Politix 2009/2 n° 86

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Article de revue

Une mobilisation collective dans l'aide à domicile à la lumière des pratiques et des relations de travail

Pages 97 à 118

Notes

  • [1]
    La sociologie du travail française est très imprégnée des analyses en termes d’intégration professionnelle qui prennent notamment pour modèle de référence les univers du travail masculins, comme dans l’étude pionnière de Sainsaulieu (R.), L’identité au travail, Paris, Presses FNSP, 1977. Dans ces études, le rapport distant des femmes (mais aussi des immigrés, des jeunes, des précaires) au travail ou au groupe professionnel sont le plus souvent présentés comme des indicateurs d’un faible sens de la lutte collective voire même comme des facteurs de fragilisation des luttes. Or, comme le souligne J.-M. Denis, « les données sur la conflictualité féminine manquent et celles qui sont disponibles sont contradictoires » : Denis (J.-M.), « Le conflit en grève ? (Quelques éléments de synthèse) », in Denis (J.-M.), dir., Le conflit en grève ?, Paris, La Dispute, 2005 , p. 326.
  • [2]
    Enquête sur l’Emploi, INSEE, mars 2001.
  • [3]
    Leurs caractéristiques dans ces différents domaines les placent très loin de la moyenne des salariés, hommes et femmes, y compris très loin de la moyenne des ouvriers et employés non qualifiés (à l’exception des ouvrières du nettoyage).
  • [4]
    On s’appuie en particulier sur Péchu (C.), « Quand les “exclus” passent à l’action. La mobilisation des mal-logés », Politix, 9 (34), 1996 ; Siméant (J.), La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998 ; Maurer (S.), Pierru (E.), « Le mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998. Retour sur un “miracle social” », Revue française de science politique, 51 (3), 2001.
  • [5]
    Maurer (S.), Pierru (E.), op. cit., p. 388.
  • [6]
    Paradoxalement car la sociologie des mobilisations a contribué à l’invisibilisation des conflits du travail.
  • [7]
    Camard (S.), « Comment interpréter les statistiques des grèves ? », Genèses, 47, 2002 ; Denis (J.-M.), dir., op. cit. ; Béroud (S.), Denis (J.-M.), Desage (G.), Giraud (B.), Pélisse (J.), La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Paris, Éditions du Croquant, 2008.
  • [8]
    Entre autres, parce que le calcul de ces journées de grève est sujet à caution et que les journées de grève ne sont plus nécessairement l’indicateur emblématique des conflits du travail (voir l’introduction de B. Giraud à ce dossier).
  • [9]
    Avril (C.), S’approprier son travail au bas du salariat. Les aides à domicile pour personnes âgées, thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, 2007 ; Avril (C.), Aides à domicile pour personnes âgées : les autres mondes populaires, La Dispute, à paraître en 2010.
  • [10]
    En 2001, il n’existe pas de catégorie statistique pour les aides à domicile, nous l’avons constitué par nous-même en partant des libellés d’emploi et du code NAF : voir Avril (C), S’approprier son travail…, op. cit.
  • [11]
    Les termes en italiques et entre guillemets renvoient aux expressions des enquêtées. On précise ici que tous les noms propres ont été anonymisés.
  • [12]
    Sur les 75 aides à domicile présentes en octobre 2001 : 37 % sont directement salariées par l’association (prestataire), 27 % sont salariées par les personnes âgées dans le cadre du mandataire et 36 % d’entre elles travaillent sous les deux statuts.
  • [13]
    Laforge (G.), « Le statut d’emploi des intervenant(e)s à domicile dans le champ de l’aide et des services aux personnes : quelques réflexions sur une politique du “gisement d’emplois” », Revue de droit sanitaire et social, 2, 2005.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Source : Enquête sur l’Emploi, mars 2001, INSEE. La population des aides à domicile de Mervans ne diffère pas de la population nationale concernant le temps partiel et les niveaux de salaires. Leur salaire médian avoisine les 500 euros nets mensuels, ce qui correspond à moins de la moitié du salaire médian de l’ensemble des femmes actives occupées.
  • [16]
    On se contente de présenter les résultats, pour la démonstration, voir Avril (C.), S’approprier son travail…, op. cit.
  • [17]
    Association française de normalisation.
  • [18]
    Ce groupe, géant de l’hôtellerie, est engagé dans une vaste politique de développement du tertiaire non qualifié en Europe, notamment dans le secteur de la vieillesse et à la faveur du désengagement de l’État : maisons de retraite privées ou encore services d’hôtellerie (ménage, restauration) dans les maisons de retraite et hôpitaux.
  • [19]
    Pour la CNAV, pour la directrice comme pour les comptables de l’association ou encore les aides à domicile, il s’agirait à terme de supprimer les feuilles que les salariées doivent faire signer aux personnes âgées à chaque intervention, feuilles dont la collecte et le traitement retardent parfois de dix à quinze jours le paiement des salaires.
  • [20]
    Dans la perspective du concept de « répertoire d’action collective » (Tilly (C.), La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986), on met l’accent sur le fait que, pour une population donnée, à une époque donnée, les moyens d’action sont bornés. Néanmoins, comme le propose J. Siméant, puisque nous ne reprenons pas toutes les dimensions du concept, il paraît plus juste d’utiliser la notion de « pratiques protestataires ». Siméant (J.), « Pratiques protestataires », Genèses, 59, 2005.
  • [21]
    Avril (C.) « Les aides à domicile pour personnes âgées face à la norme de sollicitude », Retraite et société, 53, 2008.
  • [22]
    En dehors des représentants de la mairie et de quelques actifs travaillant dans le domaine médico-social ? qui sont plutôt en accord avec les positions managériales de Nicole Laporte ?, le CA est essentiellement composé de personnalités locales retraitées, notamment d’anciennes pharmaciennes et commerçantes de Mervans.
  • [23]
    Le poids symbolique de cette formulation est important puisque les aides à domicile ne veulent en aucun cas apparaître comme menant une action syndicale ou politique.
  • [24]
    Dubois (P.), Le sabotage dans l’industrie, Paris, Calmann-Lévy, 1976.
  • [25]
    Bourdieu (P.), « La grève et l’action politique », Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 258.
  • [26]
    Sachant combien les strates d’encadrement – CA, CCAS, association, familles, personnes âgées, personnel médical ? se multiplient et se contredisent dans ce secteur.
  • [27]
    On pourrait dire aussi que, dans l’espace des possibles, elles utilisent des pratiques qui leur confèrent un avantage comparatif : Contamin (J.-G.), « Le choix des armes : les dilemmes pratiques d’un mouvement de doctorants et le modèle des avantages comparatifs », Genèses, 59, 2005.
  • [28]
    Avril (C.), « Le travail des aides à domicile pour personnes âgées : contraintes et savoir-faire », Le Mouvement social, 216, 2006.
  • [29]
    Contre l’écueil d’une approche substantialiste des ressources : Dobry (M.), « Mobilisations multisectorielles et dynamique des crises politiques : un point de vue heuristique », Revue française de sociologie, XXIV, 1983, p. 401.
  • [30]
    Où, pour reprendre l’une des deux variables d’Oberschall, le groupe a une certaine cohésion : Oberschall (A.), Social Conflict and Social Movements, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1973.
  • [31]
    C’est la deuxième variable structurelle qui, selon Oberschall, permet d’éclairer les mobilisations (les liens du groupe mobilisé avec des groupes de pouvoir).
  • [32]
    Retière (J.-N.), « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 16 (63), 2003.
  • [33]
    Durant la rédaction de cet article, la presse s’est ainsi fait l’écho d’une autre grève dans l’aide à domicile, soutenue également par la CGT : Magnaudeix (M.), « Dans le XVIe, on achève bien les aides à domicile », Médiapart, 14 août 2008.
  • [34]
    Il n’existe pas d’étude ethnographique du travail des aides à domicile équivalente à la nôtre et permettant ici des comparaisons. Néanmoins, les caractéristiques spatiales (petite superficie d’intervention) et d’interconnaissance (en milieu rural par exemple) sont des facteurs favorisant la mobilisation dans ce type d’emploi.
  • [35]
    Collovald (A.), Sawicki (F.), « Le populaire et le politique. Quelques pistes de recherche en guise d’introduction », Politix, 4 (13), 1991.

1Si l’on s’appuie sur les modèles d’analyse qui sous-tendent la sociologie du travail française, pouvoir observer et analyser une mobilisation collective dans le secteur de l’aide à domicile paraît hautement improbable  [1]. Les salariées de ce secteur (à 99 % des femmes  [2]) cumulent en effet, au regard du monde des salariés, un certain nombre de handicaps (absence de qualification, statut précaire, temps partiel, faible ancienneté, travail à domicile  [3]) qui rendraient problématique leur intégration professionnelle (leur investissement dans le travail et le groupe professionnel) et plus encore, par conséquent, leur participation à un conflit du travail. Pourtant, les acquis de la science politique et en particulier de la sociologie des mobilisations collectives  [4] nous incitent à nous affranchir du présupposé des luttes « improbables » : non seulement les populations dites à « faibles ressources » comme les sans-papiers, les mal-logés ou encore les chômeurs, peuvent se mobiliser, mais de plus leurs actions n’ont rien de spontané et s’éclairent à la lumière de conditions sociales spécifiques (ancienneté des répertoires d’action, rôle d’entrepreneurs de protestation externes, des « prophéties médiatiques »  [5], etc.). C’est donc en puisant paradoxalement du côté de la sociologie des mobilisations collectives  [6], qu’on se propose ici de centrer l’analyse sur un conflit du travail dans un secteur en pleine croissance : l’aide à domicile pour personnes âgées.

2Notre contribution s’inscrit ainsi dans le prolongement de certains travaux actuels? [7] qui visent, contre le lieu commun d’un déclin inéluctable des conflits du travail, à se doter d’outils d’observation et d’analyse ajustés aux formes contemporaines de conflictualité sociale. Ces travaux montrent qu’on ne peut se contenter d’une étude des conflits du travail s’appuyant sur la seule comptabilisation des journées de grèves déclarées? [8]. Ils ouvrent ainsi la voie à une sociologie des « pratiques conflictuelles » (de leur diversité, de leur évolution) dans les univers professionnels. Ils se sont notamment nourris de l’exploitation d’enquêtes statistiques complétée par des monographies dans des entreprises où l’enquête statistique a révélé des formes de conflictualité. Notre angle d’approche étant très différent, il nous conduit à spécifier ce que nous entendons apporter à ce renouvellement de la sociologie des conflits du travail.

3D’une part, la recherche? [9] dans laquelle s’inscrit cette contribution n’avait pas pour objet les conflits du travail mais plus largement la condition laborieuse des aides à domicile pour personnes âgées. D’autre part, elle repose principalement sur des données ethnographiques collectées dans le cadre d’une enquête de terrain menée dans une association d’aide à domicile de la banlieue parisienne (cf. encadré). C’est à l’occasion de cette enquête de terrain que j’ai assisté à une mobilisation collective qui s’est étendue sur près d’un an (juin 2001-mai 2002), avec parfois des périodes d’un mois ou deux sans qu’aucun événement visible ne survienne : les aides à domicile, d’ordinaire plutôt divisées concernant leur rapport à la directrice de l’association, se mobilisent unanimement mais discrètement pour refuser le système de pointage téléphonique que celle-ci entend mettre en place. Nous entendons montrer ici que la mise en visibilité de ce conflit, de ses frontières, mais aussi l’analyse de ses ressorts supposaient la connaissance et la compréhension de l’expérience laborieuse ordinaire de ces femmes de milieux populaires, peu prédisposées à la lutte collective.

4Nous décrirons dans un premier temps la situation de travail des aides à domicile, situation qui rendait leur mobilisation collective a priori si improbable. Et pourtant, comme nous le verrons dans un deuxième temps, elles se sont mobilisées contre le système de pointage en utilisant un mode d’action collective spécifique. On s’attachera alors à éclairer les ressorts de cette mobilisation. Comme on le montrera dans un troisième temps, ce système de pointage menaçait de remettre en question deux aspects du travail auxquels l’ensemble des aides à domicile est attaché, produisant les conditions d’émergence d’une cause commune. On verra enfin que la mobilisation collective s’éclaire aussi à la lumière de ressources collectives indissociables des contextes professionnels dans lesquels elles sont mises en œuvre. En ce sens, nous montrerons aussi en quoi la sociologie du travail permet de renouveler la sociologie des mobilisations.

L’enquête de terrain à Mervans

Cet article repose sur une enquête de terrain menée pendant quatre ans (1999-2003) dans une association d’aide à domicile pour personnes âgées d’une ville de la proche banlieue parisienne que j’ai appelée Mervans.
Cette association, créée à l’initiative de la mairie de Mervans en 1961, emploie ou gère le travail d’environ 75 aides à domicile en octobre 2001. Tout en étant de statut privé, l’association est hébergée dans une annexe de la mairie et une partie de son personnel administratif est détaché par la mairie (2 responsables du personnel, une comptable), l’autre étant directement salariée par l’association (une responsable du personnel, une comptable, la directrice et une salariée sous contrat d’« emploi-jeune »).
Mervans est une ville moyenne d’à peine 30 000 habitants. Elle s’étend sur seulement 3 km2, autour de deux grandes avenues, ce qui favorise l’interconnaissance entre aides à domicile lors de leurs déplacements professionnels mais aussi les rencontres entre les aides à domicile et les autres groupes sociaux. D’après les données du recensement général de la population de 1999 (INSEE), Mervans est également une ville de banlieue aisée : les « cadres et professions intellectuelles supérieures » représentent 34 % de la population des plus de quinze ans contre 11 % pour la France métropolitaine ; les « employés » et les « ouvriers » y sont nettement sous-représentés (33 % contre 51 %). À l’image de la France métropolitaine, les retraités représentent un peu plus de 20 % des plus de quinze ans. Enfin, la municipalité a toujours été de droite (le parti socialiste y fait l’un de ses scores les plus faibles en Île-de-France) et, à l’exception d’un mandat de l’UDF dans les années 1990, c’est le parti gaulliste (RPF, puis RPR) qui domine la mairie depuis 1947 et aujourd’hui l’UMP.
Les matériaux d’enquête collectés ont permis une variation des échelles d’analyse et des scènes d’observation. Nous avons combiné une enquête statistique (exploitation des données de l’enquête sur l’Emploi de l’INSEE, 2001? [10] ; constitution d’une base de données à partir des feuilles de salaires et des dossiers du personnel des aides à domicile de Mervans), une enquête socio-historique (exploitation des archives des revues du secteur des années 1950 à aujourd’hui) et une enquête ethnographique (entretiens et observations dans les locaux de l’association, au cours des événements collectifs, en stage avec les aides à domicile qui acceptaient d’être accompagnées par « l’étudiante en sociologie »). Les matériaux collectés concernent trente-sept enquêtées aides à domicile (auxquelles il faut ajouter les membres du personnel de bureau de l’association).

Une activité professionnelle peu propice à la mobilisation collective

5Commençons par pénétrer dans l’univers des aides à domicile. De quoi retourne leur activité ? Dans quelle mesure peut-on les qualifier de travailleuses à faibles ressources pour se mobiliser ? Autrement dit, qu’est-ce qui rendait leur mobilisation collective improbable ?

Des travailleuses isolées

6Quel que soit leur statut d’emploi, les aides à domicile ont pour mission de favoriser le maintien à domicile de la population âgée en l’aidant à réaliser les actes de la vie courante. Ces actes sont en premier lieu le ménage, les courses et la cuisine mais peuvent s’étendre à l’aide à la toilette et aux démarches administratives. L’organisation de leur journée de travail est assez proche de celle de certaines professions libérales qui interviennent à domicile, à deux grandes différences près.

7La première est qu’elles ne sont pas autonomes concernant leurs horaires d’intervention. Elles doivent être à l’heure fixée par leur contrat chez la personne âgée et ne peuvent repartir qu’une fois leur durée d’intervention prévue terminée. En outre, leurs interventions (quatre à cinq par jour) sont concentrées tôt le matin, le midi et le soir, aux heures des repas, avec un « creux »? [11] d’activité généralement en milieu d’après-midi. C’est là la seconde différence avec les professions libérales : être en « sous-emploi » tout en ayant des journées de travail de forte amplitude.

8Ces creux d’activité pourraient constituer des moments particulièrement propices à la constitution d’un collectif si elles disposaient d’une salle de repos commune. Mais actuellement, aucune règle n’oblige les fédérations d’employeurs (particuliers ou associations) ou les centres communaux d’action sociale (CCAS) à mettre des locaux à la disposition des salariées. La plupart des aides à domicile n’ayant pas les moyens d’habiter à Mervans et n’ayant pas le temps de rentrer chez elles pendant ces « creux », attendent au MacDonald, dans les cafés, se promènent dans les magasins, s’assoient dans un square ou bien restent chez les personnes âgées. Même liées par une structure associative, les aides à domicile sont donc isolées relativement aux salariés qui partagent un même lieu de travail.

Un statut d’emploi fragile

9Sans entrer dans le détail des normes juridiques très complexes qui encadrent cette activité, mettons l’accent sur deux éléments qui concourent principalement à la fragilité du statut d’emploi.

10Ces femmes se trouvent dans une situation de travail qui a pour première particularité d’être très faiblement codifiée. Si certaines, dont il faudrait étudier les pratiques spécifiques, ont le statut d’agent des collectivités territoriales et sont salariées des CCAS, la plupart ? et c’est le cas des aides à domicile de l’association étudiée ? relèvent de deux statuts de droit privé qui correspondent à deux conventions collectives. Les unes sont directement salariées par les associations (l’association est leur employeur), les autres sont salariées par les personnes âgées (soit en « gré à gré », c’est-à-dire sans passer par un intermédiaire, soit en « mandataire », dans le cas où les personnes âgées ont recours à une association qui fonctionne comme une agence de placement).

11Pour celles qui sont salariées des personnes âgées, dites « salariées du particulier employeur », cette forme d’emploi n’offre quasiment aucune forme de protection juridique. Les motifs de licenciement sont lâches (par exemple l’hospitalisation de la personne âgée), l’inspection du travail ne peut pas intervenir dans les domiciles privés et, en pratique, elles n’ont donc accès ni à la formation professionnelle, ni aux déléguées du personnel, ni aux déléguées syndicales. Pour exercer ces droits, il faudrait qu’elles puissent se constituer en collectif de travailleuses. Or ici une même salariée est employée par plusieurs employeurs, généralement adhérents d’une fédération d’employeurs.

12Celles qui sont salariées par les associations (dit secteur « prestataire ») disposent de protections plus importantes. À Mervans, elles ont deux déléguées du personnel et dans les grosses structures (en milieu rural notamment), des déléguées syndicales peuvent être désignées par les organisations. Elles ont alors un contrat horaire avec l’association et sont soumises aux mêmes conditions de licenciement que dans les entreprises (si une personne âgée est hospitalisée, elles sont rémunérées jusqu’à ce qu’on leur trouve une nouvelle intervention), elles ont également accès à la formation professionnelle. En pratique, plusieurs éléments viennent cependant entraver ces droits. D’une part, les syndicats de salariés sont très peu présents dans ce secteur alors même que les associations se sont constituées dès les années 1950 en fédérations patronales. D’autre part, ce sont le plus souvent les mêmes aides à domicile qui travaillent sous les deux statuts que nous venons de décrire, puisqu’elles n’obtiennent que dans de rares cas un temps complet auprès des associations? [12]. Selon la juriste Géraldine Laforge, cet imbroglio des statuts conduit à une méconnaissance des droits et à un nivellement par le bas des normes juridiques appliquées aux salariées? [13]. Si nous la suivons sans hésitation au sujet de la méconnaissance des droits, le nivellement par le bas n’est pas systématique. À Mervans en effet, le brouillage est tel que les aides à domicile qui n’ont que le statut de salariées du particulier, bénéficient de certains avantages acquis destinés à leurs collègues salariées de l’association comme l’accès à certaines formations professionnelles ou le simple fait de pouvoir discuter avec les déléguées du personnel. Cela étant, toutes les mesures politiques touchant ce secteur, en particulier depuis les années 1990, ont participé à ce nivellement par le bas en favorisant le développement du statut de salariée du particulier au détriment de celui de salariée des associations? [14].

13La deuxième caractéristique notable qui place ces salariées dans une situation de particulière vulnérabilité a été évoquée : le temps partiel atteint le chiffre record de 78 % alors qu’il concerne 30 % des femmes actives occupées. Les salaires sont donc faibles et même très faibles? [15]. Plus encore, la très grande faiblesse de leurs salaires reste vraie quand on s’en tient aux salaires à temps complet. Cette situation découle de la possibilité, dans ce type d’emploi, de payer la salariée sous le SMIC-horaire à partir de la quatrième heure de présence chez une même personne. Ces travailleuses sont donc dans une situation de dépendance économique importante vis-à-vis de l’association ou des personnes âgées.

Des salariées divisées

14Pour saisir pleinement le caractère improbable de la mobilisation dans l’aide à domicile et en particulier sur notre terrain d’enquête, il nous faut faire un bref détour par la configuration des relations professionnelles au moment de la mobilisation? [16].

15Les aides à domicile de l’association de Mervans sont divisées en deux groupes au regard de leur activité professionnelle. Une partie d’entre elles est fière d’être aides à domicile, de s’occuper de personnes âgées. Elles acceptent tous les remplacements au pied levé, le travail le week-end mais aussi de réaliser des tâches de soignantes (toilettes) pour lesquelles elles ne sont pas payées. Ce groupe est composé de travailleuses pauvres qui voient leur entrée dans l’aide à domicile comme une opportunité de stabilisation professionnelle, mais aussi de femmes diplômées des filières générales (baccalauréat, voire DEUG) venant de l’étranger ou des DOM-TOM et qui, faute de pouvoir faire reconnaître leurs diplômes, ont été dirigées par l’ANPE, à leur arrivée en France métropolitaine, vers des formations spécialisées dans la prise en charge de la vieillesse, très florissantes dans les années 1980-90. Malgré les différences de trajectoires, ces femmes ont toutes un point commun : elles n’ont pas, à Mervans, de ressources locales (par exemple beaucoup de ces diplômées des DOM-TOM sont seules en France métropolitaine). À l’opposé, leurs collègues refusent de s’identifier à leur activité professionnelle et ont une implication sélective dans leur travail : elles refusent les interventions qui demandent un travail de soignante pour lequel elles ne sont pas payées, elles refusent les remplacements au pied levé et font en sorte de travailler pour des personnes âgées avec lesquelles elles se sentent en affinité (comme les anciennes commerçantes de la ville par exemple). Ces femmes sont nées à Mervans ou alentours et ont souvent eu des emplois stables reposant sur des métiers (CAP, BEP) avant d’être déclassées dans l’aide à domicile : elles ont elles-mêmes été patronnes, coiffeuses, vendeuses, parfois secrétaires ou ouvrières qualifiées. Si elles peuvent entretenir un tel rapport au travail, c’est parce qu’elles disposent de ressources locales (on y reviendra). C’est parmi elles que se trouvent les salariées les plus anciennes de l’association et notamment les deux déléguées du personnel.

16Les différences de positionnement de ces deux groupes par rapport à leur travail, sont devenues de plus en plus ouvertement conflictuelles depuis 1997 et surtout 1999. À cette date en effet, la directrice, Nicole Laporte, décide d’engager l’association dans la voie de « la professionnalisation » (afin d’obtenir le label AFNOR? [17] des services aux personnes) en faisant appel à un cabinet de consultants faisant partie d’un grand groupe affilié au MEDEF. Elle suit elle-même une formation (de 1997 à 1999), puis entend transformer le travail de bureau du personnel administratif de l’association (normalisation des procédures de recrutement, etc.) et enfin celui des aides à domicile par la mise en place de formations sur les compétences (de 1999 à 2001). C’est dans cette « démarche qualité » que s’inscrit la mise en place d’un système de pointage téléphonique. Pour bien saisir le contexte de divisions qui prévaut au sein des aides à domicile au moment de la mobilisation, il faut imaginer le climat instauré par Nicole Laporte concernant ce projet de professionnalisation. Infirmière de formation, son père a été de nombreuses années premier adjoint au maire RPR de Mervans. Elle lui doit un premier poste de complaisance dans un foyer-logement de Mervans en 1987 (elle vient d’échouer à s’installer comme infirmière libérale), puis celui, à partir de 1989, de directrice de l’association d’aide à domicile. Nicole Laporte fait du projet de professionnalisation une affaire personnelle : il s’agit de ne plus apparaître comme une héritière mais comme quelqu’un qui a façonné « [sa] propre structure », comme elle ne cesse de le répéter. Dans ce contexte, s’est instaurée une sorte d’alliance improbable entre la directrice de l’association et le groupe des aides à domicile les moins dotées localement, mais qui sont prêtes à s’investir dans une identité professionnelle positive. Cela donnera lieu à des confrontations publiques entre ces deux groupes d’aide à domicile : lorsque la directrice demande aux aides à domicile de faire des toilettes car « c’est l’image de l’activité qui est en jeu », les unes protestent tandis que les autres prennent la défense de la directrice.

Une mobilisation collective discrète

17Les aides à domicile qui composent le personnel de l’association de Mervans, d’ordinaire divisées quant aux initiatives de la directrice de l’association et globalement peu dotées en ressources pour l’action collective, vont pourtant se mobiliser toutes ensemble de manière originale contre la mise en place d’un système de pointage téléphonique.

Un mécontentement partagé par les aides à domicile

18L’affaire « Domiphone » débute en 2001. « Domiphone » est un système de « télégestion » commercialisé par le groupe ACCOR et en voie de diffusion dans ce secteur? [18]. Système de « télégestion » du point de vue des employées de bureau de l’association mais système de pointage téléphonique pour les aides à domicile : chaque fois qu’une salariée arrive et part de chez une personne âgée, elle doit composer un numéro de téléphone qui lui donne accès à un serveur où elle s’identifie par un numéro personnel. Ainsi, la base de données informatique enregistre l’heure d’arrivée et de départ de la salariée (par son code personnel) et le nom de la personne âgée chez laquelle elle intervient (grâce au numéro du téléphone utilisé). Au début de l’année 2001, Nicole Laporte, la directrice, obtient de la Caisse nationale d’assurance vieillesse un financement pour tester ce système « à titre expérimental ». Il s’agit dans cette phase de le faire utiliser par une vingtaine de salariées mais la directrice espère sa généralisation définitive six mois plus tard.

19Domiphone est mis en place au cours de ma phase d’observation dans les locaux de l’association. Officiellement, notamment dans les documents internes de présentation du système qui sont distribués aux aides à domicile, la directrice explique que Domiphone va permettre de régler un problème important aux yeux des aides à domicile : les retards de paiement de salaires? [19]. Aussi, certaines acceptent-elles d’expérimenter le système avant de déchanter rapidement. Car au cours de ces « réunions de service » auxquelles participe le personnel de bureau et auxquelles j’assiste, le propos est différent. Il s’agit bien, selon les termes de la directrice et conformément à la manière dont le groupe ACCOR entend vendre son système, de « discipliner les salariées », de les « contrôler ». Les chefs du personnel, qui sont régulièrement en contact avec les aides à domicile, émettent quelques réserves implicites : « elles sont pas contentes du tout de votre truc », « ça leur plaît pas », « ça les stresse ». Autant de réserves balayées d’un revers de la main par les employées qui s’occupent de la partie uniquement administrative du travail, comme les comptables.

20La suite des événements confirme pourtant ces mises en garde. Alors que le système est censé n’être encore qu’à l’essai, en septembre 2001, les aides à domicile vont massivement voir les deux déléguées du personnel pour leur demander d’intervenir contre sa mise en place. Les déléguées demandent alors une entrevue avec la directrice. La période est critique pour Nicole Laporte pour deux raisons : pour généraliser définitivement le système Domiphone, elle a besoin de l’appui du Conseil d’administration (CA) appelé à le financer. Par ailleurs, au même moment, elle organise une fête pour le quarantième anniversaire de l’association, pour laquelle des dépenses importantes sont engagées. Aussi a-t-elle besoin de canaliser d’emblée le mécontentement des salariées. Persuadée du soutien d’une partie des aides à domicile, elle propose d’organiser elle-même une consultation auprès des salariées. C’est à partir de cette consultation que les événements prennent la tournure d’un conflit car la directrice refuse de communiquer le résultat du vote. On peut faire l’hypothèse qu’il est défavorable, ce qui est un signe très fort de mécontentement puisque, nous l’avons vu, une partie des aides à domicile apprécie particulièrement Nicole Laporte et l’appuie dans toutes ses initiatives y compris contre leurs collègues et contre les deux déléguées du personnel. Malgré cela, la directrice décide de « généraliser Domiphone à titre expérimental » pour toutes les aides à domicile.

Des pratiques protestataires spécifiques? [20]

21Face au mépris de leur position, les aides à domicile passent collectivement à l’action. De leur propre initiative, elles organisent une pétition des personnes âgées contre Domiphone, pétition qu’elles font signer à l’occasion de leurs interventions et qui remporte un réel succès (la grande majorité des personnes âgées se prononce contre Domiphone). Les deux déléguées du personnel la photocopient et la font parvenir à la directrice et à la présidente du CA. L’idée de cette pétition est née de leurs discussions autour de Domiphone avec les personnes âgées elles-mêmes. En effet, ces dernières n’apprécient pas non plus de ne pas avoir été consultées. Or ce mode d’action se révèle d’une grande habileté. Tout d’abord, il consiste d’une certaine manière à mobiliser pour leur cause une fraction des personnes qui les encadrent (les personnes âgées). Il s’agit ensuite d’une action collective qui se fait au nom des personnes âgées et qui de ce fait rallie une grande partie des aides à domicile quels que soient leurs désaccords habituels. Enfin, la professionnalisation que Nicole Laporte met en place dans l’association, et à laquelle adhère une partie des aides à domicile, s’appuie sur la diffusion de normes professionnelles qui enjoignent les salariées à respecter l’autonomie des personnes âgées? [21]. Or, au cours de réunions avec les aides à domicile, je l’entendrai répondre aux aides à domicile qui lui signalent qu’une personne âgée ne veut pas de Domiphone, qu’il faut passer outre et « éduquer les personnes âgées », contredisant ainsi sa posture habituelle devant un auditoire médusé. Plus généralement, cette pétition contribue donc à remettre en question l’alliance de la directrice avec une partie des aides à domicile.

22Dans la même veine, elles vont chercher à mobiliser le CA en leur faveur? [22]. En décembre 2001, Nicole Laporte est conviée à une réunion du CA au cours de laquelle elle doit convaincre ses membres de financer l’adoption définitive de Domiphone. Pour mettre toutes les chances de son côté, elle omet d’évoquer la consultation des aides à domicile. Mais elle découvre que celles-ci s’en sont chargées pour elle. Prise au dépourvu, elle s’enferre en refusant d’en donner le résultat au CA. Dès lors, Nicole Laporte va multiplier les absences et laisser le champ libre à la contestation. À l’occasion du repas de Noël, en janvier 2002, auquel j’assiste, certains membres du CA profitent de l’une de ces absences pour faire le tour des tables des aides à domicile, papier et crayon en main, et prendre note de leur avis sur Domiphone. Là encore, les aides à domicile sont donc parvenues à mobiliser une fraction de leur hiérarchie en leur faveur.

23Découvrant cet événement, Nicole Laporte, très en colère, reprend les choses en main à son retour en février 2002. Elle menace les membres du CA de démissionner si celui-ci ne lui « renouvelle pas sa confiance officiellement ». Elle et le CA signent alors conjointement une note de service envoyée à toutes les aides à domicile. Cette note de service explique d’une part que Domiphone est un succès, d’autre part que la phase d’expérimentation du système est prolongée. La note rappelle enfin l’article 3 du règlement intérieur de l’association qui précise qu’« au cours de sa présence chez la personne aidée, le personnel doit s’abstenir de toute propagande ou propos polémique d’ordre politique, philosophique, religieux ou syndical »? [23]. À première vue, le rapport de forces tourne en défaveur des aides à domicile. Plusieurs indices montrent pourtant qu’il n’en est rien. Tout en signant la lettre envoyée aux aides à domicile, le CA est divisé et n’accrédite pas Domiphone puisque, contrairement à ce qui était prévu, c’est toujours la phase d’expérimentation qui est prolongée et non le système définitif adopté. J’assisterai d’ailleurs à un échange, dans la rue, entre l’une des déléguées du personnel et la présidente du CA, qui prouve que cette dernière, si elle avait signé la lettre de la directrice pour empêcher sa démission, ne s’était pas pour autant rangée à son avis sur le dispositif. Au cours de cet échange, la présidente avoue en effet son impuissance devant la volonté de Nicole Laporte : « Elle le veut, qu’est-ce que vous voulez, quand elle veut quelque chose ».

24La mobilisation continue mais de manière toujours relativement discrète et indirecte ? une pétition des personnes âgées et non des aides à domicile, une mobilisation des fractions de l’encadrement ? limitant l’exposition des premières concernées. En effet, contrairement au discours officiel, l’emploi-jeune qui s’occupe de vérifier quotidiennement l’usage de Domiphone me fait, en avril 2002, l’aveu suivant : « Domiphone c’est une catastrophe, très peu le font ou le font correctement ». Les aides à domicile usent ainsi de techniques de « sabotage »? [24] : elles ont découvert à l’usage qu’en pointant en arrivant chez une personne âgée, mais pas en repartant, le système ne signalait pas leur absence au personnel de bureau de l’association. Et quand celui-ci finit par s’en apercevoir, elles répondent qu’elles « oublie[nt] de le faire en partant ». Les aides à domicile continuent donc à résister et mettent la directrice en difficulté, celle-ci se trouvant bien en peine de prouver au CA que le système est performant. Fin mai 2002, Nicole Laporte, qui a dans le même temps été contactée par un grand organisme de formation de l’aide à domicile pour un poste de direction, démissionne, m’expliquant : « Je ne peux rien faire, je ne me sens pas soutenue par mon CA ».

25Les aides à domicile ont donc utilisé des pratiques protestataires particulièrement efficaces étant donné les « convenances collectives »? [25] auxquelles elles sont soumises. Disposant de peu de ressources et craignant de perdre leur emploi, elles n’ont pas les moyens d’aller seules à la confrontation directe avec Nicole Laporte. De plus, même si cela n’a jamais été évoqué devant moi, on peut supposer que faire grève risquait d’entrer en contradiction avec l’adhésion proclamée (de manière plus ou moins forte selon les aides à domicile) à une norme de dévouement aux personnes âgées. Mobiliser certaines fractions de leur encadrement? [26] s’inscrit aussi dans le prolongement des relations des plus dotées d’entre elles avec le monde des petits patrons et semble conforme à une définition indigène de la mobilisation collective convenable? [27]. Cette mobilisation collective étant décrite, il reste à revenir sur certaines de ses conditions de possibilité.

Une réaction unanime à une remise en question de pratiques et de relations de travail

26Pour saisir pleinement cette mobilisation, il faut envisager ce que la mise en place d’un système de pointage téléphonique modifie dans les pratiques et les relations de travail de l’ensemble des aides à domicile.

Une rupture dans l’économie des échanges entre aides à domicile et personnes âgées

27Ce système revient à introduire une contrainte supplémentaire dans une activité qui est déjà loin d’en être dénuée? [28]. Chez chaque personne âgée, les aides à domicile doivent réaliser des tâches physiques répétitives dans un laps de temps relativement court (en moyenne 1 h 30), tout en assurant un travail de contact avec un public âgé, présentant des handicaps physiques et psychiques. Pointer en arrivant et en repartant de chez une personne âgée représente donc un supplément de travail, d’autant plus important qu’elles doivent le faire à chaque intervention soit en moyenne dix fois par jour et jusqu’à seize fois par jour pour celles qui interviennent le week-end (les interventions sont très courtes et très nombreuses, notamment le dimanche). Le pointage rejaillit également sur le travail relationnel. En effet, travailler auprès d’un public de personnes âgées, c’est savoir s’ajuster à des attentes et à des contraintes spécifiques. Par exemple, lorsqu’elles arrivent chez une personne, les aides à domicile sont souvent confrontées à un flot de paroles. Voyant peu de monde dans la journée, ressassant ce qu’elles vont demander à leur salariée, les personnes âgées attendent avec impatience de pouvoir discuter avec leur aide à domicile. Les aides à domicile de Mervans se plaignent ainsi de devoir désormais couper court à ces discussions lorsqu’elles arrivent, pour se précipiter sur le téléphone. En leur ajoutant une contrainte, le pointage téléphonique dégrade leurs conditions de travail et perturbe la relation entre aides à domicile et personnes âgées.

28Bien sûr, le pointage téléphonique remet également en cause certaines pratiques informelles des salariées. Arriver par exemple 5 minutes en retard et repartir 5 ou 10 minutes avant l’heure prévue fait partie des techniques de freinage propres à l’activité. En outre, grappiller une heure par jour (5 à 10 minutes par intervention) pour des salariées payées à l’intervention et très chichement, n’est pas dénué de calcul économique. Mais en réalité, ces pratiques informelles font également partie intégrante de la relation qui s’établit au fil du temps entre personnes âgées et aides à domicile. Si, au cours des premières interventions, les relations entre salariées et personnes âgées et leurs familles sont plutôt distantes, chaque partie jaugeant l’autre, progressivement, une relation de confiance s’instaure généralement. Les aides à domicile peuvent prendre des initiatives, faire des suggestions et gagner en autonomie. Car, à l’exception des cas où les personnes âgées sont peu dépendantes et agissent avec la salariée comme avec une femme de ménage, la plupart des personnes âgées dépendantes et leur famille attendent précisément de la salariée qu’elle soit autonome et se charge d’un maximum de tâches, même si ces dernières ne font pas officiellement partie de son contrat de travail. Par exemple Odette Heinz, une aide à domicile ancienne dans l’association, vient remplacer au noir, un week-end sur deux, l’infirmier qui fait les toilettes de Madame Miret, alitée et âgée de 99 ans. Cet arrangement s’est établi entre l’aide à domicile, l’infirmier et la fille de Madame Miret. En échange, la fille de Madame Miret accepte qu’Odette Heinz arrive cinq minutes en retard ou bien qu’elle parte plus tôt certains jours. Moins spectaculaires, certains arrangements sont systématiques dès lors que salariée et personne âgée se côtoient depuis plusieurs mois : laisser la salariée partir avant l’heure une fois son travail fini, lui confier le porte-monnaie pour qu’elle fasse les courses sur le chemin en venant le lendemain matin (et donc la laisser arriver après l’heure prévue), déplacer un horaire d’intervention car la salariée a une obligation administrative… Autant d’arrangements constitutifs d’une relation d’échange ordinaire entre aides à domicile et personnes âgées (et leur famille) que remet en cause un système de pointage. Plus encore, avec certaines personnes âgées (et parfois leur famille), s’instaure une relation d’ordre amical, incompatible avec l’obligation de pointer, obligation qui renvoie l’aide à domicile à sa position subalterne et la relation à un échange marchand.

Une rupture dans l’économie des échanges entre aides à domicile et personnel de bureau de l’association

29Nous avons pour l’instant limité la présentation de l’activité des aides à domicile à ses aspects les plus évidents, qui correspondent aussi à sa définition juridique : les tâches physiques et relationnelles qui se déroulent chez les personnes âgées. En réalité, une partie du travail se déroule sur d’autres scènes que les domiciles privés et impliquent d’autres acteurs, et notamment le personnel de bureau de l’association de Mervans.

30Commençons par décrire cet aspect de l’activité des aides à domicile qui se déroule au « bureau » comme elles nomment l’association. Quel que soit leur statut (prestataire, mandataire), c’est le personnel de bureau de l’association qui recrute les aides à domicile, leur donne leur emploi du temps, organise des réunions d’information, leur donne les consignes de travail, leur verse leur salaire. « L’association » ou « le bureau » désigne par conséquent, pour les aides à domicile, un lieu de passage obligé et un lieu de rencontre avec les agents administratifs. Elles « passent à l’association » pour la première fois au moment de leur recrutement puis au moins une fois par mois pour leurs « feuilles d’activité ». Ces feuilles, qui indiquent les éléments nécessaires pour se rendre chez les personnes âgées (nom, adresse, codes, numéro de téléphone) et que ces mêmes personnes âgées signent à chaque intervention de la salariée, doivent être rapportées par les aides à domicile tous les mois. Elles doivent parfois repasser pour prendre des feuilles correspondant à de nouvelles prises en charge. Certaines, s’occupant de personnes âgées ne pouvant ouvrir elles-mêmes leur porte, se rendent à l’association toutes les semaines pour prendre les clés et les ramener en fin de semaine pour l’aide à domicile du week-end.

31Bien que contraints, ces passages « au bureau » sont manifestement appréciés par les aides à domicile. Elles sont généralement disposées à discuter et rarement pressées de partir (à l’exception de celles qui « passent entre deux interventions »). La plupart discutent entre 15 et 20 minutes, mais certaines restent plus d’une heure. Celles qui veulent du temps pour discuter viennent plutôt en fin de journée ou bien le samedi matin, lorsque l’une des employées de bureau tient la permanence. Les plus anciennes aides à domicile sont identifiables au fait qu’elles n’hésitent pas, après un bref échange avec les responsables du personnel, à traverser les bureaux pour aller voir directement Marie Gunet et Carole Migeon, les deux comptables, avec lesquelles elles peuvent discuter longuement car elles ne sont pas dérangées par le téléphone ou les visites. Dans tous les cas, les discussions sont animées et ont généralement pour sujet « les papis » et « les mamies », comme les appellent familièrement et affectueusement les aides à domicile entre elles. Elles portent sur les tours pendables que leur ont joués les personnes âgées, qui deviennent souvent autant de prétextes pour s’en amuser ensemble.

32Une partie du rapport au travail se construit donc aussi dans les relations avec les employées de bureau de l’association. Ces relations leur permettent de rompre leur isolement professionnel, de prendre l’avis d’autres salariées de l’association pour gérer telle situation et donc de se protéger, mais aussi de développer une forme de sociabilité professionnelle. Bien sûr, de cette façon, les employées de bureau se donnent aussi les moyens de contrôler a minima le travail des aides à domicile mais cela se fait dans le cadre d’une situation d’échange. Avec l’introduction de Domiphone, celle-ci paraît rompue. J’ai pu observer l’effet de Domiphone sur les relations au sein du personnel de bureau de l’association. Progressivement, et notamment avec la généralisation expérimentale en octobre 2001, « regarder Domiphone » devient un moment structurant des relations entre les employées de bureau. Les comptables, l’emploi-jeune dont c’est la tâche et les chefs du personnel regardent ensemble qui a pointé, qui n’a pas pointé, qui arrive en retard. Puisque tous les jours des aides à domicile oublient de pointer, les sujets de discussion ne manquent pas : les employées de bureau et en particulier les comptables vont s’appuyer sur ces données pour échafauder des réputations, imaginer des licenciements voire investiguer : elles repèrent des salariées en retard et les appellent chez les personnes âgées à l’heure où elles doivent y être, elles recoupent les données, posent des questions à certaines aides à domicile sur leurs collègues.

33En se prenant au jeu de Domiphone, les agents de bureau de l’association ont certes resserré leurs liens mais au détriment de leurs relations avec les aides à domicile. Au fil des mois, les rapports entre personnel de bureau et aides à domicile se tendent et se distendent. Celles-ci comprennent très bien la situation, évitent de discuter au bureau ou de s’y attarder. Aussi n’est-il pas étonnant que deux des trois chefs du personnel (celles qui ont le plus d’expérience) ne soutiennent pas complètement l’application de ce système. En rompant l’économie des échanges avec les aides à domicile, Domiphone met les chefs du personnel dans l’impossibilité de réaliser leur travail correctement. Par exemple, tous les jours, elles doivent trouver des remplaçantes au pied levé pour pallier les absences. Si elles ne respectent pas les délais de prévenance, les salariées ne sont pas tenues d’accepter ces remplacements. C’est donc sur le mode du service à leur rendre qu’elles s’adressent le plus souvent aux aides à domicile, type de service qui rencontre de moins en moins de succès depuis l’application du système de pointage.

34L’application de Domiphone entraîne ainsi la remise en question de certains aspects des pratiques de travail et plus particulièrement des relations sociales qui se nouent au travail. L’ensemble des aides à domicile sont attachées à ces dimensions de leur travail au point que cette remise en question contribuera à générer une « cause » commune parmi les aides à domicile d’ordinaire divisées. Néanmoins, il reste à expliquer comment ces salariées, placées en situation de défendre un intérêt commun, sont parvenues à se mobiliser collectivement.

Des ressources mobilisées et mobilisables à l’occasion de leur travail

35L’approche ethnographique des situations de travail ? et notamment l’observation des interactions entre salariées et personnes âgées, personnel de bureau de l’association, membres du CA ? permet de mettre en lumière un certain nombre de ressources des aides à domicile. Autrement dit, ces ressources ne sont pas isolables des contextes professionnels dans lesquels elles sont activées? [29]. Si les conditions de mobilisation des aides à domicile sont à chercher du côté de l’expérience laborieuse de ces femmes, ce n’est donc pas seulement parce que Domiphone remet en cause les pratiques de travail, c’est aussi, comme nous allons le voir, parce que c’est à l’occasion de leur travail, que ces femmes se retrouvent en position de mobiliser des ressources favorables à l’action collective.

Des ressources collectives malgré tout

36Les locaux de l’association ne constituent pas seulement un espace de discussion entre aides à domicile et personnel de bureau. Les aides à domicile s’y croisent et y discutent. Et ces échanges se poursuivent lors d’une série d’événements collectifs où sont conviées toutes les salariées quel que soit leur statut : assemblées générales, repas de Noël, réunions de recrutement, formations. Pour avoir assisté à ces différents types de réunions, il ressort qu’elles y prennent plaisir et que ces moments sont l’occasion de fabriquer du collectif. Avant le début des assemblées générales ou des formations, les aides à domicile se parlent, s’interpellent, plaisantent, rient, discutent, crient à la cantonade : « Qui c’est qui s’occupe de madame untel ? Faut que je lui cause ! », échangent leurs expériences sur telle personne âgée. Elles se transmettent également des savoir-faire ou astuces ? comment s’y prendre pour convaincre telle personne âgée de manger ? ou bien des conseils comme refuser toute nouvelle sollicitation au moment de partir. Celles qui ne connaissent pas encore leurs collègues trouvent ici l’occasion de les identifier, voire de leur parler si elles s’occupent des mêmes personnes âgées. Lors d’une formation à laquelle j’ai assisté, la formatrice n’arrive pas, au moment de la pause, à faire revenir les aides à domicile dans la salle, tellement celles-ci sont occupées par leurs discussions.

37Ce collectif, même minimal, continue à exister dans la rue? [30]. Ce fut l’une de mes surprises sur le terrain : découvrir que les aides à domicile avaient établi un réseau d’échanges dans la rue ou dans les cafés de la ville. Au cours des journées de travail où je les ai accompagnées, il n’était pas rare, par exemple en allant au marché, de croiser une aide à domicile et de s’arrêter discuter avec elle, puis, au fil de la discussion, de voir plusieurs autres salariées se joindre à nous au point de former un petit attroupement. Certaines se donnent rendez-vous entre deux interventions, dans un café par exemple, ou bien elles font en sorte d’avoir à réaliser des courses en même temps dans le même supermarché. Comme au cours des événements collectifs organisés par l’association, les discussions peuvent porter sur ce qu’elles font (ou ne font pas) chez telle ou telle personne âgée. Mais cette fois, loin du regard de l’association, les discussions portent aussi sur leurs rapports avec le personnel de bureau.

38Ainsi, c’est au cours de ces relations informelles de travail, dans la rue et loin de la hiérarchie, que je vais assister à des discussions autour de Domiphone. Si celles-ci retiennent mon attention, c’est parce qu’elles témoignent d’une configuration inhabituelle des échanges. Je vois des aides à domicile qui d’ordinaire s’évitent, se plaindre de concert de Domiphone. En réencastrant le conflit dans le temps long des relations de travail ordinaires, on met en lumière l’importance des ressources collectives informelles pour la mobilisation dans ce type de secteur.

Un réseau local

39Les aides à domicile vont mobiliser un autre type de ressources qui, cette fois, n’est pas propre à l’ensemble d’entre elles mais aux salariées qu’on a présenté comme refusant de s’identifier à leur activité professionnelle et qui sont souvent en désaccord avec la directrice. La mobilisation des aides à domicile repose en effet également sur un groupe d’entrepreneures de protestation, dont font partie les deux déléguées du personnel, et qui se caractérise par son réseau local? [31].

40Tout d’abord la trajectoire qui consiste à avoir habité et noué des liens à Mervans, avant de devoir déménager dans les alentours à la suite d’un accident biographique, caractérise plusieurs de ces femmes qui ont toutes entre 40 et 55 ans. C’est le cas notamment de Colette Sifra (dont le salon de coiffure a fait faillite) ou de Joëlle Lemasson (contrainte de retourner vivre chez ses parents avec ses enfants après son divorce). Cet ancrage local est ensuite un ancrage dans la culture de la droite municipale à Mervans. Les liens de certaines aides à domicile mobilisées avec certains membres de la municipalité sont objectivables comme lorsque le maire vient directement saluer Isabelle Gambier et Michèle Noblet et discuter avec elles chaleureusement à l’occasion du quarantième anniversaire de l’association. Ces deux salariées font partie de ces rares aides à domicile habitant Mervans, ayant obtenu par le passé un logement social (Mervans est l’une des villes les moins dotées en logement social de France). Enfin, cet ancrage à Mervans et cette proximité avec la droite municipale, est également indissociable des liens que ces femmes entretiennent avec le monde des petits patrons. Plusieurs d’entre elles, comme Irène Lecart, ont eu leur propre commerce ou, comme Marie Delit, sont filles de commerçants. Les deux déléguées du personnel s’inscrivent également dans cette trajectoire. Véra Pijecki habite Mervans et possède un pavillon dans un des quartiers les plus chics de la ville. Son mari, artisan-peintre, dirige une entreprise importante et prospère à Mervans. Gisèle Leymin a passé la majeure partie de sa vie dans la commune, jusqu’à ce que sa situation financière l’oblige à déménager au cours des années 1990 dans une ville de banlieue plus lointaine et plus populaire. Son père était militant au RPR de Mervans et faisait même partie du service de sécurité de ce parti. Elle connaît ainsi personnellement le maire, la plupart des employées administratives de la mairie ou encore le kinésithérapeute récemment nommé adjoint au maire chargé des personnes âgées.

41Là encore on se gardera d’une analyse substantialiste : ces ressources locales sont mobilisées et mobilisables dans un contexte professionnel précis. En effet, alors même qu’une majeure partie de ces femmes n’habite plus à Mervans, leur travail qui consiste notamment à arpenter les rues de la ville, à se rendre dans les locaux de l’association situés dans une annexe de la mairie ou encore à rendre visite aux commerçants plusieurs fois par jour pour les personnes âgées, les place en situation de réactiver un « capital d’autochtonie » bien spécifique? [32]. Envisager ce type de réseau local permet aussi d’éclairer d’un jour nouveau la possibilité et la capacité qu’ont eues les aides à domicile de rallier une partie du CA. Comme nous l’avons dit, le CA est en effet en grande partie composé de retraitées, notamment d’anciennes commerçantes et pharmaciennes de Mervans, appartenant ou proches de l’UMP locale et qui connaissent très bien certaines aides à domicile. Ces liens se sont noués soit dans le passé (les parents des aides à domicile qui ont vécu à Mervans ont à peu près l’âge des membres du CA) soit dans le présent. Je découvre par exemple à l’occasion d’un repas de Noël que deux membres du CA font le catéchisme aux enfants et aux petits-enfants de certaines aides à domicile. C’est aussi dans ce cadre précis, et particulièrement valorisant pour elles, que les deux déléguées du personnel jouent plus volontiers un rôle de figure de proue de la mobilisation. À plusieurs reprises, lorsque j’ai accompagné Gisèle Leymin au cours de ses journées de travail, nous nous sommes arrêtées pour discuter avec des membres du CA qu’elle connaissait de longue date par l’intermédiaire de ses parents. On notera plus généralement que l’activation de ce type de ressources présente cette fois encore l’avantage de ne pas sortir du cadre des « convenances collectives ». Proches de la notabilité locales de droite, ces aides à domicile parmi les plus mobilisées ne souhaitent pas apparaître liées au monde ouvrier et politisé à gauche. Rien ne dit mieux ce souci des formes spécifiques (et euphémisées) de protestation que le discrédit qui pèse par exemple sur une aide à domicile très revendicative : Monique Vogler. Cette ancienne ouvrière (dont le compagnon est ouvrier dans la métallurgie et délégué syndical CGT) qui connaît particulièrement bien les conventions collectives, faisant régulièrement valoir ses droits, est tenue à distance par ses collègues. Marie Delit dit d’elle « c’est une folle », Gisèle Leymin la traite d’« excitée », soulignant combien elles ne se reconnaissent pas dans l’ethos revendicatif de leur collègue. Celle-ci ne jouera d’ailleurs pas de rôle spécifique dans cette mobilisation.

Des affiliations institutionnelles qui préfigurent un nouveau mode de relations professionnelles ?

42Les aides à domicile de Mervans bénéficient d’un autre type de ressources, plutôt paradoxales étant donné leur proximité avec la notabilité locale de droite, puisqu’il s’agit justement du soutien de la CGT. Pour comprendre d’où proviennent ces ressources plus institutionnalisées, il faut les resituer dans les processus de transformation du secteur : le souci actuel d’implication de syndicats comme la CGT dans ces emplois en pleine croissance et la volonté du MEDEF de participer à la constitution d’un vaste secteur tertiaire non qualifié dans un contexte de désengagement de l’État.

43Cependant ce soutien n’est pas direct et affiché mais passe par la socialisation militante des deux déléguées du personnel, qui à leur tour diffusent un certain rapport d’opposition à la directrice. Pour comprendre cela, il faut faire un détour par le passé proche. Dès la première loi sur la réduction du temps de travail (RTT), Nicole Laporte engage des négociations avec les aides à domicile qui sont directement salariées par l’association et dont les représentantes sont les deux déléguées du personnel. Pour signer l’accord, celles-ci doivent être mandatées par un syndicat. Elles contactent toutes les organisations mais seule la CGT accepte de suivre ces négociations. Évidemment, étant donnée leur proximité avec la droite municipale, elles sont loin d’être satisfaites d’une telle solution. Mais la disponibilité que leur offre la permanente, responsable de leur secteur d’activité pour la CGT, a raison de leurs réticences. D’autant que, comme elles me le font remarquer, elles la rencontrent au siège de la CGT, donc en dehors de Mervans et en toute discrétion. Les deux déléguées découvrent alors qu’elles ont droit à un affichage dans les locaux de l’association, qu’elles vont désormais couvrir de documents que la CGT leur envoie régulièrement. C’est à cette occasion également qu’elles obtiennent un local pour tenir une permanence une fois par mois. Elles acceptent de suivre une formation syndicale et deviennent progressivement de véritables sources d’informations et conseillères pour les aides à domicile.

44Néanmoins, la découverte des ressources découlant de la syndicalisation va vite rencontrer des limites dans un secteur où le savoir-faire syndical, y compris celui de la CGT, est faible. Celle-ci finit par conseiller aux deux déléguées du personnel de signer l’accord sur la RTT que leur propose la directrice de l’association. Or ce dernier comprend la « trimestrialisation » du temps de travail. Jusqu’en décembre 1999, à Mervans, une aide à domicile employée par exemple 25 heures par semaine, touche un salaire fixe correspondant à son contrat horaire, quelles que soient les heures effectuées, y compris si une personne âgée est hospitalisée ou décède. L’accord RTT modifie ce principe : une salariée qui a un contrat de 25 heures, va par exemple faire seulement 15 heures par semaine pendant un mois (si une personne âgée dont elle s’occupait est hospitalisée) puis 35 heures par semaine le mois suivant (on lui trouve des remplacements) pour rattraper les heures perdues le mois précédent. Leur salaire reste fixe mais les heures supplémentaires sont calculées et rémunérées à la fin du trimestre, et surtout leurs horaires de travail connaissent dès lors des variations imprévisibles. Cet accord a généré un immense mécontentement des aides à domicile pour deux raisons très simples. Celles qui font un temps complet pour l’association de Mervans ont pris l’habitude de réaliser des heures supplémentaires importantes pour augmenter un salaire faible. Depuis l’accord de RTT, elles n’en ont quasiment plus. Les autres ? c’est-à-dire la majorité à temps partiel ? occupaient fréquemment un autre emploi afin de compléter leur revenu. Depuis l’accord de RTT, elles ne maîtrisent plus leur emploi du temps et se retrouvent dans des situations délicates lorsqu’elles doivent faire plus d’heures qu’habituellement à l’association de Mervans alors qu’elles se sont engagées auprès d’un autre employeur.

45La négociation sur les 35 heures a donc eu un double effet auprès des aides à domicile : ouvrir la voie à un nouveau type de ressources et amorcer un mécontentement parmi les salariées. Plus encore, les deux déléguées du personnel, Gisèle Leymin et Véra Pijecki, prennent l’habitude de contacts réguliers avec la CGT et tendent à apparaître aux yeux de leurs collègues, et à leur corps défendant, comme des personnes-ressources. Si elles activent et entretiennent ces ressources, c’est aussi parce que Nicole Laporte s’est affiliée à partir de 1997-1999 à un cabinet de conseil proche des entreprises de services et du MEDEF, qui lui suggère nombre de réformes d’inspiration néo-managériale. Au fil de leurs rencontres, elles apprennent (tout comme la CGT) à décrypter l’accord des 35 heures, prennent l’habitude de se défier des propositions de Nicole Laporte et de les soumettre d’abord à l’avis de la représentante CGT. Cette dernière joue ainsi un rôle dans l’affaire Domiphone puisque les deux déléguées du personnel sont en contact avec elle tout au long des tentatives de mise en place du système. Elle intervient au moment où, dans le cadre de cette mobilisation, Nicole Laporte tente sans succès de licencier Gisèle Leymin : du fait de ses liens forts avec certains membres du CA, cette déléguée du personnel apparaît comme particulièrement gênante aux yeux de la directrice qui tente, en avril 2002, de la licencier pour faute. La directrice est abasourdie quand, le jour de la convocation chez l’inspecteur du travail, la déléguée du personnel qu’elle sait proche de l’UMP (le père de Gisèle Leymin et celui de Nicole Laporte ont milité ensemble au RPR de Mervans), arrive accompagnée d’une responsable CGT. Sa surprise révèle aussi le souci de discrétion avec lequel les deux déléguées du personnel ont poursuivi leurs contacts avec ce syndicat après la signature de l’accord RTT.

46De manière très discrète, les aides à domicile, par l’intermédiaire de leurs déléguées du personnel, ont donc activé un dernier type de ressource : leur affiliation syndicale. Cette affiliation s’est progressivement mise en place à travers des contacts réguliers entre deux aides à domicile soucieuses de défendre leurs intérêts professionnels et un syndicat prêt à fermer les yeux sur les préférences politiques de ces femmes, pour pénétrer le secteur des services à domicile. Que Nicole Laporte se retrouve au même moment de plus en plus impliquée dans un cabinet de formation proche du MEDEF précipite un peu plus la socialisation militante des deux déléguées du personnel par la CGT. Mais ces deux types d’affiliations institutionnelles ne doivent rien au hasard. Elles préfigurent des transformations institutionnelles en cours en matière de relations professionnelles dans l’aide à domicile et peut-être des mobilisations à venir? [33].

47***

48L’analyse de ce conflit dans l’aide à domicile plaide tout d’abord pour une variation des scènes d’observation dès lors qu’il s’agit de comprendre la genèse d’une mobilisation. L’approche ethnographique montre que, dans ces emplois très féminisés du tertiaire non qualifié où prédomine le temps partiel, il est par définition vain de chercher une scène unique où s’affronteraient un collectif de travailleuses et la direction. La mobilisation se construit dans la rue et les commerces, dans les discussions pendant les formations, à l’occasion des passages au bureau, ou encore dans les discussions avec les personnes âgées. En jouant de notre position d’observation et des différentes focales, nous avons reconstitué l’enchevêtrement des scènes sociales : le travail, la sociabilité locale et la sociabilité politique, pour faire apparaître le conflit et ses conditions d’émergence. On peut penser que cette posture méthodologique serait particulièrement ajustée à l’analyse des pratiques conflictuelles dans des secteurs d’activité où les salariés ne travaillent pas en collectif? [34]. On peut aussi faire l’hypothèse qu’une telle posture appliquée à tous les univers de travail permettrait d’assouplir la dichotomie entre mobilisés et non-mobilisés : certaines aides à domicile n’apparaissaient pas comme mobilisées pour le personnel de bureau de l’association, elles ont pourtant joué un rôle par leurs discussions avec les personnes âgées ou avec leurs collègues dans la rue (notamment parce que leur attitude envers leurs collègues rompt avec leur soutien habituel à la directrice).

49L’étude de ce conflit montre ensuite combien l’approche de la conflictualité sociale par ses formes les plus institutionnalisées laisse dans l’ombre tout un éventail de pratiques conflictuelles dans le monde du travail. Plus encore, ce terrain d’enquête ouvre la voie à l’analyse de pratiques conflictuelles qui ne s’affichent jamais vraiment comme telles. Les aides à domicile utilisent un mode d’action collective très discret : une pétition des personnes âgées (et non des aides à domicile), une mobilisation de certaines fractions de leur encadrement (et non des aides à domicile), un sabotage qui n’en a pas l’air du système de pointage. Le seul moment où elles affichent leur mécontentement au niveau collectif, correspond à la consultation organisée par la directrice elle-même. En outre, les ressorts mêmes de cette mobilisation ne se laissent pas appréhender si facilement : un collectif de travail informel, un réseau local de droite activé à l’occasion de leur travail et une affiliation à la CGT dont le rôle se joue à distance. Seule l’analyse des pratiques et des relations de travail a permis de mettre au jour ce type de ressources collectives. L’étude invite ainsi à mettre l’accent sur des pratiques conflictuelles très éloignées des formes d’action collectives les plus légitimes et, pour ce faire, à analyser ces pratiques conflictuelles en rapport avec le système social des convenances dans lequel elles s’inscrivent? [35].

Notes

  • [1]
    La sociologie du travail française est très imprégnée des analyses en termes d’intégration professionnelle qui prennent notamment pour modèle de référence les univers du travail masculins, comme dans l’étude pionnière de Sainsaulieu (R.), L’identité au travail, Paris, Presses FNSP, 1977. Dans ces études, le rapport distant des femmes (mais aussi des immigrés, des jeunes, des précaires) au travail ou au groupe professionnel sont le plus souvent présentés comme des indicateurs d’un faible sens de la lutte collective voire même comme des facteurs de fragilisation des luttes. Or, comme le souligne J.-M. Denis, « les données sur la conflictualité féminine manquent et celles qui sont disponibles sont contradictoires » : Denis (J.-M.), « Le conflit en grève ? (Quelques éléments de synthèse) », in Denis (J.-M.), dir., Le conflit en grève ?, Paris, La Dispute, 2005 , p. 326.
  • [2]
    Enquête sur l’Emploi, INSEE, mars 2001.
  • [3]
    Leurs caractéristiques dans ces différents domaines les placent très loin de la moyenne des salariés, hommes et femmes, y compris très loin de la moyenne des ouvriers et employés non qualifiés (à l’exception des ouvrières du nettoyage).
  • [4]
    On s’appuie en particulier sur Péchu (C.), « Quand les “exclus” passent à l’action. La mobilisation des mal-logés », Politix, 9 (34), 1996 ; Siméant (J.), La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998 ; Maurer (S.), Pierru (E.), « Le mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998. Retour sur un “miracle social” », Revue française de science politique, 51 (3), 2001.
  • [5]
    Maurer (S.), Pierru (E.), op. cit., p. 388.
  • [6]
    Paradoxalement car la sociologie des mobilisations a contribué à l’invisibilisation des conflits du travail.
  • [7]
    Camard (S.), « Comment interpréter les statistiques des grèves ? », Genèses, 47, 2002 ; Denis (J.-M.), dir., op. cit. ; Béroud (S.), Denis (J.-M.), Desage (G.), Giraud (B.), Pélisse (J.), La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Paris, Éditions du Croquant, 2008.
  • [8]
    Entre autres, parce que le calcul de ces journées de grève est sujet à caution et que les journées de grève ne sont plus nécessairement l’indicateur emblématique des conflits du travail (voir l’introduction de B. Giraud à ce dossier).
  • [9]
    Avril (C.), S’approprier son travail au bas du salariat. Les aides à domicile pour personnes âgées, thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, 2007 ; Avril (C.), Aides à domicile pour personnes âgées : les autres mondes populaires, La Dispute, à paraître en 2010.
  • [10]
    En 2001, il n’existe pas de catégorie statistique pour les aides à domicile, nous l’avons constitué par nous-même en partant des libellés d’emploi et du code NAF : voir Avril (C), S’approprier son travail…, op. cit.
  • [11]
    Les termes en italiques et entre guillemets renvoient aux expressions des enquêtées. On précise ici que tous les noms propres ont été anonymisés.
  • [12]
    Sur les 75 aides à domicile présentes en octobre 2001 : 37 % sont directement salariées par l’association (prestataire), 27 % sont salariées par les personnes âgées dans le cadre du mandataire et 36 % d’entre elles travaillent sous les deux statuts.
  • [13]
    Laforge (G.), « Le statut d’emploi des intervenant(e)s à domicile dans le champ de l’aide et des services aux personnes : quelques réflexions sur une politique du “gisement d’emplois” », Revue de droit sanitaire et social, 2, 2005.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Source : Enquête sur l’Emploi, mars 2001, INSEE. La population des aides à domicile de Mervans ne diffère pas de la population nationale concernant le temps partiel et les niveaux de salaires. Leur salaire médian avoisine les 500 euros nets mensuels, ce qui correspond à moins de la moitié du salaire médian de l’ensemble des femmes actives occupées.
  • [16]
    On se contente de présenter les résultats, pour la démonstration, voir Avril (C.), S’approprier son travail…, op. cit.
  • [17]
    Association française de normalisation.
  • [18]
    Ce groupe, géant de l’hôtellerie, est engagé dans une vaste politique de développement du tertiaire non qualifié en Europe, notamment dans le secteur de la vieillesse et à la faveur du désengagement de l’État : maisons de retraite privées ou encore services d’hôtellerie (ménage, restauration) dans les maisons de retraite et hôpitaux.
  • [19]
    Pour la CNAV, pour la directrice comme pour les comptables de l’association ou encore les aides à domicile, il s’agirait à terme de supprimer les feuilles que les salariées doivent faire signer aux personnes âgées à chaque intervention, feuilles dont la collecte et le traitement retardent parfois de dix à quinze jours le paiement des salaires.
  • [20]
    Dans la perspective du concept de « répertoire d’action collective » (Tilly (C.), La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986), on met l’accent sur le fait que, pour une population donnée, à une époque donnée, les moyens d’action sont bornés. Néanmoins, comme le propose J. Siméant, puisque nous ne reprenons pas toutes les dimensions du concept, il paraît plus juste d’utiliser la notion de « pratiques protestataires ». Siméant (J.), « Pratiques protestataires », Genèses, 59, 2005.
  • [21]
    Avril (C.) « Les aides à domicile pour personnes âgées face à la norme de sollicitude », Retraite et société, 53, 2008.
  • [22]
    En dehors des représentants de la mairie et de quelques actifs travaillant dans le domaine médico-social ? qui sont plutôt en accord avec les positions managériales de Nicole Laporte ?, le CA est essentiellement composé de personnalités locales retraitées, notamment d’anciennes pharmaciennes et commerçantes de Mervans.
  • [23]
    Le poids symbolique de cette formulation est important puisque les aides à domicile ne veulent en aucun cas apparaître comme menant une action syndicale ou politique.
  • [24]
    Dubois (P.), Le sabotage dans l’industrie, Paris, Calmann-Lévy, 1976.
  • [25]
    Bourdieu (P.), « La grève et l’action politique », Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 258.
  • [26]
    Sachant combien les strates d’encadrement – CA, CCAS, association, familles, personnes âgées, personnel médical ? se multiplient et se contredisent dans ce secteur.
  • [27]
    On pourrait dire aussi que, dans l’espace des possibles, elles utilisent des pratiques qui leur confèrent un avantage comparatif : Contamin (J.-G.), « Le choix des armes : les dilemmes pratiques d’un mouvement de doctorants et le modèle des avantages comparatifs », Genèses, 59, 2005.
  • [28]
    Avril (C.), « Le travail des aides à domicile pour personnes âgées : contraintes et savoir-faire », Le Mouvement social, 216, 2006.
  • [29]
    Contre l’écueil d’une approche substantialiste des ressources : Dobry (M.), « Mobilisations multisectorielles et dynamique des crises politiques : un point de vue heuristique », Revue française de sociologie, XXIV, 1983, p. 401.
  • [30]
    Où, pour reprendre l’une des deux variables d’Oberschall, le groupe a une certaine cohésion : Oberschall (A.), Social Conflict and Social Movements, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1973.
  • [31]
    C’est la deuxième variable structurelle qui, selon Oberschall, permet d’éclairer les mobilisations (les liens du groupe mobilisé avec des groupes de pouvoir).
  • [32]
    Retière (J.-N.), « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 16 (63), 2003.
  • [33]
    Durant la rédaction de cet article, la presse s’est ainsi fait l’écho d’une autre grève dans l’aide à domicile, soutenue également par la CGT : Magnaudeix (M.), « Dans le XVIe, on achève bien les aides à domicile », Médiapart, 14 août 2008.
  • [34]
    Il n’existe pas d’étude ethnographique du travail des aides à domicile équivalente à la nôtre et permettant ici des comparaisons. Néanmoins, les caractéristiques spatiales (petite superficie d’intervention) et d’interconnaissance (en milieu rural par exemple) sont des facteurs favorisant la mobilisation dans ce type d’emploi.
  • [35]
    Collovald (A.), Sawicki (F.), « Le populaire et le politique. Quelques pistes de recherche en guise d’introduction », Politix, 4 (13), 1991.
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