui poursuit des études littéraires. De son ex-compagne, il ne dira rien, à l’exception de sa profession (enseignante), à la toute fin de l’entretien, au moment des questions portant sur le talon sociologique : « Le talon sociologique c’est beau… c’est le talon d’Achille… à la fois la fragilité et la force… » Dans le salon, où se déroule l’entretien, de nombreuses affiches de théâtre (public) couvrent les murs (comme dans toutes les pièces au demeurant). Une bibliothèque imposante, à l’agencement méticuleux, s’étend sur le mur du fond. Nombreuses, par ailleurs, sont les piles de livres qui trônent ostensiblement ça et là : des pièces de théâtre contemporain, des ouvrages historiques, sociologiques, etc., autant destinés à être vus qu’à être lus. Cette mise en scène matérielle des livres [23] laisse deviner le rapport sacralisé que cet enseignant de sport entretient avec eux. Michel m’avouera, au cours de l’entretien, son rapport difficile à la lecture et aux choses de l’écrit, sa difficulté à « rester assis pendant des heures ». À la différence de l’éducation physique et sportive, le théâtre inscrit Michel dans l’ordre intellectuel : il est en continuité avec l’EPS parce qu’il s’agit d’une pratique corporelle tout en étant plus noble car rattaché aux lettres et aux livres.

17Michel dispose de ressources qui le placent en marge de sa discipline d’origine. Ce professeur d’EPS, qui approche la soixantaine au moment de l’enquête, ne s’est ainsi « jamais bien senti dans le milieu sportif ». Sa trajectoire sociale ascendante, la fierté que le métier d’enseignant pouvait susciter dans son entourage et surtout chez ses parents « petits fonctionnaires », n’ont pas suffi à lui permettre de se sentir bien dans ses « baskets » de professeur de sport. La difficulté éprouvée par Michel ne réside pas dans le fait d’enseigner mais dans ce qu’il a à enseigner : le sport. Michel est un enseignant à la carrière contrariée. Transmettre l’éducation physique et sportive ne relève pas d’un choix chez lui :

18

« Moi, mon rêve, c’était d’être instit et je trouvais que par rapport à ma propre histoire personnelle, que c’était bien d’être instit, que ça suffisait… quand à l’École normale, un prof de gym m’a dit Monsieur Giraud, lancez-vous ! C’est vrai que j’avais dit “pourquoi pas”… »

19La pénurie d’enseignants du secondaire explique, pour partie, cette incitation institutionnelle. Jusqu’en 1970 en effet, l’enseignement secondaire connaît une crise aiguë du recrutement. Les élèves d’origine populaire sont alors incités à prolonger leurs études au-delà des objectifs initiaux (le plus souvent instituteur) [24].

20Cet enseignant ne rejette pas, pour autant, l’univers sportif dans son ensemble : dès l’enfance, Michel est un amateur de sport :

21

« Gamin, j’étais, avec mon père, dans les stades de basket, sur les terrains de foot, sur les circuits des vingt-quatre heures, j’ai vécu dans un univers qui aimait le sport, naturellement au collège, j’ai fait de l’athlétisme… ma culture de base c’est un peu la culture sportive. »

22Sportif confirmé, Michel entretient pour autant un rapport ambivalent vis-à-vis de l’éducation physique et sportive et, plus largement, vis-à-vis du monde sportif : en dépit d’un attachement à une pratique liée à l’enfance (il aime le rapport au corps qu’implique la pratique sportive) et à certaines valeurs sportives (« l’engagement », « l’effort », « le collectif », etc.), il développe une faible adhésion à l’ethos sportif. Il rejette en bloc les valeurs qui s’inscrivent trop du côté du masculin et de la professionnalisation. Il perçoit le monde des sportifs professionnels comme un univers dominé par les valeurs de la société marchande : « la compétition », « l’argent », « le culte de l’individualité », « le business », etc. Michel se reconnaît d’autant moins dans ce milieu sportif où sont exacerbées les valeurs traditionnelles de la masculinité, qu’il (se) revendique (d’)une certaine « intériorité », « expressivité », « écoute », « sensibilité », « douceur », etc., toutes valeurs inscrites traditionnellement dans l’univers féminin :

23

« Si tu veux… en tant que prof de gym, à trente berges à peu près, je me suis dit ou je suis prof de gym, et si je continue à être prof de gym, il faut que j’aille sur une formation personnelle qui me permette d’exister dans l’expressif, dans l’artistique, [ou] sinon, je m’arrête, je ne me sentais pas concerné […]. »

24Michel éprouve, qui plus est, des difficultés avec la position dominée de l’Éducation physique et sportive dans la hiérarchie des disciplines scolaires :

25

« J’ai ressenti quand même assez vite que, de fait, tu gères l’énorme machine intellectuelle qui encadre le môme dans le cadre scolaire, donc tu es dans un rapport de gestion d’un défoulement et non pas dans un rapport vraiment éducatif et formatif et ça m’a gêné très rapidement. »

26Il a du mal à assumer/accepter la fonction de défoulement assignée aux pratiques sportives dans l’institution scolaire et, partant, la faible reconnaissance accordée à cet enseignement pratique considéré comme subalterne.

27

« Sauf que dans le fait sportif, on peut dire cinquante fois, cent fois, mille fois la même chose, si tu as un petit bonhomme qui a décidé qu’il fallait qu’il tape un ballon contre un mur, il tapera un ballon contre un mur, il éclatera un ballon contre un mur parce que ça fait six heures qu’il se tape des cours, il a eu sa semaine assis sur une chaise, et qu’il ne supporte plus et qu’il vient ici pour se défouler vraiment ; alors moi, je pense qu’il y a un moment où tu saisis très très vite les limites de ton intervention possible… Moi, je me suis dit, si tu veux, il faut que j’ouvre la gym autrement que par les biais des habitudes, des représentations des élèves c’est-à-dire que si je reste dans la représentation dominante des sports qui sont portés par toutes ces idoles quand même… quand même le milieu sportif se fait bouffer par le business, par le show-biz, il y a quelque chose du show-biz dans le milieu sportif. »

28Michel est ainsi un enseignant mal dans sa discipline : de fait, toute sa carrière professionnelle est marquée par une mise à distance du sport. Au fil des années, il emprunte différentes bifurcations, qui vont le placer aux marges de l’espace disciplinaire de l’EPS. Il accepte tout d’abord (en 1969), un poste à Tatihou, une île côtière française au nord-est du Cotentin, ce qui l’éloigne (géographiquement et professionnellement) de l’univers scolaire traditionnel. Il assure ainsi sa première année d’enseignement auprès de jeunes en difficultés, dans un collège d’enseignement technique (CET), avec une équipe d’instituteurs. Son travail est, à cette période, plus proche de l’éducation spécialisée que de l’enseignement :

29

« On m’a envoyé pour ma première année sur un CET, j’étais nommé sur un CET et j’étais avec trois ou quatre instits, un prof de…, non des instits essentiellement, on était sur la structure de CET mais en réalité, c’était un centre de rééducation dans lequel il y avait des mômes issus de la DASS, protégés, ou alors même sous contrôle judiciaire… j’avais quatorze mômes qui étaient des mecs bien serrés et tu vois, là, c’est marrant parce que ça m’a balancé tout de suite dans un univers qui n’est pas l’univers traditionnel où j’ai accepté de vivre sur l’île et où j’ai accepté d’être éduc pratiquement… »

30Puis, à partir de l’âge de trente ans, Michel investit le pôle le plus féminisé et le plus artistique de l’espace sportif : la danse. Il s’engage alors dans une pratique intensive, en suivant de nombreux stages de formation auprès de professionnel(le)s, pendant plus d’une quinzaine d’années. La danse est un moyen pour Michel d’échapper aux dimensions négatives du sport (le masculin, la compétition, etc.), tout en conservant une pratique corporelle. Progressivement, cette (véritable) socialisation secondaire le pousse à transmettre « la gym autrement ». Concrètement, les cours d’EPS qu’il dispense empruntent, de plus en plus, aux méthodes de training et de relaxation propres aux pratiques artistiques qui implique un rapport au corps différent de celui que suppose le sport : échauffements, yoga, étirements, jonglage, etc. Cette mise à distance du sport (traditionnellement enseigné) implique également, pour Michel, une distance au rôle de professeur d’EPS jusque dans son allure physique. Michel épouse en effet un style vestimentaire propre au monde artistique et culturel (écharpe longue, cheveux blancs mi-longs, etc.), et est, de fait, très éloigné du look archétypal du prof de sport traditionnel :

31

« L’image du prof de sport étant tellement loin de moi, si tu veux… Les élèves ont tellement, quand même, l’image d’un prof de sport, c’est comme ça, comme ça, comme ça… que j’ai deux mois [en début d’année] à dire : [avec moi] c’est comme ça, comme ça. En terminale, c’est eux qui choisissent, par trimestre, donc ils savent à quoi s’attendre, en première, je bagarre pas mal en première, je les ai en classe entière, j’aime bien faire un cours encore un peu sportif, je fais pas mal de piscine, je fais pas mal de natation… mais c’est marrant, je cherche toujours une autre manière d’exprimer le fait sportif […] Bon, ils [les élèves] vont dire que je suis bizarre et puis ça va aller après, il y a une bagarre à mener entre le “bizarre” et le “ça va aller”. »

32L’engagement et la lutte pédagogique sont également une des manières, pour cet enseignant, de tenir à distance les pratiques sportives (scolaires) dominantes. Michel fait partie des professeurs de sport qui, dans les années 1970, remettent en cause le traitement scolaire du corps. Une nouvelle conception du corps vient en effet, à cette époque, s’affronter au modèle du corps sportif : « Les professeurs rencontrent ainsi l’expressivité libre et la recherche du bien-être dans les mouvements devient peu à peu le modèle qui s’oppose à l’esprit de compétition, au moins pour un certain nombre de professeurs d’EPS [25]. » Michel participe alors activement au Groupe français d’éducation nouvelle [26] et se syndique au SGEN [27]-CFDT, qui regroupe alors les enseignants défendant les nouvelles pédagogies :

33

« J’étais aussi dans une bagarre, et c’est étonnant ça, c’est quelque chose qui doit exister encore pour moi aujourd’hui, j’étais très très vite, en arrivant (dans cette ville), associé à une quarantaine de profs de gym sur un courant libertaire très affirmé dans lequel une famille s’est constituée comme communauté de vie qu’il y a pu y avoir dans les années 1970, donc je faisais partie d’un réseau libertaire, si tu veux, qui s’organisait soit dans l’École émancipée ou dans le cadre syndical… au SGEN-CFDT. »

34Michel s’inscrit ainsi dans une double opposition idéologique sur laquelle repose le théâtre-éducation. Il lutte à la fois contre les pratiques dominantes dans le système scolaire et contre les contenus dominants sur le marché du loisir de masse. Mais les modalités selon lesquelles s’opère la progressive institutionnalisation de cette nouvelle pédagogie du sport dans les années 1980, le poussent cependant à fuir définitivement sa discipline d’origine pour s’investir complètement dans les dispositifs d’éducation artistique et l’option théâtre, qu’il fonde alors avec sa collègue de lettres, en 1990, dans son établissement. Aux yeux de Michel, le théâtre, à la différence de l’EPS, semble alors encore vierge de toute instrumentalisation scolaire, et il lui apparaît, dès lors, comme un espace scolaire encore peu normé, « qui n’est pas pré-défini ».

Une conviction pour les uns, une passion pour les autres

35Les enseignants investis dans la promotion de cette nouvelle institution pédagogique ont ainsi en commun une situation de porte-à-faux par rapport à leur monde d’appartenance. Ils vivent une sorte d’incomplétude vis-à-vis de l’enseignement traditionnel. « Marginaux », ils importent des dispositions atypiques dans leur métier s’investissant dans les innovations pédagogiques et s’efforçant de mettre à distance le rôle professionnel traditionnel. Ils se différencient cependant les uns des autres dans leur manière d’investir cette institution pédagogique. L’enquête ethnographique fait apparaître en effet deux idéaux-types : « l’enseignant engagé », « l’enseignant culturel ». Les premiers développent une véritable éthique de l’engagement. D’origine (le plus souvent) populaire, très investis (religieusement et/ou politiquement), ces enseignants sont des militants pédagogiques de la première heure, qui œuvrent au changement de l’École et pour l’accès des classes populaires à la culture légitime. Les seconds sont marqués, dans leur jeunesse, par une forte pratique et/ou par d’intenses consommations culturelles. En provenance plus généralement des classes moyennes, ces enseignants trouvent, par le biais d’un dispositif scolaire, les moyens de concilier carrière professionnelle et aspirations artistiques et culturelles.

Une éthique de l’engagement

36Le premier idéal-type suppose de vivre sa profession sous le signe de l’engagement total : anciens soixante-huitards, militants de l’éducation populaire, anciens religieux, etc., les individus rencontrés sont marqués par une socialisation familiale, religieuse et/ou militante qui les prédispose à l’investissement, au collectif, au don de soi. Ces dispositions à l’engagement, acquises durant la jeunesse, s’actualisent sur la scène scolaire, dans le travail d’enseignant théâtre, comme le rappelle André, agrégé de lettres, fondateur d’une option théâtre :

37

« Moi, je viens du scoutisme, Paul, mon collègue, vient d’un enseignement chrétien, il vous l’a peut-être dit… donc c’est vrai qu’on était dans des engagements que, peut-être, il n’y a plus maintenant, on avait une espèce d’engagement, moi, c’était le scoutisme, j’ai été scout, Paul, c’est l’engagement chrétien fort, Jacques, c’est les CEMEA, il y en a d’autres, c’est les Francas. Donc, cette génération-là, elle a été marquée par des engagements au service d’une communauté, finalement, qui a trouvé sa formulation dans le théâtre.

38L’investissement « corps et âme » de ces enseignants se donne comme un prolongement ou une reconversion d’engagements antérieurs. L’espace scolaire qu’ils investissent, encore vierge et non formalisé, rend possible, en retour, l’expression d’une éthique de l’engagement. Cet idéal-type rassemble des enseignants, qui, pour la plupart, sont d’origine populaire : fils de « petits paysans catholiques » ou de « petits fonctionnaires », fille d’ouvriers, l’institution scolaire représente, dans leur trajectoire, la principale instance de socialisation à l’art. Michel, le professeur de sport, dont les parents étaient concierges dans un établissement scolaire public, explique ainsi qu’il découvre le théâtre lors de son passage à l’École normale, à la fin des années soixante :

39

« Je n’ai pratiquement pas touché au théâtre sauf à l’École normale, j’avais bossé un peu avec un prof de lettres sur des petites formes classiques de fin d’année… mais je n’avais pas interrogé le théâtre, je n’avais pas de culture… pas de littérature, même difficile… de par mes origines sociales, peu de contact avec la littérature théâtrale et donc je suis entré dans le théâtre vraiment par le biais des mes études. »

40Il s’agit donc de miraculés scolaires correspondant à « l’idéal-type de l’étudiant, d’origine populaire, des années 1960, qui a conquis ses premiers titres de noblesse culturelle au lycée (non sans déchirement et renoncement) et [qui] a été pris de boulimie culturelle en entrant à l’université et en quittant le domicile familial [28] ». Aussi, pour eux, l’acquisition du capital culturel s’est principalement faite lors de la socialisation secondaire. Les enquêtés qui présentent ce profil sont ainsi conduits à penser que la culture peut s’acquérir. Preuve vivante du salut culturel par l’école, l’enseignant « engagé » est, en raison de son « expérience sociale personnelle de libération par l’école [29] », sensible au caractère libérateur de l’École et, partant, disposé à s’investir totalement dans une entreprise de prosélytisme (culturel et pédagogique) telle que le théâtre-éducation. Ayant vécu l’accès à leur métier comme une promotion par l’école, ils trouvent, par le biais des dispositifs d’éducation artistique, les moyens de redonner, à leur tour, ce qu’ils ont reçu de cette institution : la force de leur engagement vient de là. C’est d’abord un souci pédagogique, d’ordre scolaire qui pousse l’enseignant engagé à s’intéresser au théâtre : jamais il n’a eu, un jour, l’idée de devenir comédien. Tous les entretiens menés auprès des enquêtés proches de cet idéal-type sont, sur ce point, sans ambiguïté. Cette question apparaît (même) souvent déplacée et inconvenante à leurs yeux, comme saura me le signifier Danièle lors de son entretien : « Ah non ! [sur un ton sec] Jamais, non, jamais, jamais. Non, mes désirs sont satisfaits à l’école, c’est là que j’ai envie d’être. » Le théâtre s’apparente, avant tout, à un « formidable outil pédagogique » donnant à l’enseignant “engagé” les moyens de mettre en pratique ce à quoi il aspire et ce pour quoi il s’engage : changer l’école. « Voir les élèves dans l’action et pas assis sur des chaises et que les textes prennent vie. » (Danièle) « Ça me paraissait évident de faire du théâtre pour rendre l’école moins chiante. » (André). Aussi les enquêtés proches de cet idéal-type insistent-ils tous, longuement, sur les vertus pédagogiques du théâtre lors des entretiens. L’investissement de l’enseignant « engagé » est en terre scolaire. Cet idéal-type vient au théâtre par et pour l’école : il est un militant pédagogique avant tout. Ainsi que le résume très bien Élisabeth (certifiée de lettres, fille d’ouvriers) : « Le théâtre [en tant que tel], oui, ça m’intéressait mais pour moi, l’important… c’est d’abord… ma motivation première c’est la pédagogie ! »

41L’observation de leur manière d’enseigner révèle un certain refus de la relation pédagogique traditionnelle. L’enseignant « engagé » se fait souvent appeler par son prénom et est tutoyé par ses élèves (théâtre) : le tutoiement, en matérialisant en quelque sorte le dialogue entre égaux, a pour but d’effacer la figure autoritaire du maître. Certains d’entre eux refusent par ailleurs le système de notation traditionnel (note sur 20). Soit ils ne notent pas, apposant de simples appréciations sur le bulletin scolaire, soit ils pratiquent l’évaluation lettrée (A/B/C). Ils valorisent, enfin, l’autogestion et l’autonomie de l’élève. Scolariser le théâtre renvoie chez eux à une certaine volonté de déscolariser l’école intra-muros[30]. En même temps, si ce profil d’enseignant pratique un enseignement peu axé sur les exercices scolaires traditionnels, il n’en demeure pas moins, généralement, exigeant et centré sur des contenus de haut niveau culturel [31] : théâtre d’avant-garde, auteurs et formes esthétiques difficiles d’accès (Claudel, Mallarmé…). Il s’agit, avant tout d’élever l’élève.

42Leur éthique de l’engagement se repère encore à leur volume de travail. À leur charge habituelle de cours, ces professeurs ajoutent l’encadrement d’activités extrascolaires multiples, qui, pendant longtemps, ont reposé sur le bénévolat : clubs, ateliers, actions ponctuelles, formations… Ils investissent également le cadre associatif, en créant, dans leur département, des associations théâtre-éducation, dont ils assurent généralement la présidence. Ils font partie de « groupes pilote » du rectorat, s’impliquent dans la formation des formateurs, etc. Ils sont ainsi très engagés dans les différentes sphères du théâtre-éducation : sur la scène locale et aussi nationale pour certains d’entre eux. Dans les entretiens, on repère très bien cette boulimie culturelle qui conduit ce profil à cumuler, par ailleurs, les consommations culturelles : ce sont des fidèles d’Avignon, qui se déplacent aussi sur tout le territoire national pour assister à des spectacles. Ils participent à de nombreux débats, sont de grands lecteurs… Après l’école, leur socialisation à l’art continue à passer par leur métier d’enseignant (et donc par l’école) : au cours de leur carrière, ces professeurs ne cessent, en effet, de se former intensivement (et intensément) à la pratique théâtrale.

43L’enquête ethnographique confirme leur engagement total, mettant en évidence, chez tous, un véritable brouillage des frontières entre vie professionnelle et vie privée : leur agenda est surchargé, rendant la prise de rendez-vous difficile. Ils participent à des réunions ou assistent à des spectacles tous les soirs. Leurs logements donnent parfois l’impression d’être inhabités. Ils sont, comme me le dira l’un d’eux, « très investis psychologiquement ». Les enseignants engagés ont ainsi en commun une disponibilité biographique, qu’ils partagent d’ailleurs avec les enseignants culturels : leur situation familiale les autorise en effet, les uns et les autres, à l’investissement, trait qui est saillant surtout chez les femmes. Leur situation matrimoniale en témoigne : sur les huit enseignantes enquêtées, six sont divorcées et aucune n’a d’enfants en bas en âge. Ces femmes sont ainsi affranchies, comme leurs collègues masculins, de la dépendance liée au mariage et à la maternité. Leur carrière professionnelle s’approprie, en outre, des traits masculins : plein temps, fort investissement dans l’institution, démarches innovantes, etc. Les enseignants engagés sont même, pour certains, des engagés à vie, leur mission ne s’arrêtant pas à l’âge de la retraite. Parmi les militants du théâtre-éducation de la première génération, nombreux sont ceux qui éprouvent des difficultés à cesser leur activité professionnelle. Ils disent ainsi dans les entretiens menés « avoir du mal à couper », « à passer à autre chose », à « réinvestir une nouvelle vie ». La cessation de leur activité professionnelle est souvent vécue très douloureusement, ce qui révèle, par un jeu de miroir, l’intensité de leur engagement. Les propos de Michel, le professeur d’EPS, qui approche de la retraite, en témoignent :

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« Nous, cela nous habitait tellement que cela paraissait logique qu’une grande partie de notre temps soit aussi comme ça, ait cette expression-là, parce que ça nous nourrissait énormément. […] Moi, je crois que je suis un peu prisonnier d’un rythme de vie, tu sais, on a le droit de passer en CPA, en cessation progressive d’activité, à cinquante-cinq berges, je vais avoir cinquante-cinq berges et bien bizarrement, je ne l’ai pas fait, mais bon… en avançant dans la vie, je me rends compte que, quand tu as le professionnel qui est autant embarqué dans ta vie, tu as intérêt à te préparer une porte de sortie. »

45On peut ainsi dire que les enseignants proches du premier idéal-type associent la critique de l’école et l’expérimentation pédagogique à leurs engagements politiques ou religieux. L’option théâtre leur permet de mettre en œuvre une éthique de l’engagement au service du collectif. Leur engagement est en terre scolaire.

Le monde artistique comme groupe d’aspiration

46Le second idéal-type rassemble des enseignants qui ne sont pas moins engagés que leurs collègues évoqués à l’instant. Les uns et les autres consacrent, en effet, un temps important de leur vie personnelle à leur métier. Cependant, l’engagement des enseignants culturels se situe ailleurs, dans la recherche d’une autre culture, justement. À la différence des premiers, ils s’identifient plus au monde artistique qu’au monde scolaire. Les sections théâtre sont un moyen, pour eux, de se rapprocher de cet univers et de donner à leur profession une dimension artistique et intellectuelle plus poussée. L’encadrement d’un tel dispositif pédagogique implique, en effet, la rencontre et le travail avec des artistes, l’assistance à des spectacles, la participation à des stages encadrés par de grands professionnels, etc., qui favorisent les liens avec le monde théâtral et culturel, notamment sur la scène locale. Cette option et le partenariat avec des artistes qu’elle induit permettent ainsi à l’enseignant culturel d’introduire son goût pour le théâtre (ou plus généralement pour l’art) au sein de son univers professionnel.

47Issus des classes moyennes, ces enseignants ont généralement eu accès, par leur socialisation familiale, à une formation artistique et/ou aux consommations culturelles les plus légitimes. Ils sont des pratiquants culturels dès leur plus jeune âge à la différence des enseignants « engagés », pour qui la rencontre avec l’art s’est faite plus tardivement, au cours de leur socialisation (scolaire) secondaire. Tel est le cas d’Odile, agrégée de lettres, proche de la soixantaine, issue d’une famille d’enseignants parisiens. Elle a été bercée, dès l’enfance, par le théâtre public et est demeurée une fidèle spectatrice de théâtre :

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« J’aime beaucoup le théâtre, j’ai été marquée par le théâtre dans mon enfance, le TNP, la Comédie française, Jean-Louis Barrault, toutes ces choses, Roger Planchon, j’ai vu ça dans… depuis l’âge de la sixième, cinquième… à Paris, j’ai passé mon temps là-dedans, avec mes parents, c’est vrai, c’était donc quelque chose donc qui m’était très naturel, le théâtre. »

49L’enseignement du théâtre leur donne l’occasion de mobiliser ou de réactualiser une facette artistique de leur propre socialisation laissée en jachère, qu’il s’agisse d’une pratique de spectateur, d’années d’apprentissage de la musique ou de théâtre au conservatoire ou d’un passé de jeune comédien amateur… C’est en effet parmi ces enseignants qu’on compte le plus de détenteurs d’une formation artistique professionnelle. Investir l’option théâtre est ainsi une manière pour eux de (re)valoriser une partie de leur capital culturel jusqu’alors non mobilisé. Ces enquêtés ont même eu, pour la plupart, des velléités d’embrasser une profession artistique à un moment de leur parcours. Contrairement à leurs collègues, ils ne sont par conséquent pas choqués quand, au cours de l’entretien, leur est posée la question d’une éventuelle vocation artistique. Leur présence au sein de l’Éducation nationale ne doit pas, pour autant, être considérée comme un choix professionnel par défaut. Si ces enseignants (comme les enseignants engagés) éprouvent des difficultés à être dans l’institution scolaire, ils revendiquent toutefois, chacun à leur manière, leur identité d’enseignant.

50Roland, agrégé de lettres d’une cinquantaine d’années, fils de cadre, explique ainsi qu’au sortir de sa terminale il a hésité à s’inscrire aux Beaux-Arts. La reconstruction qu’il donne de son parcours laisse entendre que sa réussite scolaire a agi comme un frein, l’empêchant d’envisager une carrière artistique :

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« [Le bac en poche] j’ai un peu délaissé les arts plastiques et c’est certain que je n’aurais pas eu mon bac ou j’aurais eu mon bac de justesse, c’est fort probable, à cette époque-là, je faisais les Beaux-Arts et j’aurais suivi un cursus différent, je serais peut-être scénographe maintenant. Alors que là, il y avait une réussite scolaire, au niveau des lettres, quelque part, je me suis dit, il faut que je monnaye ça. Car moi, je me souviens, c’était très net dans ma classe, on pouvait poursuivre des études, même si on n’avait pas son bac, je me souviens, ça a été supprimé… ceux qui n’avaient pas leur bac, ils avaient un truc qui leur permettait d’aller en fac de droit, on faisait capacité en droit. Ça ne doit plus exister ces choses-là, une capacité en droit ou bien on pouvait aller aux Beaux-Arts sans le bac. Moi, avec mon 17 en anglais, j’avais 15 en histoire-géo, j’avais 15 en philo, je me suis dit, bon sang ! je ne vais pas, j’avais eu 14 en français l’année d’avant, j’ai eu mention au bac, j’allais me retrouver, moi, aux Beaux-Arts avec des étudiants qui n’ont pas eu leur bac, c’est nul… je n’étais pas très motivé par les arts plastiques en fait, avec le recul, je me dis que ma motivation n’était pas très grande et puis en fait, j’ai complètement laissé tomber, je suis rentré à la fac et puis après, j’ai repris les Beaux-Arts, parallèlement, je me suis quand même inscrit aux Beaux-Arts deux années après, j’ai repris des cours… mais non, là, j’étais vraiment parti pour être prof, je ne pensais plus à autre chose. Dès que j’ai eu mon bac et que je me suis inscrit en première année de fac c’était pour être prof. » (Roland, 51 ans, certifié puis agrégé de lettres, père chef des travaux, mère sans profession, enseignant théâtre, « très introduit dans le milieu théâtral » comme il le dit lui-même).

52C’est bien la proximité qu’induit ce dispositif scolaire avec le monde artistique qui leur importe. C’est d’ailleurs pourquoi le théâtre ne leur apparaît pas immédiatement comme un outil pédagogique, ainsi que le souligne Roland :

53

« Pendant très longtemps, j’ai fait du français en collège et parallèlement, je me suis assez vite mis à faire du théâtre qui, petit à petit, est venu s’intégrer dans mon emploi du temps de prof et j’ai eu cette occasion de rejoindre l’option théâtre… [Ce n’était donc pas, au départ, un objectif pédagogique ?] Non, ce n’était pas l’objectif au départ mais je me suis aperçu que ça le permettait. »

54Pour Corinne, introduire le théâtre dans ses cours est le prolongement « naturel » d’une pratique personnelle. L’enjeu n’est pas pédagogique :

55

« C’était naturel de faire du théâtre avec mes élèves, je ne me suis pas posé la question. Je faisais du théâtre depuis 14 ans, j’ai continué de cette manière-là ou d’une autre, donc je ne pouvais plus en faire dans [la troupe d’étudiants à laquelle j’appartenais] car j’ai été mutée donc c’était ça. Bon, et puis après j’ai continué sauf quelques années où je me suis arrêtée, la naissance de mes enfants, autrement, j’ai continué à peu près tout le temps. » (Corinne, enseignante fondatrice, certifiée puis agrégée de lettres, 50 ans, père militaire dans l’infanterie, mère vendeuse [32]).

56Dans les entretiens, ces enseignants parlent surtout de leur intérêt pour le théâtre, de leur pratique et de leurs autres activités culturelles, des liens qu’ils ont tissés dans ce milieu, etc. Moins investis dans les nouvelles pédagogies, ils sont par conséquent moins portés à s’engager dans le théâtre-éducation que leurs collègues. Ce mouvement de prosélytisme culturel et pédagogique apparaît même, aux yeux de certains d’entre eux, trop proche du monde scolaire pour être attractif. De sa position, l’enseignant « culturel » organise des festivals, fait de la mise en scène, met en œuvre des projets artistiques mêlant élèves et professionnels, etc., bref, s’investit dans l’espace théâtral (d’avantage que son collègue) : il développe tout un réseau de sociabilité avec les comédiens locaux. Il a, qui plus est, une certaine influence sur la scène théâtrale locale : il se retrouve, en effet, parfois en position d’évaluateur (expert DRAC) ou même encore de recruteur, comme l’évoque Rémi : « Moi, depuis le début, je dis : le maître d’œuvre pédagogique c’est moi, donc c’est moi qui choisis les intervenants que je veux en fonction du travail… »

57La vie familiale des enseignants proches du second idéal-type est également marquée par l’artistique. Certains ont pour compagnon un comédien. D’autres ont des enfants inscrits aux Beaux-Arts, au conservatoire de musique ou bien encore dans des cursus universitaires en rapport avec la médiation culturelle. Le champ artistique fonctionne ainsi comme groupe d’aspiration tant sur la scène professionnelle que sur la scène domestique. Toute occasion est bonne lors de l’entretien pour indiquer leur proximité avec le monde artistique. « Dans la famille, on est assez attiré par l’artistique », me rappelle ainsi Roland au moment où je renseigne le talon sociologique : son frère cadet, s’il n’est pas « versé dans le théâtre » – il est pharmacien – a en revanche épousé une femme qui est chanteuse lyrique. Ses propres enfants, me dit-il, ont la fibre artistique : la musique pour l’un (il est vendeur à la Fnac après des études de biologie), le théâtre pour l’autre (elle passe les concours de bibliothécaire après avoir suivi l’option théâtre).

58Ces enseignants ont pour autre point commun une certaine forme de dénégation du travail (et partant du scolaire) : ils se disent passionnés, affirment qu’ils n’ont pas l’impression de travailler, qu’ils ne comptent pas leurs heures, bref, qu’ils sont très engagés (eux aussi). Leurs représentations du travail révèlent leur conversion à la doxa artistique, comme en témoignent les propos de Corinne :

59

« Disons que si ça n’était pas une passion, ce serait difficile. Ça demande beaucoup de temps, je ne sais pas si je peux le quantifier parce que ça échappe aux heures de travail au bureau, c’est le soir, c’est le spectacle des choses comme ça… C’est difficile parce que, moi, j’ai l’atelier de danse aussi si tu veux et j’ai l’option facultative, donc ce n’est pas forcément les mêmes spectacles mais personne ne m’oblige d’aller voir Iphigénie samedi soir par exemple, j’y vais d’abord parce que le comédien intervenant y joue et puis, bon, j’ai envie de voir le travail aussi du metteur en scène, ça m’intéresse aussi pour le français, ça m’intéresse pour plein de choses. C’est difficile, ça va paraître peut-être un peu bizarre ce que je vais dire mais je ne suis pas artiste, je suis prof, c’est clair mais quand tu es artiste, tu ne peux pas dire, voilà, le temps où je fais mon métier et puis… bon, je pense que c’est une globalité, quoi. Donc là, c’est un peu la même chose. C’est un engagement et même si à un moment j’ai envisagé d’être artiste, non, je ne pourrais pas être artiste, je ne pense pas parce que, je pense que je n’ai peut-être pas assez le goût du risque, que je n’ai pas un certain nombre de choses… prof c’est la sécurité quelque part et bon, j’ai fait des choix par rapport à la sécurité qui ont fait que… je pense que je n’avais pas assez de choses à dire en tant qu’artiste, il faut avoir des choses à dire, il ne faut pas décider comme ça qu’on est artiste, il y a plein de compagnies qui se créent, je pense que je n’avais pas de choses à dire. Peut-être que maintenant, si j’avais 17-18 ans, je ne serais peut-être pas prof, je ferais peut-être des études pour être dans tout ce qui est création de structures, de gestion, peut être, je ne sais pas… Et puis bon, dans ma famille, il y avait beaucoup d’enseignants, là, aussi, c’était simple, c’était ce que je connaissais, le français n’était pas la matière qui m’intéressait mais sans doute peut-être que c’était plus proche du théâtre aussi. » (Corinne, enseignante fondatrice, certifiée puis agrégée de lettres, 50 ans, père militaire dans l’infanterie, mère vendeuse).

60Ces propos qui évoquent le plaisir, la passion, contrastent avec ceux des enseignants engagés qui sont amenés à parler, surtout en fin de carrière, de leur « très grande fatigue » (Paul), de leurs nombreux « coups de pompe » (Michel, prof d’EPS), d’une obligation morale (« il fallait le faire », comme le rappelle André), d’un coût psychologique élevé. Ainsi, ces deux profils d’enseignants sont-ils tout autant investis et mobilisés les uns que les autres, mais quand l’engagement des premiers est porté par une conviction, celui des seconds l’est par une passion, ce qui n’est pas sans conséquence sur leurs manières d’enseigner respectives. Travailler au sein d’une section théâtre offre l’opportunité à l’enseignant « culturel » de concilier vie professionnelle et aspiration artistique et de dégager des profits symboliques – de distinction notamment – par le côtoiement des artistes que permet ce dispositif scolaire. Autrement dit, être le partenaire d’un artiste lui donne les moyens symboliques d’appartenir à la grande famille du théâtre.

61*

62En étudiant la genèse du « bac théâtre », il s’agissait de rendre compte du processus de convergence entre une tentative militante de transformation de l’École (portée par des enseignants militants pédagogiques et culturels) qui se saisit, à sa façon, de l’opportunité d’une conjoncture nouvelle : celles des transformations structurelles conjointes du monde éducatif et artistique. Les initiatives fructueuses de ce groupe de réformateurs n’ont en effet pu aboutir qu’à la faveur de l’orientation des politiques nationales. Ce baccalauréat est créé comme une réponse aux demandes à la fois du monde scolaire (nécessité d’une gestion des flux, ouverture vers des « partenaires ») et du monde artistique (nécessité d’un renouvellement du public, nouveau marché de prestation pour les comédiens en intermittence). Cette nouvelle offre de formation scolaire est alors l’occasion pour ces enseignants de bouleverser l’exercice de leur métier. Mais paradoxalement, ces militants pionniers participent (à leur corps défendant) sur le terrain à l’édification progressive de nouvelles règles pédagogiques (le partenariat) et concourent à légitimer une nouvelle transmission scolaire de l’art et partant une nouvelle orthodoxie scolaire. Le partenariat est en effet aujourd’hui devenu une injonction institutionnelle : à partir des années 2000, les réformes enjoignent aux enseignants de « travailler autrement », en interdisciplinarité par exemple, à travers la mise en place des TPE (Travaux personnels encadrés) au lycée ou des IDD (Itinéraires de découverte) au collège.

Notes

  • [1]
    Comme le rappelle J.?P. Terrail, « l’ouverture de nouvelles sections d’enseignement dans le contexte de l’école unique, quelles que soient les intentions déclarées du législateur, a systématiquement partie liée avec l’accueil de nouveaux publics, sociologiquement différenciés : elles procèdent d’une logique de filières et d’organisation des flux de mobilité sociale bien plus que d’une logique d’options ouvertes d’abord aux capacités et aux choix individuels », Terrail (J.-P.), De l’inégalité scolaire, Paris, La Dispute, 2002, p. 235.
  • [2]
    Face à ces transformations importantes du système éducatif depuis le milieu des années 1980, l’accumulation des travaux de recherche en sociologie de l’éducation est impressionnante. Les travaux menés sur cette période, dans le prolongement des enquêtes menées dans les années 1960 et 1970, s’attachent ainsi généralement à l’analyse des effets produits par ce fait social majeur sur l’institution scolaire (son public, ses agents, ses institutions pédagogiques, etc.). La focale adoptée ici est de regarder (sociologiquement) un des aspects méconnus de la seconde explosion scolaire et des réformes qui lui sont associées, du point de vue de sa genèse et des acteurs qui l’ont impulsée.
  • [3]
    Dans les lycées professionnels, un enseignement général est obligatoire en Arts appliqués et cultures artistiques pour les classes de CAP, Éducation esthétique pour les BEP et Éducation artistique et arts appliqués pour les baccalauréats professionnels.
  • [4]
    La notion de choix est utilisée au sens de choix relatif, l’histoire sociale et scolaire des lycéens qui prennent cette option ayant d’ores et déjà écarté de leur champ des possibles un certain nombre de destins sociaux. Ce choix opéré par certains lycéens ne se fait pas au hasard : il est en quelque sorte préfiguré par leurs caractéristiques sociales.
  • [5]
    L’option « obligatoire » ne saurait être confondue toutefois avec l’option « facultative ». En effet, dans les séries générales et technologiques, des options facultatives sont également proposées. L’élève n’est cependant pas tenu d’en choisir une. Si l’option facultative théâtre est également évaluée au baccalauréat, c’est par le biais d’une épreuve orale, dotée d’un faible coefficient (1) et pour laquelle seuls les points au-dessus de la moyenne sont pris en compte.
  • [6]
    Cet enseignement repose en effet sur un partenariat pédagogique qui associe des enseignants de l’établissement – qui ne sont pas des spécialistes de la discipline à la différence des enseignants d’arts plastiques et de musique – et des professionnels du théâtre : l’Éducation nationale accorde des décharges horaires aux enseignants responsables ; quant à la DRAC, elle sélectionne et subventionne les intervenants artistiques.
  • [7]
    Urfalino (P.), L’invention de la politique culturelle, Paris, Hachette, 2004.
  • [8]
    Dubois (V.), « Une politique pour quelles cultures ? », Cahiers français, 312, 2003.
  • [9]
    Morel (S.), L’action culturelle en milieu scolaire, mémoire de DEA en sociologie, Paris, EHESS, 2003.
  • [10]
    Comme le rappellent S. Faure et M.?C. Garcia, l’histoire de l’action culturelle en milieu scolaire est liée à l’émergence de pédagogies nouvelles, centrées sur le développement de l’autonomie des élèves, cf. Faure (S.), Garcia (M.?C.), Culture hip-hop, jeunes des cités et politiques publiques, Paris, La Dispute, 2005, p. 61.
  • [11]
    La loi d’orientation du 10 juillet 1989 rend le « projet » obligatoire pour les écoles, les collèges, les lycées d’enseignement général et technologiques, les lycées professionnels. Les établissements scolaires obtiennent ainsi une autonomie pédagogique et administrative plus grande qui va au-delà de la gestion du budget et du règlement intérieur. « Leurs compétences s’étendent désormais à la possibilité de gérer librement une partie de leur dotation horaire pour moduler leur organisation pédagogique : soutien scolaire, options, dans l’utilisation de la dotation d’heures d’enseignement, l’organisation des classes et du temps scolaire, la définition des actions de formation complémentaire, l’ouverture sur l’environnement économique, social et culturel. » Les établissements scolaires sont ainsi amenés, par exemple, à construire leur « projet d’établissement » en concertation avec les élus des collectivités territoriales, le secteur culturel, etc. Cette loi ouvre aussi les portes de l’École aux parents d’élèves, qui en étaient plus ou moins exclus jusque-là. Cf. Masson (P.), Les coulisses d’un lycée ordinaire, Paris, Presses universitaires de France, 1999, ainsi que la contribution de S. Aebischer dans ce numéro de Politix.
  • [12]
    Menger (P.?M.), La profession de comédien, Paris, La Documentation française, 1997.
  • [13]
    Donnat (O.), Les pratiques culturelles des français, Paris, La Documentation Française, 1998.
  • [14]
    Coulangeon (P.), Sociologie des pratiques culturelles, Paris, La Découverte, 2005.
  • [15]
    Nous entendons par théâtre-éducation, le projet politique de démocratisation culturelle en milieu scolaire, principalement porté par le théâtre public qui, même s’il est amorcé dans les années 1970, s’élabore véritablement à partir de 1981. À la croisée des champs théâtral et scolaire, le « théâtre-éducation » a pour champ d’action les pratiques théâtrales et, plus largement, l’éducation artistique et culturelle, en milieu scolaire. Cet espace regroupe des institutions étatiques (ministère de la Culture, de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports), culturelles (Centres dramatiques nationaux, Scènes nationales, théâtres municipaux) et éducatives (établissements scolaires), des segments déconcentrés/décentralisés de l’État (Directions régionales à l’action culturelle, Rectorats, Inspections académiques), des collectivités territoriales (régions, départements, communes), des dispositifs (jumelages, classe à Projet artistique et culturel (PAC), option facultative, etc.), des manifestations (printemps théâtraux, festivals), un enseignement (enseignement de spécialité théâtre-expression dramatique), des associations militantes (Association nationale de recherche et d’action théâtrale (ANRAT), associations départementales de théâtre-éducation), des compagnies de théâtre, des enseignants, des professionnels du spectacle vivant et… des élèves.
  • [16]
    Muel-Dreyfus (F.), Le métier d’éducateur, Paris, Minuit, 1983.
  • [17]
    Lemêtre (C), Entre démocratisations scolaire et culturelle : sociologie du baccalauréat théâtre (1989-2009), thèse pour le doctorat de sociologie, Université de Nantes, 2009.
  • [18]
    MEN, Repères et références statistiques, 2006.
  • [19]
    On compte 57 % de femmes chez les enseignants du second degré public en 2006, toutes disciplines confondues. MEN, Repères et références statistiques, 2006.
  • [20]
    Les citations sont extraites des différents entretiens menés au cours de l’enquête.
  • [21]
    L’idée de la nécessité d’une compétence spécifique pour enseigner le théâtre à l’école va progressivement s’imposer : l’instauration des certifications complémentaires pour les enseignants et la création du diplôme d’État concernant les comédiens dans les années 2000 en témoignent.
  • [22]
    L’instauration des « 10 % pédagogiques » dans les lycées date de 1973 : 10 % de l’horaire scolaire annuel dans le second degré est alors réservé à des activités éducatives au « libre choix » des enseignants et des élèves. Les PACTE, Projets d’activités éducatives et culturelles, sont créés en 1979. Il s’agit d’un regroupement d’activités ponctuelles et ouvertes aux interventions extérieures, construites autour d’une idée directrice, dans ou hors temps scolaire. Succédant aux PACTE, les Projets d’action éducative (PAE), créés en 1981, visent à faire pratiquer aux élèves du premier et du second degré des activités interdisciplinaires en liaison avec la « communauté éducative locale » (parents, collectivités territoriales, associations) en mettant en œuvre une « démarche de projet » et en prenant appui sur les compétences spécifiques d’intervenants extérieurs. Avec la création de l’Atelier de pratique artistique (APA) en 1984, le ministère de la Culture, par l’intermédiaire de se ses services déconcentrés – les DRAC créées en 1977 – intervient pour la première fois dans un dispositif scolaire. Celui-ci s’adresse à l’origine aux élèves volontaires de toutes les classes (lycées généraux, technologiques et professionnels et à partir de la classe de quatrième pour les collèges), sans pré-requis particulier. Réalisé en dehors des heures de cours et s’inscrivant tout le long de l’année scolaire à la différence des PAE qui demeurent des dispositifs ponctuels, sa durée n’excède pas trois heures hebdomadaires. L’APA marque ainsi le passage d’une collaboration encouragée (PACTE) puis recommandée (PAE) à un partenariat obligatoire (APA) avec un artiste dans le cadre des activités extra scolaires proposées aux élèves.
  • [23]
    Mauger (G.), Poliak (C.), Pudal (B.), Histoires de lecteurs, Paris, Nathan, 1999, p. 98.
  • [24]
    Chapoulie (J.?M.), Les enseignants du secondaire, un métier de classe moyenne, Paris, Éditions de la MSH, 1987.
  • [25]
    Faure (S.), Garcia (M.?C), « Le corps dans l’enseignement scolaire : regard sociologique », Revue française de pédagogie, 144, 2003, p. 89.
  • [26]
    Le Groupe français d’éducation nouvelle (1922) est un mouvement pédagogique pacifiste qui est notamment présidé par Paul Langevin et Henri Wallon et qui inspire la réflexion qui mènera au plan éponyme de 1947. Ce mouvement pédagogique lutte contre la ségrégation et l’échec scolaire. À la mort d’H. Wallon, le GFEN se réoriente politiquement (en prenant ses distances avec le PCF) et pédagogiquement (en prônant une ouverture aux expérimentations de terrain). Cf. « Glossaire », in Damamme (D.), Gobille (B.), Matonti (F.), Pudal (B.), dir., Mai-juin 68, Paris, L’Atelier, 2008, p. 441.
  • [27]
    Syndicat général de l’Éducation nationale affilié à la CFDT.
  • [28]
    Beaud (S.), 80 % au bac et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, 2002.
  • [29]
    Muel Dreyfus (F.), Le métier d’éducateur, op. cit.
  • [30]
    Pagis (J.), « Déscolarisons l’école », in Damamme (D.) et al., dir., Mai-juin 68, op. cit., p. 373. Une série d’expérimentations pédagogiques se met en place pendant les années 1970, dans un mouvement de mise en pratique d’idéaux soixante-huitards en matière d’éducation. Comme le rappelle Julie Pagis, plusieurs lignes de clivage idéologiques structurent ces expérimentations, l’une d’entre elles sépare les écoles qui remettent en cause l’enseignement traditionnel au sein de l’Éducation nationale (comme le font nos enquêtés) de celles qui le font en dehors (ouverture de nombreuses écoles parallèles qui se veulent des contre-institutions éducatives).
  • [31]
    Décrivant les enseignants de français en collège dans les années 1980, Lise Demailly identifie, dans sa typologie, des « intellectuels modernes ». Cette catégorie fait écho au profil de l’enseignant « engagé » observé. Les enseignants « intellectuels modernes » sont en affinité avec le champ intellectuel et artistique, leur position correspond à une tentative pour valoriser la culture littéraire dans le champ scolaire, par la modernité et la rigueur des approches du fait littéraire. Demailly (L.), « Contribution à une sociologie des pratiques pédagogiques », Revue française de sociologie, 26 (1), 1985.
  • [32]
    Corinne possède un capital culturel supérieur à ce que laisse supposer la profession de ses parents : sa mère est titulaire du baccalauréat et ses oncles maternels sont tous enseignants.
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