Notes
-
[1]
Article traduit de l’anglais par Ronald Jenn.
-
[2]
Labour Organiser, octobre 1929, p. 187.
-
[3]
Weinbren (D.), Generating Socialism. Recollections of Life in the Labour Party, Stroud, Sutton, 1997 et « Labour’s Roots and Branches », Oral History, 24 (1), 1996, p. 29-38 ; Worley (M.), ed., Labour’s Grass Roots. Essays on the Activities of Local Labour Parties and Members, 1918-1945, Aldershot, Ashgate, 2005 ; Black (L.), « “Still at the Penny-Farthing Stage in a Jet-Propelled Era” : Branch Life in 1950s Socialism », Labour History Review, 65 (2), 2000, p. 202-226.
-
[4]
Ross McKibbin fait remarquer que de nombreuses sections avant 1914 avaient déjà une catégorie de « membres associés » (The Evolution of the Labour Party 1910-1924, Oxford, Oxford University Press, 1974, p. 6-9).
-
[5]
Tanner (D.), « Labour and its Membership », in Tanner (D.), Thane (P.), Tiratsoo (N.), eds., Labour’s First Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 248-280 ; Howard (C.), « Expectations Born to Death : Local Labour Party Expansion in the 1920s », in Winter (J.), ed., The Working Class in Modern British History. Essays in Honour of Henry Pelling, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
-
[6]
Greenwood (W.), How the Other Man Lives, London, Labour Book Service, 1939, p. 255.
-
[7]
Cf., par exemple, un débat autour de ce point dans le Labour Organiser, avril-mai 1923.
-
[8]
Labour Organiser, mars 1938.
-
[9]
Les archives personnelles de Drinkwater furent détruites par sa veuve et bien peu de choses subsistent u’il s’agisse de documents publiés ou manuscrits. La majeure partie des présentes informations biographiques nt étés fournies par ses proches et je suis reconnaissante à Marian Lane (née en 1914) et Peter Drinkwater né en 1931) de m’avoir parlé de leur père.
-
[10]
En 1931, Drinkwater fit repousser une motion au congrès du parti appelant à une réduction du salaire des agents, car d’après lui les salaires de ces derniers étaient déterminés par des négociations formelles enter les parties concernées, et non par le congrès. Cf. Labour History Centre, Manchester, Labour Party Archives, National Executive Committee minutes, 20 août 1931.
-
[11]
Suffolk Record Office, GG1 : 2947, minutes de la conférence des sections de circonscriptions travaillistes du Suffolk, 12 juillet 1925.
-
[12]
Labour History Study Centre, Manchester, Labour Party archives, National Executive Committee minutes, 23 juin 1920.
-
[13]
Labour Organiser, juin 1939.
-
[14]
National Library of Wales, Aberystwyth, archives de la section travailliste de la circonscription de Brecon et Radnor.
-
[15]
Labour Organiser, juillet/août 1944, p. 14
-
[16]
NEC, Organisation Sub-Committee, 2 décembre 1924.
-
[17]
Labour Organiser, mai 1944.
-
[18]
Labour Organiser, décembre 1943, p. 3.
-
[19]
Greenwood (W.), How the Other Man Lives, London, Labour Book Service, 1939.
-
[20]
Carr-Saunders (A. M.), Wilson (P. A.), The Professions, Oxford, Clarendon Press, 1933, p. 307.
-
[21]
Par exemple la liste remise à la réunion du NEC le 26 février 1947, Labour History Study Centre, Manchester, Labour Party archives, National Executive Committee minutes.
-
[22]
Cf. Webb (B.), Webb (S.), Industrial Democracy, London, Longmans, 1902 et Perkin (H.), The Rise of Professional Society. England since 1880, London, Routledge, p. 180-3.
-
[23]
Parker (J.), Labour Marches On, Harmondsworth, Penguin, 1947, p. 50.
-
[24]
Build Your own Future. A Citizen’s Guide to Effective Politics, Labour Party, London, 1944, p. 5.
-
[25]
Croft (H.), Party Organisation, Labour Party, London, 1939, p. 6 (italiques de l’auteur de l’article).
-
[26]
Ibid., p. 7.
-
[27]
Labour Organiser, août 1960, p. 143.
-
[28]
Labour Organiser, janvier 1930, p. 15.
-
[29]
Labour Organiser, janvier 1930, p. 15.
-
[30]
Labour Organiser, juillet/août 1970, p. 125.
1En octobre 1929, Herbert Morrison, député travailliste, conseiller du Comté de Londres et ministre des Transports adressa un message de soutien au mensuel The Labour Organiser pour fêter la sortie de son centième numéro [1]. Morrison fit observer que « la direction d’un parti travailliste n’est pas seulement du ressort des idéalistes et des politiciens, mais aussi d’hommes et de femmes d’affaires au sens le plus noble du terme. […] Les aspects financiers, la publicité, l’organisation administrative et l’envie d’entreprendre ont la même importance pour les partis politiques que pour les entreprises commerciales [2] ».
2The Labour Organiser, dont le premier numéro était paru en 1920, se présentait comme « la seule revue travailliste consacrée aux questions d’organisation, de préparation des campagnes électorales et de gestion ». Elle était destinée à un lectorat composé de responsables de sections locales du parti travailliste, leur prodiguant conseils, encouragements et remontrances occasionnelles. Elle leur proposait des suggestions pour encourager l’adhésion de nouvelles recrues, annoncer les meetings ou organiser des manifestations. On y citait des initiatives locales pouvant servir d’exemple en matière de propagande et de collecte de fonds. Les publicités à caractère commercial ornant ses pages informaient les lecteurs des dernières nouveautés en matière de reprographie et proposaient des adresses d’imprimeurs. Ces conseils et suggestions provenaient bien souvent du rédacteur en chef lui-même. La revue faisait également office de lettre d’information destinée à la base du parti travailliste, dans laquelle on pratiquait volontiers la célébration des fêtes et des campagnes réussies à travers le pays.
3Le Labour Organiser est apparu comme une source d’information non négligeable pour les historiens curieux des agissements des sections du parti travailliste, tant il donne un aperçu haut en couleur de la culture politique du parti au niveau local. Mais la revue poursuivait également ses propres fins. Ce n’est qu’en 1944 qu’elle devint l’organe officiel du parti et, pendant près d’un quart de siècle, elle servit avant tout de tribune à un seul homme, le fondateur et rédacteur en chef de la revue : Herbert Drinkwater. Lorsque Morrison adressa ses félicitations à la revue à l’occasion de son centième numéro, il se réjouit que dans ses pages, on cherche à donner à l’organisation des sections un tour plus professionnel, davantage calqué sur le modèle de l’entreprise. Drinkwater fut un ardent défenseur de cette injonction faite aux adhérents, contribuant surtout à l’invention du métier d’organisateur en tant qu’élément moteur du changement des pratiques politiques locales, dans le sens d’une gestion plus efficace des sections.
4L’histoire du parti travailliste a l’échelon local a connu récemment un intérêt croissant dans le cadre d’un effort visant à mieux comprendre l’histoire sociale et culturelle du mouvement travailliste [3]. Néanmoins, l’histoire de la culture d’organisation du parti travailliste reste à écrire. Les études portant sur les branches locales du parti ont tendance soit à prendre la forme d’histoires locales à caractère commémoratif, soit à centrer le propos sur les origines sociales des adhérents. Elles ont également cherché à placer dans une perspective régionale les controverses idéologiques et politiques et recentré le propos sur l’histoire des structures de pouvoir institutionnel à l’intérieur du parti. Le présent article s’intéresse moins aux productions du parti à l’échelle locale qu’aux représentations de l’organisation locale. Il ne s’agira pas de s’attarder ici sur des exemples illustrant la façon dont le parti travailliste a pu fonctionner effectivement sur le terrain mais de se pencher sur les attitudes partisanes envers ses composantes locales. La période de l’entre-deux-guerres constitue une période propice à une telle exploration.
Un idéal d’organisation politique
5Les organisations électorales locales étaient essentielles au fonctionnement des partis politiques. Cependant les sections décentralisées qui virent le jour après 1918 étaient une nouveauté pour le parti travailliste : on testait les possibilités offertes par la nouvelle constitution du parti, qui, parmi d’autres redéfinitions de l’organisation fédérale, inaugurait une catégorie formelle d’adhésion individuelle [4]. On baptisa « sections travaillistes » les alliances qui existaient de facto entre les trades councils, qui regroupaient les syndicats dans des associations professionnelles locales et les comités de représentation travaillistes. Dans certains endroits, tout particulièrement là où le mouvement coopératif apportait une contribution significative à la politique locale du parti travailliste, les alliances antérieures se maintinrent en l’état. Ailleurs, le nom donné à ces entités coordonnant l’activité politique locale en faveur du parti travailliste ainsi que leur mode même d’organisation traduisirent l’importance toute nouvelle accordée aux adhésions individuelles plutôt qu’à celles obtenues par le truchement d’un syndicat ou bien d’une société socialiste telle que l’Independent Labour Party ou la Fabian Society.
6Nombre d’observateurs ont fait remarquer que le parti travailliste n’a jamais vraiment réussi à devenir un parti d’adhésions individuelles de masse et ce en dépit des ambitions affichées dans ses structures après 1918 et dans ses discours de propagande [5]. On peut même se demander si la mise en place d’une telle structure, fondée sur les adhésions individuelles, était sincèrement souhaitée. Le droit de veto des syndicats n’a jamais cessé de constituer une contrainte pesant sur les éventuelles divergences de vue des sections et les adhésions individuelles ont toujours semblé représenter davantage un moyen de disposer de nouvelles sources de revenus plutôt qu’une ouverture sur de nouveaux horizons de participation démocratique. Néanmoins, les adhésions individuelles de masse auraient pu avoir pour conséquence d’influencer l’identité du parti travailliste dans son ensemble en mettant la culture politique du parti en conformité avec les principes dont il se réclamait et en prodiguant à ses adhérents des rudiments d’éducation citoyenne. Elle fournissait également les moyens d’affronter la concurrence des partis qui savaient pouvoir compter sur des fortunes personnelles ou celles d’entreprises pour le financement de leurs campagnes. Le cumul des contributions de syndicats affiliés aux sections et de ces cotisations individuelles hebdomadaires ont permis au parti de financer la défense des intérêts de nombres de citoyens ordinaires et de leur garantir une voix pour les représenter.
7Tout en ayant besoin d’argent, les partis politiques ont également besoin de gens pour s’atteler aux tâches électorales, administratives et d’éducation politique. Les adhésions individuelles de masse pouvaient précisément remplir ce rôle et on leur prêtait une importance idéologique autant que pratique. L’idée d’un parti travailliste fondé sur la participation active de ses membres était investie d’une charge sentimentale qui allait perdurer, même si dans le même temps le parti mettait en place une bureaucratie fortement centralisée, des hiérarchies institutionnelles et des corps professionnalisés d’employés.
8L’idée que se faisait Morrison d’une approche gestionnaire de la direction du parti travailliste faisait partie intégrante d’une approche plus professionnelle du travail de propagande, d’élaboration de la stratégie électorale et de structuration de la mécanique du parti, ensemble qui pouvait contribuer à faire du parti travailliste un candidat sérieux au gouvernement du pays et une force politique durable à l’échelle nationale. La période postérieure à la Première guerre mondiale fut essentielle pour promouvoir la stature d’un parti travailliste en pleine maturité, à même d’affronter les organisations politiques plus établies, y compris dans des endroits où l’on ne pouvait guère s’appuyer sur une tradition d’organisation de type industriel. À compter des années 1920, les listes des sections de circonscription figurant sur les rapports des conférences annuelles du parti illustrent le fait que le parti travailliste aspirait à l’établissement de structures couvrant l’ensemble de la Grande-Bretagne : en effet, au lieu d’établir une liste des sections existantes, ces dernières furent mises en regard d’une carte des circonscriptions parlementaires, faisant ainsi apparaître les lacunes dans la répartition territoriale. Dans le cadre de cette phase transitoire entre un groupe de pression essentiellement local et un parti aux dimensions nationales, les dirigeants travaillistes n’ont cessé de souligner l’importance d’un bon fonctionnement et d’une administration professionnelle et efficace. Ceci apparaît clairement dans le fonctionnement du parti niveau central, mais était également présenté comme un idéal à atteindre pour les sections locales dont la plupart vaquaient à leurs opérations routinières avec une assise financière moins stable que l’administration centrale du parti.
9Dans le cadre de cet idéal auquel devait se conformer le parti le mot « organisation » revenait comme un leitmotiv. « La victoire de nos idéaux doit s’organiser », comme le rappelle la couverture du guide du parti qui traitait de la façon dont devait se gérer une section locale florissante et s’organiser une campagne électorale efficace. D’un certain point de vue, un tel souci d’organisation constitue une caractéristique banale des activités de tout parti politique et de tout syndicat. Cependant le mouvement travailliste vouait un culte particulier à l’organisation, véritable injonction aux accents idéologiques et missionnaires, liée à la nature même du parti et revêtant deux aspects fondamentaux. De prime abord, et en un sens pragmatique, une organisation efficace permettait au parti travailliste de bien fonctionner et illustrait sa vocation à gouverner ainsi que la concrétisation de son ambition politique. Lorsque le romancier de gauche Walter Greenwood voulut dresser le portrait d’un agent du parti travailliste à la fin des années 1930, il fit de cette création l’élément principal de la fierté qu’on pouvait tirer de l’organisation. « Je pense que la réussite éclatante du parti, c’est son organisation », s’exclame l’agent de Greenwood [6].
10La seconde composante du culte de l’organisation au sein du parti travailliste était le lien entre organisation et démocratie. L’organisation était essentielle à l’image du parti : ses institutions étaient basées sur le poids des effectifs (nouvelles adhésions et renouvellement), la mise en commun des cotisations et, d’un certain côté, la volonté d’agir comme un seul homme. Mais on faisait de cette nécessité vertu. Le parti travailliste serait à même de se distinguer de ses rivaux politiques sur la base de son organisation interne autant que sur celle de son programme. En cela, le parti travailliste cherchait à se démarquer des autres partis en se présentant comme une entreprise coopérative fondée sur des adhésions de masse et non le produit de quelques individus et de leurs richesses [7]. L’organisation pouvait devenir un marqueur du caractère exceptionnel du parti travailliste, de principes démocratiques mis en œuvre à des fins concrètes.
11Dans l’historiographie du parti et en dépit de la position centrale occupée par ce terme dans la rhétorique travailliste, on tient généralement l’organisation pour acquise, si bien que cet aspect important de la culture politique échappe à l’analyse. Le présent article propose une exploration des valeurs associées à l’organisation à travers la figure des organisateurs eux-mêmes. Le rôle et, de fait, la profession d’organisateur furent une création du début du XXe siècle, et ces figures, agissant à la fois au niveau central et à l’échelle locale, jouèrent un rôle déterminant dans l’administration, les campagnes électorales, la propagande ainsi que l’éducation politique. Comme porte-parole, ils influencèrent la formation de l’image du parti auprès du public à l’intérieur comme à l’extérieur du parti. En choisissant de faire carrière dans les services des sections, ils devinrent également des figures importantes de la professionnalisation du parti, et à compter des années 1920 ils formèrent un groupe d’intérêt impliqué aussi bien dans l’organisation locale que dans le financement et la gestion des sections. Sur les plans pratique et idéologique, l’organisation était perçue comme un avantage pour le parti la création d’une classe d’organisateurs professionnels soulevait des questions touchant à la nature ainsi qu’à l’éthique partisane et s’avérait un poids pour ses finances. La définition du rôle d’organisateur et les idéaux associés à leur travail devint l’objet principal des discussions portant sur l’identité du parti lui-même et de son évolution vers la maturité politique dans l’entre-deux guerres.
De l’agent électoral à l’« organisateur »
12Les historiens des partis politiques ont tendance à se focaliser sur les dirigeants, ceux qui définissent la politique à suivre, font des déclarations sur le parti et ce qu’il incarne, se présentent aux élections et influent sur son image et son devenir, que ce soit dans le gouvernement ou dans l’opposition. Dans l’ensemble, on insiste davantage sur les parlementaires que sur les simples détenteurs de mandats partisans. Il est difficile cependant de négliger, parmi ceux qui travaillaient au siège londonien, le premier secrétaire du parti et cela d’autant plus difficile que les cinquante premières années du parti travailliste virent se succéder à ce poste une série de figures marquantes : Ramsay MacDonald, Arthur Henderson, J. S. Middleton, et Morgan Phillips. Mais le travail de fond qu’a pu représenter la bonne marche de la machine partisane n’a pas reçu la même attention, bien que les individus qui en étaient responsables étaient également très influents. Au niveau local, les candidats se sont succédés alors que la continuité dans l’organisation des circonscriptions restait incarnée par les cadres de l’appareil. Au niveau national l’équipe d’agents et d’organisateurs constituait la charnière avec les adhérents de base et jouait un rôle déterminant dans la définition de l’identité des sections travaillistes et de ce que l’on attendait d’elles. Dans cette période de croissance des sections, ils étaient également les figures de proue de l’élaboration de stratégies d’expansion à l’échelle nationale et ils exerçaient une réelle influence sur le lancement de sections nouvelles et sur l’assistance aux campagnes électorales.
13Au niveau national, cette activité était pilotée au sein du parti par le National Agent’s Office. À partir de 1913, le parti travailliste a employé également des organisateurs nationaux, dont les effectifs allèrent jusqu’à comprendre un organisateur dédié à la question des femmes et des organisateurs régionaux, le territoire britannique étant divisé en neufs secteurs. L’affectation de ces organisateurs à l’équipe du siège du parti entendait répondre à la nécessité de se conformer aux ambitions du parti à l’échelon national en favorisant la présence d’organisations locales efficaces. L’une de leurs tâches principales était d’intervenir comme agents électoraux dans les élections partielles dans les circonscriptions où les travaillistes ne disposaient que d’une structure élémentaire. Ils assumaient de surcroît le déploiement d’efforts visant à fonder de nouvelles organisations, la supervision du développement des sections locales, l’arbitrage des conflits et le travail de propagande dans les endroits où les travaillistes jouissaient d’une présence faible. Le financement de ces efforts se faisait généralement à contrecœur, l’implication du personnel du siège du parti tendant à être vécue comme une mesure de dernier recours plutôt que comme un objectif prioritaire : le but des campagnes de propagande des organisateurs nationaux était de soutenir et d’encourager les initiatives locales, non de s’y substituer.
14Les termes d’« agent » et « organisateur » reflètent des profils professionnels concurrents surtout à partir des années 1920. Les agents électoraux constituaient une catégorie établie de travailleurs politiques et remplissaient un rôle de premier ordre, fût-il temporaire, au moment des élections, s’assurant qu’un candidat présenté remplissait les conditions sur les plans légal et administratif. L’agent devait s’assurer de la légalité des procédures au cours de l’élection, en harmonie avec la législation réprimant les pratiques frauduleuses : les fonds devaient être gérés et les comptes devaient être en bonne et due forme pour qu’un candidat puisse justifier des dépenses induites par sa campagne. Les sections bénéficiant de solides appuis financiers entretenaient souvent un agent électoral permanent pour gérer les activités de la section entre deux élections, superviser le processus de révision annuelle des listes électorales et coordonner le démarchage auprès des électeurs de leur circonscription. Les organisateurs travaillistes remplissaient la fonction routinière d’agent et l’on continua à les nommer ainsi. Mais l’adoption du terme « organisateur » signala une conception plus large et plus exigeante du rôle de ces employés, tout en permettant de faire le distinguo avec leurs anciens homologues des autres partis. La National Association of Labour Registration and Election Agents fut rebaptisée National Union of Labour Organisers and Election Agents en 1920. A la même période s’est créé le Conservative Agents’ Journal, lequel se donnait les mêmes objectifs que le Labour Organiser, au service cette fois des associations conservatrices locales.
15C’est H. Drinkwater qui fut à l’initiative de la mutation des agents électoraux du parti travailliste en organisateurs professionnels. Drinkwater débuta sa propre carrière dans l’organisation politique en 1918, dans les West Midlands, en tant qu’organisateur à temps partiel (trois jours par semaine) avant d’exercer à plein temps l’année suivante. Il fut employé par le parti jusqu’à son départ en retraite en 1938 et continua à être rédacteur du Labour Organiser jusqu’en août 1944 au moment où la revue passa entre les mains du National Executive Council (NEC), organe central du parti travailliste. Il vécut le principal de sa vie dans le Worcestershire en provincial farouchement hostile à la métropole londonienne. Le Labour Organiser version Drinkwater n’avait rien du ton édulcoré et loyaliste qui devait ultérieurement caractériser ce journal, mais était l’organe de la province, s’attachant à corriger la vision officielle de Transport House, le siège du parti, voire à s’y opposer. Drinkwater présenta sa publication comme « un medium d’échange sur les idées relatives à l’organisation » et un moyen d’améliorer « les rouages de la machine politique » du parti. De fait, bien qu’elle fonctionnât comme une revue spécialisée pour ceux qui avaient le statut d’organisateur, elle n’hésitait pas à s’adresser à un lectorat beaucoup plus large, prodiguant conseils pratiques et encouragements aux membres ordinaires du parti, les incitant à jouer un rôle actif au sein de leur propre organisation. Ces conseils ne suivaient pas toujours la ligne du parti de même que le contenu et le ton pouvaient s’avérer critiques envers la ligne travailliste, qui était davantage représentée comme une entrave qu’une aide au développement des sections. Le Labour Organiser se voulait en quelque sorte porteur de la voix de la base, celle qui a recours à la débrouillardise pour avancer sur le plan politique, pleine de ressources et inventive, et qui ronge son frein devant l’incapacité des instances centrales à apporter l’aide concrète dont on aurait le plus besoin. En fait, cette voix c’était avant tout celle de Drinkwater. Son chroniqueur attitré, l’agent qui signait « Jack Cutter », fut dithyrambique au moment du départ en retraite de Drinkwater, le décrivant comme responsable dans les années 20 de 90 pour cent du contenu du journal [8]. Fabriqué dans son « atelier à domicile » dans la campagne du Worcestershire, le Labour Organiser de Drinkwater était parfois bourré d’idiosyncrasies (ce qui tend à prouver qu’il était écrit par un seul et même homme) entrelardé de commentaires éditoriaux bien arrêtés, de nouvelles cocasses, occasionnellement de morceaux à la gloire de la campagne ou des sports mécaniques, de diatribes sur la dérive commerciale de Noël et les avanies endurées lorsque l’on est en déplacement à Londres.
Herbert Drinkwater, inlassable organisateur du parti travailliste
Des professionnels de parti
16Le Labour Organiser était autant l’organe officiel de la National Union of Labour Organisers que celui de Drinkwater. Drinkwater fut secrétaire général de l’organisation de 1920 à 1944 et il avait été secrétaire de l’organisation qui l’avait précédée : la National Association of Labour Registration and Election Agents durant les trois mois précédant sa disparition. En 1920, le salaire d’un agent à plein temps était de 333 livres et 10 shillings, soit le double du salaire moyen de l’époque. Tout dépassement du chiffre fixé au niveau national devait être négocié auprès du Conseil des Ajustements, composé des représentants des associations d’agents et du National Executive Council, organe décisionnel du parti. Contrairement à la plupart des organisations syndicales, les organisateurs travaillistes étaient des employés plutôt que des élus si bien que leur salaire ne faisait pas l’objet d’accords pendant les congrès du Parti et certains membres des sections s’inquiétaient du coût des agents mis à leur disposition [10].
17Certaines personnes au siège du parti même s’inquiétaient du niveau de salaire des organisateurs qui plaçait les services d’un agent à plein temps hors de portée de nombreuses sections de circonscription. William Holmes, qui avait été organisateur national travailliste depuis 1913 et avait des liens forts avec le syndicalisme agricole avoua aux sections travaillistes du Suffolk rural que le haut salaire des organisateurs n’était « pas une très bonne chose [11] ». Les sections travaillistes avaient souvent du mal à s’implanter dans l’Angleterre rurale et jalousaient l’aide organisationnelle que les sections implantées dans les zones industrielles pouvaient s’offrir. En 1920 les représentants de certaines des sections les moins favorisées plaidèrent leur cause lors d’une séance du Comité national pour les négociations de salaires, demandant que les zones industrielles et rurales aient des échelles de rémunération distinctes en reconnaissance des problèmes spécifiques aux « circonscriptions en milieu rural isolé », en particulier dans les endroits où une section locale assumait seule son propre financement, sans le soutien d’un syndicat [12]. L’idée fut rejetée et les possibilités de faire des concessions sur les salaires restèrent rares, la fourchette basse étant accordée uniquement lorsque l’on s’accordait sur le fait que cette solution était de court terme et que la section se retrouverait bientôt en situation de payer la totalité.
18Drinkwater joua de son influence non seulement pour faire que les salaires des employés à plein temps restent élevés mais aussi pour décourager toute autre forme d’emploi. Parmi les sections les plus démunies du pays, un certain nombre désirait avoir au moins un agent à temps partiel mais la National Union of Labour Organisers refusa de donner son aval à de telles nominations, sauf à titre temporaire dans les endroits où « il y avait des chances de développement » permettant de transformer le poste en emploi à plein temps [13]. Drinkwater comparait le temps partiel à de l’exploitation voire aux méthodes visant à briser les grèves, insinuant qu’il était impossible de réussir à moins que les agents ne travaillent sur leur temps libre, gratuitement. En fait, il est clair à la lecture de certaines archives de sections locales que les agents étaient près à poursuivre leur travail même quand le financement de leurs salaires venait à manquer : Tudor Watkins, agent de la circonscription galloise de Brecon et Radnor, compta parmi ceux qui tolérèrent que leur salaire reste impayé lorsque les fonds se raréfièrent [14]. Mais le modèle de l’organisateur moderne, employé à plein temps et bien rémunéré impliquait que la professionnalisation pouvait créer des frictions avec les vieux idéaux du service bénévole « au nom de la cause ». Le souci de savoir s’il était bienséant que certains individus travaillent sur leur temps libre pour faire avancer le parti s’accordait mal au culte voué aux membres ordinaires du parti.
19L’argument avancé était que les organisateurs étaient des individus qualifiés qui méritaient une rémunération à la hauteur de leur tâche. Drinkwater soulignait également le fait que le parti se devait d’être un employeur modèle, appliquant les critères auxquels il aspirait pour les autres. Il faisait remarquer qu’ « il était honorable de servir le parti travailliste mais qu’aucun sacrifice à la cause n’était défendable… s’il mettait une section dans l’obligation de faire exactement ce que nous condamnions dans les agissements des employeurs privés [15] ». Alors qu’un salaire équitable fut acquis assez tôt pour les agents, le droit à la retraite prit plus de temps et devint l’un des objectifs des campagnes d’influence de Drinkwater au sein du parti. Un plan de mise à la retraite pour le personnel du siège fut mis en place en 1937 mais il faudra attendre 1941 pour voir ce plan étendu aux employés des sections locales.
20Le parti travailliste avait reconnu et encouragé la tendance à la professionnalisation des cadres à plein temps accompagnée d’un soutien financier pour faire face aux coûts afférents. Les programmes de subventions, opératoires dès 1913, trouvaient leur source dans les débats qui se déroulèrent deux ans auparavant sur les meilleurs moyens qu’avait le National Executive Council de venir en aide aux organisations locales. L’idée essentielle de ce plan était d’accorder des sub-ventions couvrant 25 % du salaire d’un agent là où un emploi à temps partiel recevait l’approbation du siège du parti ; un train de mesures économiques introduites en 1932 ramena cette participation à 20 %. Des listes de sections devant recevoir de l’aide dans le cadre de ce plan faisaient l’objet d’une publication annuelle dans les actes du congrès. En 1924 le sous-comité pour l’organisation du parti travailliste rejeta également l’éventualité que plusieurs sections s’unissent pour nommer un agent commun [16].
21Le processus de professionnalisation implique non seulement la définition d’un statut mais aussi l’identification des savoirs et des savoir-faire que les professionnels doivent posséder. Le gros du travail d’un agent consistait à conduire les campagnes électorales, si bien qu’il était essentiel de connaître les lois électorales. Cependant, Drinkwater insistait pour dire que ledit rôle allait bien audelà. En 1944 il élabora une sorte de descriptif de ce qu’« un homme ou une femme devait savoir pour devenir organisateur travailliste », anticipant sur une probable pénurie d’organisateurs après la Seconde guerre mondiale. Il écrivit ceci : « L’organisateur d’aujourd’hui est rompu aux campagnes électorales, bien sûr, et il connaît le droit. Mais à part cela, il a des compétences qui sont multiples. Il a, ou devrait avoir, un bureau et il doit savoir s’en servir, non pour y faire de la parlotte mais pour en faire un atelier. Il tape à la machine et duplique les documents, il suit une correspondance, rédige des articles et la première mouture de circulaires, tracts, affiches et autres ; il tient des livres de compte et des registres, ce pour quoi nul n’est disposé par nature. » En outre, l’agent se devait d’être une sorte « d’encyclopédie du parti » connaissant ce dernier à fond [17]. D’après Drinkwater, l’organisateur avait un rôle de meneur d’hommes en plus de savoir gérer de façon efficace les affaires administratives courantes. Il appelait cela une forme « supérieure d’organisation » soucieuse des « tactiques, des raisons et de l’éthique de l’organisation qui ont à voir avec notre parti [18] ».
22L’organisateur était très certainement un leader au sein de la circonscription, responsable de l’organisation au jour le jour (souvent dans le rôle de secrétaire) et du développement de la section ; sous sa houlette et avec l’aide de sa puissance de travail le nombre d’adhésions augmentait ; il organisait des événements et des programmes éducatifs pour les membres, levait des fonds, coordonnait le porte-à-porte et la propagande. Les ambitions des organisateurs étaient d’avoir un journal ou un magazine local, des clubs, des campagnes de propagande et des comités spéciaux à l’intérieur de la section, pour les jeunes ou les femmes par exemple. Leurs armes dans le combat pour le socialisme étaient la machine à écrire, la machine à dupliquer, le téléphone et la bicyclette, ou bien, de plus en plus, la moto ou la voiture.
23Le plus clair du temps d’un organisateur était dédié à la correspondance et à l’impression de documents afin de communiquer avec les membres et plus généralement les électeurs de la circonscription. Il semblerait que, pour la plupart, ils avaient suivi des études dans le secondaire et certains avaient suivi des cours du soir ou bien étaient même allés dans l’une des universités du Parti. L’agent interrogé par Walter Greenwood en 1939 dans son livre How the Other Man Lives quitta l’école à 17 ans et suivit des études d’économie grâce à la Workers’ Educational Association, réseau d’associations éducatives de gauche, tout en travaillant comme employé de bureau avant de s’engager à plein temps comme agent travailliste [19].
24Tudor Watkins, l’organisateur de Brecon et Radnor de 1928 à 1945 puis député de cette circonscription était un ancien mineur qui avait poursuivi sa formation aux cours du soir et à la Workers’ Educational Association avant de devenir le premier étudiant à temps plein de l’université du mouvement travailliste dans le nord du Pays de Galles, Coleg Harlech, où il étudia l’économie, la sociologie et l’histoire industrielle. W. B. Lewcock, agent à Stroud en 1919 puis Newport en 1922, avant de devenir un des organisateurs de district au siège du parti, avait suivi des études à Ruskin College puis était devenu conférencier pour la Plebs League, un groupe éducatif de gauche.
25Le degré de technicité que l’on pouvait attendre d’un agent était l’une des principales raisons pour qu’ils revendiquent leur appartenance aux professions libérales. Comme le dit une étude portant sur la professionnalisation parue dans les années 1930 : « Le trait distinctif des professions libérales réside en un savoir spécialisé acquis au cours d’une formation intellectuelle. Par conséquent, l’évaluation et la formation sont les traits distinctifs dans l’histoire d’une profession libérale [20] ».
26À compter de 1921, la National Union of Labour Organisers faisait passer des examens et assurait une formation pour montrer à leur futur employeur quelles étaient leurs compétences en matière juridique et financière. Dans les années 1940, certaines annonces pour des postes de secrétaires ou d’agent, mais pas toutes, exigeaient que le postulant soit titulaire d’un diplôme en droit électoral et en organisation. De par son statut de revue spécialisée, le Labour Organiser devint une sorte d’agence pour l’emploi : la liste des noms d’agents transmis au National Executive Council pour approbation précisait souvent que la nomination intervenait « après parution dans le Labour Organiser [21] ».
27En comparaison avec les avocats ou les médecins, la formation des agents était trop faible et le taux de rémunération trop bas pour que ceux-ci puissent rejoindre, dans l’esprit des gens, la catégorie des professions libérales. Néanmoins, les différences tangibles qui s’instaurèrent entre les cadres travaillistes et les adhérents ordinaires avaient d’ores et déjà été acceptées comme partie intégrante d’une évolution du syndicalisme par la plupart des gens en ce début de XXe siècle [22].
28La création d’une catégorie particulière d’employés chargés de l’organisation politique était perçue comme l’indice d’une maturité croissante des organisations travaillistes dans une marche vers l’ordre et l’efficacité. Être un élément permanent du paysage politique et industriel appelait une gestion efficace. Cependant, la nature même de la culture travailliste rendait problématique toute dépendance envers de telles personnes. Dans son éthique et sa rhétorique, le mouvement travailliste reposait encore principalement sur des notions de service et de sacrifice directement inspirées d’un idéal du bénévolat ramenant toujours à l’esprit des « temps fondateurs ». Certains exprimaient leur désapprobation vis à vis de l’idée que l’on puisse gagner sa vie en faisant la promotion du socialisme plutôt qu’en étant simplement dévoués à la cause. Il est certain que de telles attitudes étaient elles-mêmes encouragées par la direction du parti, avec par exemple les campagnes de recrutement et les croisades socialistes des années 1930 qui demandaient que les individus soient des membres actifs du parti, véritables agents de propagande consentant à des sacrifices et participant à la levée de fonds. Lorsqu’il rédigea un rapport sous le gouvernement Attlee sur les structures et les employés du parti, John Parker, député, souligna toute l’importance du bénévolat dans la construction de l’organisation travailliste, en dépit du nombre et de l’impact croissants des cadres rémunérés : « Quels que soient les moyens mis en œuvre pour améliorer la machine électorale du parti, il est essentiel que rien ne soit fait pour porter atteinte à l’esprit de service [23]. »
Les professionnels contre les bénévoles ?
29Même s’il fut le grand défenseur du droit des agents à des salaires et des contrats avantageux, Drinkwater ne voyait pas là le signe d’une évolution vers une professionnalisation des sections, c’est, du moins, en ce sens que, rétrospectivement, il livra ses réflexions sur sa carrière, à une étape ultérieure de vie. En 1960, se remémorant la création du Labour Organizer quarante ans plus tôt, il soulignait que le but du magazine était d’avoir un lectorat qui ne s’arrêterait pas aux seuls agents, livrant ce commentaire : « Ceci découle de mon intime conviction qu’une simple professionnalisation, ou le pur carriérisme, n’est pas souhaitable dans le cadre du mouvement socialiste. » Lorsque Drinkwater employait le terme d’« agent professionnel », il se voulait offensant, insinuant qu’une telle personne, maîtrisant les aspects techniques du travail, pouvait tout aussi bien passer avec armes et bagages dans un autre parti. Bien au contraire, les définitions qu’il donnait d’un « organisateur travailliste » mettaient toujours l’accent sur un personnage foncièrement différent des cadres des autres formations politiques. Sa préférence pour le terme « organisateur » plutôt que pour l’appellation générique « d’agent » est un écho de cette volonté de faire le distinguo. Les agents travaillistes étaient censés se distinguer par leurs qualités techniques aussi par leur dévouement viscéral à la cause. Cet engagement était censé les rapprocher de l’enthousiasme bénévole des membres d’une base idéalisée et justifier les sacrifices, les privations, le travail intensif au service de la section dans le cadre d’une activité qui ne se ramenait pas à un « simple emploi rémunéré ».
30Drinkwater, tout comme d’autres, insistait sur le fait que contrairement à leurs homologues du parti libéral et du parti conservateur, les organisateurs travaillistes étaient dévoués politiquement autant que professionnellement à leur emploi. De plus, leur volonté d’être reconnus en tant qu’experts spécialisés et de plus en plus formés était sapée par une volonté de faire reposer de nombreux aspects des sections sur les épaules des membres ordinaires. La tâche de l’organisateur impliquait le partage de son savoir-faire et un travail de motivation visant à inviter chacun à prendre part à l’organisation. Dans les faits, les techniques vantées par la National Union of Labour Organisers et le Labour Organiser étaient mises en pratique par des employés à temps partiel, des agents recrutés épisodiquement ou tout simplement des volontaires. Les finances du Parti imposaient des limites à une professionnalisation totale même si d’aucuns la jugeaient souhaitable.
31En 1939 seules quelque 133 circonscriptions employaient des agents à plein temps, parfois sous les auspices du mouvement coopératif ou d’organisations de mineurs. Leur effectif total était équivalent à ce qu’il était en 1921 lorsque la notion d’organisateur travailliste chère à Drinkwater était encore nouvelle. En 1930 on avait compté jusqu’à 170 agents à plein temps, mais de nombreuses circonscriptions restaient sans cette assistance professionnelle à plein temps jugée si essentielle pour l’avenir. La plupart des sections locales dépendaient largement du bénévolat et l’on faisait de cette nécessité vertu tant elle illustrait l’idée que l’on se faisait du Parti. Les tracts vantaient de façon parfois insistante la participation des masses au travail politique. Sur un prospectus de 1944 (moment où les forces organisationnelles du Parti étaient mises à mal par la conscription, les déplacements de population et les problèmes posés par le rationnement et les contrôles divers), on trouve l’argument suivant : « Le parti s’est toujours reposé sur les services dévoués et bénévoles, bon an mal an, de ses membres actifs. Ils consentent à donner de leur temps libre pour le porte-à-porte, la collecte des cotisations, la distribution des tracts, l’organisation de meetings et la tenue des divers comités. Ce sont les bénévoles passionnés qui construisent le parti travailliste, aident à remporter les élections et exposent ses mesures et ses idées au peuple [24]. » Les descriptions de ce genre mettaient l’accent sur le fait que l’adhésion au parti travailliste relevait d’une citoyenneté modèle : un engagement actif dans la culture démocratique.
32Un bon organisateur se devait d’optimiser le travail des bénévoles et non de le remplacer. Lorsque Harold Croft définit l’organisation politique dans ses grandes lignes dans un manuel portant le même titre dans les années 1930, ses injonctions envers les cadres consistaient autant à les pousser à faire qu’à « faire faire ». Après une liste de recommandations pratiques telles que la tenue d’un calendrier des meetings ou celle de bonnes archives, les instructions de Croft à un secrétaire de section prenaient un tour plus élevé : « Servir avec abnégation et encourager les adhérents à travailler en bonne intelligence pour le bien de la Cause. » [25] Il poursuivait par un descriptif pour « l’organisateur et agent », qui, faisait-il remarquer, « est, bien souvent, aussi le secrétaire. » Il insistait derechef sur le besoin d’obtenir le meilleur des adhérents : « Il est le directeur général de la section mais pas son dictateur. Il a pour responsabilité d’organiser les sociétés et les individus du mouvement pour en faire une ensemble collectif avec en ligne de mire la concrétisation des objectifs de la section… Il serait erroné que l’organisateur accomplisse une tâche solitaire sauf de manière exceptionnelle, pour donner l’exemple. On attend de lui qu’il donne de l’impulsion aux adhérents et leur soit une source d’inspiration dans la myriade d’activités de la section et qu’il planifie, organise et dirige le travail [26]. »
33La comparaison avec le poste de directeur général est parlante et conforte le parallèle établi entre la section et une entreprise du secteur privé, ce que suggéraient précédemment les commentaires de Morrison. Mais au-delà de cette comparaison, H. Croft, dans cette citation contredit le processus de professionnalisation qu’implique la mise en place de postes d’agents à plein temps comme le préconise le syndicat des agents. La section idéale apparaît comme celle dont les membres s’impliquent activement et dont l’enthousiasme est inspiré, encadré et canalisé par l’organisateur… et non pas celle dont la mécanique est bien huilée, tout le travail étant effectué par un agent professionnel. Ultérieurement Drinkwater devait définir ce rôle d’harmonisation comme celui « d’un organisateur des organisateurs » formant les autres à la gestion des affaires de la section [27].
34La présence des organisateurs n’impliquait pas que l’on se passe d’adhérents actifs et soucieux de l’avenir du parti travailliste ; pas plus qu’elle n’impliquait que l’on cessât d’admirer et de louer les organisateurs comme on le faisait pour le bénévolat. Le culte des « serviteurs » du mouvement travailliste usait de la même phraséologie lorsqu’on évoquait les employés rémunérés ou les premiers missionnaires socialistes. Drinkwater affirmait que l’esprit de sacrifice n’avait en rien diminué, en dépit de craintes exprimées par les nostalgiques du « bon vieux temps » du combat héroïque. D’après lui, même rémunérés, les agents de section, les organisateurs et les responsables de la propagande payaient de leur personne à cause des journées chargées « ce qui les touchaient dans leur intégrité physique ; parfois même ils succombaient [28] ». Les articles nécrologiques parlaient des agents rémunérés comme de martyrs. On estimait que certains, tel Egerton Wake, décédé en 1929, avaient connu une mort prématurée du fait de leur dévouement à la cause. D’autres avaient bien mérité du parti travailliste de par les kilomètres parcourus pour se rendre à des meetings et la fatigue physique. Tout ceci impliquait qu’être un organisateur travailliste était bien plus qu’une simple activité salariée et qu’il s’agissait en fait d’un sacerdoce.
35Comme le parti travailliste avait conscience de sa relative « nouveauté » et de son manque de stabilité face à ses adversaires politiques, toutes les occasions étaient bonnes pour fêter les anniversaires démontrant son endurance et sa maturité. Herbert Morrison, l’une des figures de proue du parti, avait fait parvenir un message de soutien au Labour Organiser à l’occasion de son centième numéro et il fit de même à l’occasion du deux-centième en février 1938. « Le métier et l’art d’être organisateur politique est un statut de la plus haute importance pour le parti travailliste [29]. » Par bien des côtés, en 1938, l’importance et le statut d’organisateur travailliste étaient bien établis. Cette année-là, sans être la norme pour l’ensemble des sections locales du pays, le fait d’avoir un organisateur professionnel à plein temps était perçu comme une garantie de bonne santé financière, d’effectifs croissants d’adhérents et bien entendu de succès électoraux. De plus, la volonté d’avoir un organisateur professionnel à plein temps plutôt qu’un agent uniquement nommé en période électorale incarnait l’adhésion à un certain modèle de section : la conviction que le succès final du parti passait par une organisation ordonnée des sections de circonscription et ne dépendait pas simplement de l’éducation politique et de la propagande.
36Morrison était célèbre (et pour certains, tristement) pour être le tenant d’une approche mécanique des sections, abordant la question en termes de planification stratégique et d’efficacité technocratique et non seulement d’enthousiasme passionné et amateur. Les années 1930 sont marquées par un conflit de générations au sein du Parti mais le discours nostalgique vantant les sacrifices des purs et durs des débuts n’était pas le seul fait d’une population vieillissante : une éthique volontariste était embrassée par certaines des plus jeunes recrues du Parti. Drinkwater lui-même était venu au socialisme en 1899 et avait la quarantaine lorsqu’il commença à percevoir un salaire pour son travail au siège du parti. Il devint la figure de proue des organisateurs travaillistes mais tout en revendiquant de bons salaires et la reconnaissance pour cette profession, il se gardait bien d’établir une distinction trop nette entre les organisateurs et les adhérents ordinaires. Ses descriptions du rôle d’organisateur étaient tempérées par des remarques visant à conforter le rôle des adhérents dans l’avenir du Parti et il insistait sur l’importance de maintenir les anciennes traditions d’abnégation et de bénévolat. Il s’inscrivait, lui et ses camarades organisateurs, dans cette tradition, rejetant l’éventualité qu’ils puissent être de « simples professionnels » dont les services étaient à vendre.
37C’est pour des raisons financières davantage que par volonté de tenir au volontariat que la majeure partie de l’organisation travailliste à travers le pays resta aux mains d’amateurs ou de cadres à temps partiel. Ils lisaient occasionnellement le Labour Organiser à la recherche de trucs et de conseils, mais ils n’entraient pas dans la catégorie des gestionnaires qualifiés incontournables tant vantés par la National Union of Labour Organisers. Les organisateurs étaient censés être la clé de voûte d’une bonne organisation et d’une levée de fonds efficace mais à moins que ces deux éléments ne soient déjà en place, une section avait peu de chances de pouvoir s’offrir un organisateur selon les critères dictés par Drinkwater, le National Executive Council et le syndicat des agents travaillistes. En voulant faire en sorte que le parti soit un bon employeur qu’on ne pourrait soupçonner de pratiquer l’exploitation, on mit la possibilité de recevoir l’assistance d’agents professionnels hors de portée des sections qui tentaient de survivre dans les endroits les moins favorables. Le culte de l’approche professionnelle, couplée à une conjoncture qui privait de nombreuses sections d’en bénéficier, a finalement nui à l’implantation du parti dans certaines régions, le processus professionnalisation bénéficiant à des régions déjà bien pourvues, tandis que les réservoirs de voix de la classe moyenne ou des zones rurales à faible syndicalisation s’en seraient ainsi trouvées délaissées.
38Cependant, cela reviendrait à dire que l’organisation professionnelle était toujours efficace. Il n’est pas inutile de faire remarquer que le parti libéral et le parti conservateur entretenaient également des débats sans fin autour de l’organisation, la pertinence d’avoir des employés professionnels et les obstacles financiers qui se dressaient à travers le pays. Le parti travailliste se plaisait à dire que son mode d’organisation relevait d’une éthique différente mais cette distinction tient plus de la rhétorique que de la réalité du fonctionnement des sections. Entre temps, on continuait à se plaindre des difficultés liées à l’organisation. Le Labour Organiser connut son cinquantième anniversaire en 1970 et les commentaires de son rédacteur, Ron Haywood, sont assez familiers pour qui a lu les premiers numéros. Haywood se déclarait inquiet du petit nombre d’organisateurs professionnels et soulignait l’importance d’avoir « un service d’agents permanents… pour s’assurer que nous avons les hommes et les femmes qui conviennent pour nos futures batailles et qu’ils sont justement rémunérés pour les services rendus au parti. » Ce sont les agents des années 1920 qui firent alors l’objet d’un culte et qui symbolisaient le modèle à suivre : « Ce n’est qu’à cette condition que les sacrifices de Herbert Drinkwater et ses pionniers n’auront pas été vains et que le parti sera doté d’un service d’agents chevronnés dont il a un besoin si urgent [30]. »
39On trouve, dans l’accent mis sur un mélange entre un bon statut de professionnel et une identification à l’esprit historique de sacrifice, un écho de ce que Drinkwater disait en substance lorsqu’il faisait la promotion du rôle de l’organisateur travailliste. Lorsque le Labour Organiser cessa de paraître en août 1971, son dernier numéro était plein de nostalgie pour les débuts du magazine. Le dilemme posé par l’organisation professionnelle restait, quant à lui, entier.
Notes
-
[1]
Article traduit de l’anglais par Ronald Jenn.
-
[2]
Labour Organiser, octobre 1929, p. 187.
-
[3]
Weinbren (D.), Generating Socialism. Recollections of Life in the Labour Party, Stroud, Sutton, 1997 et « Labour’s Roots and Branches », Oral History, 24 (1), 1996, p. 29-38 ; Worley (M.), ed., Labour’s Grass Roots. Essays on the Activities of Local Labour Parties and Members, 1918-1945, Aldershot, Ashgate, 2005 ; Black (L.), « “Still at the Penny-Farthing Stage in a Jet-Propelled Era” : Branch Life in 1950s Socialism », Labour History Review, 65 (2), 2000, p. 202-226.
-
[4]
Ross McKibbin fait remarquer que de nombreuses sections avant 1914 avaient déjà une catégorie de « membres associés » (The Evolution of the Labour Party 1910-1924, Oxford, Oxford University Press, 1974, p. 6-9).
-
[5]
Tanner (D.), « Labour and its Membership », in Tanner (D.), Thane (P.), Tiratsoo (N.), eds., Labour’s First Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 248-280 ; Howard (C.), « Expectations Born to Death : Local Labour Party Expansion in the 1920s », in Winter (J.), ed., The Working Class in Modern British History. Essays in Honour of Henry Pelling, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
-
[6]
Greenwood (W.), How the Other Man Lives, London, Labour Book Service, 1939, p. 255.
-
[7]
Cf., par exemple, un débat autour de ce point dans le Labour Organiser, avril-mai 1923.
-
[8]
Labour Organiser, mars 1938.
-
[9]
Les archives personnelles de Drinkwater furent détruites par sa veuve et bien peu de choses subsistent u’il s’agisse de documents publiés ou manuscrits. La majeure partie des présentes informations biographiques nt étés fournies par ses proches et je suis reconnaissante à Marian Lane (née en 1914) et Peter Drinkwater né en 1931) de m’avoir parlé de leur père.
-
[10]
En 1931, Drinkwater fit repousser une motion au congrès du parti appelant à une réduction du salaire des agents, car d’après lui les salaires de ces derniers étaient déterminés par des négociations formelles enter les parties concernées, et non par le congrès. Cf. Labour History Centre, Manchester, Labour Party Archives, National Executive Committee minutes, 20 août 1931.
-
[11]
Suffolk Record Office, GG1 : 2947, minutes de la conférence des sections de circonscriptions travaillistes du Suffolk, 12 juillet 1925.
-
[12]
Labour History Study Centre, Manchester, Labour Party archives, National Executive Committee minutes, 23 juin 1920.
-
[13]
Labour Organiser, juin 1939.
-
[14]
National Library of Wales, Aberystwyth, archives de la section travailliste de la circonscription de Brecon et Radnor.
-
[15]
Labour Organiser, juillet/août 1944, p. 14
-
[16]
NEC, Organisation Sub-Committee, 2 décembre 1924.
-
[17]
Labour Organiser, mai 1944.
-
[18]
Labour Organiser, décembre 1943, p. 3.
-
[19]
Greenwood (W.), How the Other Man Lives, London, Labour Book Service, 1939.
-
[20]
Carr-Saunders (A. M.), Wilson (P. A.), The Professions, Oxford, Clarendon Press, 1933, p. 307.
-
[21]
Par exemple la liste remise à la réunion du NEC le 26 février 1947, Labour History Study Centre, Manchester, Labour Party archives, National Executive Committee minutes.
-
[22]
Cf. Webb (B.), Webb (S.), Industrial Democracy, London, Longmans, 1902 et Perkin (H.), The Rise of Professional Society. England since 1880, London, Routledge, p. 180-3.
-
[23]
Parker (J.), Labour Marches On, Harmondsworth, Penguin, 1947, p. 50.
-
[24]
Build Your own Future. A Citizen’s Guide to Effective Politics, Labour Party, London, 1944, p. 5.
-
[25]
Croft (H.), Party Organisation, Labour Party, London, 1939, p. 6 (italiques de l’auteur de l’article).
-
[26]
Ibid., p. 7.
-
[27]
Labour Organiser, août 1960, p. 143.
-
[28]
Labour Organiser, janvier 1930, p. 15.
-
[29]
Labour Organiser, janvier 1930, p. 15.
-
[30]
Labour Organiser, juillet/août 1970, p. 125.