Politix 2007/2 nº 78

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Article de revue

La carte parisienne du bruit. La fabrique d'un nouvel énoncé de politique publique

Pages 157 à 178

Notes

  • [1]
    Par exemple, l’indicateur est cité à de nombreuses reprises dans les textes issues de la conférence de Rio, « Il faut donc élaborer des indicateurs du développement durable afin qu'ils constituent une base utile pour la prise de décisions à tous les niveaux et contribuent à la durabilité autorégulatrice des systèmes intégrés de l'environnement et du développement » : hhttp :// www. un. org/ french/ events/ rio92/ agenda21/ index. html consulté le 22 juin 2006.
  • [2]
    “Fairly often, problems come to the attention of governmental decision makers not through some sort of political pressure or perceptual slight of hand but because some more or less systematic indicator simply shows that there is a problem out there” (Kingdon (J.), Agenda, Alternatives and Public Policies, New York, Longman, 1995, p. 90).
  • [3]
    Les indicateurs sont considérés comme « réduisant la complexité du monde réel ; ils apportent plus d’efficacité et permettent de légitimer les décisions » : Lorrain (D.), « La dérive des instruments. Les indicateurs de la politique de la ville et l'action publique. », Revue française de science politique, 56 (3), 2006.
  • [4]
    Les indicateurs peuvent devenir un « élément du conflit politique entre l’État et les autorités locales en Angleterre, et la dimension de contrainte, de pouvoir, de discipline des instruments aux antipodes de la gouvernance négociée », cf. Le Galès (P.), « Contrôle et surveillance. La restructuration de l’État en Grande-Bretagne », in Lascoumes (P.), Le Galès (P.), dir., Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
  • [5]
    Jobert (B.), Le social en plan, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1981.
  • [6]
    Wildavsky (A.), « Analyse de politiques et PPBS », in Lacasse (F.), Thoenig (J.C.), dir., L’action publique, Paris, L’Harmattan, 1996.
  • [7]
    Cohen (J.), March (G.), Olsen (J.P.), “A Garbage Can Model of Organisational Choice”, Administration Science Quartely, 17,1972.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Kingdon (J.), Agenda, Alternatives and Public Policies, op. cit.
  • [10]
    Giddens (A.) Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994.
  • [11]
    « Le caractère mixte des énoncés éthiques. Ils devraient ressortir clairement des illustrations précédentes que la majorité des propositions éthiques comporte des éléments factuels. La plupart des impératifs n’étant pas des fins en soi mais des objectifs intermédiaires, la question de leur adéquation aux fins ultimes qu’ils visent reste une question factuelle. Il n’est pas utile de se demander ici s’il n’est jamais possible de dérouler la chaîne d’exécution pour isoler une valeur « pure », une fin qui ne soit que désirée pour elle-même. » (Simon (H.A.), Administration et processus de décision, Paris, Economica, 1983).
  • [12]
    « Quelle est cette cohérence – dont on voit tout de suite qu’elle n’est ni déterminée par un enchaînement a priori et nécessaire, ni imposée par des contenus immédiatement sensibles ? Car il ne s’agit pas de lier des conséquences, mais de rapprocher et d’isoler, d’analyser, d’ajuster et d’emboîter des contenus concrets ; rien de plus tâtonnant, rien de plus empirique (au mois en apparence) qu’un ordre parmi les choses » (Foucault (M.), Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1996).
  • [13]
    Easton (D.), Analyse du système politique, Paris, Armand Colin, 1974.
  • [14]
    On retrouve cette ambiguïté dans l’État en action par exemple, où le référentiel est assimilable aux discours des acteurs lorsque ceux-ci cherchent à l’imposer, et est dévoiler par le chercheur lorsque celui-ci est considéré comme dominant. Cf. Jobert (B.), Muller (P.), L’État en action. Politiques publiques et corporatismes, Paris, PUF, 1987.
  • [15]
    Foucault (M.), L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
  • [16]
    Le discours est utilisé ici pour évoquer l’ensemble des pratiques discursives et non seulement celles prononcées dans des lieux spécifiques (comme les « discours officiels » prononcés en public).
  • [17]
    Dewey (J.), Le public et ses problèmes, Pau, Publications de l’université de Pau – Éditions Léo Sheer, 2003.
  • [18]
    Comme le suggère Gilles Deleuze, « locuteurs et destinataires sont des variables de l’énoncé parmi d’autres, qui dépendent étroitement des conditions définissant l’énoncé lui-même en temps que fonction » (Deleuze (G.), Foucault, Paris, Minuit, 1986).
  • [19]
    Muller (P.), « Référentiel », in Boussaguet (L.), Jacquot (S.), Ravinet (P.), dir., Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
  • [20]
    Sur ces approches, cf. par exemple Fischer (F.), Reframing Public Policy, New York, Oxford University Press, 2003.
  • [21]
    En utilisant ici le concept d’association développé par Bruno Latour (Changer de société – Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006).
  • [22]
    Easton. (D.), Analyse du système politique, op. cit.
  • [23]
    Padioleau (J.-G.), L’État au concret, Paris, PUF, 1982.
  • [24]
    Nous reprenons ici quelques-unes des hypothèses développées en sociologie des sciences sur le rôle des artefacts socio-techniques tout en nous intéressant plus particulièrement à leurs caractéristiques politiques.
  • [25]
    Il s’agit ici des antennes départementales des ministères. Lorsqu’en 1981, une première tentative est faite pour rassembler les ministères en charge de ces questions, ce n’est pas moins de 17 ministères que l’on a invités pour l’occasion.
  • [26]
    Nous considérons ici que la légitimation s’établit dans un rapport dialectique qui permet la construction même du problème et non simplement sa justification a posteriori, en cela il s’apparente au concept de justification de Boltanski et Thevenot. Cf. Boltanski (L.), Thevenot (L.), De la justification, Paris, Gallimard, 1991.
  • [27]
    Discours du préfet devant le conseil municipal de Paris, retranscription des débats, 1999, DPE 22.
  • [28]
    Discours de Jean Tibéri, au conseil municipal, retranscription des débats, 1999, DPE 22.
  • [29]
    hhttp :// www. v1. paris. fr/ fr/ environnement/ bruit/ carto_jour_nuit/ cartobruit. htmlconsulté le 6 septembre 2006.
  • [30]
    hhttp :// www. paris. fr/ portail/ Environnement/ Potal. lut ? page_id= 1285&document_type_id= 5&document_id =5851&portlet_id=3069, consulté le 6 septembre 2006
  • [31]
    Exposé des motifs du plan de lutte contre le bruit par le Maire de Paris, Mars 2006, conseil de Paris, p. 4
  • [32]
    Habermas (J.), Vérité et justification, Paris, Gallimard, 1999.
  • [33]
    Lascoumes (P.), « Rendre gouvernable. De la traduction au transcodage, l’analyse du processus de changement dans les réseaux d’action publique », in CURAPP, La gouvernabilité, Paris, PUF, 1996.
  • [34]
    Entretien avec Hélène Morosini, membre du cabinet d’Yves Contassot, 21 mars 2005
  • [35]
    Sur l’importance de la vue dans le processus scientifique, cf. Urry (J.), Sociologie des mobilités : une nouvelle frontière pour la sociologie ?, Paris, Armand Colin, 2005.
  • [36]
    Sur l’importance de la science et de la technique comme pouvoir, cf. notamment Stengers (I.), Sciences et pouvoirs. La démocratie face à la technoscience, Paris, La Découverte, 1997.
  • [37]
    L’un d’eux explique ainsi « Vous n’allez pas faire des mesure en cas d’hiver s’il pleut, parce que ça augmente le niveau de bruit au micro et pas obligatoirement de roulement de la chaussée et tout ça ; donc, il faut que le protocole soit bien abouti et puis on va vérifier ». Ces protocoles, en écartant les « mauvais » jours, les « mauvaises » heures, les phénomènes « parasites » comme la pluie participent de l’épuration du phénomène mesuré.
  • [38]
    Wyn (G.), Knoepfel (P.), Perl (A.), The Politics of Improving Air Qualitiy, Northampton, Edward Elgar Publishing, 1999.
  • [39]
    Exposé des motifs du plan de lutte contre le bruit par le Maire de Paris, mars 2006, Conseil de Paris, p. 4.
  • [40]
    Entretien avec Thierry Ottaviani, président de l’association SOS-bruit, 25 juin 2005. L’association SOS bruit est une des rares associations existantes s’investissant exclusivement sur cette question. Elle fait partie du pôle de l’ADUA, l’association de défense des usagers de l’administration présidée par Jean-Marie Delarue, créé dans les années 1980 dont elle est une branche au départ avant de devenir indépendante. Cette association travaille principalement à agir à partir de courriers d’habitants se plaignant de bruit.
  • [41]
    Entretien avec un responsable technique de la Mairie de Paris de la direction des Parcs, jardins et espaces verts, 17 février 2005.
  • [42]
    Ibid.
  • [43]
    Entretien avec un responsable technique de la ville de Paris, direction des Parcs, jardins et espaces verts, 17 février 2005.
  • [44]
    Ibid.
  • [45]
    Ibid.
  • [46]
    Entretien avec un agent technique de la ville de Paris à la direction des Parcs, jardins et espaces verts, service de l’écologie urbaine, 22 mars 2005.
  • [47]
    Par exemple sur l’air à Marseille, Mandinaud (V.), Zittoun (P.), « Les indicateurs de développement urbain durable : nouvelles ressources ou nouvelles contraintes pour l’action publique », Communication au colloque international « Usage des indicateurs de développement durable », Montpellier, 3 avril 2006.
  • [48]
    Ibid.
  • [49]
    Entretien avec un des techniciens en charge de la carte du bruit, 12 avril 2005.
  • [50]
    L’express, supplément du 22 mai 2003, p. 24.
  • [51]
    Entretien avec un agent technique de la ville de Paris à la direction des Parcs, jardins et espaces verts, service de l’écologie urbaine, 22 mars 2005.
  • [52]
    Compte-rendu de l’observatoire, 8 janvier 2004.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    Dans une présentation du bilan de l’observatoire, la carte est suggérée mais à une place symboliquement secondaire.
  • [55]
    Compte-rendu de l’observatoire, 8 janvier 2004.
  • [56]
    Intervention de Marie-Pierre Viaud, Observatoire du bruit, 22 juin 2004.
  • [57]
    Boudon (R.), Le juste et le vrai, Paris, Fayard, 1995. On notera au passage l’importante référence que fait Raymond Boudon à Wittgenstein dans cet ouvrage.
  • [58]
    Foucault (M.), Les mots et les choses, op. cit.
  • [59]
    Musselin (C.), « Sociologie de l’action organisée et analyse des politiques publiques : deux approches pour un même objet ? », Revue française de science politique, 55 (1), 2005.
  • [60]
    Muller (P.), « Cinq défis pour l'analyse des politiques publiques », Revue française de science politique, 55 (1), 2005.
English version

1décis S uscitant un engouement croissant notamment dans les problématiques en plein essor comme celles se référant au développement durable, les indicateurs sont souvent présentés comme des outils importants d’aide à la ion [1]. Certes, les indicateurs ne sont pas nouveaux, on les retrouve depuis longtemps dans le champ des politiques économiques ou dans celui des politiques sociales. John Kingdon, par exemple, avait déjà pointé leur importance et souligné le rôle qu’ils jouaient en attirant l’attention des décideurs sur un problème [2]. D’autres auteurs les ont présentés davantage comme des instruments de légitimation [3] voire comme des instruments de pouvoir [4]. Étudier les indicateurs, comprendre leur rôle dans le processus de production d’une action publique forment un champ d’investigation prometteur et ce d’autant plus que leur forme se diversifie et leur confection se complexifie. Cet intérêt est d’autant plus grand que ces indicateurs ne sont pas tous voués à devenir de véritables « armes » pour transformer l’action publique. L’échec des indicateurs sociaux [5] ou des fameux indicateurs de rationalisation des choix budgétaires, en France comme aux États-Unis [6], souligne l’existence d’un processus d’interaction à la fois complexe et aléatoire.

2Pour saisir ce rôle, nous voudrions, à partir d’une étude empirique sur la mise en place d’une politique contre le bruit à Paris, développer l’hypothèse selon laquelle l’indicateur participe à relier ensemble un problème qu’il aide à définir, une politique publique qu’il participe à légitimer et un ensemble d’acteurs dont il cimente la coalition. Cohen, March et Olsen avaient montré qu’une décision pouvait correspondre à une « combinaison changeante des problèmes, des solutions et des décideurs [7] ». En considérant « chaque occasion de choix comme une corbeille à papiers dans lesquels les différentes sortes de problèmes et de solutions sont jetées à ce moment-là par les participants au fur et à mesure de leur apparition [8] », ils avaient montré l’indépendance de chacun de ces trois éléments (problèmes, solutions, décideurs) ainsi que le caractère contingent de leur rencontre (relevant des « occasions de choix »). Le chaînage qui les relie perd ainsi son caractère logique et évident pour devenir un sujet d’interrogation particulier. Plutôt que de se limiter au hasard ou à une « opportunité [9] », nous voudrions nous intéresser au travail spécifique de ces acteurs visant à expérimenter et/ou à maintenir ces chaînages pour former des « énoncés de politique publique ».

3Afin de mettre en lumière ce travail de chaînage et le rôle qu’y jouent des dispositifs techniques tels que les cartes, nous voudrions non seulement ouvrir la boîte noire des organisations, comme le suggère l’analyse des politiques publiques, mais aussi celle des instruments qui reste encore trop souvent dans l’ombre. Un tel regard nous permet d’identifier trois caractéristiques qu’intègre cette carte et qui permettent de mieux saisir les chaînages qu’elle rend possible. Tout d’abord, la carte s’inscrit dans un processus de construction et de mise en visibilité d’un problème en rendant possible une simplification et une problématisation d’un phénomène complexe. C’est ce que l’on peut appeler le travail de définition par les acteurs de ce qui fait problème et des causes de ce problème. La carte « dynamique », et c’est là une deuxième caractéristique, en étant construite non comme une photographie de mesures mais comme une simulation, peut rendre visible les effets d’une action publique future et légitimer ainsi sa mise en place. Ce travail de légitimation de nouvelles actions par l’élaboration de fictions contrôlées trouve sa place au cœur même de la fabrique de cette carte reliant ainsi le problème qu’elle rend visible à la solution qu’elle rend crédible. Enfin, cette carte consolide non seulement un énoncé reliant un problème à une solution mais aussi les acteurs qui la maîtrisent et l’utilisent. Légitimée par sa facilité d’usage, elle constitue la face visible d’un systèmeexpert [10] particulièrement complexe que seuls les concepteurs de cartes et d’indicateurs maîtrisent. L’observation de cet énoncé de politiques publiques reliant des acteurs, des problèmes et des solutions permet alors de mieux saisir le processus de production d’une nouvelle action publique.

4Avant d’aller plus loin, il convient de préciser ce que nous entendons ici par énoncé de politiques publiques. L’énoncé se présente sous la forme d’une succession de phrases, certaines permettant de définir ce qui fait problème, d’autres de préciser les conséquences et les publics concernés, d’autres encore de nommer des actions, etc. Herbert Simon avait déjà travaillé autour d’un tel concept en suggérant qu’une décision s’apparentait à un énoncé, choisi parmi plusieurs, chaînant des moyens et des fins, des valeurs et des faits au point de rendre indifférenciables ces derniers [11]. Michel Foucault avait, de son côté, suggéré de considérer les juxtapositions de mots et de choses au sein d’énoncés non comme des évidences mais comme des rapprochements que l’on doit surprendre et analyser [12]. Bien que ces auteurs aient des approches différentes, ils utilisent l’énoncé comme un discours rassemblant des éléments (des propositions, des dispositifs, des objets, des acteurs) qu’aucune rationalité ou cohérence objectivées par un chercheur ne permet de deviner.

5En cela, l’énoncé de politiques publiques que nous déployons ici se distingue d’un quelconque paradigme ou d’un « référentiel », concept classique de l’analyse cognitive des politiques publiques dont pourtant il s’inspire. David Easton [13] avait préféré utiliser le concept d’« exigence » à celui d’« intérêt » en expliquant que ce dernier ne permettait pas de distinguer clairement ce qui relève du travail de définition des acteurs de celui d’objectivation et de dévoilement qu’effectuent les chercheurs. De la même façon, nous préférerons utiliser le concept d’énoncé qui, à la différence du « référentiel » ou du paradigme, n’est pas une représentation dont on ignore si elle est produite par les acteurs eux-mêmes ou si elle est le fruit du travail de dévoilement du chercheur [14]. Comme l’expliquait Michel Foucault, il s’agit de s’intéresser non à « des représentations qu’il peut y avoir derrière des discours mais [à] des discours comme des séries distinctes et régulières d’évènements [15] ». Autrement dit, l’énoncé est ici repérable dans la mesure où il se déploie et se répète au travers de locuteurs dans des discours prononcés [16] et des dispositifs fabriqués dans des lieux spécifiques. Il a besoin, à l’image du « Public » de John Dewey [17], d’être expérimenté en permanence pour prendre corps grâce à des acteurs qui s’y trouvent nécessairement reliés [18]. L’énoncé de politique publique n’est donc pas « une représentation du problème, de ses conséquences et des solutions envisageables pour le résoudre [19] », mais une construction pragmatique et discursive [20] qui associe [21] ensemble des problèmes, des solutions, des dispositifs, des arguments, des publics et des acteurs.

La carte au cœur de la construction d’un nouveau problème public

6Dans l’analyse des politiques publiques, il est fréquent de considérer le travail de problématisation qu’effectuent les acteurs, c’est-à-dire le travail de définition de ce qui fait problème mais aussi des causes mêmes de ce problème. C’est la piste qu’avait par exemple commencé à explorer David Easton, qui considérait qu’il fallait travailler à partir des « exigences [22] » formulées par les acteurs pour identifier les problèmes dont ils rendent compte et qui sont à l’origine des transformations de l’action publique. C’est aussi celle qu’avait reprise Jean Padioleau en insistant sur ces acteurs qui « redéfinissent les problèmes dans les termes qui les agréent [23] ». Ici, le choix des termes a la particularité de se trouver retranscrit techniquement et visuellement dans la carte. Cette dernière sert ainsi de support à un langage commun formant une transcription épurée, stabilisée et accessible aux profanes d’un état des lieux à la fois incertain, illisible et trop complexe [24]. Ce langage commun permet alors, non seulement d’énoncer ce qui fait problème, en triant et hiérarchisant, mais de désigner un coupable et de déterminer un acteur responsable.

7Avant de revenir précisément sur le rôle de la carte dans la définition des problèmes, il est important de donner quelques éléments de contexte qui permettent de saisir les conditions de son émergence. En 1959, la première réglementation en matière de bruit est mise en place à Paris. Cette réglementation fait alors figure de précurseur dans le domaine puisque de nombreuses villes vont suivre l’exemple parisien dans la décennie suivante. Problématique principalement urbaine, cette question du bruit fait l’objet d’un lent processus de prise en compte dont on peut identifier trois caractéristiques principales. Tout d’abord, les réglementations qui se développent sur le bruit se font de façon morcelée. À chaque type de bruit correspond ainsi une réglementation spécifique : bruit au travail, bruit du voisin, bruit de l’usine, bruit du chantier, etc. Pour autant, malgré ce morcellement, il est possible de dire que l’essentiel du traitement de cette question s’est organisé autour de la figure du « plaignant » et de la procédure réglementaire qui l’accompagne. C’est l’individu, en déposant plainte, qui se transforme en plaignant et enclenche une procédure qui dépend suivant le cas de la Préfecture de Police, de la DRIRE, de la DDE, de la DDTEFP, etc [25]. Si avec la décentralisation les pouvoirs de police en matière de bruit ont été confiés aux maires, Paris a continué à faire exception jusqu’en 2005.

8La procédure de la Préfecture de Police est ainsi essentiellement tournée vers la gestion de ce type de dispositif formel allant du recueil de la plainte à la délivrance d’une amende en passant par la mobilisation éventuelle d’appareils de mesure. D’une certaine façon, on peut dire que cette procédure permet de relier ensemble un plaignant (celui qui a déposé plainte), un coupable (celui contre qui la plainte est déposée), un problème (le bruit que fait le coupable), un instrument de mesure pour valider la procédure, une préfecture pour la mener et une amende pour la conclure. Bien évidemment, le problème ici n’existe qu’à la double condition que d’une part, il existe un plaignant (un individu venant dire « j’ai un problème ») et, d’autre part, un coupable contre lequel il peut se retourner. Cette procédure constitue ainsi une action publique individualisée. Il est intéressant de noter que pour en parler et montrer l’existence d’une « politique publique », c’est-à-dire un ensemble d’actions faisant sens, le Préfet procède à l’agrégation du nombre de plaignants, permettant ainsi une montée en généralité du problème du bruit et sa légitimation [26] : « En 1998, le bureau de lutte contre les nuisances de la Direction de la Protection a enregistré 8176 plaintes, ce qui montre l’ampleur du problème [27] ».

9C’est dans ce contexte où dominent la figure du « plaignant », la procédure réglementaire et la préfecture que se situe la construction d’un nouveau champ d’action. Deux évènements semblent révéler la volonté de la municipalité de s’intéresser à cette question du bruit. En 1998, la commission extra-municipale en charge des questions du cadre de vie va consacrer plusieurs séances à cette question. Un an plus tard, reprenant les travaux de cette commission, le maire de Paris, Jean Tibéri, annonce en conseil municipal la mise en place d’un plan bruit comprenant notamment la mise en place d’un « observatoire du bruit » et l’annonce d’un nouvel énoncé : « Lutter contre le bruit, c’est d’abord lutter contre l’excès de la voiture [28] ».

10Mais cet intérêt pour le bruit doit être compris à travers le filtre d’une double émergence : celle d’un problème et celle d’un nouvel acteur. Le problème n’est plus ici celui d’un plaignant désignant un coupable que doit mettre à l’épreuve une procédure établie mais plutôt d’un coupable identifié, la voiture, qui n’a plus besoin de plaignants pour devenir un problème. Si finalement il y a un problème, c’est à cause de la circulation automobile. Il n’existe ainsi ni plaignant, ni coupable nominativement identifiable. Le changement de registre qui s’esquisse ici est essentiel puisqu’il permet à la ville de s’introduire comme un nouvel acteur légitime en charge de traiter un problème sans plaignant [29].

11Pour autant, l’absence de plaignant et le rôle que jouent ces derniers dans la formulation du problème se trouvent compensés par la fabrique et l’usage d’un nouvel instrument : la « carte dynamique du bruit », du moins c’est l’hypothèse que nous voudrions développer dans cette partie. Fabriquée entre 1999 et 2002, cette carte dispose de certaines capacités que lui ont conférées ses fabricants et qui vont jouer un rôle essentiel, à commencer par celui de pouvoir rendre saisissable et énonçable un phénomène complexe qu’elle transforme en problème public.

12Cette carte permet en effet d’identifier simplement le bruit. Si, comme il est précisé sur le site de la ville, « le bruit est l’un des éléments physiques les plus difficiles à définir », la carte relève bien a contrario de ce processus de définition. Pour définir ce bruit, il est en effet possible à un individu de consulter Internet. Une fois sur la page, le programme propose à l’internaute de sélectionner un quartier ou une rue. Lorsque celui-ci s’exécute, il peut alors voir de façon plus précise sa rue et même son immeuble colorié. En se reportant à une grille interprétative proposée sur un simple clic, l’internaute peut alors déterminer si la rue dans laquelle il se trouve est bruyante comme « un aspirateur » ou au contraire calme comme une « conversation à voix basse » ou comme « un jardin ».

13La carte propose ainsi une énonciation du bruit à la fois simplifiée et problématisée. Le chiffre ou la couleur sur la carte ont en effet le mérite de constituer un langage particulièrement accessible à tous. Alors que pour saisir des phénomènes complexes, il existe souvent un langage lui-même complexe qui n’est compréhensible que par l’expert, l’indicateur de bruit a la caractéristique d’être saisissable par le profane. Cette simplification passe ainsi par une problématisation clairement identifiée. Loin de se contenter de photographier un phénomène, la carte, associée à « l’échelle de bruit » qui constitue la légende, propose une interprétation de la mesure [30].

figure im1
Cartes 2D du bruit routier parisien, mise en ligne sur internet29

14La définition d’un seuil, l’attribution d’une norme à ces chiffres (« bruyant », « nocif », « calme »), les comparaisons utilisées (le jardin, l’aspirateur, l’avion) participent à une qualification de la mesure et délimitent les zones où le problème existe et celles où il n’existe pas. L’indicateur et la carte intègrent donc très largement le processus de construction du problème de « bruit ». Il suffit ainsi à un acteur de dire que sa « rue est rouge » pour évoquer l’existence d’un problème de bruit. En ce sens, le problème se construit à partir de la capacité des acteurs à pouvoir aussi mobiliser un langage accepté et reconnu par tous.

figure im2
L’échelle du bruit, présenté sur le site internet en complément de la carte

15Si la carte permet de rendre visible un problème, elle offre un autre atout fondamental : elle lui donne un caractère public. Alors que le Préfet doit ajouter les plaignants pour souligner l’importance du problème, la carte offre l’occasion d’additionner les habitants situés dans les immeubles en zones rouges et bleues. Au « plaignant » se substitue ainsi « l’habitant en zone rouge » qui n’a nullement besoin d’entreprendre une démarche pour signaler le problème puisque la carte s’en charge pour lui. À l’agrégation des « plaignants » que propose le Préfet se substitue ainsi l’addition automatique des « habitants » que peut mobiliser le Maire : « La carte du bruit routier publiée en 2003 a révélé que la moitié des Parisiens habitent des immeubles donnant sur des rues dont le niveau sonore est supérieur à 60 décibels et 150 000 au-dessus de 70 dB, confirmant la nécessité de prendre en compte le problème [31] ».

16La carte participe ainsi à la construction même du problème. Non seulement, elle le rend visible mais elle le façonne, elle le construit. Elle joue le rôle d’un langage où, comme le suggère Jürgen Habermas, « le langage et la réalité s’interpénètrent d’une manière qui, pour nous, reste indissoluble. Toute expérience porte l’empreinte du langage, de sorte qu’une saisie de la réalité non filtrée par le langage est impossible. […] la réalité à laquelle nous confrontons nos propositions n’est pas la réalité “nue” mais elle-même imprégnée par le langage [32] ». La carte est donc une traduction [33] visuelle et langagière de ce phénomène. À un membre du cabinet de l’adjoint au Maire de Paris en charge de l’environnement à qui nous avons demandé « pourquoi le problème du bruit routier est-il important ? », celui-ci nous a répondu : « Parce que la carte existe ! Sans la carte, je ne suis pas sûre que le bruit routier aurait eu la même importance. Je suis même certaine que cela n’aurait pas eu du tout la même place [34] ». Lorsque l’on sait que ce cabinet est le lieu où les problèmes se bousculent et sont souvent en concurrence pour s’imposer dans l’ordre hiérarchique de leur prise en compte, cette remarque prend toute son importance.

17La carte s’inscrit donc bien dans le processus de consolidation d’un problème par sa mise en visibilité [35] et son caractère technique [36]. Elle est prise et reprise par les acteurs comme une ressource pour prouver l’existence même du problème et consolider un énoncé qui qualifie le « bruit routier » de problème au regard du nombre de « victimes en rouge ».

Modéliser, entre sélection des problèmes et légitimation des actions

18Mais pour saisir les capacités de cette carte, il importe de se centrer également sur les caractéristiques liées à sa fabrique. Contrairement à l’impression qu’elle donne au premier regard, en ouvrant la boîte noire, on se rend compte qu’elle n’est en effet nullement une mise en couleur de mesures prises par des sonomètres mais une simulation. Autrement dit, les capteurs sonores sont virtuels et calculés par l’ordinateur. Or, cette simulation entraîne deux conséquences qui nous intéressent plus particulièrement. Tout d’abord, elle oblige à une simplification très forte du problème qu’elle donne à voir, simplification obtenue par des tris et des sélections qui façonnent d’autant le problème. De plus, elle permet de modifier le réel pour rendre possible la construction de fiction et la légitimation d’action qu’elle entraîne.

19Revenons tout d’abord sur la distinction entre mesure et simulation. La mesure repose sur la mobilisation d’instruments transportés sur le terrain. Elle permet de photographier à un instant T le bruit et de le transposer en chiffre. La simulation reproduit ce processus, transpose cette réalité et la transforme en de multiples algorithmes. Il s’agit donc d’entrer une série de données ainsi qu’un ensemble d’équations et de proposer à l’ordinateur de calculer et de transposer graphiquement les résultats.

20Dans un cas comme dans l’autre, il s’opère un processus de simplification indispensable. Dans le cas de la mesure, les experts doivent opérer une série de choix qui modèle le phénomène qu’ils veulent mesurer. Le type de l’appareil, son positionnement dans une rue, le « bon » jour, la durée de mesure choisie, la sensibilité de l’appareil, la régularité des mesures correspondent tous à des choix indispensables que doit faire le technicien et qui contribuent à normaliser le temps mesuré [37]. Par exemple, les jours de pluie de même que les rues où il n’existe pas de candélabre pour maintenir l’appareil sont éliminés. De la même façon, la simulation nécessite un travail de tri, de sélection qui formate ce que l’on mesure. Pour saisir toute la portée de ce processus, il importe de comprendre le principe même de cette carte simulée. Alors qu’un appareil de mesure est un récepteur agrégeant les bruits quelle que soit leur origine, la carte travaille à partir de l’émetteur et calcule les bruits produits. Ce changement de perspective n’est pas sans conséquence.

21Tout d’abord, cela permet de sélectionner très clairement le producteur de bruit dont il s’agit d’établir la nuisance. Dans notre cas, il s’agit du « bruit routier », c'est-à-dire du bruit moyen produit par les voitures roulant en ville. Le coupable est ici isolé pour mieux être identifié. Dans le cas des cartes sur la qualité de l’air [38], c’est la mesure qui domine et qui, par conséquent, laisse le débat ouvert sur la part respective des coupables potentiels (voitures, usines, commerces, particuliers). Dans le cas du bruit la question ne se pose pas puisque seul le bruit de la voiture est répercuté. Cela signifie d’une part que la carte renforce le lien causal entre problème et coupable et, d’autre part, qu’elle contribue à hiérarchiser et à écarter du même coup les autres producteurs potentiels : les piétons, les commerces, les métros aériens, les trains, les klaxons, etc.

22Ce processus de renforcement du lien permet de simplifier la lecture que propose la carte mais en même temps n’est pas sans provoquer de réactions. Le Maire de Paris, dans son discours, s’appuie explicitement sur la carte pour hiérarchiser les problèmes de bruit : « Le bruit de la circulation automobile ressort comme la nuisance la plus fortement ressentie, avant même les bruits liés au voisinage [39]. » À l’inverse, lors de sa publication, une association a rappelé à travers les médias toute la limite de cette carte qui ne s’intéressait qu’au bruit routier : « J’ai été expliquer aux journalistes qu’il ne fallait pas parler de “carte du bruit” mais bien de carte du bruit routier moyen [40] » explique son président. Les producteurs de la carte eux-mêmes sont conscients de cette difficulté, l’un d’eux expliquant ainsi : « Il faut faire attention, [au regard des plaintes] le bruit routier n’est pas la première préoccupation des Parisiens, c’est le bruit des activités et le bruit du voisinage, le bruit routier est un bruit de fond [...] mais ils préfèrent que l’on calme le voisin, le commerce en bas qui ferme tard, le scooter à 3 heures du matin ou les livraisons qui partent à 6 heures [41] ».

23Autrement dit, la carte, son problème, son coupable et ses victimes viennent s’inscrire dans la liste concurrentielle des problèmes en matière de bruit. Mais pour bien comprendre l’importance du processus socio-technique qui sous-tend cette carte, il importe de saisir l’ensemble des autres processus de simplification auxquels s’astreignent ses producteurs. La carte est d’abord un programme informatique qui transforme un véhicule en bruit. Le nombre de véhicules circulant dans une rue constitue donc la première donnée que doivent se procurer les techniciens. Ce bruit est ensuite situé géographiquement à travers une entrée précise du plan de la ville, intégrant la forme des rues, la hauteur des immeubles, la nature des chaussées.

24Chacune des données nécessaires à la carte est une source d’incertitude à laquelle l’expert doit faire face en produisant des hypothèses. Chaque incertitude est multipliée, ce qui fait de la carte une nécessaire approximation. Le nombre de voitures circulant est obtenu par un travail de mesure, facteur de multiples incertitudes : la mesure d’une artère n’est pas permanente mais occasionnelle et s’effectue à une période donnée que seule une hypothèse de reproduction à l’identique (les autres jours ressemblent au jour de la mesure) permet de démultiplier. Sans oublier qu’au vu du nombre de rues dans une ville aussi dense que Paris, certaines ne donnent pas lieu à un comptage mais à une moyenne. Chaque voiture, en fonction de son âge, de son moteur (essence ou diesel), de sa marque, de son entretien, de l’état de son pot d’échappement produit un son différent. La moyenne nécessite donc une approximation sur l’état du parc de voiture circulant sur les voies. C’est le cas également de la surface des immeubles ou de la vitesse : « il y a un degré d’incertitude qui s’enlève aussi mais par exemple, un degré d’erreur soit qui peut se multiplier soit qui peut s’enlever, mais par exemple on nous dit toujours que vous ne tenez pas compte de la vitesse réelle, c’est vrai, ça c’est un argument fort [42] ». De la même façon, le rapport diesel/essence ou l’âge de la voiture ne sont que des indications moyennes et approximatives. Elles ne relèvent pas du comptage lui-même qui ne prend pas en compte justement cette donnée mais s’appuie sur des tableaux et des ratios préalablement effectués.

25La définition même de la carte pose un problème important puisqu’elle n’est qu’une photographie à un temps T de la ville. Or, Paris est une ville qui bouge en permanence : modification de gabarie de rues, travaux, changement de type d’immeubles, sens uniques sont autant de difficultés que les techniciens doivent saisir. L’absence d’exactitude des données existantes a ainsi rendu nécessaire un travail particulièrement méticuleux de ces ingénieurs pour répertorier ces éléments. Ainsi, l’un des responsables explique : « Les incertitudes ne manquent pas : gabarits des bâtiments, des rues tout ça, ne le dites pas trop fort parce que l’équipe “bruit” a repris deux tiers des bâtiments parisiens… ils seraient un peu vexés quand même qu’on les critique là-dessus. On a peut-être nous la base de données la plus à jour, même par rapport à celle de la direction de l’urbanisme, il ne faudrait peut-être pas abuser [43]. »

26Il faut dire que le logiciel de modélisation a besoin de l’ensemble de ces données pour calculer la réflexion du bruit sur les murs des immeubles. Qu’un immeuble change de taille et la façon dont le calcul de la réflexion s’effectue se modifie. Sans oublier la nature de la chaussée qui, en pavé ou en béton, ne produit pas du tout le même bruit. Le logiciel nécessite donc un nombre de données particulièrement impressionnant pour les transformer en couleurs. Nombres d’incertitudes se logent ainsi dans le recueil de données mais elles se trouvent également dans le logiciel lui-même. Le temps de calcul, le choix du nombre de rebonds du son sur les murs mais aussi les approximations indispensables de calcul sont autant de problèmes posés. Ainsi, lorsqu’une rue est trop petite, il s’agit pour les experts de faire une approximation au plus juste : « D’autant plus qu’on sait que sur certaines artères, sur certaines petites rues ou autres, les logiciels de modélisation de bruit et même les formules mathématiques de bruit ça ne donne pas grand-chose. Bon, il faut en tenir compte, ça fait partie du taux d’erreur si vous voulez [44]. »

27On pourrait multiplier les exemples que connaissent bien les « producteurs » de cartes et qui font partie des bricolages permanents indispensables pour saisir des objets aussi complexes et instables qu’une ville. Ville insaisissable et puissance de calcul limitée, le bruit « simulé » par la carte doit donc, pour rendre visible des données, accepter de s’appuyer sur des hypothèses lourdes nécessairement approximatives. Ce processus de simplification constitue le préalable nécessaire à la production de la carte. Sans lui, la carte du bruit ne pourrait exister. En cela elle permet de consolider le chaînage qui relie un problème, une victime, un coupable et un territoire sur laquelle elle repose.

28Pour autant, l’étude de son processus de fabrication permet de mieux comprendre la deuxième caractéristique de cette simulation : sa force légitimatrice de politique publique. Il importe ainsi de comprendre, en effet, que cette spécificité constitue un des enjeux essentiels de cette carte pour ceux qui l’ont conçue : « Nous maintenant, on ne la considère plus comme une photo, comme ça a été fait et produit sur le net, mais comme un outil de comparaison et d’aide à la décision. C’est un outil d’aide à la décision, que ce soit pour les politiques certes, mais avant tout pour nos services techniques, c’est à eux qu’on donne d’abord. Après, eux ils diffusent ce qu’ils veulent [45]. »

29Cette carte, parce qu’elle n’est qu’une reproduction, permet aux experts de modifier, transposer de nouvelles configurations. Les experts construisent ainsi des fictions dont ils ont le contrôle. Simuler une rue en sens unique, baisser la vitesse à 30 km/h ou transformer une artère devient possible et permet de montrer les effets en termes de bruit d’une telle mesure. La simulation permet donc de réduire la traditionnelle incertitude entre une action publique et son effet. C’est cette caractéristique que mobilisent les acteurs du bruit pour tenter de peser sur les politiques publiques. Par exemple, la vitesse moyenne constitue un paramètre essentiel du modèle. Elle correspond à une moyenne modifiable. Cette variabilité du paramètre permet alors de simuler simplement la mise en place de zone 30. Il est également facile de prendre en compte la réalisation d’un sens unique ou d’une restriction de voie. Chaque paramètre modifiable, en rendant possible la construction d’une fiction contrôlée, correspond alors à autant d’instruments d’action testables.

30La comparaison entre surface du sol et surface des immeubles est également révélatrice. Pour la saisir, il faut comprendre que leur prise en compte nécessite qu’elles soient mobilisées dans le modèle. C’est une des « prouesses techniques » dont les techniciens sont particulièrement fiers. Alors que la directive européenne n’exige de prendre que la réverbération directe, nos producteurs ont fait le choix de prendre en compte trois autres bruits pour un émis comme le montre le schéma ci-après. variable. Si seul le bruit direct avait été choisi, il n’aurait pas été possible de prendre en considération l’importance du sol et de son potentiel sonore. De même, deux d’entre eux (le deuxième et le dernier) prennent en compte la surface du mur. C’est donc bien en faisant le choix de prendre en compte ces réverbérations que nos techniciens ont rendu possibles certaines simulations.

figure im3
Deux d’entre eux (les deux derniers) permettent d’intégrer le sol comme

31La surface du sol est ainsi entrée dans le programme en différenciant la nature sonore du matériau. C’est par exemple l’occasion de construire la légitimité d’un changement de revêtement en simulant la transformation de pavé en bitume. À l’inverse, la surface de l’immeuble est moyennée sur l’ensemble de la ville. N’est donc pas prise en compte la différence entre des immeubles en verre ou en béton. Ce choix rend impossible la production d’une simulation sur ce type de changement.

32La production de fiction constitue donc un choix intégré pour l’essentiel dès la fabrique du modèle et s’appuyant sur une détermination des instruments de l’action possible. Ce choix préalable permet alors de relier le problème mis en évidence à une série d’instruments capables de le résoudre. Le programme peut alors fonctionner pour légitimer une action publique.

La carte, une arme pour pouvoir transformer les politiques publiques

33En s’intéressant à la fabrique de cette carte, nous avons pu voir à quel point elle était un instrument indissociable du problème qu’elle donne à voir et des actions qu’elle légitime. Nous voudrions ici nous intéresser plus spécifiquement à un autre élément, lui aussi indissociable des précédents, celui des acteurs qui la fabriquent et la portent. Non seulement, la carte par sa complexité est indissociable des experts qui la fabriquent et deviennent par là-même indispensables à son usage, mais c’est aussi par la capacité de ces derniers à développer des stratégies au cœur même de la municipalité que peut se comprendre tout l’intérêt de cette carte.

34Si le processus de simplification permet de rendre accessible la problématisation, il n’en reste pas moins que la complexité demeure présente. Elle ne disparaît pas, bien au contraire. Elle est le lot quotidien des experts qui tout en essayant de la réduire, en font part voire la donnent à voir. Prudence méthodologique de l’expert ou renforcement symbolique de la preuve, cette mise en scène de la complexité que les indicateurs avaient participé à faire disparaître résonne comme un enjeu de légitimation de l’expertise et de l’expert qui la porte.

35Il est intéressant ainsi de noter que les acteurs en charge de la mesure et de l’élaboration d’indicateurs n’hésitent pas à souligner leurs difficultés et la complexité à laquelle ils doivent s’affronter. Ils revendiquent ainsi l’importance des savoirfaire dont ils ont la maîtrise : « On est, nous, en étant les concepteurs et les réalisateurs, les premiers critiques et les premiers à donner le taux d’erreur, ce qu’il faut vraiment prendre en compte et ce qu’il ne faut pas prendre en compte [46] ». Lorsque l’on se trouve sur le site internet de la carte du bruit, un lien hypertexte indique « données techniques : pour en savoir plus ». Cette petite indication semble présente sur plusieurs sites présentant des indicateurs [47]. L’indicateur apparaît ainsi comme un simplificateur d’une réalité complexe mais la technique de simplification est laissée apparente.

36Cette réflexivité méthodologique fonctionne ainsi à la fois comme un révélateur de la complexité insaisissable tout autant que comme un démonstrateur de la spécificité des experts en charge de la mesurer. Si chacun peut acheter un thermomètre pour connaître la température qu’il fait, la mesure du bruit reste l’apanage des mesureurs, seuls à même d’utiliser leurs sonomètres et de s’attaquer à la multitude d’incertitudes qui l’entourent. De la même façon, la simulation n’est accessible qu’aux experts comme le montre l’extrait d’entretien suivant : « L’outil est hyper lourd, moi j’ai beau l’expliquer depuis deux ans et demi, ça je suis un très mauvais pédagogue, mais jamais aucun élu n’a plus ou moins compris comment ça fonctionnait [48] ».

37La mise en indicateur et en carte résulte d’un phénomène complexe que les experts donnent à voir. Le renvoi à cette complexité est ainsi l’occasion de rappeler que le recours à l’expert pour simplifier est une condition indispensable de la production de l’indicateur. Cette complexité montrée ou cette simplification assumée rappelle l’importance de l’expert, sa légitimité. Ils sont les plus à même de parler de bruit. D’une certaine façon, on peut même dire qu’il existe une corrélation entre la légitimité du bruit en tant que problème et leur légitimité au sein de l’administration. Or, loin de ne s’intéresser qu’à informer sur le bruit, ces experts du bruit cherchent d’abord et avant tout à infléchir les politiques publiques traditionnelles.

38C’est d’ailleurs en suivant l’évolution des acteurs du bruit au sein même de la municipalité que l’on peut mieux comprendre la façon dont ils transforment la carte en véritable pouvoir. À la fin des années 1990, peu de personnes travaillent et s’intéressent au bruit en tant que tel. Au sein de la Mairie de Paris, le pôle bruit est composé de quelques personnes perdues dans une administration tentaculaire, le nombre d’associations mobilisées se compte sur les doigts de la main et, pour beaucoup, le bruit n’est qu’un problème « de luxe » sans grand intérêt. Force est de constater qu’à l’exception des réunions de l’observatoire du bruit, le bruit n’est pas un problème disposant d’une grande écoute.

39Deux éléments vont participer à transformer la situation. Le premier est lié au nouveau contexte politique. Les élections municipales et le changement de majorité qui s’en est suivi ont entrainé une redistribution des priorités. Parmi celles-ci, l’environnement et le transport ont pris une place plus importante dans le paysage politique. D’autant plus que ces deux thèmes sont donnés en délégation à deux adjoints représentant le parti écologiste dont l’alliance avec le Parti socialiste a été décisive pour remporter les élections. Yves Contassot, en l’occurrence, avait été chef de file des écologistes à l’élection précédente et dispose d’une certaine notoriété, ce qui lui assure certaines ressources. Ce dernier veut indéniablement marquer de son empreinte sa délégation. Il est fort vraisemblable que le bruit n’est pas le sujet qu’il place en priorité mais, force est de constater que ce thème va lui servir de ressource pour défendre certains projets.

40Le second élément est celui de la publicisation de la carte du bruit. Alors que le thème n’intéresse pas grand monde, que peu d’articles de presse y sont consacrés, la carte va modifier la donne notamment grâce à ses capacités de séduction. Alors que les programmateurs travaillent à la mettre au point, un des experts va se consacrer à la retravailler afin de la rendre accessible à tous dans sa forme, c’est-à-dire la sortir de son carcan expert, et dans son support, grâce à sa mise en ligne. Il est intéressant de noter que son accessibilité au tout public a demandé un travail spécifique : « À l’époque [quand je suis arrivé] l’outil n’était pas fait pour être publié. C’était fait pour modéliser. Le logiciel est d’abord un logiciel de calcul. Après il y a des gens qui interprètent. Mais nous il fallait que cela puisse sortir brut et directement exploitable. Le moyen le plus simple de le diffuser était internet. Donc ça a pris du temps, un temps que les élus [qui voulaient la carte] ne pouvaient pas comprendre [49]. » Ici, on voit toute l’importance du travail de destruction des intermédiaires. L’enjeu est bien qu’entre la carte et le profane, aucun interlocuteur ne s’interpose pour « interpréter ». Il s’agit en quelque sorte pour les experts de faire de la carte le langage qui leur permettra de parler directement aux Parisiens sans intermédiaire, que celui-ci soit technique ou politique.

41Mais une page sur un site, perdue dans la multitude de pages qui fourmillent sur Internet, n’est rien sans sa mise en évidence et sa publicisation. Pour sa sortie sur le site, la carte va bénéficier d’un tiré spécial de L’Express de 24 pages [50]. Pour le bruit, c’est du jamais vu. D’une position marginale, le bruit se met à occuper le statut de sujet important. Dans ce numéro de L’Express, la carte est mise en avant pour révéler rue par rue, quartier par quartier, les zones à problème et les zones calmes. La carte devient le support qui donne à voir, et qui vaut pour « preuve ». Elle est le révélateur du problème et facilite sa mise à l’agenda. Sans la carte, il est fort probable que ce numéro n’aurait pas vu le jour. Ce travail de publicisation est demandé par les experts eux-mêmes. Il constitue probablement leur meilleur allié pour faire du bruit une problématique importante. On peut aisément émettre l’hypothèse que l’essentiel de la stratégie a reposé sur cette valorisation externe comme processus de légitimation interne. Difficile de dire s’il s’agit d’une stratégie préalablement établie ou d’une stratégie construite au fil du temps et à mesure que l’écho médiatique portait ses fruits, mais quoi qu’il en soit le résultat est là : « Donc effectivement, la cartographie est devenue célèbre à l’extérieur et cela commence à avoir des retombées à l’intérieur. On commence depuis six mois à être débordé par les demandes de simulation [51]. »

42À travers ces deux éléments se profile un processus qui va conduire à la présentation d’un plan bruit en 2006. Ce processus devient visible avec la mise en place d’une série de réunions au sein de l’observatoire. Une première réunion a lieu en janvier 2004. Au cours de cette réunion, M. Contassot explique que si l’année 2003 a été celle de l’achèvement d’un « grand chantier ouvert en 2000 par l’observatoire du bruit : la cartographie [52] », l’année 2004 sera celle « d’un plan global de lutte contre le bruit [53] ».

43Incontestablement, la carte a pris du galon dans la hiérarchisation symbolique des actions. D’un point parmi tant d’autres en 2001 [54], le bruit se transforme en « grand chantier ». Pour justifier un tel plan, Yves Contassot précise : « Ce calendrier, très resserré […] doit se concevoir comme la seule réponse adaptée à la forte demande sociale de calme qui s’accentue encore à Paris et en IledeFrance. Je tiens par ailleurs à souligner que la cartographie du bruit a montré que 7 % des Parisiens sont exposés à des niveaux sonores moyens dépassant les 70 dB en façade d’immeuble, ce qui est un niveau très élevé [55] ». On voit ici à quel point la carte constitue la preuve même de l’existence d’un problème, le moyen que l’on mobilise pour attester de sa véracité et de sa solidité. Elle devient ainsi le premier argument présenté pour justifier du démarrage du plan.

44Il n’est pas possible ici de développer toutes les actions du plan bruit mais nous voudrions prendre un exemple pour bien saisir la façon dont la carte peut infléchir certaines actions, en l’occurrence une action d’urbanisme. C’est là que la carte du bruit joue un rôle particulièrement important. L’enjeu, pour les acteurs du bruit, est de pénétrer dans les procédures traditionnelles et institutionnalisées qui ont en charge de permettre la transformation urbaine de la ville. Initialement, ce processus n’implique nullement le bruit comme problème. Tout l’enjeu est donc de l’immiscer dans ces procédures, de tordre ces dernières pour rendre ainsi incontournable la question du bruit.

45Prenons l’exemple intéressant des procédures de transformations des quartiers « difficiles ». Ce sont des projets de transformation de la ville inscrits dans des procédures étatiques (le Grand Projet de renouvellement urbain) et qui concernaient 11 quartiers dans Paris. Derniers avatars de la politique de la ville, cette procédure consiste à traduire « le problème des banlieues » en « politique de transformation urbaine ». En cela, ce sont les urbanistes et les architectes qui participent à la restructuration de ces quartiers selon leurs propres savoirs et savoir-faire. Dans ce processus d’actions publiques, le bruit n’est pas nécessairement un élément que l’on voit poindre dans les projets GPRU, bien au contraire. Pourtant, le travail de persuasion du pôle bruit à partir de ce nouveau langage que constitue la carte du bruit semble avoir joué un rôle important. C’est ainsi que l’architecte en charge d’un des quartiers explique : « L’objectif est de recomposer ces territoires déqualifiés, en intervenant sur l’environnement urbain, en améliorant la vie des quartiers, en tissant des liens avec la première couronne de la banlieue parisienne et enfin en impulsant un développement économique adapté. […] La lutte contre le bruit est pour 64 % des riverains une demande prioritaire. Le bruit provient d’axes de circulation importants : boulevard périphérique, boulevard Massena Nord, avenue de la Porte d’Ivry. Il était donc important de prendre en compte le bruit dans notre étude. Cela a commencé par l’obtention d’un certain nombre d’éléments auprès du Service de l’écologie urbaine de la ville de Paris, notamment des cartes de bruit. […] Des cartes de bruit ont été modélisées. Les résultats montrent clairement que les barres aux abords du boulevard périphérique sont bien protégées par des murs anti-bruit, hormis la tour T2 très exposée et qui fait office de mur anti-bruit. […] La ville a tenu compte de ce constat […] La tour T2 dite « tour Bédier » sera la première tour aux abords du périphérique à être démolie. Mais les simulations ont montré que sa destruction entraînerait une augmentation du bruit au sein du quartier. Il fallait donc impérativement créer de nouveaux volumes afin de masquer le bruit du périphérique [56] ».

46Cet extrait est tout à fait intéressant dans la mesure où il fait parfaitement écho aux différentes hypothèses que nous avons élaborées jusqu’à présent. D’une part, il consolide l’idée que la carte est un mode de communication qui permet aux spécialistes du bruit de discuter avec d’autres, en l’occurrence les architectes. Leur capacité à modéliser la situation réelle, à montrer une carte en 3D du bruit du quartier étudié renforce la transformation du bruit en problème. Il devient dès lors « important » de prendre en compte le bruit. De même que, grâce à la carte, apparaît « clairement » ce qui est protégé et ce qui ne l’est pas. Cette capacité à simplifier et à clarifier le problème du bruit contribue ici à en faire un élément incontournable. La simplicité des cartes est alors indissociable, comme nous l’avions déjà souligné, de la complexité de leur réalisation et de la présence indispensable du pôle bruit pour les réaliser. C’est donc bien ce dernier qui se retrouve à accompagner les projets et à permettre l’introduction du bruit comme problème. Le poids du service bruit s’en trouve considérablement renforcé. La carte permet ainsi, par exemple, de modifier le sens même de cet immeuble considéré comme problématique pour les urbanistes et qui se transforme, grâce à la carte du bruit, en mur anti-bruit. La carte de « la situation future » devient un élément clé pour contraindre l’aménagement. Certes, elle ne bouleverse pas l’aménagement lui-même et le projet de démolition mais elle contraint la façon dont la démolition se répercute sur le projet lui-même. Il a fallu « créer de nouveaux volumes » explique ainsi l’architecte au vu de ce qu’ont montré les cartes, c’est-à-dire « une augmentation du bruit au sein du quartier ».

47Langage simplifié, problématisation du bruit, présence des acteurs qui le portent, la carte fonctionne comme une ressource et comme une preuve. Elle rationalise le débat, elle l’objective par le visuel qu’elle propose et du même coup, elle rend incontournable l’existence même du problème d’autant plus qu’elle l’agence avec des solutions possibles. Évidemment, la carte ne suffit pas à elle seule à convaincre de l’intérêt de ce nouvel agencement. Elle n’est qu’un outil que peuvent mobiliser les experts pour convaincre de sa solidité. C’est donc ainsi que se sont construits et renforcés mutuellement le pôle « bruit », le problème du « bruit routier » et la légitimité d’actions contre le « bruit routier ».

Carte et indicateur, un nouveau liant pour un nouvel énoncé ?

48L’émergence d’une politique municipale de lutte contre le bruit s’inscrit bien évidemment dans un contexte de développement des préoccupations environnementales. Il suffit d’observer plus largement la place symbolique qu’occupent ces dernières dans les discours du maire et des maires des grandes villes plus largement. Pour autant, la capacité de l’environnement et du développement durable à se positionner dans la hiérarchie des politiques institutionnalisées et, plus encore, du bruit dans la hiérarchie des questions environnementales relève d’un combat quotidien des acteurs.

49Dans plusieurs villes, on constate en effet que loin d’avoir parcouru un tel chemin, la question du bruit reste cantonnée aux quelques experts qui s’y intéressent et leurs travaux se limitent la plupart du temps à des rapports qui s’accumulent sans pour autant interférer sur la production d’action publique. Probablement plus réceptifs aux innovations, les acteurs du « bruit » ont développé un nouvel instrument, la carte « dynamique » qui constitue une arme redoutable. Elle leur permet de construire un problème, d’identifier un coupable, de désigner des victimes, de légitimer des actions publiques, de rechercher de nouveaux alliés (les internautes). Cet instrument a été fabriqué en ce sens et son usage semble faire preuve d’une certaine efficacité au vu du plan bruit voté tout récemment. Elle forme en quelque sorte le liant indispensable qui consolide ce chaînage entre un problème et une solution. En fournissant « des raisons communicables et partageables [57] », elle renforce le discours reliant un problème à une solution.

50Problème (bruit routier), victimes (moitié des parisiens), coupables (voitures roulant en ville), acteur légitime (Ville de Paris) et instruments capables de résoudre ces problèmes (zone 30, remplacement des pavés, etc.) se trouvent ainsi mis ensemble dans un même énoncé que déploient les acteurs du bruit à l’aide de dispositifs techniques comme la carte. De leur capacité d’accroître le nombre de lieux où des acteurs reprennent cet énoncé, dépend en partie sa stabilisation, son renforcement et sa mise en œuvre.

51Ici, le concept d’énoncé de politiques publiques a donné l’occasion de focaliser notre attention sur cette question de l’agencement entre problème, politique publique et acteurs. En s’interrogeant sur « l’espace commun des rencontres [58] » et en ouvrant les boîtes noires de la fabrique des instruments, ce concept nous a permis d’entamer le long chemin d’une conciliation entre deux approches présentes dans l’analyse des politiques publiques [59] : une approche qui s’intéresse plus particulièrement aux acteurs et à leur stratégie et une approche qui se focalise sur les politiques publiques et la « mise au jour des chaînes causales qui dépassent les acteurs de la décision [60] ». L’approche en termes d’énoncé, par son refus d’un quelconque dévoilement et par l’attention qu’elle porte aux acteurs analysant les politiques publiques, propose justement de rendre indissociable politiques publiques et acteurs, objets et locuteurs, analyse et stratégie.

Notes

  • [1]
    Par exemple, l’indicateur est cité à de nombreuses reprises dans les textes issues de la conférence de Rio, « Il faut donc élaborer des indicateurs du développement durable afin qu'ils constituent une base utile pour la prise de décisions à tous les niveaux et contribuent à la durabilité autorégulatrice des systèmes intégrés de l'environnement et du développement » : hhttp :// www. un. org/ french/ events/ rio92/ agenda21/ index. html consulté le 22 juin 2006.
  • [2]
    “Fairly often, problems come to the attention of governmental decision makers not through some sort of political pressure or perceptual slight of hand but because some more or less systematic indicator simply shows that there is a problem out there” (Kingdon (J.), Agenda, Alternatives and Public Policies, New York, Longman, 1995, p. 90).
  • [3]
    Les indicateurs sont considérés comme « réduisant la complexité du monde réel ; ils apportent plus d’efficacité et permettent de légitimer les décisions » : Lorrain (D.), « La dérive des instruments. Les indicateurs de la politique de la ville et l'action publique. », Revue française de science politique, 56 (3), 2006.
  • [4]
    Les indicateurs peuvent devenir un « élément du conflit politique entre l’État et les autorités locales en Angleterre, et la dimension de contrainte, de pouvoir, de discipline des instruments aux antipodes de la gouvernance négociée », cf. Le Galès (P.), « Contrôle et surveillance. La restructuration de l’État en Grande-Bretagne », in Lascoumes (P.), Le Galès (P.), dir., Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
  • [5]
    Jobert (B.), Le social en plan, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1981.
  • [6]
    Wildavsky (A.), « Analyse de politiques et PPBS », in Lacasse (F.), Thoenig (J.C.), dir., L’action publique, Paris, L’Harmattan, 1996.
  • [7]
    Cohen (J.), March (G.), Olsen (J.P.), “A Garbage Can Model of Organisational Choice”, Administration Science Quartely, 17,1972.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Kingdon (J.), Agenda, Alternatives and Public Policies, op. cit.
  • [10]
    Giddens (A.) Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994.
  • [11]
    « Le caractère mixte des énoncés éthiques. Ils devraient ressortir clairement des illustrations précédentes que la majorité des propositions éthiques comporte des éléments factuels. La plupart des impératifs n’étant pas des fins en soi mais des objectifs intermédiaires, la question de leur adéquation aux fins ultimes qu’ils visent reste une question factuelle. Il n’est pas utile de se demander ici s’il n’est jamais possible de dérouler la chaîne d’exécution pour isoler une valeur « pure », une fin qui ne soit que désirée pour elle-même. » (Simon (H.A.), Administration et processus de décision, Paris, Economica, 1983).
  • [12]
    « Quelle est cette cohérence – dont on voit tout de suite qu’elle n’est ni déterminée par un enchaînement a priori et nécessaire, ni imposée par des contenus immédiatement sensibles ? Car il ne s’agit pas de lier des conséquences, mais de rapprocher et d’isoler, d’analyser, d’ajuster et d’emboîter des contenus concrets ; rien de plus tâtonnant, rien de plus empirique (au mois en apparence) qu’un ordre parmi les choses » (Foucault (M.), Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1996).
  • [13]
    Easton (D.), Analyse du système politique, Paris, Armand Colin, 1974.
  • [14]
    On retrouve cette ambiguïté dans l’État en action par exemple, où le référentiel est assimilable aux discours des acteurs lorsque ceux-ci cherchent à l’imposer, et est dévoiler par le chercheur lorsque celui-ci est considéré comme dominant. Cf. Jobert (B.), Muller (P.), L’État en action. Politiques publiques et corporatismes, Paris, PUF, 1987.
  • [15]
    Foucault (M.), L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
  • [16]
    Le discours est utilisé ici pour évoquer l’ensemble des pratiques discursives et non seulement celles prononcées dans des lieux spécifiques (comme les « discours officiels » prononcés en public).
  • [17]
    Dewey (J.), Le public et ses problèmes, Pau, Publications de l’université de Pau – Éditions Léo Sheer, 2003.
  • [18]
    Comme le suggère Gilles Deleuze, « locuteurs et destinataires sont des variables de l’énoncé parmi d’autres, qui dépendent étroitement des conditions définissant l’énoncé lui-même en temps que fonction » (Deleuze (G.), Foucault, Paris, Minuit, 1986).
  • [19]
    Muller (P.), « Référentiel », in Boussaguet (L.), Jacquot (S.), Ravinet (P.), dir., Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
  • [20]
    Sur ces approches, cf. par exemple Fischer (F.), Reframing Public Policy, New York, Oxford University Press, 2003.
  • [21]
    En utilisant ici le concept d’association développé par Bruno Latour (Changer de société – Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006).
  • [22]
    Easton. (D.), Analyse du système politique, op. cit.
  • [23]
    Padioleau (J.-G.), L’État au concret, Paris, PUF, 1982.
  • [24]
    Nous reprenons ici quelques-unes des hypothèses développées en sociologie des sciences sur le rôle des artefacts socio-techniques tout en nous intéressant plus particulièrement à leurs caractéristiques politiques.
  • [25]
    Il s’agit ici des antennes départementales des ministères. Lorsqu’en 1981, une première tentative est faite pour rassembler les ministères en charge de ces questions, ce n’est pas moins de 17 ministères que l’on a invités pour l’occasion.
  • [26]
    Nous considérons ici que la légitimation s’établit dans un rapport dialectique qui permet la construction même du problème et non simplement sa justification a posteriori, en cela il s’apparente au concept de justification de Boltanski et Thevenot. Cf. Boltanski (L.), Thevenot (L.), De la justification, Paris, Gallimard, 1991.
  • [27]
    Discours du préfet devant le conseil municipal de Paris, retranscription des débats, 1999, DPE 22.
  • [28]
    Discours de Jean Tibéri, au conseil municipal, retranscription des débats, 1999, DPE 22.
  • [29]
    hhttp :// www. v1. paris. fr/ fr/ environnement/ bruit/ carto_jour_nuit/ cartobruit. htmlconsulté le 6 septembre 2006.
  • [30]
    hhttp :// www. paris. fr/ portail/ Environnement/ Potal. lut ? page_id= 1285&document_type_id= 5&document_id =5851&portlet_id=3069, consulté le 6 septembre 2006
  • [31]
    Exposé des motifs du plan de lutte contre le bruit par le Maire de Paris, Mars 2006, conseil de Paris, p. 4
  • [32]
    Habermas (J.), Vérité et justification, Paris, Gallimard, 1999.
  • [33]
    Lascoumes (P.), « Rendre gouvernable. De la traduction au transcodage, l’analyse du processus de changement dans les réseaux d’action publique », in CURAPP, La gouvernabilité, Paris, PUF, 1996.
  • [34]
    Entretien avec Hélène Morosini, membre du cabinet d’Yves Contassot, 21 mars 2005
  • [35]
    Sur l’importance de la vue dans le processus scientifique, cf. Urry (J.), Sociologie des mobilités : une nouvelle frontière pour la sociologie ?, Paris, Armand Colin, 2005.
  • [36]
    Sur l’importance de la science et de la technique comme pouvoir, cf. notamment Stengers (I.), Sciences et pouvoirs. La démocratie face à la technoscience, Paris, La Découverte, 1997.
  • [37]
    L’un d’eux explique ainsi « Vous n’allez pas faire des mesure en cas d’hiver s’il pleut, parce que ça augmente le niveau de bruit au micro et pas obligatoirement de roulement de la chaussée et tout ça ; donc, il faut que le protocole soit bien abouti et puis on va vérifier ». Ces protocoles, en écartant les « mauvais » jours, les « mauvaises » heures, les phénomènes « parasites » comme la pluie participent de l’épuration du phénomène mesuré.
  • [38]
    Wyn (G.), Knoepfel (P.), Perl (A.), The Politics of Improving Air Qualitiy, Northampton, Edward Elgar Publishing, 1999.
  • [39]
    Exposé des motifs du plan de lutte contre le bruit par le Maire de Paris, mars 2006, Conseil de Paris, p. 4.
  • [40]
    Entretien avec Thierry Ottaviani, président de l’association SOS-bruit, 25 juin 2005. L’association SOS bruit est une des rares associations existantes s’investissant exclusivement sur cette question. Elle fait partie du pôle de l’ADUA, l’association de défense des usagers de l’administration présidée par Jean-Marie Delarue, créé dans les années 1980 dont elle est une branche au départ avant de devenir indépendante. Cette association travaille principalement à agir à partir de courriers d’habitants se plaignant de bruit.
  • [41]
    Entretien avec un responsable technique de la Mairie de Paris de la direction des Parcs, jardins et espaces verts, 17 février 2005.
  • [42]
    Ibid.
  • [43]
    Entretien avec un responsable technique de la ville de Paris, direction des Parcs, jardins et espaces verts, 17 février 2005.
  • [44]
    Ibid.
  • [45]
    Ibid.
  • [46]
    Entretien avec un agent technique de la ville de Paris à la direction des Parcs, jardins et espaces verts, service de l’écologie urbaine, 22 mars 2005.
  • [47]
    Par exemple sur l’air à Marseille, Mandinaud (V.), Zittoun (P.), « Les indicateurs de développement urbain durable : nouvelles ressources ou nouvelles contraintes pour l’action publique », Communication au colloque international « Usage des indicateurs de développement durable », Montpellier, 3 avril 2006.
  • [48]
    Ibid.
  • [49]
    Entretien avec un des techniciens en charge de la carte du bruit, 12 avril 2005.
  • [50]
    L’express, supplément du 22 mai 2003, p. 24.
  • [51]
    Entretien avec un agent technique de la ville de Paris à la direction des Parcs, jardins et espaces verts, service de l’écologie urbaine, 22 mars 2005.
  • [52]
    Compte-rendu de l’observatoire, 8 janvier 2004.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    Dans une présentation du bilan de l’observatoire, la carte est suggérée mais à une place symboliquement secondaire.
  • [55]
    Compte-rendu de l’observatoire, 8 janvier 2004.
  • [56]
    Intervention de Marie-Pierre Viaud, Observatoire du bruit, 22 juin 2004.
  • [57]
    Boudon (R.), Le juste et le vrai, Paris, Fayard, 1995. On notera au passage l’importante référence que fait Raymond Boudon à Wittgenstein dans cet ouvrage.
  • [58]
    Foucault (M.), Les mots et les choses, op. cit.
  • [59]
    Musselin (C.), « Sociologie de l’action organisée et analyse des politiques publiques : deux approches pour un même objet ? », Revue française de science politique, 55 (1), 2005.
  • [60]
    Muller (P.), « Cinq défis pour l'analyse des politiques publiques », Revue française de science politique, 55 (1), 2005.
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