Notes
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[1]
Cet article constitue un approfondissement de notre contribution « L’impact communautaire sur la politisation des classes populaires en milieu rural », in Baisnée (O.), Pasquier (R.), dir., L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et sociétés politiques nationales, Paris, CNRS Éditions, 2007. Je tiens à remercier J.-N. Retière et I. Bruneau pour leur lecture critique d’une première version de ce texte.
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[2]
Cf. Pierru (E.), Vignon (S.), « L’inconnue de l’équation FN : ruralité et extrême droite. Quelques éléments sur le département de la Somme », in Antoine (A.), Mischi (J.), dir., Sociabilité et politique en milieu rural, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.
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[3]
Au travail proprement ethnographique s’ajoute une importante recherche documentaire menée dans les institutions publiques (mairies, sous-préfecture, fédérations des chasseurs) et surtout chez les militants. Ces derniers ont mis à notre disposition un matériel très riche (tracts, affichettes, banderoles, photos, etc.).
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[4]
Pinçon (M.), Pinçon-Charlot (M.), La chasse à courre : diversité sociale et culte de la nature, Paris, Payot, 2003.
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[5]
Traïni (C.), Les braconniers de la République, Paris, PUF, 2003, p. 16.
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[6]
Bozon (M.), Chamboredon (J.-C.), « L’organisation sociale de la chasse en France et la signification de la pratique », Ethnologie française, n°1,1980, p. 77.
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[7]
C’est à travers ce double phénomène de déclin de l’agriculture et d’investissement des espaces ruraux par des populations nouvellement urbaines que l’on peut, avec J.-C. Chamboredon, lire la croissance du nombre de chasseurs dans les années 1960-70 : pratiquée de plus en plus par d’anciens ruraux travaillant en ville, la chasse est un moyen de mettre en scène une appartenance symbolique à l’espace villageois ; Chamboredon (J.-C.), « La diffusion de la chasse et la transformation des usages sociaux de l’espace rural », Etudes rurales, 87-88,1982.
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[8]
Ce sont en effet les conditions d’une mise en scène de l’appartenance locale, à la fois populaire et virile, qui sont plus largement remises en cause. Sur cette recomposition générale de l’autochotonie des classes populaires, comme ensemble des ressources que procure l’appartenance à un réseau de relation localisé, cf. Retière (J.-N.), « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 63, 2003 et Renahy (N.), Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2005.
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[9]
Sur ce travail de dénonciation morale qu’opèrent notamment les défenseurs de la cause animale, cf. Traïni (C.), Les braconniers de la République, op. cit., p. 52-105. Les répercussions de ce travail peuvent se lire dans : Fradkine (H.), Chasser aujourd’hui : éléments de sociologie d’une pratique en perte de légitimité, Mémoire pour le master de recherche en sociologie, IEP Paris, 2006.
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[10]
Avant d’être disqualifiée de l’extérieur, par les « anti-chasse », la pratique populaire de la chasse l’est d’abord en interne avec la diffusion d’un modèle de « loisir aristocratique-bourgeois » faisant du chasseur un sportif et gestionnaire opposé à l’image du « viandard » : Fabiani (J.-L.), « Quand la chasse populaire devient un sport. La redéfinition sociale d’un loisir traditionnel », Études rurales, 87-88,1982.
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[11]
Auquel s’ajoute peut-être l’impact des images souvent dépréciatives véhiculées par le corps enseignant.
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[12]
En 1999, les ouvriers et les employés forment respectivement 42 % et 28 % de la population active ayant un emploi de cette commune de près de 4 000 habitants (INSEE).
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[13]
Cf. les développements d’O. Schwartz, La Notion de « classes populaires », Habilitation à diriger des recherches en Sociologie, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998.
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[14]
En cela, notre enquête ne confirme pas complètement l’une des pistes de C. Traïni sur la « politisation passée » des militants de la chasse tournés, avant même leur « conversion au CPNT », vers la « valorisation des procédures d’accès au champ politique » (Traïni C., op. cit., p. 23-24). Si, comme on va le voir, l’élite militante CPNT se recrute effectivement parmi des individus « politisés » (votants réguliers, élus municipaux, militants d’autres organisations), sa base est dans l’ensemble surtout « profane » et entre pour la première fois dans l’action collective à l’occasion de cette défense de la chasse. Notre recherche conduit donc moins à une réfutation des conclusions de C. Traïni qu’à une complexification de sa grille d’analyse en prenant davantage en compte les différenciations internes au monde de la chasse.
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[15]
Lagroye (J.), « Les processus de politisation », in Lagroye (J.), dir., La Politisation, Paris, Belin, p. 360-361
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[16]
Si le soutien électoral au PCF est fort, ses réseaux organisationnels restent faibles. Ceux-ci sont en effet marqués par un certain « spontanéisme ouvrier », par un refus de l’embrigadement, qui trouve sa source dans la situation singulière, à la fois rurale et industrielle, des catégories populaires locales. Cf. Mischi (J.), « La Brière rouge : l’utilisation identitaire d’une marque politique », Communisme, 51-52,1997.
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[17]
Bulletin municipal de Saint-Joachim, n°2, février 1968.
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[18]
Les Nouvelles de Loire-Atlantique, septembre 1967.
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[19]
Les Nouvelles de Loire-Atlantique, 1978.
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[20]
L’Echo de la Presqu’île, 6 mars 1992.
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[21]
Comme ailleurs en France, CPNT émane plus ou moins directement de la fédération des chasseurs, cf. Darbon (D.), La crise de la chasse en France. La fin d’un monde, Paris, L’Harmattan, 1997.
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[22]
Lettre au directeur de la fédération des chasseurs de Loire-Atlantique, le 10 mai 1992, souligné dans le texte.
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[23]
Lettre au président de la fédération des chasseurs de Loire-Atlantique, le 27 juillet 1992.
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[24]
On défend cette perspective dans Mischi (J.), « Travail partisan et sociabilités populaires : observations localisées de la politisation communiste », Politix, 63,2003.
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[25]
Afin de respecter la confidentialité des propos recueillis sur les actions militantes dans la période récente, les noms des chasseurs interviewés sont désormais changés.
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[26]
Ce lien entre le « mouvement ouvrier » et la mobilisation des chasseurs n’est pas une spécificité locale. Le leader historique de la défense de la chasse à la tourterelle dans le sud-ouest, Georges Riboulet, est ainsi militant de la CGT et membre du PCF.
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[27]
Cf. les travaux de Y. Le Marec et notamment : « Les émeutes de la Brière dans la 1re moitié du 19e siècle », in Antoine (A.) et Mischi (J.), dir., Sociabilité et politique en milieu rural, op. cit.
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[28]
Presse Océan, 29 avril 1992.
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[29]
On retrouve cette « démocratie de base » qui a caractérisé dans le passé les protestations ouvrières locales : grèves violentes des années 1950, débordements des syndicats, soutien distancié au PCF, etc.
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[30]
Sur ce thème, cf. Pialoux (M.), « Alcool et politique dans l’atelier. Une usine de carrosserie dans la décennie 1980 », Genèses, 7,1992.
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[31]
Traïni (C.), op. cit., p. 181 et s.
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[32]
Sur les actions de contestation menées à l’encontre des animaux, cf. Raison du Cleuziou (Y.), « Le destin politique des bêtes. L’embrigadement des animaux dans des constructions sociales de la nature concurrentes », in Bessière (C.), Doidy (E.), Jacquet (O.), Laferté (G.), Mischi (J.), Renahy (N.), Sencebé (Y.), dir., Les mondes ruraux à l’épreuve des sciences sociales, Paris, Éditions Quae, 2007.
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[33]
Ion (J.), La fin des militants ?, Paris, Editions de l’Atelier, 1997.
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[34]
La conjonction de ces deux types de revendication n’est pas nouvelle. Elle est également présente dans le cas britannique qui connaît dans l’entre-deux-guerres d’importantes luttes ouvrières pour le droit à se promener dans les campagnes (right to roam). Cf. par exemple Darby (W.), Landscape and Identity : Geographies of Nation and Class in England, Oxford, Berg, 2002.
« Les gens dans ce marais, on les voit sous deux aspects, c’est ça qui est incroyable ! Quand on voit les gens au travail, ce sont des gens complètement respectables, des pères de famille, dès qu’on voit les mecs en treillis, ce sont des bandits ! Or les mecs qui sont dans ce marais, ce sont des mecs vachement respectables, ce sont eux qui font le Queen Mary 2 et les airbus, ce sont les mêmes ! ». Opérateur sur machine à Airbus
2Les chasseurs et la politique [1]. Les deux termes vont souvent de pair avec l’emploi de notions stigmatisantes telles que « populisme », « pouja-disme des campagnes » ou « corporatisme ». Ces disqualifications visant la mobilisation des chasseurs mêlent des images dépréciatives attachées à la fois aux mondes ruraux (« traditions », « arriération ») et aux classes populaires (« autoritarisme », alcoolisme, violence). De façon relativement similaire aux interprétations portant sur l’influence du Front national (FN) en milieu rural [2], c’est le supposé autoritarisme spontané des classes populaires qui est parfois invoqué pour rendre compte du développement de Chasse Pêche Nature et Tradition (CPNT), forme politiquement la plus organisée de la protestation des chasseurs. Structurées autour de la contestation des directives de l’Union Européenne, qui conduisent à la limitation accrue des périodes et des territoires de chasse, les attitudes politiques des chasseurs sont ainsi fréquemment considérées comme l’une des manifestations d’un « populisme » anti-européen. Le rejet de la politique européenne en matière d’environnement serait le fait de « ploucs » peu éveillés à la « modernité politique ». Contre ce type d’interprétation ethnocentriste réduisant la contestation des chasseurs à une simple réaction idéologique d’ordre nationaliste ou localiste, l’analyse sociologique proposée ici vise à rattacher cette mobilisation à ses conditions sociales et politiques de possibilité. L’opposition aux directives européennes en milieu rural n’est pas dissociable de la transformation des sociabilités qu’elles provoquent dans ces territoires. Les règlements européens favorisent en effet le développement de nouveaux usages « récréatifs », davantage contemplatifs, des territoires ruraux, au détriment des activités rurales propres aux classes populaires comme la chasse ou la pêche.
3Il semble par conséquent essentiel d’appréhender la mobilisation des chasseurs de façon contextualisée, en prenant soin de situer ses protagonistes dans l’espace social et d’éclairer les rapports qu’ils entretiennent avec d’autres usagers des territoires ruraux. Seule une étude localisée, au ras des pratiques militantes, offre la possibilité de mettre en évidence les modalités d’entrée des chasseurs dans l’action collective, les formes de leur engagement ainsi que les significations qu’ils donnent à leur lutte. Cet article s’appuie sur une enquête réalisée dans la région de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), dans le prolongement d’un travail de terrain mené depuis une dizaine d’années auprès de salariés de l’industrie résidant dans le marais de Brière. L’entrée dans ce terrain s’est opérée dans le cadre d’une précédente recherche sur le Parti communiste français (PCF), et c’est par l’intermédiaire de militants communistes que nous nous sommes progressivement insérés dans le milieu des chasseurs, pour la plupart ouvriers de l’industrie. De 2003 à 2007, nous avons régulièrement suivi les chasseurs de gibier d’eau dans leurs différentes actions militantes tout en réalisant des entretiens, souvent répétés, avec une dizaine d’entre eux [3]. Les relations d’enquête se sont construites dans la durée et il a fallu plusieurs rencontres avant de réaliser des entretiens approfondis. Si pouvoir mobiliser une connaissance préalable de la région et du monde ouvrier local a été un atout dans cette immersion pratique dans le groupe des chasseurs, elle fut aussi essentielle au moment de l’analyse. Grâce à des travaux précédents menés sur le même espace local, on peut en effet donner de la profondeur historique à la protestation des chasseurs et montrer comment les revendications des chasseurs ont été portées par le PCF avant de l’être par CPNT.
4Notre parti pris ethnographique vise notamment à refuser une approche prégnante en sociologie de l’environnement, qui appréhende les membres de ce groupe de façon décontextualisée, hors de leurs scènes professionnelles en particulier, en surdéterminant leur rapport à « la nature » et aux animaux. Cette approche, que l’on peut qualifier de culturaliste, fait de l’objet « chasse » une catégorie particulière de l’action collective : les chasseurs auraient des formes spécifiques de luttes, renvoyant à un rapport singulier à la violence et aux campagnes, indépendamment de leurs positions dans l’espace social. Nous considérons ici au contraire les chasseurs comme des agents sociaux comme les autres : loin d’être réduits à leur statut d’habitants de zones humides, les chasseurs du marais de Brière sont aussi appréhendés à travers leur activité professionnelle. Il apparaît ainsi qu’à la dimension « ruraliste » – défense d’un territoire face à la ville – de leur mobilisation s’ajoute un autre registre, « populaire », opposant le « peuple » aux « élites ». À l’inverse des lectures en terme de spécificité culturelle, fortement prégnantes lorsque l’on se penche sur ce type de pratiques rurales de plus en plus illégitimes et éloignées des élites lettrées urbaines, on entend désencastrer la mobilisation des chasseurs en la réintégrant dans une visée plus large, celle de la sociologie politique des classes populaires.
5À travers le cas des chasseurs de gibier d’eau et de l’observation de la politisation de leur activité sociale, c’est plus largement certains aspects, à la fois pratiques et symboliques, du rapport des classes populaires au politique que l’on entend éclairer. La mise en évidence d’éléments de permanence et de transformation d’une certaine conflictualité ouvrière conduit en particulier à nuancer l’image d’une démobilisation massive de ces milieux. Fondé essentiellement sur des analyses centrées sur les appareils militants et la participation électorale, le constat d’une dépolitisation générale des classes populaires semble moins évident lorsque l’on s’attache à l’observation des activités sociales et militantes « ordinaires » et des discours qui les accompagnent. Pour appréhender la complexité des attitudes politiques en milieux populaires dans la période contemporaine, période marquée par un affaiblissement des organisations traditionnelles de représentation des mondes ouvriers, il est ainsi fécond de passer par l’observation de pratiques sociales qui ne semblent pas directement politiques, à l’instar des activités liées aux loisirs.
De la gestion associative à la protestation politique : la chasse comme enjeu de mobilisation collective
6On ne peut pas discuter de la chasse en général en supposant l’homogénéité d’une activité qui est en réalité clivée socialement et surtout soumise à une réglementation variable selon les types de chasse. Rappelons ainsi, contre les idées reçues, que toutes les pratiques de chasse ne sont pas en déclin : la chasse à courre, étudiée notamment par Michel et Monique Pinçon, est en essor depuis plusieurs années, avec la création de nouveaux équipages, et n’est pas spécialement menacée par les directives européennes [4]. De l’autre côté de la hiérarchie sociale, la chasse au gibier d’eau, pratique cynégétique fortement caractéristique des classes populaires, est au contraire en réduction constante et soumise à une réglementation accrue. L’enquête présentée ici porte sur cette chasse aux canards sauvages, nommée également « la sauvagine » par ses pratiquants (250 000 environ en France en 2005). Cette chasse est surtout pratiquée dans les départements riverains de l’Atlantique et de la Manche, en particulier dans les arrières-pays ruraux des villes industrielles. Les fonctions sociales de l’exercice de la chasse dans ces régions sont multiples. Soulignons seulement que cette activité populaire joue un rôle important dans la régulation des relations d’interconnaissance car elle repose sur des pratiques profondément collectives : partie de chasse à plusieurs, prêts de huttes, dons de gibier, investissement associatif dans les sociétés de chasse, etc. « Mode d’accès à l’échange de l’estime réciproque [5] », la chasse est ainsi un élément de la gestion des liens de parenté et d’appartenance locale et, dans ses formes populaires d’expression, elle renvoie plus spécifiquement à un « culte du groupe et des valeurs viriles [6] ». Bien qu’elles soient absentes de l’entre-soi masculin des parties de chasse, il serait cependant erroné d’évacuer les femmes de la gestion des liens sociaux dont la chasse est le support. Les mères, épouses ou filles de chasseurs sont en effet au cœur de la sociabilité entourant cette pratique, lors de l’organisation de ball-traps ou de la préparation du gibier. Surtout, elles jouent un rôle central dans la négociation de la place de cette pratique dans le foyer (décoration de l’intérieur, temps de chasse). Les femmes ne voient ainsi pas forcément d’un mauvais œil la poursuite d’une activité qui leur permet non seulement d’assurer un contrôle sur le loisir des adolescents mais également de maintenir des liens avec la belle famille (sorties ou discussions communes entre l’époux et le père par exemple). Notons enfin que, dans les régions industrielles, la chasse est l’un des rares loisirs estivaux facilement accessibles aux ouvriers, et certains peuvent de façon ponctuelle y trouver un moyen de réduire leurs dépenses de consommation.
La réglementation accrue d’une pratique populaire
7Le nombre de chasseurs en général, et celui des « sauvaginiers » en particulier, progresse jusque dans les années 1970, dans un contexte de « dépaysannisation » et de « rurbanisation » [7] ; puis, le nombre de titulaires du permis de chasse se réduit de façon constante (près de 2% par an), entraînant la perte depuis 1977 de plus du tiers des effectifs. Les raisons de ce déclin mériteraient de longs développements qui nous éloigneraient de notre propos. Néanmoins quelques facteurs peuvent être succinctement avancés. Outre les effets directs de la diminution des territoires de chasse dans de nombreux espaces soumis à l’urbanisation et la disparition de certains gibiers, la crise de la chasse est surtout celle du « symbolisme de l’autochtonie [8] » et d’une transmission d’un savoir-faire de plus en plus dévalorisé sur la scène publique [9], surtout dans ses formes populaires [10]. L’une des pistes pour explorer la baisse de la pratique dans les nouvelles générations populaires à partir des années 1970 peut ainsi être celle des effets de la scolarisation de masse, concomitante de la rétraction du nombre de chasseurs. Par l’élargissement des sociabilités juvéniles qu’il provoque [11], la généralisation de l’accès à l’enseignement secondaire semble ainsi défavorable au maintien de cette activité rurale et populaire. La prépondérance d’individus faiblement dotés en capital culturel au sein des associations communales de chasse enquêtées, alors même que le taux de qualification et de diplôme de la population villageoise dans son ensemble progresse, oriente l’interprétation dans ce sens. Mais la crise des processus de socialisation à la chasse n’est pas l’objet de cet article. On cherche plutôt ici à analyser l’impact d’un autre ordre de contraintes, celui, proprement politique, des nouveaux règlements qui encadrent davantage ce loisir.
8Outre l’instauration en 1975 d’un examen préalable à la délivrance du permis de chasser, les limitations réglementaires proviennent surtout d’une application de plus en plus restrictive de la directive européenne de 1979 sur la protection des oiseaux sauvages, elle-même renforcée par la directive « Habitat-Faune-Flore » de 1992. En réduisant constamment les périodes et territoires de chasse, ces règlements conduisent les sauvaginiers à se regrouper au sein de différents mouvements de défense comme l’Union de Défense des Chasses Traditionnelles Françaises (UNDCTF), surtout structurée dans le sud-ouest, ou l’Association Nationale des Chasseurs de Gibier d’Eau (ANCGE), davantage présente dans les départements de la façade maritime du Nord.
9Pour comprendre les ressorts de la mobilisation des chasseurs, il est essentiel de l’appréhender dans une configuration sociale singulière. Partir d’un espace local permet en effet de ne pas dissocier la protestation des chasseurs d’autres mobilisations – municipale, partisane ou syndicale – dans lesquelles ils peuvent également être pris. On l’a dit, le cadre empirique retenu ici est celui du marais de Grande Brière Mottière (Loire-Atlantique) dont les habitants sont essentiellement salariés dans l’industrie navale et aéronautique de Saint-Nazaire. Ce cas est représentatif des zones ouvrières péri-urbaines qui, comme dans la Somme ou le Pas-de-Calais, sont marquées par une fragilisation du secteur industriel associée à une profonde transformation de la sociabilité rurale. Le cœur de la zone est occupé par 7 000 hectares de marais qui ont la particularité d’être en indivision, c’est-à-dire de constituer la propriété collective des habitants des communes dites briéronnes. Depuis une ordonnance royale de 1838, la Commission syndicale de Grande Brière Mottière, où siège un représentant de chaque commune, est chargée de la gestion du marais indivis et notamment de la réglementation des activités de chasse et pêche.
10Au milieu des années 2000, on compte environ 1 500 chasseurs dans le marais (dont 800 chassant le gibier d’eau). Le nombre de pratiquants y décline plus lentement que dans le reste du département, et cette pratique semble résister d’autant plus que la commune est ouvrière. L’évolution du nombre de chasseurs dans la commune centrale du marais, Saint-Joachim, est significative. Dans cette commune très ouvrière [12], les demandes de validation annuelle du permis de chasse augmentent régulièrement des années 1950 aux années 1970 pour se stabiliser autour de 220 validations annuelles jusqu’aux années 1990 (soit 1 chasseur en activité pour 18 habitants) date à partir de laquelle un lent déclin s’amorce. Pour savoir qui sont ces chasseurs dans la dernière période, il est possible de s’appuyer sur des données précises concernant l’année 1996 pour laquelle nous disposons de l’identité des 181 individus qui ont validé cette année-là leur permis à la mairie de Saint-Joachim. Ce sont exclusivement des hommes, originaires pour leur grande majorité de la région : seuls 15 d’entre eux sont nés hors de l’arrondissement de Saint-Nazaire. Concernant la structuration par âge, les trentenaires et quarantenaires sont les plus représentés (53 % du corpus). Contrairement à une image commune, les retraités sont peu nombreux : on chasse lorsque l’on est en âge d’être actif professionnellement.
11Concernant la composition sociale, elle est essentiellement ouvrière car, outre 26 retraités issus de l’industrie, on peut identifier 92 salariés de l’industrie, essentiellement des ouvriers qualifiés de la métallurgie (chaudronniers, soudeurs, fraiseurs, charpentiers, tuyauteurs, etc.), ainsi que 6 membres de l’encadrement technique (agent de maîtrise, dessinateur industriel, etc.). On compte également 10 employés et 3 cadres travaillant dans le secteur des services, auxquels s’ajoutent 10 artisans et commerçants ainsi que 5 étudiants. Un seul « notable » s’est inscrit, un médecin. Soulignons que l’on y retrouve des familles entières : ainsi deux frères (un ajusteur et un chaudronnier, de 44 et 48 ans) avec leurs fils respectifs, deux étudiants de 18 et 19 ans, sont venus valider leur permis le même jour et en même temps que l’un de leurs voisins, un chaudronnier de 45 ans. Derrière cette dimension familiale de la pratique, se dessine la tolérance féminine à l’égard d’une activité masculine qui peut unir famille et belle-famille ou encore rapprocher différentes générations.
12Non seulement la chasse est une activité distinctive des classes populaires mais son encadrement lui-même est fortement populaire. Les sociétés locales de chasse sont en effet le plus souvent animées par des salariés, ouvriers ou techniciens, de l’industrie. Leur investissement associatif est relativement important ainsi que l’illustrent les assemblées générales des sociétés de chasse où la quasi-totalité des sociétaires sont alors présents. La notion de classes populaires prend ici toute sa pertinence [13] : autour d’un groupe central constitué de salariés qualifiés de l’industrie, se greffent des artisans ruraux, des commerçants, des agriculteurs, quelques membres de l’encadrement, tous relativement unis par des liens familiaux et des fréquentations au sein du monde ouvrier. Les artisans et commerçants sont ainsi insérés dans des familles ouvrières, leurs clients sont des ouvriers, et ils vont à la chasse avec des ouvriers. Par rapport aux catégories populaires en voie de paupérisation des quartiers urbains (comme à Saint-Nazaire), les salariés de l’industrie, ainsi que la plupart de leurs « alliés » des services et de l’artisanat, bénéficient d’une relative stabilité au travail et sont « ruralisés » (maintien de pratiques d’élevage, chasse, pêche, etc.). Cette singularité du « peuple » briéron, formé de ruraux ouvriérisés et d’ouvriers empaysannés, joue pleinement dans l’émergence de la mobilisation des chasseurs et dans les registres qu’elle met en œuvre.
La force du nombre contre les actions juridiques des écologistes
13Réaction collective face à une réglementation qui leur est de plus en plus défavorable, la mobilisation des chasseurs de gibier d’eau est surtout liée à la réduction des dates légales de chasse : établie initialement au 14 juillet, la date d’ouverture de la saison est depuis une trentaine d’années progressivement repoussée jusqu’au mois de septembre. Or la spécificité climatique de la région fait qu’il n’y a souvent plus assez d’eau dans le marais et que les canards, de plus en plus élevés par les sociétés communales de chasse elles-mêmes, quittent le marais pour aller vers d’autres zones humides (Lac de Grand-Lieu, Loire, marais salants) et vers des plans de chasse privés qui sont particulièrement agrainées, c’est-à-dire pourvus en grains pour appâter le gibier. Les incompréhensions des chasseurs sont d’autant plus importantes qu’ils estiment que ce sont leurs actions de gestion du gibier (à travers notamment la mise en place de réserves) et d’entretien du marais, qui ont permis de conserver cette zone humide.
14Face aux différents projets agricoles ou touristiques visant à l’assèchement de la zone, plusieurs mouvements sociaux éclatent dès la fin des années 1950. Les chasseurs réclament en particulier le maintien d’un niveau d’eau élevé dans le marais. Ces actions s’inscrivent dans une défense des prérogatives de la Commission syndicale de Grande Brière, perçue comme la garante d’une gestion du marais par les usagers via leurs élus municipaux. À partir du milieu des années 1970 et de la remise en cause de la date du 14 juillet, la contestation des chasseurs s’exprime régulièrement chaque année avec des « sorties » collectives dans le marais (dites aussi « ouvertures sauvages » ou « anticipées ») au moment de la « date traditionnelle » d’ouverture. Les mécontentements s’expriment en particulier à chaque annonce d’une réduction supplémentaire de la durée de la saison de chasse, surtout à partir de 1988, année où l’arrêté préfectoral est cassé par le tribunal administratif de Loire-Atlantique sous l’action des écologistes, repoussant ainsi l’ouverture à la fin du mois de juillet. Le mouvement est national : dans les régions de chasse au gibier d’eau, les sauvaginiers s’engagent dans des actions publiques de protestation en même temps que les écologistes, au nom des directives européennes, entament avec de plus en plus de succès des recours juridiques devant les tribunaux administratifs des départements concernés.
15En Brière, lorsque l’on se penche sur cette protestation dans la dernière période, censée être marquée par une dépolitisation massive des classes populaires, ce qui étonne tout d’abord c’est son importance. Celle-ci se mesure par la densité des associations militantes, l’ampleur des manifestations de rue, la participation aux différentes assemblées générales ou encore le nombre de réunions tenues par les chasseurs. Le calendrier des actions locales au paroxysme du conflit (1990-1994,2001-2003) montre que durant les mois d’été les chasseurs participent chaque semaine à plusieurs rassemblements (dans des établissements publics ou des cafés, mais aussi sur les bords du marais) et manifestations (armées ou non, dans le marais ou dans les principales villes, mais également sur les routes pour perturber la circulation). On est face à une effervescence comparable à celle d’autres mouvements sociaux, comme les grèves étudiantes ou ouvrières, avec une présence militante permanente, une veille sur les lieux de l’action, ici non pas l’usine ou la fac, mais dans les points stratégiques du marais et en particulier au « QG » du Pont de Paille. Sur 800 chasseurs de gibier d’eau, entre 300 et 400 participent aux actions les plus massives.
16Dans le marais de Brière et, plus largement, dans les zones de chasse au gibier d’eau, le processus communautaire et national de réglementation de la chasse transforme ainsi des pratiques associatives de loisir en mobilisations de contestation : outre leur participation avec les sociétés de chasse aux activités de gestion du gibier et des territoires de chasse, participation qui prend un sens davantage politique (vote de motions, soutien public à certains candidats, orientations nouvelles des discussions, etc.), les chasseurs s’organisent au sein d’associations de lutte. Ils mettent alors en œuvre des modes d’action militants (organisation de manifestations, tenue de réunions, constitution de listes électorales, etc.) qui pour beaucoup leur étaient jusqu’ici inconnues [14]. On est clairement face à un processus de politisation tel qu’il est défini par Jacques Lagroye, c’est-à-dire « une requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d’activités [15] ». Pour comprendre davantage les ressorts de cette politisation de la chasse, il est essentiel d’analyser les rapports qu’entretiennent les militants chasseurs avec la scène politique.
Des mobilisations concurrentes de défense de la chasse
17Né en 1989, CPNT donne une visibilité politique à la contestation des chasseurs mais, en Brière comme ailleurs en France, il serait erroné de réduire leur protestation à cette seule expression politique. Contrairement à ce qu’une lecture par « en haut » – c’est-à-dire par les fédérations des chasseurs, par les institutions considérées comme représentatives des chasseurs –, peu attentive aux réseaux de sociabilité locale, pourrait laisser supposer, leur mobilisation s’inscrit dans une longue histoire de conflictualité sociale dont le vote, plus ou moins distancié, en faveur de CPNT n’est qu’une manifestation contemporaine. Ce choix électoral est en outre loin d’être partagé par tous les chasseurs.
Les communistes contre le « tourisme de classe »
18Comme dans d’autres bassins industriels du nord ou du sud-ouest de la France, les chasseurs du marais de Brière soutiennent longtemps les formations de gauche et notamment le PCF. Les réseaux communistes se structurent dans les communes briéronnes à partir des années 1950 autour de fréquentations, souvent syndicales, entretenues dans les ateliers de la construction navale et aéronautique. La rhétorique des communistes locaux autour de la défense des « loisirs populaires » et du maintien d’une « gestion collective » du marais indivis [16] trouve une forte résonance parmi les chasseurs ; résonance renforcée par l’homologie des positions sociales puisque cellules communistes et sociétés locales de chasse sont deux instances très ouvrières. Plusieurs militants communistes sont aussi chasseurs.
19Les représentants locaux du PCF sont soutenus par nombre de chasseurs lorsqu’ils s’engagent dès les années 1950 contre différents projets immobiliers et touristiques, lorsqu’ils s’opposent à « l’appropriation du marais par les grandes fortunes » et à sa transformation en « carte de visite pour industriels ». Le lac de Grand-Lieu tout proche, zone privée appartenant à l’entrepreneur des parfums Guerlain, et le domaine de la Bretesche au nord du marais, ensemble récréatif (golf, centre hippique, tennis, etc.) fondé par une société financière pour ses actionnaires, font office de repoussoir. Les actions du PCF en faveur d’un « tourisme populaire » opposé au « tourisme de classe », symbolisé par la ville voisine de La Baule, sont appréciées par les chasseurs. Ses prises de position rejoignent les craintes locales d’appropriation du marais par les classes aisées citadines et les promoteurs immobiliers :
« Ne verrait-on pas alors cette catégorie de propriétaires s’orienter vers l’accaparement des marais et faire des marais briérons une nouvelle Sologne où la chasse et la pêche seraient réservées à une minorité de la fortune [17]. »
21Les communistes relayent et favorisent ainsi la méfiance populaire face à la constitution du Parc Naturel Régional de Brière à la fin des années 1960 :
« Veut-on faire de la Brière une réserve où les touristes viendront voir comment on vivait il y a un siècle ? Pendant ce temps, d’autres chaumières se construisent de l’autre côté, chaumières de luxe, résidences secondaires pour gros industriels, mais les habitants de Saint-Joachim n’ont pas les moyens, les salaires des chantiers ne leur permettent pas de construire des chaumières de 50 Millions. Veut-on par ces mesures, à plus ou moins longue échéance, obliger la population ouvrière à quitter la région pour s’installer autour des usines, alors que la Brière deviendrait une zone de repos pour les privilégiés, genre Bretesche [18]. »
23C’est suite à une campagne où ils mettent l’accent sur la défense des intérêts des Briérons face au Parc, que les communistes conquièrent leur première mairie dans le département, à Trignac, sur les bords du marais, en 1971, année de la création du Parc.
24La connexion entre la mobilisation des chasseurs et le courant communiste s’articule en particulier autour de la figure de Maurice Rocher, dirigeant communiste et syndicaliste de Saint-Nazaire, d’origine ouvrière, responsable de la fédération du PCF de Loire-Atlantique de 1963 à 1983. Il est lié au marais par sa lignée maternelle, paysanne et commerçante, liens qu’il entretient à travers la pratique de la chasse et l’achat d’une petite chaumière à Saint-Joachim où il passe ses week-ends. La trajectoire de ce militant, ouvrier et chasseur, souligne qu’il ne faut pas déconnecter les deux types de lutte, usinière et cynégétique. Après Trignac, les communistes accèdent à la direction municipale de trois autres communes de la région, dont Saint-Joachim en 1983, et ceci avec le soutien plus ou moins direct des associations de chasseurs. Ces conquêtes s’effectuent notamment sur un programme de limitation du développement touristique et de défense de la « chasse populaire ». Comme l’indique Maurice Rocher, « Les Briérons n’entendent pas sous couvert d’“espace ouvert à tous” laisser petit à petit les groupes privés (sous prétexte par exemple d’organisation de loisirs) faire main basse sur ce qui est leur propriété » [19]. Rappelant constamment que leurs députés au parlement européen sont les seuls à avoir voté contre la directive « oiseaux » de 1979, les communistes se prononcent « pour une chasse populaire et traditionnelle », acquis de la Révolution Française. Ils refusent les directives européennes car, de leur point de vue, elles privilégient « les gros chasseurs au détriment des petits » et transforment la chasse en « une activité quasiment touristique alors que la chasse de 1789 s’érigeait en pratique populaire ». Pour le maire communiste de Saint-Joachim, les nouvelles réglementations favorisent « le retour au temps des seigneurs […] car la chasse ne sera pas interdite pour tout le monde. Elle pourra se pratiquer dans de grandes et belles réserves privées [20] ».
Les « chasseurs-manifestants » contre « les nantis » de la fédération des chasseurs
25Les réseaux associatifs de la chasse sont l’un des rouages permettant l’accession des classes populaires au pouvoir local, et le mouvement des chasseurs use des relais municipaux du PCF d’autant plus que le prestige syndical des candidats ouvriers de ce parti joue aussi auprès des chasseurs, pour la plupart salariés dans les mêmes usines. Si cette mobilisation communiste autour des enjeux du tourisme et de la chasse retarde la structuration de CPNT dans le marais, qui ne s’opère réellement qu’à la fin des années 1990, on peut avancer d’autres raisons liées en premier lieu aux conflits autour de la représentation des chasseurs.
26On l’a vu, c’est surtout à partir de la fin des années 1980 que la réglementation européenne, à travers les actions juridiques des écologistes, a un impact sur les dates de chasse et conduit ainsi au déclenchement d’actions revendicatives. Or, dans leur entreprise de mobilisation, les chasseurs locaux se heurtent aux instances départementales de gestion de la chasse, c’est-à-dire à la fédération des chasseurs de Loire-Atlantique d’où sont directement issus les cadres locaux de CPNT [21]. Si un Comité de défense des chasseurs de Brière se met en place durant l’été 1991, c’est en effet parce que les chasseurs du marais estiment que leur protestation n’est pas prise en compte par la fédération et les organisations qui lui sont directement liées. Les divergences portent sur l’intensité et les modalités d’action : actions massives sur la voie publique et parties de chasse illégales du côté des Briérons, études scientifiques et lobbying du côté de la fédération qui axe l’essentiel de son activité sur la constitution d’une liste CPNT au scrutin régional de 1992. Privilégiant la voix électorale, les « légalistes » de la fédération condamnent les « ouvertures sauvages » et se portent même partie civile à l’encontre de chasseurs verbalisés lors de ces actions. De leur côté, les Briérons vont jusqu’à manifester devant le siège de la fédération à Nantes sur la façade duquel ils lancent de la tourbe de Brière.
27Cette division dans l’action renvoie à une différence de positions sociales : le Comité de défense des chasseurs de Brière est essentiellement animé par des ouvriers alors que la fédération des chasseurs est dirigée par des représentants « professionnels » des chasseurs, le plus souvent salariés de leur institution et issus des classes dominantes en milieu rural, exploitants agricoles et professions libérales notamment. En outre, il y a d’un côté des chasseurs de gibier d’eau et de l’autre surtout des chasseurs de terre. Les dirigeants de la fédération sont dénoncés par les animateurs du Comité de défense comme des « nantis » « cooptés » à la tête de leur organisation, brassant beaucoup d’argent et ne venant jamais « sur le terrain ». À l’instar de ce qu’exprime un chasseur dans une lettre adressée au directeur de la fédération, ils pointent une « politique de privilégiés » menée par une organisation « despotique » qui « favorise aussi les ambitions et les privilèges des chasseurs nantis et la “cour” [du président de la fédération]. Les petits chasseurs ne vous intéressent pas (sauf pour l’argent du timbre) puisque toute votre équipe aura toujours les moyens d’avoir de belles chasses privées [22] ». Un tract de la fin de l’année 1991 exprime également cette opposition aux « moyens énormes qui sont mis en œuvre pour satisfaire le confort d’une poignée de privilégiés » et met en rapport « gaspillages et gueuletons » de la fédération avec les faibles subventions des sociétés de chasse. Il revient sur les critiques formulées par un dirigeant de la fédération à l’encontre des Briérons, qualifiés de « voyous », « casseurs » et « terroristes » : « C’est ce PDG qui se prend pour un général d’opérette qui voudrait mobiliser les mêmes chasseurs pour les prochaines élections en sa faveur ? ». Lorsqu’il s’adresse au président de la fédération, le leader du Comité de défense, ouvrier de la navale, mobilise une rhétorique de classe et d’action directe : « Je ne connais pas un conflit social qui se soit gagné assis derrière un bureau avec de belles paroles [23] ». Il évoque la baisse du niveau d’eau dans le marais « qui favorise [le directeur de la fédération] votre valet chasseur convaincu à “l’agrainage” qui pourrait rentabiliser sa chasse personnelle, encore mieux qu’espéré, en louant son marais aux plus riches des chasseurs ».
28Bien qu’en retrait des luttes collectives, les dirigeants de la fédération peuvent mobiliser des ressources institutionnelles et se présenter lors du scrutin régional de 1992 sous l’étiquette CPNT. Ils reçoivent alors un appui électoral très critique de la part des chasseurs mobilisés. Le directeur de la fédération est élu conseiller régional en obtenant un résultat relativement important dans les communes de Brière (10 % des voix à Saint-Joachim par exemple). Cette situation souligne clairement que le vote pour CPNT n’exprime pas forcément un soutien prononcé. Alors que toute stratégie électorale est souvent déniée aux classes populaires, fréquemment perçues comme unanimistes dans leurs attitudes politiques (voir l’image des « bastions rouges »), l’appropriation des règles de la compétition électorale selon certains enjeux est ici évidente : les habitants du marais de Brière peuvent voter communiste ou socialiste aux élections municipales et législatives, tout en soutenant CPNT aux scrutins régionaux, européens et présidentiels. La situation change sensiblement à la fin des années 1990 avec une réorientation stratégique du vote des chasseurs vers CPNT lorsque les communistes participent à la coalition gouvernementale de « gauche plurielle » avec les Verts puis s’abstiennent lors du vote de la loi chasse du 28 juillet 2000. Celle-ci, suivant les recommandations de la Commission européenne, réduit davantage les dates de chasse et instaure le mercredi sans chasse. « Ce jour-là le groupe communiste a enterré la chasse populaire » martèlent alors les cadres locaux de CPNT. Selon le secrétaire de la société de chasse de Saint-Joachim :
« On a été trahi par le PC, avec la loi Patriat. Alors depuis, on a compris. Ça c’est resté en travers de la gorge. Jusqu’à présent, nous aussi on soutenait le maire de Saint-Joachim, tout se passait bien. Mais avec la trahison, alors là… ».
30Avec d’autres chasseurs, il se présente alors sur une liste d’opposition au maire lors des élections municipales de 2001. Cette réorientation du mouvement des chasseurs vers CPNT renvoie aussi à un impact accru de la politique européenne, avec le projet de mise en réseau de la nature protégée Natura 2000, qui favorise une européanisation des débats : le conseiller régional CPNT accède au Parlement de Strasbourg à l’issue des élections européennes de 1999. Il obtient alors 26 % des suffrages exprimés dans la commune de Saint-Joa-chim. La structuration politique de la protestation des chasseurs est l’expression d’une fragilisation : elle s’opère en même temps que les conditions de la pratique de la chasse au gibier d’eau sont remises en cause. La visibilité politique des chasseurs, avec CPNT notamment, traduit un déclin social. Ainsi, à l’échelon local, si les chasseurs sont conduits à investir davantage les conseils municipaux, c’est parce que leur influence sur le pouvoir politique local décroît. Auparavant, lorsque la société communale de chasse exerçait une influence diffuse sur les édiles locaux, leur entrée dans l’instance municipale n’était pas nécessaire.
31CPNT hérite donc d’une mobilisation collective qui lui préexiste. Issus de la fédération des chasseurs, ses responsables ne jouent un rôle dans l’encadrement local de la protestation des chasseurs qu’à partir de la fin de la décennie. Néanmoins, leurs actions ne débouchent pas sur une véritable structuration militante de CPNT. Les réunions de ce parti sont en effet peu nombreuses et le système d’adhésion et de socialisation peu efficace (beaucoup d’adhérents ignorent tout simplement qui sont les autres adhérents de leur commune). La sociabilité militante des chasseurs se trouve ailleurs, dans d’autres associations « spécialisées » comme l’Association des Chasseurs de gibier d’eau de Grande Brière ou encore dans les sociétés locales de chasse. À l’image du communisme syndical, où les réseaux syndicaux peuvent constituer la force du soutien électoral au PCF sans permettre néanmoins sa structuration militante, la mobilisation associative de chasseurs favorise le soutien à CPNT sans toutefois conduire à son institutionnalisation. Il est ainsi essentiel de ne pas confondre les sociabilités populaires et l’encadrement partisan, en distinguant en l’occurrence ici les réseaux sociaux liés à la chasse et l’organisation censée représenter les chasseurs [24]. Des ouvriers ruralisés se rallient aux défenseurs proclamés de la « ruralité » sans cependant s’identifier pleinement aux notables de cette organisation car ils mobilisent également une grille de lecture ouvriériste des rapports sociaux.
La constitution d’un savoir-faire militant
32Contre les risques d’une analyse segmentée, faire la sociologie de la mobilisation des chasseurs invite à souligner en quoi les modalités de leur lutte sur la scène résidentielle s’éclairent par leur inscription dans d’autres scènes. L’action des chasseurs du marais de Brière pour la défense de leur « loisir » ne peut pas être dissociée de leur ancrage professionnel puisqu’elle repose en partie sur le transfert d’un savoir-faire « militant » acquis dans les usines.
Les ressorts usiniers de la mobilisation
33La protestation des chasseurs briérons est marquée par une combativité ouvrière héritée des pratiques syndicales d’usine avec, en particulier, la constitution de « caisses de solidarité » utilisées en cas de verbalisation des chasseurs devenus braconniers lors des ouvertures « sauvages ». Le lien avec les luttes ouvrières est également prégnant lorsqu’au début des années 2000, suite au report de la date d’ouverture de la chasse consécutif à une action juridique de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), ils mettent en scène l’« occupation » du marais sur le mode d’une occupation d’usine. Selon un leader chasseur, par ailleurs ouvrier syndicaliste de l’aviation que l’on appellera Bernard Mahé : « On attaque notre loisir, alors on va attaquer le leur, en fermant le territoire de la Brière aux observateurs des oiseaux [25] ». Les « AG » se déroulent régulièrement au « Pont de Paille » à Trignac, commune la plus ouvrière de tout le département et creuset des luttes syndicales à partir de la fin du XIXe siècle. Dans leurs modalités d’organisation, elles rappellent les « AG » tenues sur le « terre-plein » de Penhoët, lieu de rassemblement des ouvriers de la Navale lors des mouvements sociaux. Plus généralement, lorsqu’ils s’engagent dans des manifestations sur la voie publique (blocage du Pont de Saint-Nazaire, rassemblement devant la sous-préfecture, etc.), certains chasseurs connaissent déjà les parcours qu’ils ont empruntés lors des différents conflits sociaux qui ont secoué la métallurgie nazairienne. Beaucoup ont déjà participé à des actions militantes dans le cadre de la défense de leur emploi ou de l’amélioration de leurs conditions de travail. Les modalités de la contestation des chasseurs renvoient à une expression militante ouvrière : diffusion de tracts et de pétitions, organisation d’« AG », constitution de délégations pour rencontrer les autorités, établissement d’un service d’ordre, etc. S’ils ont une connaissance pratique de la lutte collective et s’ils ont appris par leurs histoires personnelles et familiales à en approuver la légitimité, la plupart des chasseurs ne sont cependant dans l’enceinte usinière que des « suiveurs » : généralement simples cotisants au syndicat ou non syndiqués, ils ne se joignent pas à l’ensemble des grèves et ne se mobilisent que lors des temps forts des conflits. Seuls quelquesuns, peu nombreux, mobilisent directement un savoir-faire militant acquis ailleurs. C’est évidemment le cas de Maurice Rocher, militant CGT et dirigeant du PCF jusque dans les années 1980, qui peut, dans le cadre de cet engagement, lutter aux côtés de chasseurs peu politisés ou même situés à droite. Ces derniers apprécient ses qualités d’orateur, d’organisateur et de contradicteur face aux représentants des institutions publiques [26].
34Pour la période plus récente, B. Mahé, responsable de la principale association de défense de la chasse dans le marais, est le leader le plus influent. Cet ouvrier qualifié de l’aviation (son père fut également ouvrier puis agent de maîtrise dans la même entreprise) peut en effet mobiliser un savoir-faire militant acquis dans l’usine où il a été délégué d’atelier Force ouvrière (FO) et militant à l’Organisation communiste internationaliste (OCI). Il s’appuie également sur des ressources scolaires hors normes pour les ouvriers de sa génération car il est titulaire d’un bac technologique de gestion obtenu en 1973. Surtout, par rapport à ses collègues d’atelier, il a travaillé comme employé au service achat avant de choisir volontairement de retourner en atelier afin de faire les 3/8 et de pouvoir plus facilement chasser. Envoi de courriers aux médias locaux, rédaction et distribution de tracts et de pétitions, prises de parole en public, encadrement des manifestations de masse : il a acquis ces compétences dans l’industrie aéronautique et peut les réactiver dans le marais. Sa fréquentation du milieu trotskiste de FO l’aide pour faire face aux situations exigeant la discrétion, en particulier lorsqu’une cellule d’investigation de la gendarmerie est chargée de la surveillance du marais et met sur écoute certains chasseurs.
35La formation militante s’effectue dans les deux sens : l’expérience qu’il acquiert dans les années 2000 en devenant le principal leader des chasseurs dans le marais lui permet également de déployer une action militante massive dans son entreprise. B. Mahé est ainsi directement à l’origine du conflit, à la répercussion nationale, qui secoue Airbus en juin 2007 après l’annonce de la fermeture d’un des deux sites de la région de Saint-Nazaire : devançant les syndicats, il appuie un mouvement spontané de grève et met en place avec les jeunes ouvriers les plus mobilisés, puis certains représentants syndicaux, une « coordination de salariés » dont il est le principal porte-parole durant les sept jours de grève. Les deux types de conflits, dans l’usine et dans le marais, ne sont pas déconnectés. Les chasseurs, pour la plupart salariés d’Airbus ou des chantiers navals, le savent et reconnaissent ses qualités de meneur.
Un double registre ruraliste et ouvriériste
36Les conflits usiniers marquent de leur empreinte la mobilisation des chasseurs. Ceci peut se lire, comme on vient de le voir, dans les modalités pratiques des actions menées et dans le type d’acteurs engagés, mais aussi dans une lecture que font les chasseurs du conflit en termes de classe. La lutte est en effet mise en scène par ses protagonistes dans une rhétorique d’opposition entre « eux » et « nous », opposition qui renvoie moins à un ethos populaire qui serait donné « par essence » qu’à l’héritage d’une socialisation issue des usines et des organisations ouvrières de cette région à la forte conflictualité sociale. Les acteurs des débats autour de la chasse et de la gestion du marais sont ainsi fréquemment appréhendés à travers leur position dans les rapports sociaux à l’usine. Tel élu ou responsable associatif est ramené à sa situation dans l’usine : « petit chef », « jaune », « cadre », etc. Lorsque les ouvriers chasseurs entrent en conflit avec le président de la Commission syndicale, ils savent par exemple qu’ils ont en face d’eux un ancien cadre de la Navale. Une rhétorique anti-chef est régulièrement activée, comme on l’a déjà montré, à l’égard des dirigeants de la fédération des chasseurs, associés à des patrons fainéants et inefficaces, éloignés de la base : le président de la fédération est avant tout « le PDG », caricaturé dans les tracs comme obèse et paresseux.
37Plus généralement, c’est un registre de classe qui peut être mobilisé par les chasseurs lorsqu’ils opposent leur « chasse populaire » à « l’Europe des clercs », lorsqu’ils entendent défendre leur loisir sur le marais indivis face aux zones privées et agrainées. Beaucoup associent ainsi défense de la chasse et défense du monde du travail à l’instar de ce tuyauteur aux chantiers navals, Philippe Vince, qui inscrit son action militante de chasseur dans la continuité de celle de son grand-père pendant le Front populaire :
« Nous on est de gauche, on est des prolétariens, on est ouvriers. Mon grand-père a travaillé sur les chantiers toute sa vie, mon père aussi. C’est ce que je vais faire moi aussi. Puis il en faut des gens comme ça. On est fiers d’être des gens comme ça ! Puis on est content d’être comme ça. Ce qui est malheureux maintenant, c’est qu’on nous emmerde ! Parce que avant, ils travaillaient 10 heures par jour, même le samedi, et puis ils allaient à la pêche le soir quand ils revenaient du boulot, et à la chasse le dimanche. Ils n’étaient pas emmerdés. Nous on travaille peut-être un peu moins. […] On peut prendre nos vacances comme tout le monde parce qu’il y a eu les congés payés. On a été bien content d’avoir les congés payés, mais maintenant on peut plus faire ce qu’on veut durant la période ! Quand la chasse va commencer, je pourrai même pas y aller car je serai plus en congé. Les canards, ils vont partir et c’est tout. »
39À ce registre ouvriériste de la mobilisation, s’ajoute une autre dimension, d’ordre ruraliste, mettant en scène la défense d’un territoire et l’opposition à la ville. La protestation des chasseurs s’inscrit en effet dans la continuité d’une lutte séculaire contre la remise en cause des prérogatives des usagers sur le marais. Derrière la constante référence au « maintien des us et coutumes de la Brière » et à « la défense de la souveraineté de la Commission syndicale sur la gestion du marais » face à la nouvelle réglementation de la chasse, il s’agit de préserver la propriété collective du site dans la suite de combats menés du 19e siècle aux années 1950 contre la mainmise des élites urbaines (promoteurs, aménageurs, etc.) sur le marais et contre différents projets d’assèchement du marais [27]. Maintenir une gestion collective, par l’intermédiaire de la Commission syndicale, sur les réserves de chasse, c’est s’opposer à un « tourisme de luxe », symbolisé par les réserves qui depuis les années 1980 s’établissent hors du contrôle des chasseurs et deviennent des « zones de visite tarifée » avec guide ornithologique essentiellement pour « citadins ». Le Lac de Grand lieu vendu à l’Etat par Guerlain ou encore une ancienne parcelle des marais salants de Guérande gérée par la Société pour l’étude et la protection de la nature sont au cœur des critiques des chasseurs. En 1992, par exemple, le Comité de défense des chasseurs entend « empêcher ce genre d’association non briéronne à but lucratif (2 490 F le séjour) de profiter sans autorisation de terrains qui ne sont pas les leurs » [28]. Sous la pression des chasseurs, la Commission syndicale interdit pédalos, planche à voile, dériveurs, mini-voiliers et autres activités de loisirs ou de sports dans le marais indivis. La lutte pour la défense de la chasse s’ancre ainsi dans une opposition aux touristes perçus comme envahissant à l’image de ce qu’exprime à plusieurs reprises B. Mahé :
« Ces gens-là ont vraiment besoin de s’oxygéner, je les comprends. Seulement ces gens sont arrivés dans notre campagne […], certains sont venus à la campagne en territoire conquis, ils sont arrivés là en disant « Ben tous ces chemins, c’est à nous ! ». Parce que nous aussi on a des activités nature, il n’y a pas que la LPO qui peut parler d’activité nature ! Nous aussi on avait les nôtres ! Et bien ces gens-là ont remis en cause ce qu’on faisait : on voyait un fusil et bien automatiquement le fusil, il représente l’assassin. »
41La dichotomie entre « eux » et « nous », qui transparaît constamment dans les entretiens et le matériel local de propagande, se nourrit donc d’une double dimension, ouvriériste et ruraliste. Dans le rejet de la ville et des touristes, le registre de classe peut s’effacer, et la thématique de la défense du territoire peut primer. Source de tensions, lors du vote notamment, l’articulation entre les deux registres n’est cependant pas vécue de façon contradictoire par ces ouvriers ruralisés. Marqué par une socialisation à la fois industrielle et rurale, leur rapport au monde s’est autant forgé lors des jeux de l’enfance dans les marais que dans les centres apprentissage des usines. On comprend ainsi mieux la gestion du passage d’un vote communiste au soutien à CPNT. Les activités rurale des Briérons (pêche, chasse, élevage, etc.) les rendent sensibles aux discours du « parti de la ruralité », même s’ils sont nombreux à estimer que la protestation portée par CPNT n’est pas totalement la leur car elle euphémise les rapports de classe.
Des formes populaires d’expression politique
42Après avoir montré en quoi la contestation des chasseurs peut être rattachée aux luttes ouvrières « classiques », on voudrait maintenant pointer quelques-uns de ses aspects singuliers. Cette protestation offre en effet la possibilité d’éclairer certains modes d’action militante caractérisant les catégories populaires dans la période récente. Elle laisse en particulier apparaître un rapport au politique de moins en moins médiatisé par des structures d’encadrement (syndicats, partis, associations).
L’apprentissage du militantisme
43À la différence de ce qui s’observe le plus souvent dans les scènes syndicale et partisane, le processus de délégation tendant à produire des dirigeants éloignés des milieux populaires qu’ils sont censés représenter est particulièrement faible dans le cas de la mobilisation étudiée. À part quelques leaders disposant de ressources scolaires plus importantes, comme B. Mahé, il est difficile de cerner une élite militante éloignée de « la base » des chasseurs : ce sont des ouvriers dotés d’un CAP, employés dans l’industrie, qui prennent en charge une mobilisation en s’appuyant sur une bonne connaissance du marais et une insertion dans les réseaux de sociabilité liés à la chasse [29].
44La structuration de la protestation des chasseurs entraîne une promotion des catégories ouvrières dans des instances où elles sont souvent absentes. Beaucoup de chasseurs d’origine ouvrière doivent pour la première fois prendre la parole en public ou parler aux journalistes. Ils peuvent également être amenés à participer à des réunions avec le sous-préfet de Saint-Nazaire ou encore à se présenter aux élections municipales, comme en 2001 où ils constituent des listes contre les équipes de gauche en place. L’intrusion de CPNT sur la scène politique locale introduit ainsi une présence accrue d’ouvriers, employés et techniciens aux différents scrutins à l’encontre d’un mouvement général mettant à distance ces catégories sociales de la scène électorale. Lors des élections législatives de 2007, CPNT est ainsi représenté dans la circonscription de Saint-Nazaire par la fille d’un ouvrier chasseur, qui est elle-même, grâce à un BEP Vente, responsable d’un petit magasin, et mariée à un agent technique d’Airbus. Son suppléant est ouvrier tuyauteur. Alors même que l’entreprise communiste de mobilisation des classes populaires tend à se gripper (en même temps que leur audience décroît, les représentants locaux du PCF sont de plus en plus éloignés du monde du travail ouvrier), le mouvement des chasseurs conduit des agents socialement défavorisés à investir un espace public où ils sont le plus souvent invisibles.
45Prenons le cas de Patrick Aoustin. Il est ouvrier qualifié dans une carrière (conducteur d’installation, titulaire d’un CAP) après avoir travaillé dans une raffinerie puis une laiterie, et issu d’une famille ouvrière de la Navale (son père et ses deux frères y travaillent). Il présente son engagement pour la chasse comme un apprentissage peu évident rendu nécessaire (« sinon c’est le marais qui va nous filer entre les doigts »). Adolescent, à la fin des années 1980, il commence à « faire des ouvertures » dans le marais avec son père :
« On tirait des coups de fusils en l’air. […] à c’t’époque là, j’m’occupais pas du tout de tout ce qui est administration… c’était pour montrer notre mécontentement. »
47Par « administration », P. Aoustin entend l’engagement dans une association. Son entrée dans le bureau de celle-ci n’est pas évidente : « Ça a été dur à rentrer dedans. Secrétaire adjoint… Ouah ! J’ai pas fait des grandes études, moi ! ». Longtemps caractérisé par une distance à la politique légitime (il n’est pas syndiqué, vote pour le FN ou s’abstient), cet ouvrier mobilise alors progressivement une grille de lecture de la vie politique.
48Si, contrairement au PCF, la promotion des classes populaires n’est pas un objectif revendiqué, c’est une lutte permanente pour des individus qui font peu confiance aux notables et qui éprouvent des difficultés à s’estimer « crédibles » dans leur rapport avec les élus locaux et les représentants de l’État. Être à l’aise dans le marais et lors des manifestations n’est pas suffisant. Le handicap culturel ressurgit dans l’organisation routinière du militantisme : préparation des réunions, rédaction des tracts, intervention auprès de la presse locale, envoi de courrier au sous-préfet, etc. Cette difficulté s’observe lors des assemblées de la Commission syndicale où les chasseurs sont face à des élus municipaux, souvent enseignants ou membres de l’encadrement à l’usine, perçus comme des milieux lettrés aux compétences administratives mais ayant peu de connaissance pratique de la Brière. Les élus siègent à la table et s’expriment assis dans un micro à tour de rôle alors que les chasseurs, au fond de la salle, le plus souvent debout, prennent la parole de façon musclée et souvent collective. Cette gestion de la prise de parole publique peut passer par la consommation d’alcool qui permet de dépasser les inhibitions [30]. L’usage de l’alcool est à la fois un ressort pour la confiance de soi et une menace permanente pour l’efficacité et la crédibilité du mouvement : les leaders sont moins soutenus lorsqu’ils gèrent difficilement la boisson ou s’entourent de chasseurs peu maîtrisables. Dans l’espace de concurrence qu’est la scène associative de défense de la chasse, la question des compétences oratoires liées au bagage scolaire est centrale. C’est sous cet angle que peut se lire en partie le passage d’un leadership de la contestation assuré par l’ouvrier à CAP P. Vince à celui de B. Mahé, bachelier et ancien employé administratif. Lorsque plusieurs chasseurs se détournent en 2001 du premier au profit du second, c’est l’« instruction » ainsi que l’usage de l’alcool qui sont mis en avant. L’entourage de P. Vince, de jeunes ouvriers peu contrôlables, semble en particulier poser problème à beaucoup. Mais P. Vince le reconnaît lui-même : « [B. Mahé] est plus médiatique, il est sûrement resté à l’école plus longtemps que moi. Il sait mieux s’exprimer, prendre la parole. »
49Tous soulignent que leur engagement ne va pas de soi. Selon le secrétaire d’une société de chasse, fils d’ouvrier et lui-même longtemps ajusteur outilleur avant de passer dans la maîtrise : « On a appris à faire des choses. Sûrement mal sans doute parce qu’on n’est pas des politiques dans l’âme ». Il évoque la difficulté pour beaucoup à entrer dans l’action collective :
« Y a des gens qui ont des difficultés pour s’exprimer, donc on peut pas leur en vouloir non plus […]. On ne peut pas en vouloir aux gens, ils ont déjà eu le courage de se présenter, c’est déjà bien, après il faut les aider. Chacun agit en fonction de ses compétences, c’est sûr. On le sait que trop, ça […]. L’important, c’est que nous chasseurs, nous citoyens français, on se doit aussi de s’investir dans les municipalités parce qu’on a des choses à dire, et on est aussi doués que les autres, on est capable de gérer une commune. »
51« Il n’y a qu’une seule façon de les [les hommes politiques] faire bouger, c’est le poids politique ! Politique ! CPNT ! ». Le martèlement lors des interviews de la nécessité de passer au « politique » signe comme un aveu de la difficulté à s’organiser. C’est au nom de l’influence grandissante des écologistes et de leur investissement supposé des lieux de pouvoir, en particulier à l’échelon européen, que l’engagement politique est assumé :
« Les autres costauds, là, ils ont de l’argent, ils sont bien placés, et ils ont des pouvoirs. Bah… ils nous ont pas loupés ! […]. C’est là-haut, faut y aller. C’est pour ça que maintenant faut être politique à bloc, à bloc, à bloc » (P. Aoustin). « Le malheur c’est que la chasse, c’est pas nous qui l’avons mise sur le terrain politique, c’est là que ça se passe, on est obligés. […] C’est dommage d’amener la nature sur le terrain politique, sur un terrain mafieux, nul, faux. C’est comme ça, mais on a été forcé d’y aller, c’est triste. Avec leur truc d’intérêt communautaire » (B. Mahé).
53Comme le souligne C. Traïni, « l’isoloir » est mobilisé contre « le prétoire [31] » : l’activisme électoral des chasseurs vise à répondre au succès de l’investissement médiatique et juridique des défenseurs de la cause animale.
Des formes non conventionnelles de protestation
54Par rapport aux entreprises politiques ou syndicales « traditionnelles » de mobilisation des classes populaires comme le PCF ou les syndicats, on est ici face à des formes populaires de politisation singulières, marquées notamment par la faiblesse de leur encadrement institutionnel (à l’image de la faible structuration populaire de CPNT) et l’importance des aspects non conventionnels (actions illégales, mise en scène d’une violence collective).
55Tout d’abord, la politisation populaire que l’on peut lire dans ce conflit met en avant les valeurs de la participation directe contre l’idée de représentation. Cette exigence prend plusieurs formes et, en premier lieu, celle de consultations régulières lors des actions les plus importantes : les chasseurs suivent leurs représentants lors des réunions et se rassemblent fréquemment. Lors des réunions « en salle », les débats sont virulents et le vote à main levée est une règle, imposée notamment aux élus de la Commission syndicale. Dans cette perspective d’action directe, les chasseurs peuvent également aller en groupe au domicile des élus pour les contraindre à la discussion. Le 14 juillet 2004, ils vont ainsi directement chez le président de la Commission syndicale pour le forcer à rediscuter l’accord sur la hauteur d’eau du marais : une délégation se constitue et les autres attendent dehors.
56Des formes d’expression militante peu légitimes sur d’autres scènes, notamment sur le terrain usinier, apparaissent. Ainsi, contrairement aux tracts syndicaux, la plupart des tracts de défense de la chasse circulant dans le marais ne sont pas signés par un groupe identifiable mais par des collectifs informels tels « Des chasseurs en colère ». L’écart avec l’expression ouvrière dans ses formes syndicales et partisanes s’observe surtout dans les thématiques des invectives, avec notamment des références constantes au fascisme et à la Seconde guerre mondiale. Dans certains tracts, signés par exemple « La Résistance Briéronne », les chasseurs qui ne soutiennent pas le mouvement sont qualifiés de « collabos » et les dirigeants de la fédération des chasseurs caricaturés en soldats allemands affublés de croix gammées. Ainsi que l’illustre la mise en scène de lutte contre « ceux qui cherchent à prostituer la Brière », cette expression populaire non encadrée prend aussi la forme du recours aux thématiques sexuelles. Tel responsable de la fédération des chasseurs perçu comme peu combatif est ainsi caricaturé avec un pénis coupé et « en attente de prothèse » ou encore différents personnages sodomisés représentent la domination des chasseurs de gibier d’eau par l’Union européenne.
57Cette conflictualité populaire s’exprime particulièrement à l’approche de l’ouverture de la période de chasse avec l’organisation de parties de chasse illégales chaque dimanche à partir du 14 juillet. On est bien en présence d’initiatives militantes qui dépassent le simple braconnage car elles sont mises en scène de façon protestataire et sont menées de façon collective. Les « chasseursmanifestants » tels qu’ils se nomment eux-mêmes s’opposent ainsi aux « braconniers » et « viandards », engagés eux dans des actions individuelles au même moment. Par ces « ouvertures », ils entendent « manifester sur le terrain » l’opposition aux règlements européens. En règle générale, les chasseurs contestataires se retrouvent vers 4h30. Ils vont chasser puis se retrouvent pour décider des actions à mener (dépôt du gibier aux maisons de retraite, manifestation, distribution de tracts, etc.). Ces actions sont quelquefois appuyées de façon symbolique, toujours dans une grammaire conflictuelle révolutionnaire, par la distribution d’un « arrêté d’initiative populaire » fixant la période d’ouverture de la chasse aux couleurs de la France. L’action est soutenue par des consignes – chasser en groupe, prélever peu de gibier, manifester sans armes – diffusées publiquement, notamment par tracts ou déclarations de presse.
58Parallèlement à ces actions portées par des revendications explicites, certains chasseurs conduisent des opérations illégales, dont ils ne revendiquent pas la responsabilité au-delà d’un cercle restreint de proches mais qui sont considérées par tous comme l’expression plus ou moins légitime d’une contestation. Outre les pressions physiques exercées, avec succès en général, sur les gardeschasses qui tentent de verbaliser les contrevenants (destruction des procèsverbaux, intimidation avec armes, etc.), des actions de menace sont menées hors des parties de chasse : incendie des engins travaillant au curage des canaux, coups de feu sur des panneaux de signalisation, abatage d’arbres anciens sur le site d’une manifestation touristique. Cette mise en scène d’une violence collective s’exerce surtout à l’encontre des établissements symbolisant la réglementation de la chasse, en particulier le Parc naturel régional de Brière, avec les incendies de ses installations et notamment la destruction spectaculaire du centre administratif en 2000. Quelques mois plus tôt, un tract circulant dans le marais se finissait ainsi « BRIERON MAITRE CHEZ LUI… sinon, attention aux paillotes… ».
59Les individus peuvent également être la cible de ces actions non revendiquées. Lors du vote de la loi chasse de 2000, des graffitis injurieux sont ainsi barbouillés avec du goudron bitumeux sur la maison d’un maire socialiste (outre des menaces de morts en patois local, on peut lire « PS + PC = Verts »). Et c’est surtout un guide naturaliste, membre de la LPO, qui est la cible de certains chasseurs : il doit quitter la région après que ses chalands aient été défoncés à coup de pioches et ses installations détruites par le feu. Installé dans le marais depuis 1996, cet ancien employé de la Navale a tout d’abord de bonnes relations avec les chasseurs. C’est dans le contexte précis de la divulgation de ses projets personnels de développements touristique et de nouvelles actions juridiques menées la LPO que les relations s’enveniment.
60Loin d’être une donnée permanente, la violence des chasseurs apparaît dans des contextes spécifiques liés aux évolutions de la réglementation : elle a une signification politique. Pour ses protagonistes, elle est vue comme un moyen de s’opposer aux actions juridiques des écologistes « infiltrés dans les ministères » qui, grâce à l’Union européenne, ont établi un rapport de force qui leur est favorable. La mise en scène d’une violence physique répond dans leur esprit à la « violence symbolique » des médias et institutions étatiques liées aux écologistes et à leurs « amis ». C’est pourquoi cette violence trouve son paroxysme lors de l’été 2001 avec notamment le massacre d’une centaine d’oiseaux protégés quelques jours après que le tribunal administratif de Nantes ait ordonné le report de l’ouverture de la chasse, donnant raison à la LPO qui avait intenté un recours en référé [32].
61Si les expressions violentes de la contestation peuvent être déplorées par les chasseurs, leurs auteurs ne sont pas dénoncés aux autorités. Même regretté, le recours à la violence est implicitement pensé comme « légitime ». C’est ce qu’exprime B. Mahé : « La Brière, elle est en état de légitime défense par rapport à la directive oiseaux ». Ce leader est pourtant à l’origine de la pacification progressive du mouvement dans la dernière période, pacification conduite sous l’impulsion de CPNT, qui peut être vue comme entreprise d’organisation de la lutte des chasseurs autour d’actions conventionnelles privilégiant la scène politique et juridique. B. Mahé travaille ainsi à encadrer la protestation. Les manifestations sans fusils et les distributions de tracts pour « sensibiliser la population » sont privilégiées, tandis que les pétards, la farine et les œufs « sont strictement à prohiber sur les marchés ». Il indique par voie de presse qu’il ne faut « pas être agressif vis-à-vis des locaux ou de vacanciers ». On est ici dans le cas bien connu d’une « normalisation » d’une protestation populaire sous l’impulsion de ses éléments les plus politisés.
62Loin d’être homogène, le monde de la chasse est traversé par des conflits sociaux internes opposant en particulier des groupements populaires à des représentants institutionnels issus des classes supérieures. Loin des représentations courantes selon lesquelles la chasse serait le terrain par excellence où les différences socio-professionnelles se dissiperaient par le partage d’une « passion commune » (idée prégnante en anthropologie voir en sociologie de l’environnement où le seul statut de « chasseur » peut suffire quelques fois à qualifier socialement les enquêtés), la position sociale joue pleinement dans l’implication concrète au sein des réseaux associatifs liés à la chasse et surtout dans les formes d’engagement pour sa défense. À travers le cas de la protestation des chasseurs de la région de Saint-Nazaire, ce sont ainsi certains aspects du rapport des classes populaires au politique dans la période contemporaine qui ont pu être éclairés et, en particulier, une politisation conflictuelle peu encadrée. Le mouvement social des chasseurs du marais de Brière échappe en effet en partie à la rationalisation idéologique des cadres de CPNT et s’opère sous l’impulsion de leaders ouvriers. Ceci amène à interroger l’image actuelle d’une dépolitisation massive des classes populaires. Ce constat est essentiellement appuyé par l’analyse de leur démobilisation électorale et de leur retrait des organisations militantes. Or la distanciation populaire à l’égard de la politique légitime ne peut être lue simplement comme l’indice d’une démobilisation générale, comme une indifférence à l’égard des affaires politiques. Le diagnostic semble en effet moins assuré lorsque l’on s’efforce de déplacer le regard des seuls phénomènes de représentation – électorale et partisane – des classes populaires pour s’attacher à dévoiler le sens politique de pratiques et discours déployés dans le cadre de leurs activités sociales quotidiennes. Au-delà de la fragilisation des organisations représentatives des classes populaires ou encore de l’augmentation de l’abstention électorale dans ces milieux, lorsque l’on oriente la focale vers certaines pratiques sociales localisées, on peut cerner, dans certains contextes singuliers, la permanence d’une conflictualité populaire structurée autour d’enjeux renouvelés comme le nouvel ordre européen. Permanence, car le registre de classe que l’on associe à la politisation ouvrière « classique », ne semble pas avoir disparu. La rhétorique d’opposition entre « nous » et « eux » est mobilisée par les chasseurs lorsqu’ils dénoncent l’inégalité sociale de la distribution des compétences nécessaires pour l’accès aux arènes judiciaires et médiatiques, lorsqu’ils mettent en scène leur opposition avec des associations de protection de la nature animées par des agents fortement dotés en ressources culturelles et sociales, résidant le plus souvent en ville et pouvant s’appuyer sur les institutions européennes pour défendre leur vision des activités rurales légitimes.
63En cela, choisir de travailler sur la mobilisation d’un groupe de chasseurs, essentiellement salariés de l’industrie, n’est pas anodin. On a voulu par là contribuer à lutter contre l’invisibilité des classes populaires en politique à laquelle les sciences sociales ont pu participer par des choix de méthodes et surtout d’objets. Certaines orientations de la sociologie des mobilisations qui, pour une part, s’est construite en effaçant les objets du « mouvement ouvrier » a pu en effet freiner la prise en compte des recompositions politiques en milieux populaires. Sous l’impulsion d’Alain Touraine notamment, l’analyse de la singularité des mouvements contestataires qui émergent dans les années 1960 et 1970 s’est s’adossée à une théorie du déclin des clivages socio-économiques et du passage à une « société post-industrielle ». Dans son sillage, la rhétorique des « nouveaux mouvements sociaux » a tendu à mettre à distance les militants ouvriers renvoyés à des formes anciennes de militantisme, d’ordre syndical et partisan notamment. Dans une logique peu soucieuse d’historicisation, elle a instauré une séparation entre les nouvelles mobilisations aux revendications dites « qualitatives » et l’ancien mouvement ouvrier centré sur les conditions de travail et les préoccupations « matérialistes ». Certes, dans la période récente, le « retour de l’acteur » et la minimisation des appartenances sociales dans la compréhension des logiques de l’action collective ont été largement contestés, en particulier dans le cadre d’une lecture critique des travaux de Jacques Ion sur « l’engagement distancié [33] ». Néanmoins, les groupes investis et les types de protestations privilégiés par la sociologie des mobilisations restent marqués par leur distance aux mondes ouvriers. Les mobilisations étudiées concernent essentiellement les « classes moyennes » ou « les plus démunis », notamment « les sans » (travail, logement, papiers), laissant largement de côté le cœur des classes populaires, le salariat industriel et les nouvelles figures ouvrières des services. Dans le cas étudié ici, il ne semble pas pertinent de séparer un activisme concernant les visions de la « nature » de revendications « matérialistes » liées notamment aux conditions de travail [34]. Nous avons abordé une mobilisation que certains pourraient qualifier de « nouvelle » dans le sens où elle porte sur des enjeux supposés nouveaux (l’environnement, les loisirs) et qu’elle met en œuvre des pratiques de lutte non conventionnelles (comité de lutte, recours à la violence), éloignées des activités militantes d’appareils. Or, lorsqu’on mène une étude empirique sur certains groupes de chasseurs, il apparaît que leur lutte n’est pas éloignée de la question classique des « conflits sociaux » et qu’elle peut renvoyer au « mouvement ouvrier » de par sa composition sociale et les répertoires d’action employés. Sont ainsi remises en cause des oppositions un peu trop durcies entre « mouvement ouvrier » et « nouveaux mouvements sociaux », entre conflits du travail et conflits qui ont pu être qualifiés de « post-modernes ».
Notes
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[1]
Cet article constitue un approfondissement de notre contribution « L’impact communautaire sur la politisation des classes populaires en milieu rural », in Baisnée (O.), Pasquier (R.), dir., L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et sociétés politiques nationales, Paris, CNRS Éditions, 2007. Je tiens à remercier J.-N. Retière et I. Bruneau pour leur lecture critique d’une première version de ce texte.
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[2]
Cf. Pierru (E.), Vignon (S.), « L’inconnue de l’équation FN : ruralité et extrême droite. Quelques éléments sur le département de la Somme », in Antoine (A.), Mischi (J.), dir., Sociabilité et politique en milieu rural, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.
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[3]
Au travail proprement ethnographique s’ajoute une importante recherche documentaire menée dans les institutions publiques (mairies, sous-préfecture, fédérations des chasseurs) et surtout chez les militants. Ces derniers ont mis à notre disposition un matériel très riche (tracts, affichettes, banderoles, photos, etc.).
-
[4]
Pinçon (M.), Pinçon-Charlot (M.), La chasse à courre : diversité sociale et culte de la nature, Paris, Payot, 2003.
-
[5]
Traïni (C.), Les braconniers de la République, Paris, PUF, 2003, p. 16.
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[6]
Bozon (M.), Chamboredon (J.-C.), « L’organisation sociale de la chasse en France et la signification de la pratique », Ethnologie française, n°1,1980, p. 77.
-
[7]
C’est à travers ce double phénomène de déclin de l’agriculture et d’investissement des espaces ruraux par des populations nouvellement urbaines que l’on peut, avec J.-C. Chamboredon, lire la croissance du nombre de chasseurs dans les années 1960-70 : pratiquée de plus en plus par d’anciens ruraux travaillant en ville, la chasse est un moyen de mettre en scène une appartenance symbolique à l’espace villageois ; Chamboredon (J.-C.), « La diffusion de la chasse et la transformation des usages sociaux de l’espace rural », Etudes rurales, 87-88,1982.
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[8]
Ce sont en effet les conditions d’une mise en scène de l’appartenance locale, à la fois populaire et virile, qui sont plus largement remises en cause. Sur cette recomposition générale de l’autochotonie des classes populaires, comme ensemble des ressources que procure l’appartenance à un réseau de relation localisé, cf. Retière (J.-N.), « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 63, 2003 et Renahy (N.), Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2005.
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[9]
Sur ce travail de dénonciation morale qu’opèrent notamment les défenseurs de la cause animale, cf. Traïni (C.), Les braconniers de la République, op. cit., p. 52-105. Les répercussions de ce travail peuvent se lire dans : Fradkine (H.), Chasser aujourd’hui : éléments de sociologie d’une pratique en perte de légitimité, Mémoire pour le master de recherche en sociologie, IEP Paris, 2006.
-
[10]
Avant d’être disqualifiée de l’extérieur, par les « anti-chasse », la pratique populaire de la chasse l’est d’abord en interne avec la diffusion d’un modèle de « loisir aristocratique-bourgeois » faisant du chasseur un sportif et gestionnaire opposé à l’image du « viandard » : Fabiani (J.-L.), « Quand la chasse populaire devient un sport. La redéfinition sociale d’un loisir traditionnel », Études rurales, 87-88,1982.
-
[11]
Auquel s’ajoute peut-être l’impact des images souvent dépréciatives véhiculées par le corps enseignant.
-
[12]
En 1999, les ouvriers et les employés forment respectivement 42 % et 28 % de la population active ayant un emploi de cette commune de près de 4 000 habitants (INSEE).
-
[13]
Cf. les développements d’O. Schwartz, La Notion de « classes populaires », Habilitation à diriger des recherches en Sociologie, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998.
-
[14]
En cela, notre enquête ne confirme pas complètement l’une des pistes de C. Traïni sur la « politisation passée » des militants de la chasse tournés, avant même leur « conversion au CPNT », vers la « valorisation des procédures d’accès au champ politique » (Traïni C., op. cit., p. 23-24). Si, comme on va le voir, l’élite militante CPNT se recrute effectivement parmi des individus « politisés » (votants réguliers, élus municipaux, militants d’autres organisations), sa base est dans l’ensemble surtout « profane » et entre pour la première fois dans l’action collective à l’occasion de cette défense de la chasse. Notre recherche conduit donc moins à une réfutation des conclusions de C. Traïni qu’à une complexification de sa grille d’analyse en prenant davantage en compte les différenciations internes au monde de la chasse.
-
[15]
Lagroye (J.), « Les processus de politisation », in Lagroye (J.), dir., La Politisation, Paris, Belin, p. 360-361
-
[16]
Si le soutien électoral au PCF est fort, ses réseaux organisationnels restent faibles. Ceux-ci sont en effet marqués par un certain « spontanéisme ouvrier », par un refus de l’embrigadement, qui trouve sa source dans la situation singulière, à la fois rurale et industrielle, des catégories populaires locales. Cf. Mischi (J.), « La Brière rouge : l’utilisation identitaire d’une marque politique », Communisme, 51-52,1997.
-
[17]
Bulletin municipal de Saint-Joachim, n°2, février 1968.
-
[18]
Les Nouvelles de Loire-Atlantique, septembre 1967.
-
[19]
Les Nouvelles de Loire-Atlantique, 1978.
-
[20]
L’Echo de la Presqu’île, 6 mars 1992.
-
[21]
Comme ailleurs en France, CPNT émane plus ou moins directement de la fédération des chasseurs, cf. Darbon (D.), La crise de la chasse en France. La fin d’un monde, Paris, L’Harmattan, 1997.
-
[22]
Lettre au directeur de la fédération des chasseurs de Loire-Atlantique, le 10 mai 1992, souligné dans le texte.
-
[23]
Lettre au président de la fédération des chasseurs de Loire-Atlantique, le 27 juillet 1992.
-
[24]
On défend cette perspective dans Mischi (J.), « Travail partisan et sociabilités populaires : observations localisées de la politisation communiste », Politix, 63,2003.
-
[25]
Afin de respecter la confidentialité des propos recueillis sur les actions militantes dans la période récente, les noms des chasseurs interviewés sont désormais changés.
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[26]
Ce lien entre le « mouvement ouvrier » et la mobilisation des chasseurs n’est pas une spécificité locale. Le leader historique de la défense de la chasse à la tourterelle dans le sud-ouest, Georges Riboulet, est ainsi militant de la CGT et membre du PCF.
-
[27]
Cf. les travaux de Y. Le Marec et notamment : « Les émeutes de la Brière dans la 1re moitié du 19e siècle », in Antoine (A.) et Mischi (J.), dir., Sociabilité et politique en milieu rural, op. cit.
-
[28]
Presse Océan, 29 avril 1992.
-
[29]
On retrouve cette « démocratie de base » qui a caractérisé dans le passé les protestations ouvrières locales : grèves violentes des années 1950, débordements des syndicats, soutien distancié au PCF, etc.
-
[30]
Sur ce thème, cf. Pialoux (M.), « Alcool et politique dans l’atelier. Une usine de carrosserie dans la décennie 1980 », Genèses, 7,1992.
-
[31]
Traïni (C.), op. cit., p. 181 et s.
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[32]
Sur les actions de contestation menées à l’encontre des animaux, cf. Raison du Cleuziou (Y.), « Le destin politique des bêtes. L’embrigadement des animaux dans des constructions sociales de la nature concurrentes », in Bessière (C.), Doidy (E.), Jacquet (O.), Laferté (G.), Mischi (J.), Renahy (N.), Sencebé (Y.), dir., Les mondes ruraux à l’épreuve des sciences sociales, Paris, Éditions Quae, 2007.
-
[33]
Ion (J.), La fin des militants ?, Paris, Editions de l’Atelier, 1997.
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[34]
La conjonction de ces deux types de revendication n’est pas nouvelle. Elle est également présente dans le cas britannique qui connaît dans l’entre-deux-guerres d’importantes luttes ouvrières pour le droit à se promener dans les campagnes (right to roam). Cf. par exemple Darby (W.), Landscape and Identity : Geographies of Nation and Class in England, Oxford, Berg, 2002.