1Tiré de sa thèse de doctorat, cet ouvrage d’E. Henry interroge les processus qui ont successivement empêché puis permis à l’amiante d’accéder au statut de scandale de santé publique. Comment passe-t-on, sur ce composant minéral incorporé à certains matériaux de construction, de la tolérance silencieuse à un rejet grand public affirmé, puis rapidement à l’interdiction de son utilisation, de son importation et de la production de dérivés en France en 1996 ? Comment se jouent, se redéfinissent sur le temps court les rapports entre l’admissible et l’intolérable, entre le normal et le pathologique ?
2L’une des spécificités des fibroses pulmonaires liées à l’amiante, qui en détermine pour l’auteur la banalisation, tient à ce qu’elles sont reconnues depuis 1945 comme maladie professionnelle par les institutions paritaires de santé au travail. Les pathologies liées à l’amiante sont ainsi confinées dans des arènes « professionnelles » qui les inscrivent dans des formes sociales « acceptées ». L’intégration, la méconnaissance et la dénégation des risques et de la souffrance au travail dans les milieux ouvriers participent également de son acceptation sociale et de l’improbabilité d’un conflit ouvert : ce dont témoigne par exemple l’attrait relatif dans les ateliers pour les postes poussiéreux offrant des « primes d’incommodité » (cf. plus généralement sur ce thème, les livraisons récentes d’Actes de la recherche en sciences sociales, n° 163 et 165,2006, et l’analyse par P.-A. Rosental de la silicose comme « maladie négociée », Populations et sociétés, n° 437, septembre 2007). Les victimes « professionnelles » de l’amiante peuvent alors apparaître comme consentantes et, dans leur « normalité », négligées par les journalistes.
3Dans les années 1970, le Comité intersyndical de Jussieu, composé de chercheurs exposés à l’amiante sur leur lieu de travail, met en cause la gestion du « risque professionnel ». La connotation scientifique mais aussi contestataire et politique de cette dénonciation échoue cependant à faire consensus, ne trouvant de soutiens que dans les journaux associés à la gauche. À ce cadrage politisant et clivant vont se substituer en 1975 un cadrage social et un cadrage environnemental. La longue mobilisation ouvrière pour la réouverture de l’usine Amisol de Clermont-Ferrand, si elle favorise les rencontres avec le Comité de Jussieu et sensibilise les ouvriers aux effets cancérogènes de l’amiante, vise ainsi prioritairement le reclassement des salariés. La même année, à Condé-sur-Noireau, ce sont des questions de pollution des eaux par les déchets de Ferodo qui requalifient l’amiante en problème environnemental. Dans les représentations, l’amiante ne touche alors respectivement que des publics ou des zones spécifiques. Les industriels du secteur agissent quant à eux sur-le-champ pour réhabiliter l’image du matériau et de la branche professionnelle, mais leur contre-campagne se confronte avec insuccès à l’incrimination scientifique de l’amiante (notamment celle du Centre international de recherche sur le cancer) alors largement reprise médiatiquement. Face à cette exposition publique désastreuse, ils vont alors pousser à une resectorisation du dossier dans les arènes technocratiques « habilitées » de gestion du risque professionnel, qui débouche en 1977 sur un décret (l’un des premiers du genre) fixant un « plafond d’exposition » à ce cancérogène. S’il reste critiqué par les syndicats et les associations, il a bien pour effet de saper leur capacité d’indignation au niveau du grand public. S’imposent alors pour toutes les parties prenantes (journalistes compris) la notion d’« usage contrôlé de l’amiante » initialement proposée par les industriels, ainsi qu’un nouvel acteur – le Comité permanent amiante – qui deviendra la cible principale des associations de malades à partir de 1995.
4Peut-on dans ce cadre affirmer, comme on peut l’entendre aujourd’hui, que l’on a fait silence sur l’amiante avant le milieu des années 1990 ? E. Henry se méfie des lectures rétrospectives en termes de manipulation : la construction de l’intolérable – que l’auteur cherche à analyser – joue en effet trop bien de la dénonciation des « vrais salauds » comploteurs. L’enjeu méthodologique se dessine en creux : peut-on sans surou sous-estimer le travail de mobilisation de certains acteurs, sans se cantonner aux seuls registres discursifs médiatisés, rendre compte sociologiquement des deux états du problème ? L’analyse en termes de problématisation développée par l’auteur et notamment inspirée de M. Foucault et J. R. Gusfield permet d’analyser comment les acteurs s’imposent (parfois malgré eux) comme les « propriétaires » du problème, comment se déplacent les frontières des publics-victimes, comment se reconstruisent les cadres de perception et de désignation légitimes, comment s’imputent le risque et la responsabilité, dans quelles logiques sectorielles et voies de domination spécifiques se jouent la requalification du problème : « Parler de problématisation permet […] de ne pas se limiter à rendre compte d’une nouvelle définition en soi [du problème] ou simplement à en dresser les contours, mais de montrer comment une définition s’insère dans des pratiques et des rapports de pouvoir. » (p. 70)
5Avec le dépôt d’une plainte pour homicide involontaire de veuves d’enseignants (affaire de Gérardmer) puis de nouvelles interventions publiques du Comité antiamiante Jussieu, le dossier constitué en juin 1995 par le mensuel Sciences et Avenir va contribuer à étendre la sphère des victimes potentielles de l’amiante au-delà du public ouvrier. Il offre aux autres journalistes une problématisation de « santé publique » susceptible d’être aisément reprise et à haut rendement médiatique : après le scandale du sang contaminé, celui de l’« air contaminé ». L’amiante, qui n’avait jusqu’ici pas de rubrique ou d’identité journalistiques propres, génère alors une mise en images dramatique (tête de mort, combinaisons protectrices pour les désamianteurs, etc.) et une nouvelle assignation des rôles pertinents. C’est ainsi E. Hubert, la ministre de la santé, bien plus que le ministre du travail qui est visée. Symbole de cette problématisation renouvelée, quand un journaliste de télévision lui tend un grille-pain possiblement amianté, elle manifeste malgré elle un geste de recul. La question se réduit à savoir s’il y a ou non un risque à être exposé à l’amiante. La réponse, forcément positive, conditionne l’action publique. La notion de « risque admissible » est exclue des représentations journalistiques. L’interdiction du toxique décidée par le président de la République le 3 juillet 1996 semble alors « résoudre » le problème, qui va progressivement perdre en visibilité. Et la couverture médiatique du contentieux pour « faute inexcusable » aux Prud’hommes – qui débute bien avant celui pour empoisonnement ou homicide involontaire au pénal – va quant à elle contribuer à resectoriser le problème dans ses dimensions professionnelles.
6Loin d’une rhétorique de la vindicte, l’intérêt de l’enquête est donc de restituer les conditions de possibilité du scandale et d’alternance entre ces phases de faible ou de forte visibilité du problème. Dans le cadre sociologique construit par l’auteur, les journalistes ne peuvent plus passer pour les « découvreurs » du scandale mais seulement comme l’un des (derniers) maillons nécessaires à son émergence dans un état nouveau des relations entre acteurs. Les « industriels producteurs du risque », quant à eux, occupent une position incontournable dans les différentes arènes de négociations, et n’ont alors le plus souvent, devant la relative faiblesse de moyens du ministère du travail, « qu’à réguler une configuration d’acteurs traversés de tensions, de conflits latents et d’accords partiels dans une direction non contradictoire avec celle vers laquelle pousse un faisceau de logiques sociales relativement convergentes. » (p. 288)
7Si l’auteur analyse avec une grande minutie les logiques médiatiques à l’œuvre dans ce « scandale improbable », spécialement dans la dépendance des journalistes à leurs sources et leurs routines professionnelles, on peut regretter par exemple le peu de passages consacrés à la « carrière » du problème dans les services des ministères concernés. Et même si le procédé reste efficace pour pallier l’amnésie et apprécier finement l’évolution de la problématisation journalistique pendant plusieurs mois (la thèse était soutenue en sciences de l’information et de la communication), la restitution généreuse du matériel empirique dans le cœur du texte rend la lecture parfois indigeste ; en suivant les mêmes objectifs, un cahier de « morceaux choisis » aurait pu être glissé en annexe. Pour un lecteur pressé, cette disproportion tend surtout à réduire le problème public à un problème médiatique, et il faudra lire l’excellent prologue et les articles de l’auteur publiés ailleurs pour se convaincre du contraire. Poser la question dans les seuls termes de la médiatisation des problèmes publics occulte en effet, comme le rappelle E. Henry, la structuration sociale antérieure de la question amiante (le traitement « professionnel »), alors même que c’est ce confinement qui en a déterminé l’acceptation sociale et la banalisation. À cet égard, un regard comparatif un peu plus soutenu sur la manière de traiter cette question aurait été appréciable, de même qu’une présentation plus systématique des savoirs scientifiques sur l’amiante et de leurs mobilisations.
8Par la méthode, la précision des analyses et l’attention portée au changement des arènes de structuration du « dossier » amiante, les apports de l’ouvrage à la sociologie des problèmes publics sont donc nombreux. On peut lui savoir gré de conclure sur les enjeux de la nouvelle normalisation de cette affaire opérée aujourd’hui par les journalistes : « si le problème de l’amiante apparaît encore comme un scandale, c’est de plus en plus par la gestion passée de ce dossier et non plus par les risques existant encore aujourd’hui, pourtant extrêmement importants » (p. 284) ; qu’ils se situent en France, comme sur les chantiers de désamiantage et certains sites industriels, mais aussi bien dans les pays où se sont délocalisés les groupes producteurs d’amiante.