Notes
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[1]
La rédaction de cet article a été rendue possible grâce aux soutiens d’Alain Cottereau, de Luc Boltanski et de Nicolas Dodier. Les discussions au sein de l’atelier « Autonomie » de doctorants de l’EHESS et de l’atelier « Dispositifs d’intervention sociale et travail d’attachement » du CRESAL (Université Lyon 2) ont également été très profitables.
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[2]
Cette position, qualifiée de conception « idéalisée » de l’autonomie, se fonde sur une rationalité permettant à l’individu de choisir en toute indépendance et en transparence à lui-même les actes qu’il pose. Dans la filiation kantienne, cette conception est notamment défendue par A. Giddens qui définit l’autonomie comme un « projet réflexif de soi » permettant de « délibérer », de « juger », de « choisir » ainsi que « d’agir », « en choisissant parmi différentes actions possibles ». Cf. Giddens (A.), La transformation de l’intimité, Rodez, Le Rouergue Chambon, 2004. Dans le champ politique, cette conception idéalisée de l’autonomie a soutenu la mise en place de dispositifs contractuels ou semi-contractuels, notamment dans la politique de la ville ou les politiques d’insertion. Cf. Donzelot (J.), Face à l’exclusion, Paris, Éditions Esprit-Le Seuil, 1991.
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[3]
La posture d’A. Ehrenberg vis-à-vis de l’autonomie, telle qu’elle se synthétise dans ses articles les plus récents, est principalement descriptive : « Nous sommes confrontés à un changement global de la relation individu-société, des conceptions que nous avons de chacun en tant que membre d’une société, qui résulte du basculement d’une référence à la discipline à une référence à l’autonomie des individus. » Cf. Ehrenberg (A.), « Remarques pour éclaircir le concept de santé mentale », Revue française des affaires sociales, 58,2004. Toutefois, la thèse qu’il développe dans ses ouvrages sur les mutations de « l’individu contemporain » consiste à tirer une conception « idéalisée » de l’autonomie vers une conception nietszchéenne d’un « surhomme » libéré de toutes les entraves à l’accomplissement de sa puissance d’agir et de sa liberté ; or, cette description d’Ehrenberg semble contenir une charge critique envers cette conception « idéalisée » puisqu’il souligne que cette émancipation des capacités et de la puissance de l’individu contemporain le rend paradoxalement « impuissant » et « déficitaire ». Cf. Ehrenberg (A.), La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
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[4]
Pour M. Joubert, un support social est « pour un individu ou un groupe d’individus, tout élément, qui, dans un contexte et un temps biographique donnés, peut donner du sens à l’action, encadrer les expériences, assurer l’assemblage des ressources de base (matérielles et effectives) et permettre de supporter l’adversité (capacité de confrontation, de parole, de résilience) ». Cf. Joubert (M.), Ville et violence, Paris, Ères, 2003, p. 71. R. Castel souligne le rôle des supports comme « condition objective de possibilité » de l’indépendance, et insiste sur les variations historiques de ces supports, la protection sociale étant l’une de ces variations : « la protection sociale est une condition de possibilité pour former une société de semblable. » Cf. Castel (R.), Haroche (C.), Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001 ; Castel (R.), L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Le Seuil, 2003, p. 88. D. Martucelli radicalise cette problématique : « L’individu n’existe que dans la mesure, et seulement dans la mesure où il est soutenu par un ensemble de supports. » Cf. Martucelli (D.), Grammaires de l’individu, Paris, Gallimard, 2002, p. 63.
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[5]
Circulaire du 15 mars 1960 relative au programme d’organisation et d’équipement des départements en matière de lutte contre les maladies mentales.
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[6]
Loi du 3 janvier 1968 portant réforme du droit des incapables majeurs. De la première moitié du XIXe siècle jusqu’aux années 1960, le traitement de la folie associait le soin du malade, sa prise en charge civile, et son hébergement. Était alors considérée par la loi de 1838 comme malade mentale et mineure toute personne hébergée en asile, ce qui impliquait une prise en charge par l’administration de la protection de ses biens. En énonçant que « les modalités du traitement médical, notamment quant au choix entre l’hospitalisation et les soins à domicile, sont indépendantes du régime de protection appliqué aux intérêts civils », la loi du 3 janvier 1968 signe la fin d’une prise en charge totale de la personne dans les asiles et permet une prise en charge civile de personnes non internées. Cette réforme a répondu à une forte demande ; si 400 personnes par an étaient interdites avant 1968, ce sont aujourd’hui près de 60 000 personnes par an qui sont placées sous mesure de protection juridique, pour un total de près de 700 000 personnes protégées. Pour une présentation générale du nombre de mesures de protection, Cf. Annuaire statistique de la justice, Paris, La Documentation française-ministère de la Justice, 2005 ; l’observatoire des populations majeures protégées dont la mesure est déléguée à une UDAF (Union départementale des affaires familiales) donne une analyse plus détaillée de quelques indicateurs concernant les personnes protégées. Cf. ONPMP, Résultats 2004, Paris, UNAF, octobre 2005.
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[7]
Cette restriction relative d’autonomie est prononcée par un juge des tutelles suite à une expertise psychiatrique. Si le code civil n’utilise pas directement cette notion d’autonomie, celle-ci constitue un nœud autour duquel s’organise les « régimes civils de protection ». Un majeur doit être en effet protégé par la loi si « l’altération de ses facultés personnelles le met dans l’impossibilité de pourvoir seul à ses intérêts », si « sa prodigalité, son intempérance ou son oisiveté » l’expose « à tomber dans le besoin ou compromet l’exécution de ses obligations familiales » (art. 488) ; ces conditions sont évaluées à partir d’une expertise réalisée par un psychiatre des « facultés mentales » du majeur, ou par le constat médical qu’une « altération des facultés corporelles empêche l’expression de la volonté » (art. 490). Après ces expertises, la décision revient au juge des tutelles, qui décide si une demande réalisée par la personne, par ses parents proches, ou par saisie de lui-même, nécessite effectivement un placement sous protection juridique. Selon un arrêt de la Cour de cassation du 18 avril 1989, « les régimes civils d’incapacité ont pour objet, d’une façon générale de pourvoir à la protection de la personne et des biens de l’incapable ».
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[8]
Cette double orientation est aujourd’hui explicitement assumée par le législateur. L’article 2 de la loi du 2 janvier 2002 qui définit les grands principes constitutifs de l’action sociale et médico-sociale énonce que cette action « tend à promouvoir, dans un cadre interministériel l’autonomie et la protection des personnes ».
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[9]
L’approche proposée vise à nuancer une lecture de la psychiatrie et de la prise en charge institutionnelle fondée principalement sur une fonction de contrôle social (Cf. Castel (R.), La gestion des risques, Paris, Minuit, 1984 ; Foucault (M.), Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972), pour privilégier l’analyse de la confrontation entre les contraintes sociales et institutionnelles et les ressources mobilisées par les différents acteurs pour sortir de situations empêtrées, voire insupportables.
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[10]
Cf. Arrêté du 14 mars 1986 relatif aux équipements et services de lutte contre les maladies mentales, comportant ou non des possibilités d’hébergement.
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[11]
Les foyers thérapeutiques de transition : évaluation d’un nouveau mode de prise en charge en psychiatrie, CHS du Vinatier, 1999. Pour une analyse plus détaillée, Cf. Eyraud (B.), Habiter sous tutelle. Un révélateur de nouvelles conditions de dépendance et d’autonomie, Mémoire pour le DEA de sociologie, EHESS, 2003.
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[12]
Utilisé par l’INSEE pour distinguer entre les décohabitations du domicile parental ou d’hébergement et les décohabitations liées à des séparations dans un ménage, cette notion n’est cependant définie dans aucune nomenclature et sa définition est devenue un enjeu dans le cadre des revendications liées au droit au logement.
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[13]
Tous les noms utilisés sont fictifs. M. Frette a quarante-neuf ans ; il est célibataire ; il a été salarié pendant une dizaine d’années comme jardinier dans l’Éducation nationale. Il perçoit une pension d’invalidité.
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[14]
Les observations entre guillemets sont issues des notes de terrain.
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[15]
Cette réduction de l’ambivalence des appréciations par la synthèse des différents critères sur une échelle unique conduit à ériger la norme autonomie en capacité mesurable, et donc à réduire un idéal en norme quantifiée. On utilise alors, pour reprendre l’expression de P. Ricœur, une conception « insolente de la santé ». En érigeant « la norme en tant que moyenne à une norme en tant qu’idéal », cette conception implique que la maladie, le handicap, l’incapacité ne peuvent plus se dire qu’en terme d’impuissance. Cf. Ricœur (P.), Le Juste 2, Paris, Le Seuil, 2001.
-
[16]
L’existence de régimes spécifiques de tutelle pour mineurs ou majeurs est avérée dès le droit romain, et ces régimes n’ont jamais disparu, même si leur mise en œuvre pratique a parfois été très faible. Le succès de ce dispositif depuis sa réforme en 1968 est révélateur de l’émergence de nouvelles formes, « désidéalisées », d’autonomie.
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[17]
Sur les distinctions entre le dispositif civil de protection des majeurs, et les multiples relations d’accompagnement promues par le législateur dans les domaines de l’insertion, de la santé, du logement, du handicap, de la formation professionnelle, cf. Eyraud (B.), « Relation d’accompagnement et relation tutélaire », Rhizome, 20, septembre 2005.
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[18]
Selon les mesures, les interdictions sont variables. Elles concernent des actes aussi divers que le mariage, la détention d’actions, ou encore la possibilité d’être juré d’assise. Pour une présentation détaillée des limitations civiles impliquées par les mesures de protection, cf. Jean (J.), Jean (A.), Mieux comprendre la tutelle et la curatelle, Paris, Librairie Vuibert, 2002.
-
[19]
La loi de 1968 porte réforme du droit des « incapables majeurs ». En 1989, la Cour de cassation utilise encore le terme d’incapable. Aujourd’hui, le code civil et les arrêts de la Cour de cassation utilisent le terme de « majeur protégé ».
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[20]
Trois régimes de protection existent : la sauvegarde de justice (mesure temporaire) ; la tutelle, répondant à un « besoin de représentation » (art. 492) ; et la curatelle répondant à un « besoin de conseil et de contrôle » (art. 508), se concrétisant sous la forme d’une assistance dont le majeur n’est pas autorisé à se passer (art. 510-1). Le juge peut également singulariser les capacités à protéger en instaurant des régimes curatélaires adaptés (art. 501,511,512).
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[21]
Les personnes mandatées peuvent être un membre de la famille, un gérant privé ou institutionnel, ou un salarié d’association à qui des mesures d’État sont déléguées.
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[22]
En cela, la protection des majeurs se distingue du dispositif de tutelle pour mineurs, dont l’objectif éducatif et moral est fortement souligné (art. 371-1).
-
[23]
M. Decomel a cinquante-six ans. Une mesure de tutelle le protège depuis 20 ans. Un gérant privé s’occupait autrefois de cette tutelle, qui a été déléguée depuis 10 ans à l’association de tutelle auprès de laquelle nous avons réalisé notre terrain. M. Decomel est bénéficiaire de l’allocation adulte handicapée, il a une épargne de 15 000 euros qu’il n’a jamais utilisée.
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[24]
Je dois cette expression à J. Branciard, délégué à la tutelle dans la région lyonnaise.
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[25]
Ils permettent de décrire le résultat de l’imbrication de deux réalités devenues indissociables : l’intériorisation d’une contrainte, c’est-à-dire en l’occurrence d’une mesure de protection, et les actes posés par l’individu en raison de l’existence de cette contrainte. Ces imbrications peuvent être multiples. Les quatre modes proposés ne prétendent donc absolument pas à l’exhaustivité, mais situent les signes distinctifs de quelques imbrications présentes dans les cas de figure rencontrés sur le terrain d’enquête. L’approfondissement de l’analyse devrait conduire à analyser ces formes d’autonomie « désidéalisée » non plus seulement en tant que mode d’appropriation mais en tant que « trajectoire » de capacités individuelles. L’imbrication à saisir ne concerne en effet pas seulement une mesure de protection intériorisée et des actes rendus possibles par cette mesure mais l’ensemble des individus ou objets liés et influençant cette relation, comme le juge, les médecins experts, l’environnement familial et amical, le voisinage, le bailleur. La prise en compte de tous ces éléments et de leur évolution dans le temps pourrait constituer la « trajectoire » d’une capacité c’est-à-dire le déploiement de la capacité d’un majeur relié à l’organisation, et à l’évolution de sa protection ainsi qu’au retentissement de cette organisation sur ceux qui s’y trouvent impliqués. Sur cet usage de la notion de trajectoire, cf. Strauss (A.), La trame de la négociation, Paris, L’Harmattan, 1992.
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[26]
Je dois cette expression à P. Vidal-Naquet et C. Dourlens qui la travaillent dans le cadre de l’analyse de l’accompagnement des personnes atteintes de maladie d’Alzheimer.
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[27]
Mme Fériano a cinquante-quatre ans. Elle a vécu pendant de nombreuses années avec sa sœur jumelle ; elle a une fille d’une vingtaine d’années qui est également sous mandat de protection juridique.
-
[28]
Descombes (V.), Le complément du sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004.
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[29]
Ricœur (P.), Le Juste 2, op. cit., p. 58.
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[30]
Ibid., p. 170.
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[31]
Ibid., p. 98.
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[32]
Il est possible d’objecter que dans le monde social, la norme est toujours déjà présente. La réponse forte faite par D. Lecourt consiste à dire que si « la norme apparaît comme première », c’est en raison de l’oubli de son origine, oubli entretenu par l’institution. Cf. Lecourt (D.), « Réflexions sur la norme », conférence donnée à la journée d’éthique Maurice Rapin (1999), mise en ligne sur le site wwww. institutmauricerapin. org.
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[33]
Méthodologiquement, le déplacement opéré est donc d’inspiration ethnométhodologique.
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[34]
Cet argument repose sur les analyses d’A. Cottereau sur le rôle de la contrefactualité qui « conditionne tout lien “compréhension-observation-description” d’une situation » : « la compréhension locale commune, interne à un milieu, présuppose la perceptibilité, non seulement de ce qui arrive, mais de ce qui aurait pu arriver ». Cf. Cottereau (A.), « Dénis de justice, dénis de réalité : remarques sur la réalité sociale et sa dénégation », in Gruson (P.), Dulong (R.), dir., L’expérience du déni, Paris, Éditions de la MSH, 1999.
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[35]
Les philosophies du sujet pensent l’acte autonome comme acte fondateur.
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[36]
Les analyses de V. Descombes tendent à définir l’autonomie comme un apprentissage de règles auxquelles l’individu donne du pouvoir. Cf. Descombes (V.), Le complément du sujet, op. cit.
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[37]
Si cette conception semble rejoindre celle développée par les approches inspirées de l’ethnométhodologie, comme celle de M. Winance sur les situations de handicap (Cf. Winance (M.), « Handicap et normalisation », Politix, 17 (66), 2004), elle s’en sépare sur un point essentiel : si la détermination mutuelle d’une norme et d’un sujet obligé est plus facilement observable en situation, pour autant, ce n’est pas la situation qui détermine la norme, mais bien l’engagement réciproque, l’interpellation d’un individu et d’un ordre institutionnel et symbolique. Une réflexion sur ce moment de l’interpellation pourrait se nourrir des approches phénoménologiques et notamment de la philosophie d’E. Lévinas. Cf. Corcuff (P.), « Usage sociologique de ressource phénoménologique », in Benoist (J.), Karsenti (B.), dir., Phénoménologie et sociologie, Paris, PUF, 2001.
1Les parcours et situations vécus par les majeurs protégés par une mesure tutélaire offrent un point d’observation privilégié des difficultés posées par les usages de la valeur « autonomie ». Cette notion, élaborée comme propriété psychologique dans le concept kantien d’« autonomie de la volonté », s’est connotée positivement pour devenir un outil pour de nombreuses luttes politiques d’émancipation. La reprise de cette notion avec sa connotation émancipatrice, dans un cadre individuel, interroge les sciences sociales. Schématiquement, la dispute oppose les tenants d’une conception forte, « idéalisée », de l’autonomie, reposant sur les capacités réflexives de l’individu moderne, lui permettant de projeter, de contractualiser, et de s’émanciper de multiples formes de dépendance [2], et les tenants d’une critique de ce concept d’autonomie soit en tant qu’injonction normative traversant la modernité [3], soit à partir d’une dénonciation de l’effritement des liens, des protections, des supports sociaux qui vulnérabilise l’individu. Cette dernière position s’appuie sur une conception « desidéalisée » de l’autonomie, nommée ici « appropriation agissante », qui fait des supports, des dépendances, et des protections sociales, des conditions de possibilité de l’autonomie [4].
2Cette dispute conditionne l’orientation des politiques publiques dans le domaine de la santé, du handicap ou encore de la vieillesse. Plus encore, les enjeux liés à la politique de déshospitalisation psychiatrique sont depuis quarante ans un reflet de ce débat. Cette politique a en effet été rendue possible dès les années 1960 par deux orientations : la mise en place de lieux de soin permettant d’autonomiser le malade vis-à-vis de l’asile [5] d’une part ; la réforme du droit des incapables majeurs [6] permettant de garantir la protection des intérêts civils de malades par la restriction relative de leur autonomie d’autre part [7]. C’est ce double mouvement de déshospitalisation des malades et de tutellisation des majeurs qui va permettre d’interroger les implications des différentes conceptions de la valeur autonomie, au niveau institutionnel, mais aussi et surtout pour les individus concernés.
3Une lecture rapide pourrait opposer une politique de déshospitalisation soutenue par une conception « idéalisée » de l’autonomie, qui s’appuie sur les capacités réflexives des individus et leur capacité à contractualiser, et qui s’inscrit dans la lignée des dispositifs semi-contractuels d’insertion, à une politique de tutellisation soutenue par une conception « désidéalisée » qui s’appuie sur le souci de protéger la société et les individus « incapables », quitte à réduire l’autonomie de ces derniers, et qui s’inscrit davantage dans la tradition politique française de protection sociale. Ma démarche visera au contraire à saisir comment ces deux conceptions se complètent [8] mais sont insuffisantes pour rendre compte des difficultés et des solutions mises en œuvre par les différents acteurs. Une troisième conception de l’autonomie, issue de travaux philosophiques, sera donc proposée, pour parvenir à décrire et interpréter des parcours et expériences vécus par des individus protégés par une mesure tutélaire suite à des incapacités liées à des syndromes psychiatriques. Cette troisième conception, fondée sur des analyses de philosophie empirique, vise à rendre visibles des enjeux sociaux parfois sous-estimés, liés à l’évaluation des capacités d’individus reconnus d’abord par leurs incapacités. Si cette troisième conception se fonde sur une « anthropologie capacitaire », elle souhaite éviter l’écueil d’une exigence « idéalisée » de capacité en analysant l’autonomie comme produit d’une capacité relative d’interpellation et de reconnaissance.
4Pour cela, une double approche s’avère nécessaire : d’une part, descriptive et empirique, afin de montrer les difficultés posées aux individus aussi bien pour vivre que pour évaluer l’autonomie ; d’autre part, normative et conceptuelle, afin de saisir si ce concept est pertinent dans le cadre politique de la tutelle et de la santé mentale mais aussi comme outil analytique pour décrire et comprendre des expériences et des parcours fragiles, parfois chaotiques. Plutôt qu’une lecture généalogique du double mouvement de déshospitalisation et de tutellisation, il s’agira donc de décrire comment dans ce cadre institutionnel émergent des possibilités d’inscription d’individus fragiles dans une dynamique d’autonomie [9]. Cette posture s’explique aussi par la volonté de s’appuyer sur le « sens moral » des individus pour en faire le socle d’une réflexion normative, et d’inscrire la force critique de l’analyse en écho aux adhérences mais aussi aux difficultés rencontrées par le sens commun face à l’usage d’une valeur aussi souvent mobilisée que celle d’autonomie.
Méthodologie
5La politique de déshospitalisation et le régime juridique de protection des majeurs sont ici présentés en tant que révélateurs des difficultés posées par la valeur autonomie. Ils ne seront donc pas analysés en eux-mêmes mais à travers la manière dont les individus se l’approprient.
6Pour faire apparaître ces difficultés et ces appropriations, le dispositif méthodologique utilisé fait du logement et de l’acte d’habiter le lieu d’observation pratique d’enjeux moraux, philosophiques, subjectifs, liés aux notions d’autonomie et de dépendance, et d’implications institutionnelles, juridiques, positives, liées à la déshospitalisation psychiatrique et à la tutellisation. Le logement « autonome » est en effet à la fois le symbole de l’émancipation des malades de l’institution, et l’épreuve de réalité à travers laquelle les implications de l’autonomie sont portées parfois jusqu’à l’insupportable par les individus ou leur entourage.
7Trois situations – l’impossible accès à un logement « autonome » d’un malade hospitalisé en Centre hospitalier spécialisé (CHS), le « mode d’habiter autonome » d’un majeur protégé, et l’hospitalisation d’une majeure protégée suite à une « fuite autonome » de chez elle – illustreront les implications des trois conceptions de l’autonomie vis-à-vis du logement et des manières d’habiter. Ces situations constituent donc des étapes dans la réflexion qui permettent d’unir l’approche descriptive et l’approche normative, par la mise en scène des difficultés d’accéder et de se maintenir dans un « chez soi ». Si l’ambition de cette recherche est d’amorcer une réflexion normative et théorique sur l’autonomie, elle se limite dans son stade actuel à poser les jalons d’une réflexion à partir d’éléments empiriques, descriptifs et conceptuels dont l’assemblage a une vocation heuristique.
8Les situations décrites et la démarche présentée reposent sur une enquête de terrain de plus de deux ans auprès de majeurs protégés. Le suivi de ceux-ci a été rendu possible par des observations régulières dans une association de tutelle de la région lyonnaise, et auprès de délégués à la tutelle dans leur travail d’accompagnement : rendez-vous à domicile ; accompagnement des majeurs protégés pour faire des courses, aller chez le médecin, au tribunal, ou au commissariat ; rencontre avec des membres de la famille ou du voisinage des majeurs protégés, avec d’autres acteurs professionnels du soin, du logement, du droit, du bâtiment. En aval de ces observations, ont été réalisés une trentaine d’entretiens auprès des majeurs protégés, une dizaine auprès de délégués à la tutelle, mais aussi des échanges avec des personnes dans l’entourage des majeurs protégés (famille, voisins, commerçants). Des notes présentes dans les dossiers individuels et les souvenirs de délégués à la tutelle ont parfois été utilisés. En amont de ces observations, nous avons mené une analyse des dispositifs psychiatriques impliqués dans le suivi et l’accompagnement de ces majeurs protégés avant et depuis leur placement sous mesure de tutelle ou de curatelle. Tous les exemples empiriques analysés sont issus des observations, entretiens, et documents recueillis dans ce cadre.
Une conception « idéalisée » : l’indépendance (le logement autonome)
9La notion d’autonomie n’est pas utilisée formellement dans les textes fondateurs de la politique de déshospitalisation, mais elle y est présente en filigrane. Cette politique est mise en place à des fins thérapeutiques. Elle a pour ambition de proposer un soin adapté à différents degrés et différentes formes de maladies mentales, sans passer nécessairement par la privation de liberté qu’implique l’hospitalisation psychiatrique. Elle s’appuie sur une sectorisation spatiale en unités territoriales dans lesquelles une équipe psychiatrique doit proposer une large gamme d’institutions diverses allant de l’hôpital psychiatrique à des structures souples comme les centres médico-psychologiques. De nombreuses expériences se sont développées, avec pour objectif d’aider à la réintégration du malade mental dans la cité. Le projet thérapeutique de nombreuses structures [10] est accompagné de l’objectif de favoriser la transition entre l’hôpital psychiatrique et le milieu ordinaire.
La figure du « logement autonome » dans la politique de déshospitalisation
10Pourtant, l’usage de la notion d’autonomie dans ces expériences demeure ambivalent, quand elle n’est pas un concept fourre-tout. Dans un document d’évaluation de foyers thérapeutiques [11], l’autonomie apparaît ainsi à la fois comme « objectif à atteindre pour les patients », comme « condition d’admission », comme « valeur portée » par les malades et l’institution, et comme opérateur de la thérapie, qui se fait par une « gestion autonome de la maladie ». La notion d’autonomie est associée au retour à une situation ordinaire. Consécutivement, le milieu ordinaire est désigné comme autonome. Ainsi, l’expression « logement autonome », dont l’usage est largement répandu parmi les acteurs de la psychiatrie et du logement [12], fait figure d’idéal à atteindre, de signe de la réussite de la thérapie, d’un retour à un état normal. Utilisée comme symbole de la déshospitalisation en tant qu’elle représente la possibilité de vivre chez soi, sans être hébergé par aucune institution, cette expression fait l’objet de débats qui reflètent les différents sens investis dans la notion d’autonomie. L’étude d’une situation clinique, dont l’objet est de permettre à un résident de sortir d’un foyer thérapeutique vers un logement autonome, va permettre de montrer la confrontation entre les différents usages de « l’autonomie », confrontation dont les conséquences sont portées par le malade.
Situation clinique
11M. Frette [13], majeur protégé par une mesure de curatelle réside depuis de longs mois dans un foyer thérapeutique, lié à un secteur psychiatrique, dont l’objectif est de permettre au « malade-résident » d’accéder à un « logement autonome ». Il souhaite depuis quelque temps quitter le foyer. Le personnel d’encadrement du foyer, infirmière et assistante sociale, a donc provoqué une rencontre avec son curateur, afin de chercher avec lui une solution.
« L’infirmière ouvre la discussion en précisant que le patient a déjà fait des démarches auprès de quelques bailleurs privés et publics. L’assistante sociale lui propose donc de l’aider à faire des demandes dans d’autres organismes, mais aussi dans des quartiers proposant des logements avec un rapport qualité/prix plus intéressant que celui dans lequel M. Frette a démarché. [14] »
13En ce début d’entretien, une évaluation de l’autonomie de M. Frette est formulée à partir d’un critère empirique : les démarches effectuées prouvent qu’il est capable d’élaborer et de mener un projet, et justifient que le résident soit soutenu. Ce soutien se traduit par la réorientation du projet du résident.
« Les quartiers proposés, plus lointains du centre-ville et “plus stigmatisés”, ne plaisent guère au majeur protégé, notamment par rapport à son projet de recherche de travail. Tous lui expliquent alors que le problème du logement est prioritaire sur celui du travail, nécessitant, selon l’assistante sociale, de monter “un projet d’appartement”, c’est-à-dire notamment la mise en place de visites à domicile, et le maintien d’un lien avec le secteur (Centre médico-psychologique). »
15Le projet est donc maintenant défini, non pas par le résident mais par l’assistante sociale. Son contenu principal est le maintien d’un lien, d’une dépendance avec l’institution.
« M. Frette ne souhaite pas recevoir de visites à domicile. Un désaccord vif oppose alors le curateur et le majeur protégé sur la nécessité d’une aideménagère. Le curateur insiste sur la nécessité de ne pas reproduire le manque d’entretien qui a conduit à son expulsion et à une Hospitalisation sur Demande d’un Tiers (HDT). M. Frette refuse cet argument en expliquant que ce défaut d’hygiène a été volontaire, qu’il s’agissait “d’une grève” pour lutter contre les intrusions qu’il subissait dans son logement. »
17Le contenu du projet est l’occasion d’un désaccord portant sur l’évaluation des capacités de M. Frette. Pour le délégué à la tutelle, le malade-résident n’est pas capable d’habiter proprement un logement dans lequel il serait entièrement autonome. Au contraire, M. Frette interprète l’exemple donné comme un signe de son autonomie, le défaut d’hygiène étant selon lui un acte conscient, volontaire, « une grève » motivée par la situation insupportable qu’il vivait. Selon le curateur, il s’agit d’un laisser-aller consécutif au développement d’un délire. Ce désaccord est suspendu par l’intervention de l’assistante sociale, qui rappelle « l’objectif d’être bien dans le logement » auquel M. Frette accepte d’adhérer. Une formulation très générale du projet, « être bien dans son logement », permet donc d’obtenir l’adhésion de tous, et de se passer de l’adhésion de M. Frette sur les questions pratiques, modalités financières, évaluation des besoins, gestion du patrimoine, ou encore, visite à domicile.
« L’assistante sociale commence “la préparation du projet” en analysant les ressources financières : ses besoins quotidiens, nourriture, cigarettes, sont soulignés ; l’intérêt de son patrimoine, une maison dans le Jura, est relativisé. On lui conseille de vendre ; dans la lancée, l’assistante sociale évoque l’opportunité de chercher une solution de logement en sollicitant une association d’appartement thérapeutique. Le curateur objecte que les listes d’attente sont longues. La réunion se clôt sur cette proposition. »
19Les dernières solutions proposées ne sont plus des logements ordinaires, mais des lieux d’hébergement collectifs : la difficulté est in fine renvoyée au manque de place existant dans ce type de structure.
L’accès impossible à un « logement autonome »
20Récapitulons : l’institution (le foyer) se définit comme lieu de transition vers le « logement autonome ». Ce terme est repris par le malade-résident, qui souhaite quitter le foyer. Autonome signifie alors sans support, sans dépendance particulière, ou dit autrement, ordinaire. Pour l’institution, l’accès au logement autonome est un objectif, qui est conditionné par l’évaluation des capacités du malade-résident. L’autonomie « idéale » est donc conditionnée par des capacités, celles-ci étant diversement évaluées selon les points de vue. Pour l’institution, le critère d’évaluation est le score réalisé sur une « Échelle Globale de Fonctionnement », qui devient l’indicateur véritable d’autonomie [15]. Le personnel d’encadrement n’utilise pas en pratique cet indicateur, mais évalue les capacités du malade à partir de la notion générale de « projet », qui est l’unité de mesure évaluant positivement ou négativement le comportement du malade. Très générale, cette évaluation par le « projet » porte à discussion : pour l’infirmière, les démarches effectuées par M. Frette prouvent ses capacités à s’inscrire dans un projet ; pour l’assistante sociale le contenu de ces démarches n’est pas encore suffisamment convaincant mais l’objectif doit être maintenu ; pour M. Frette, la cohérence de ses intentions témoigne de ses capacités ; pour son curateur en revanche, l’expérience de leur relation atteste que la cohérence apparente de M. Frette ne résiste pas à la durée. Aucune définition commune du projet et des capacités de M. Frette n’est réalisée. Celui-ci subit la situation : en entrant dans le foyer, on lui a demandé de respecter certaines conditions pour accéder à un logement autonome, indépendant. Il s’est approprié cet objectif, a effectué des démarches, formulé des envies. La discussion révèle que pour les professionnels qui l’entourent, cet objectif est inaccessible. Le malade-résident apparaît alors enfermé dans une double contrainte : il doit s’inscrire dans un projet qui ne peut aboutir. Le curateur résume la difficulté à la sortie de cette discussion :
« C’est du vent tout ce qu’on a dit ; ça fait plusieurs années qu’on essaie des sorties d’hôpital qui sont toujours aussi infructueuses. À chaque fois qu’il a repris un appartement depuis 10 ans, ça a abouti à un échec total. Il a envie d’avoir un logement autonome, le problème est qu’il ne peut pas s’y tenir, c’est une vraie décharge son appartement. »
22Derrière le terme de « logement autonome », c’est bien une conception idéalisée de l’autonomie reposant sur l’absence de support, de dépendance, et sur les capacités rationnelles individuelles, qui pose problème. Les professionnels en sont conscients, qui renoncent, sans l’expliciter directement au maladerésident, à l’objectif du « logement autonome ».
Du projet… à l’isolement : les insuffisances d’une conception « idéale » de l’autonomie
23Cette scène permet donc de repérer un basculement important. L’objectif initial est la recherche d’un logement « autonome » ; l’objectif final s’est transformé en la recherche d’un appartement collectif. Ce glissement prouve que les acteurs ne croient pas en la possibilité d’un « logement autonome », indépendant. Ce doute, porté plus généralement par de nombreux acteurs de la déshospitalisation psychiatrique, critique implicitement une conception « idéale » de l’autonomie. La remise en cause des capacités d’autonomie des malades mentaux constitue aujourd’hui le point d’achoppement de la politique de déshospitalisation. La réflexion du délégué à la curatelle concernant les capacités de M. Frette est symptomatique du regard porté par leur environnement sur les malades. L’ambition de réintégrer les malades mentaux dans la cité, en « milieu ordinaire », a en effet d’abord des implications pour les proches (au sein du domicile familial), pour l’environnement spatial (le voisinage), mais aussi pour les représentants institutionnels (bailleur, police, travailleurs sociaux notamment), qui rencontrent des difficultés à intégrer des comportements perçus comme déviants, et participent en retour aux difficultés de logement rencontrées par les malades.
24Cette remise en cause de l’autonomie entendue comme indépendance totale, se fait par l’environnement social, mais aussi de plus en plus par les acteurs de la psychiatrie eux-mêmes qui s’interrogent sur le rôle du logement autonome définitif dans le parcours des personnes souffrant de pathologies mentales. Ainsi, la directrice d’une association d’hébergement de malades constate, à propos de la visée de l’autonomie par le logement :
« C’est une vraie question, il faut du temps pour s’en apercevoir, oui, voilà, on a écrit, réécrit pendant longtemps que le relogement définitif était un point de non-retour par rapport à un mode de prise en charge thérapeutique, mais maintenant j’en doute. À l’époque, c’était un point de non-retour car avoir un logement signifiait qu’on était libre par rapport à son soin ; on pouvait retourner un mois, deux mois à l’hôpital, mais pas plus, le logement était maintenu. À l’époque, je pensais que c’était une avancée capitale pour apprivoiser son soin, que la vie c’est dehors qu’elle se passe, que l’identité se fait par l’autonomie… au bout de six, huit ans je n’en suis plus vraiment là, parce que la solitude… Je continue à penser que c’est important d’avoir un espace à soi, mais il faut d’autres choses autour… sinon ils s’enferment chez eux, c’est la réclusion à domicile, il y a des gens qui se laissent mourir chez eux. »
26Le projet thérapeutique d’autonomie comporte le risque de fermer les murs du domicile au nom de l’ouverture de ceux de l’asile. Il renvoie dos à dos une incapacité de l’environnement des malades à les tolérer, c’est-à-dire à s’inscrire dans une position de pourvoyeur à leur égard, et une incapacité des malades à s’inscrire dans une relation de dépendance ordinaire vis-à-vis de leur environnement. Le manque d’autonomie semble alors paradoxalement dériver d’un manque de dépendance. Cette première étape de l’analyse conduit donc à identifier une difficulté inhérente à la politique de déshospitalisation : une conception « idéale » de l’autonomie comme mode d’existence indépendante ne semble en pratique pas opératoire. Ce constat émis par cette directrice d’association, relayée par certains professionnels observés, est également pris en compte par le législateur. Il promeut aujourd’hui simultanément l’autonomie et la protection des personnes. Ce déplacement laisse entrevoir la prise de conscience du rôle des attachements, des supports, de la dépendance, dans la dynamique de l’autonomie.
Une conception « désidéalisée » : l’appropriation agissante (la tutelle)
27Si cette prise de conscience est récente dans la politique d’action sociale, la nécessité d’avoir recours à des supports est beaucoup plus ancienne dans les domaines éducatifs ou civils.
Incapables majeurs ou majeurs protégés ?
28L’histoire ancienne et récente [16] des régimes juridiques applicables aux individus considérés comme incapables fait de ce dispositif un point d’observation privilégié des enjeux liés à la mise en place de mesures de protection ou d’accompagnement [17] ayant pour finalité officielle l’autonomie des individus. Cette histoire souligne en effet l’ambivalence de dispositifs qui peuvent avoir tour à tour pour conséquence la stigmatisation de l’incapacité, ou la protection de la capacité des mêmes individus. Les définitions et la progression des articles du code civil actuels concernant la majorité civile soulignent cette ambivalence : le législateur commence par établir qu’un individu est majeur par sa capacité à agir civilement ; il détermine le sens de la capacité civile en l’interdisant [18] à certains majeurs dont les capacités « ordinaires » sont insuffisantes ; il instaure alors des supports spécifiques pour que les personnes incapables puissent malgré tout agir civilement. Suivant que l’accent est mis sur le binôme capacité/interdiction, ou sur le binôme capacité/ protection, c’est une conception différente des individus, mais aussi de leur autonomie qui est promue. L’évolution récente dans la dénomination de ce régime [19] prouve que le dispositif est aujourd’hui davantage appréhendé dans sa dimension protectrice que dans sa dimension stigmatisante. En faisant l’hypothèse que les mesures de protection peuvent permettre une inscription dans une dynamique d’autonomie, c’est cette dimension protectrice qui est privilégiée dans l’analyse.
29Les mesures visent à protéger les biens des majeurs comme leur personne. La protection des biens est explicitement définie : dans la plupart des mesures existantes [20], les personnes mandatées [21] perçoivent les revenus des majeurs protégés et doivent « favoriser la garde du logement de la personne protégée » (art. 490-2) et pourvoir à leur « entretien » et à leur traitement (art. 500). Si la protection des biens est clairement définie, la protection d’autres actes de la vie civile l’est beaucoup moins, tout comme le rôle des délégués à la protection des majeurs. En conséquence, la marge de manœuvre des délégués pour apprécier leur implication dans la vie des majeurs protégés, et préciser la protection et le mode de dépendance qu’ils instaurent est grande. Cette souplesse est d’autant plus grande que la mesure n’est ni contractualisée, ni déterminée par une visée émancipatrice [22] : la protection a une durée indéterminée. Cette constatation est essentielle. L’indétermination du sens des mesures de protection est une des caractéristiques rendant possibles des modes d’appropriation très variés de ce dispositif. Avant de présenter la diversité de ces modes d’appropriation, il est nécessaire de décrire comment ces potentialités d’investissement de sens des mesures de protection sont utilisées. La description d’une manière d’habiter d’un majeur protégé va démontrer qu’une protection imposée peut être un support rendant possible une vie autonome.
L’invention d’un mode d’habiter autonome
30Le cas de figure présenté ici a été choisi car il constitue pour un délégué à la tutelle un archétype d’incapacité à l’autonomie liée à une pathologie mentale se caractérisant par une coupure avec la réalité, et un refus de toute communication. M. Decomel est protégé par une mesure de tutelle [23]. Son itinéraire biographique est marqué par de longues périodes d’internement. Il habite aujourd’hui dans un logement ordinaire. Son appropriation du logement ne correspond sans doute pas à ce qui est attendu généralement de l’appropriation d’un « logement autonome ». L’analyse va pourtant s’efforcer de démontrer que l’instauration d’une protection permet le développement d’un mode d’habiter autonome, c’est-à-dire la constitution d’un lien particulier entre un lieu qui, on va le voir, ne se limite pas au logement, et un cheminement identitaire. L’analyse de son mode d’habiter nécessite d’abord de décrire ma rencontre avec lui.
« Le contact a été provoqué à son initiative, en attendant devant la porte close de l’association. J’ai saisi l’occasion pour lui proposer un entretien, qui s’est organisé immédiatement, car il ne pouvait ni prévoir de rendez-vous, ni être contacté ultérieurement par téléphone. Je l’ai donc suivi après qu’il eut récupéré son argent hebdomadaire. Pas un mot n’a été échangé sur le trajet. Il vérifiait que je le suivais, et salua une ou deux personnes sans échanger de paroles. Il s’arrêta en route dans deux magasins. Lorsque nous fûmes arrivés chez lui, il me proposa de nous installer autour de la table au milieu de la pièce. En début d’entretien, ses propos furent très difficilement audibles, cela s’arrangea progressivement, mais il terminait le récit de souvenirs précis, audibles, par des fins de phrase difficiles à comprendre, à relancer. Rapidement, il changea de place, après avoir fait un tour de pièce, je le suivis pour me rapprocher ; il se déplaça encore à deux reprises ; puis, entendant le bruit d’arrêt de la cassette d’enregistrement, il me dit qu’il devait ressortir, l’entretien devait se finir. »
32Les modalités de cette prise de contact nuancent l’apparente impossibilité de communication telle qu’elle était pathologiquement décrite. Certes, M. Decomel n’est pas joignable par les moyens usuels de communication ; en revanche, il prouve son aptitude communicationnelle en entrant en contact avec une personne qui est dans une même position que lui : en attente devant une porte close. Cette aptitude prend des formes singulières. Il ne ressent pas le besoin de combler un silence pendant plusieurs minutes de trajet. Il accepte de s’exprimer mais sous des formes peu audibles, et avec une patience limitée. Visiblement, il ne respecte pas de nombreux codes de l’échange.
« Son appartement m’avait été décrit par son tuteur comme étant dénué de tout objet matériel excepté un lit, une table et une chaise. Lors de ma venue, l’ameublement demeurait très léger mais de nombreuses décorations avaient été ajoutées sur les murs : beaucoup de photos de mannequins d’époque, ou d’actrices célèbres autrefois, dont il ne connaît absolument pas l’identité ; une photo dans un cadre posé sur une table basse, comme si c’était une parente très proche ; il s’agit pourtant également d’une inconnue ; des posters annonçant des livres de Catherine Cusset et d’Élie Wiesel, dont il ne connaît ni la profession d’écrivain, ni même la notoriété de leur nom : il les a récupérés chez un libraire où il va le dimanche ; il possède un vieux lit supplémentaire, récupéré chez un brocanteur qui n’en voulait plus. Il explique que les affiches sont là pour égayer, et puis aussi parce que ses parents (sa mère ?) avaient beaucoup de décorations chez eux, et même s’ils ne sont plus là pour voir, pas même comme “fantômes ressuscités auxquels il ne croit pas”, ça leur aurait sûrement fait plaisir ; alors, il organise son appartement pour eux. »
34L’appartement habité par M. Decomel ne ressemble pas à celui décrit par son tuteur suite à son ancienne et unique visite : il n’est pas ce lieu dénué de tout objet, traduisant une absence totale d’investissement identitaire. Certes, l’agencement intérieur de l’appartement révèle un écart par rapport à l’organisation ordinaire de lieux habités. L’ordre fonctionnel et l’ordre symbolique ne sont pas organisés par des principes de jonction et de séparation classiques. Les objets présents, leur répartition dans l’espace révèlent cependant un investissement identitaire en transformation : le lit supplémentaire et les affiches marquent des liens avec un brocanteur, un libraire, liens renvoyant à leur tour vers des attaches affectives plus anciennes et plus constitutives. Les objets présents, l’ameublement, les décorations portent la mémoire de sa mère, vis-à-vis de laquelle la dépendance relationnelle de M. Decomel est forte. Son investissement spécifique dans son lieu d’habitat s’explique ainsi par des dépendances qui se sont constituées dans son histoire relationnelle.
« À partir de sept ans, il a été élevé en grande partie par une nourrice, dans un village à quelques kilomètres de Vienne. Selon des amis de sa mère, il n’aurait jamais été reconnu par ses parents, pour lui, son père “l’a abandonné” très jeune. Il n’a en revanche jamais perdu contact avec sa mère, qu’il voyait le week-end, et par l’intermédiaire de laquelle il a eu une maison en héritage, qui a été vendue par son tuteur, pour lui permettre d’acheter l’appartement dans lequel il vit actuellement, au cœur du 4e arrondissement de Lyon. Son placement sous tutelle date de la mort de sa mère. »
36Son parcours biographique est marqué par un isolement affectif important, l’abandon de son père, son placement chez une nourrice. Cet isolement peut se dire également comme un manque de dépendance relationnelle. Ce manque de dépendance explique son placement sous tutelle suite à la mort de sa mère.
« De 1975 à 1985, interné quasi-chroniquement en hôpital psychiatrique, il a fait ce qu’il appelle “une overdose de médecine”, on lui a fait prendre beaucoup trop de cachets, on lui a fait trop de piqûres. C’était “une médecine de dingue”. Aujourd’hui, il ne prend que deux médicaments dans la journée, une aspirine, et un cachet pour dormir. »
38Sa prise en charge thérapeutique l’a privé pendant dix ans d’autonomie. A contrario, son regard sur cette période, l’usage de termes critiques pour dénoncer ce qu’il a subi souligne une conscience fine de son vécu.
« Depuis quinze ans, chaque semaine, il se rend à l’association de tutelle afin de retirer son argent, en liquide. Au retour, il s’arrête au casino, puis au tabac, afin d’acheter des cigarettes. Chaque jour, il se promène dans le quartier, une secrétaire de l’association le croise régulièrement, les commerçants qu’il fréquente l’ont fortement identifié. Ses voisins lui déposent des vêtements sur des poubelles, qu’il fouille quotidiennement. Son histoire est même connue, du moins des rumeurs circulent à son sujet. Son tuteur trouve qu’il exprime peu de reconnaissance. Il ne vient jamais lui dire bonjour, il retire l’argent auprès de la secrétaire. La seule fois où il s’est rendu chez lui, M. Decomel n’a d’abord pas voulu le laisser entrer. Pourtant, M. Decomel dit la nécessité de la tutelle : “il faut qu’il soit là mon tuteur, c’est lui qui me donne des sous”. »
40La tutelle apparaît finalement comme la pierre angulaire du mode de vie inventé par M. Decomel. Plongé dans un isolement profond, il n’a plus de dépendance relationnelle. En lui « donnant des sous », la tutelle fait beaucoup plus dans la vie de M. Decomel que gérer un argent qui de toute façon lui appartient. Elle instaure un lien avec une extériorité, elle permet une sortie hors de son logement, hors d’un monde intérieur, qui fonde de multiples autres liens, de multiples autres sorties.
41Ces quelques éléments permettent d’illustrer comment une dépendance tutélaire rend possible un mode de vie autonome. Il est très probable que quelques décennies auparavant, M. Decomel n’aurait jamais quitté l’enceinte de l’asile. Aujourd’hui, la mesure de tutelle lui permet d’avoir un « chez soi ». Si cette évolution conduit à une forme d’isolement social, elle paraît cependant correspondre à une attente, celle de sortir d’un monde médical et hospitalier qu’il ne pouvait pas supporter, autant en raison de son inimitié pour la vie en collectivité, antérieure à son parcours psychiatrique, que pour un déni de sa personne provoqué selon lui par son statut d’objet médical. Plus, cet apparent isolement relationnel s’accompagne de nouveaux attachements. Attachements matériels : son logement se transforme par les aménagements qu’il y effectue. Attachements mentaux : les aménagements de son logement correspondent à des investissements affectifs précis, principalement liés à sa mère. Attachements sociaux, à travers une forte identification de proximité, de la part des commerçants, mais aussi du voisinage. Ces attachements deviennent les conditions de possibilité d’un nouveau « faire », qui se traduit quotidiennement, hebdomadairement, par le suivi d’un circuit, du déploiement d’une autonomie permise dans un espace de repères. La tutelle a eu un rôle d’attachement, c’est-à-dire d’établissement et de pérennisation d’un lien dans la durée. Elle remplace le lien matériel et affectif qui a disparu en raison de la mort de sa mère. Cet attachement a été possible car la mesure de protection n’est pas conditionnée et a une durée indéterminée. M. Decomel a toujours été reçu dans l’association tutélaire mandatée quand bien même il ne s’inscrivait explicitement dans aucun projet pour lui-même, ne manifestait aucun désir vis-à-vis de la mesure, et n’exprimait aucune attente vis-à-vis d’un délégué. La protection instaurée a donc d’abord été ce « degré zéro de l’accueil [24] » impliquant que M. Decomel a eu le temps de s’approprier un désir.
42Pour résumer, deux critères ont permis de définir le mode d’habiter de M. Decomel comme autonome. C’est tout d’abord l’appropriation de la mesure qui lui est imposée : il a intériorisé la règle instituée par une mesure de tutelle, ou dit autrement, la contrainte tutélaire. C’est ensuite la description d’actions menées par M. Decomel à partir de la contrainte tutélaire : entrée en contact avec des commerçants, appropriation dans la durée d’un « chez-soi », production d’attachements nouveaux. L’autonomie « désidéalisée » est ainsi une forme d’appropriation agissante d’un support qui constitue une règle d’action plus ou moins contraignante.
La tutelle, un support pour différents modes d’appropriation
43Cette conception « désidéalisée » de l’autonomie comme « appropriation agissante » est confirmée par la possibilité de décrire, à partir d’observations empiriques, plusieurs modes d’autonomie rendus possibles par le support de la mesure tutélaire. Ces modes se décrivent comme « appropriation agissante » de la règle imposée par la mesure de tutelle [25]. Ils permettent de souligner la diversité des actes rendus possibles par l’intermédiaire du support tutélaire, diversité permise notamment par la forte indétermination de ces mesures et l’hésitation pratique entre plusieurs orientations : éducative, thérapeutique, sociale, sanitaire. Ils permettent de décrire les multiples inscriptions possibles dans une dynamique d’autonomie. La mesure tutélaire n’est jamais acceptée passivement ; même quand elle est intériorisée, elle est mobilisée, que ce soit pour permettre un mode de vie marginal, ou pour mener à bien ses projets affectifs ; parfois dénoncée, souvent regrettée, quand bien même sa nécessité est reconnue, elle est toujours investie d’un sens permettant d’en modifier la portée. Le regard nécessairement catégorisant, parfois même stigmatisant du curateur ou du tuteur, est pris en charge afin d’en diluer la teneur : si certains en tirent un point de repère éducatif, d’autres en retiennent un lien affectif. Quatre modes d’appropriation sont ici proposés : une appropriation d’attachement, une appropriation éducative, une appropriation résignée et une appropriation curative.
- L’appropriation d’attachement a été illustrée par le parcours de M. Decomel. Elle se définit par l’usage fait par le majeur protégé de la mesure de protection comme d’une attache le retenant à l’intérieur d’un monde qui l’exclut par ailleurs. La mesure de protection constitue la condition minimum d’attachement pour faire partie d’un groupe. Les actes posés par le majeur protégé ne sont pas nécessairement conscients mais ils témoignent d’une inscription dans un parcours identitaire.
- L’appropriation éducative désigne l’acte de s’approprier une mesure pour lui permettre d’être émancipatrice. Ce mode d’appropriation est ambivalent. Toute relation éducative repose sur une inégalité statutaire qui est, soit socialement reconnue et valorisée (l’adulte et l’enfant, le maître et l’élève), soit stigmatisante quand les statuts de chacun sont censés être égaux. Le statut de la relation de protection étant peu déterminée, l’appropriation éducative d’une mesure tutélaire ou curatélaire est nécessairement ambivalente puisqu’elle conduit à inscrire le support tutélaire ou curatélaire dans un sens simultanément émancipateur et stigmatisant. L’exemple donné illustre l’ambivalence de cette appropriation éducative.
45M. Berzin a quarante-deux ans. Il est propriétaire de 9/10e de son appartement acquis suite à un héritage ; le 1/10e restant a été acquis par sa sœur, son père voulant s’assurer que ce bien ne pourrait être vendu par l’exercice d’une seule volonté. Il héberge son ami depuis six ans. Titulaire d’un CAP dans la restauration, il a travaillé pendant une vingtaine d’années dans ce secteur avant d’être au chômage et il y a sept ans, son père a demandé une mesure de protection : il ne souhaitait plus prendre en charge les difficultés financières de son fils, mais refusait de le laisser seul face à ses difficultés (« sans mon aide, mon fils serait SDF »). Le juge semble avoir été sensible à son argument : le dossier de M. Berzin ne contient aucune trace d’une expertise d’un médecin spécialiste qui aurait diagnostiqué « une altération des facultés personnelles », la prodigalité a sans doute servi de motif légal au mandat. L’argument a en tout cas convaincu le délégué à la curatelle : il estime que M. Berzin est un mauvais fils, ingrat, qui ne souhaite jamais voir son père ; c’est « un fainéant, parce qu’il ne travaille pas » alors que ses compétences et son expérience dans la restauration lui permettraient de trouver un travail très rapidement. Ce n’est en revanche pas l’avis de M. Berzin. Pour lui, ses difficultés matérielles ont été conjoncturelles ; il regrette ses mauvais rapports avec son père dont il n’a pas de nouvelles depuis de nombreux mois. Il dit souffrir de son inactivité, et se préparer au jour où la mesure sera levée.
46Le désaccord vif opposant M. Berzin à son père, voire à son curateur, et l’absence de motifs médicaux justifiant la mesure de protection, pourraient inciter à interpréter cette mesure comme abusive et stigmatisante, liée à un besoin des proches de se débarrasser de la personne difficile à vivre. Cette interprétation est toutefois restrictive ; derrière les désaccords apparents, un « malentendu doublement bien entendu [26] » structure la trajectoire de la mesure : les mauvais rapports qu’ils entretiennent s’affichent comme une incompréhension mutuelle qui a conduit à une mesure de curatelle apparemment insatisfaisante pour tous les deux ; mais cette mesure est implicitement bien entendue pour l’un et pour l’autre comme éducative ; en tant que sanction se substituant à sa fonction paternelle pour le père ; en tant que possibilité d’émancipation pour M. Berzin, la mesure lui ayant permis de s’autoriser à habiter avec son compagnon, ce qui ne semblait pas possible tant que la dépendance filiale était trop forte. L’appropriation du support curatélaire a été agissante car elle a permis au majeur protégé de poser des actes l’émancipant d’une dépendance filiale mal vécue et de constituer un jalon dans une construction identitaire.
- L’appropriation résignée désigne une acceptation de la mesure de protection alors que celle-ci ne paraît pas légitime. L’exemple de Mme Mottier est représentatif de situations où le majeur protégé ressent que la mesure de protection est liée à ses faibles ressources, et non pas à une incapacité de gestion. Mme Mottier est âgée de quarante-huit ans ; mère d’une fille de 24 ans, et divorcée ; elle perçoit l’allocation adulte handicapé et ne travaille plus depuis 10 ans. Elle qualifie sa vie actuelle de très ennuyeuse, en comparaison d’une vie passée idéalisée. Malgré quelques amis, elle souffre d’une grande solitude ; elle renouvelle régulièrement des « tentatives de suicide », en prévenant à l’avance son curateur, et est alors hospitalisée quelques jours ou quelques semaines en CHS. Elle estime avoir besoin de la curatelle pour ne pas être expulsée de son logement ; elle sait gérer son budget, mais ses ressources sont insuffisantes et elle ne pourrait pas ne pas s’endetter ; elle se résigne alors à être protégée par une mesure de curatelle ; la protection de son logement lui est en effet essentielle, car elle lui permet de trouver un équilibre entre des séjours en hôpital psychiatrique qui l’apaisent, mais qu’elle ne peut plus supporter au bout de quelques semaines, et des séjours à son domicile qui lui permettent d’être « indépendante », mais qu’elle ne parvient pas à endurer trop longtemps en raison de ses fragilités psychologiques. Cette manière d’habiter semble rendue possible par sa résignation vis-à-vis de la mesure de protection.
- L’appropriation curative désigne la manière dont les personnes protégées se servent de la mesure pour alléger ce qu’ils vivent dans leur maladie, leur handicap, ou leur souffrance ; l’acte posé par les majeurs protégés pour que la mesure les soulage est d’en ignorer les motifs officiels ou les conséquences potentiellement négatives, comme la restriction de leur capacité d’action. La mesure de curatelle imposée à Mme Fériano s’explique pour son curateur par des difficultés psychiques importantes ; pour la majeure protégée, ce sont les mauvaises fréquentations qu’elle a eues qui rendent nécessaires sa protection : son curateur la protégerait aujourd’hui de la malveillance de son entourage [27]. L’effectivité pratique de la protection n’est pas évidente : le placement sous curatelle n’empêche pas la fille de Mme Fériano de la « voler » ou de la « frapper » ; il ne la protège pas non plus de ses difficultés « psychiques ». En revanche, la croyance en la réalité de cette protection tranquillise Mme Fériano : la mesure la soulage des persécutions relationnelles vécues ou des angoisses conjurées vis-à-vis d’une forme d’incapacité ou de maladie non reconnue. La tranquillité que la mesure de protection apporte à Mme Fériano provient ainsi autant de sa capacité à ignorer les motifs de cette protection que de la réalité de cette protection. La construction identitaire de Mme Fériano repose ainsi sur le déni de son stigmate, et sur une rationalisation partielle de sa curatelle ; elle est ce qui lui permet d’être protégée de ses mauvaises attaches relationnelles. L’appropriation curative repose sur une dissociation entre la réalité juridique de la protection et son usage pratique.
48Ces quatre modes d’appropriation permettent de comprendre le support tutélaire comme condition de possibilité de l’autonomie et d’expliquer l’attachement ou du moins la forte acceptation des majeurs protégés à une mesure qui les prive pourtant d’une part de leur liberté. Ils expliquent des attachements qui semblent parfois aller à l’encontre de l’émancipation des individus ; ils rendent compte de l’ambivalence « attachement/dénonciation » présente dans de nombreuses trajectoires de majeurs protégés, ambivalence ne signifiant ni valorisation, ni dépréciation systématique, mais adaptation complexe à des contraintes et des supports de vie. Cette conception « désidéalisée » de l’autonomie, nommée aussi « appropriation agissante », rend compte de la montée en puissance du dispositif de tutelle. En attribuant une place prépondérante à l’appropriation de supports, quelles que soient leurs forces contraignantes, elle explique comment des personnes fragiles parviennent à se stabiliser en investissant ces supports, les transformant ainsi en attaches et en conditions de possibilité d’une dynamique d’autonomie.
Une conception « équilibrée » : l’interpellation (la sortie de « crise »)
49Une conception « désidéalisée » de l’autonomie s’appuie au fond sur une vision durkheimienne du rapport entre l’individu et la société : l’individu intériorise les normes sociales sous l’effet de la contrainte. Dans les versions plus récentes de ce modèle, la contrainte est remplacée par la règle. Vincent Descombes fonde ainsi sa conception de l’action par soi-même sur les modalités d’apprentissage de la règle [28]. Que ce soit la contrainte ou la règle, l’autonomie s’explique par un même mouvement d’intériorisation de la norme par l’individu. Une telle conception est féconde car elle donne la possibilité de décrire les protections, les supports nécessaires à l’individu pour qu’il parvienne à s’inscrire dans une dynamique d’autonomie. Mais le prix à payer est excessif, tant au niveau politique et moral, qu’au niveau théorique et méthodologique. Le déficit d’une conception désidéalisée réside dans le fait qu’elle ne parvient pas à rendre compte de la liberté humaine. La sociologie n’est pas directement le lieu de discussion de ce problème. L’objection théorique doit être en revanche exposée, afin d’ouvrir des pistes de réflexion pour élaborer une conception de l’autonomie éclairante vis-à-vis de situations sociales complexes.
50L’autonomie désigne une articulation spécifique entre « auto » et « nomos », posant l’équivalence entre les deux termes : « prononcer le terme d’autonomie, c’est poser la détermination mutuelle de la norme et du sujet obligé [29]. » Or, les conceptions « idéalisées » et « désidéalisées » reposent sur une même rupture de cette équivalence, la première donnant le primat au versant subjectif du concept, alors que la seconde donne le primat au versant normatif. Une conception « équilibrée », respectant la réciprocité, la détermination mutuelle entre la norme et le sujet obligé doit être recherchée. Nous allons poursuivre à cet effet l’exploration clinique des « multiples stratégies d’appropriation des normes mises en œuvre par les acteurs sociaux [30] ».
Situation clinique : la fuite « autonome » d’un logement devenu inhabitable
51La scène analysée est une fuite de son logement racontée par une majeure protégée par une mesure de tutelle. Cette fuite a conduit à son hospitalisation en CHS. Cette situation est heuristique car elle va permettre une comparaison entre un usage « idéalisé », un usage « désidéalisé » et une conception empirique et philosophique qui, au risque d’une radicalité dans l’interprétation, parvient à rendre visible des enjeux sociaux non éclairés par les deux premiers usages.
52Quelques mots tout d’abord pour présenter Mme Pajay. Depuis près de trente ans sous tutelle, elle n’a jamais connu dans sa vie un statut social valorisant. On lui a expliqué dès son enfance qu’elle ne pourrait pas faire comme ses camarades. Elle a donc logiquement toujours intériorisé ses incapacités, notamment intellectuelles, n’ayant jamais eu l’occasion de les remettre en cause. Pour elle, son statut n’est plus, n’a jamais été, à négocier. Tout reste enfoui, mais potentiellement à vif, en deçà de ses capacités de langage. Son expression est très directe, elle présente une très grande pauvreté de vocabulaire, et des lacunes grammaticales et syntaxiques affirmées. Cette difficulté à nuancer son propos et ses émotions par l’usage du langage donne une densité et une brutalité d’expression à ses réponses, difficilement traduisibles. Mme Pajay raconte ici la scène ayant mené à son hospitalisation. Cette scène a duré quelques heures.
(1) « ENQUÊTEUR – Vous avez été à l’hôpital psychiatrique quand ? (2) MME PAJAY – Quand je me…, j’ai pris une crise… […] (3) ENQUÊTEUR – Quand vous dites une crise, c’était quoi ? (4) MME PAJAY – Ben, je savais plus quoi… je savais plus quoi moi-même… (5) ENQUÊTEUR – C’est-à-dire ? (6) MME PAJAY – Je savais plus où que j’en étais… [silence] (7) MME PAJAY – J’étais dans la rue, toute seule… c’est un copain qui a téléphoné aux pompiers, il dit y a une femme qui danse toute seule… […] (8) ENQUÊTEUR – Et avant de vous mettre à danser, qu’est-ce que vous faisiez ? (9) MME PAJAY – J’avais laissé tout ouvert ici ! […] (10) ENQUÊTEUR – Pourquoi vous avez laissé tout ouvert ? (11) MME PAJAY – Parce que je savais plus quoi faire, je sentais plus en moi… […] je me sentais plus comment j’étais… (12) ENQUÊTEUR – Vous vous sentiez toute… (13) MME PAJAY – Toute énervée… (14) ENQUÊTEUR – Et vous étiez énervée à propos de quoi ? (15) MME PAJAY – À cause de mon… copain le Turc, il m’a tapé dessus ! depuis ça, j’étais énervée, je savais plus comment vivre, je savais plus comment, à quoi j’en étais… […] (16) ENQUÊTEUR – Il vous a tapée, après il est parti ? (17) MME PAJAY – Ouais, je l’ai renvoyé dans sa famille ! […] (18) ENQUÊTEUR – Vous regrettez ? (19) MME PAJAY – Non, maintenant il est gentil. (20) ENQUÊTEUR – Au contraire, ça vous plaît de vous dire que vous dansiez dans la rue ? (21) MME PAJAY – Ouais… après il est venu il a trouvé l’appartement grand ouvert, il a même trouvé les clefs sur la porte… [avec de la joie, presque de la fierté dans les yeux] vous voyez les clefs je les avais mises sur la porte, je savais pas, je savais plus ce que je faisais… […] (22) ENQUÊTEUR – Vous refusiez que les pompiers vous emmènent ? (23) MME PAJAY – Non… (24) ENQUÊTEUR – Pourquoi ? (25) MME PAJAY – Parce que ça ne me dérangeait pas… fallait pas que je reste dehors toute seule ! il fait froid dehors le soir ! […] (26) ENQUÊTEUR – Et vous ne vouliez pas rentrer chez vous ? (27) MME PAJAY – Non… (28) ENQUÊTEUR – Alors les pompiers ils vous ont amenée directement au Vinatier [CHS] ? (29) MME PAJAY – Ouais… […] (30) ENQUÊTEUR – Et ça vous a gênée ? (31) MME PAJAY – Non… (32) ENQUÊTEUR – Arrivée à l’hôpital, vous n’étiez plus énervée ? (33) MME PAJAY – Non, j’étais calmée, parce que les pompiers ils sont arrivés à me calmer ! (34) ENQUÊTEUR – Ils vous ont donné des médicaments ? (35) MME PAJAY – Ouais… (36) ENQUÊTEUR – Et vous, vous aviez envie de rester à l’hôpital ? (37) MME PAJAY – Ouais. (38) ENQUÊTEUR – Pourquoi ? (39) MME PAJAY – Je me sentais bien là-bas. (40) ENQUÊTEUR – Vous savez pourquoi, qu’est-ce que vous aimiez ? (41) MME PAJAY – Bah, de voir beaucoup de monde. »
54Un usage « idéalisé » du concept d’autonomie conduit à interpréter cette scène comme révélatrice d’une situation exemplaire d’absence d’autonomie. Non seulement l’hospitalisation de Mme Pajay résulte de son incapacité à vivre de manière autonome chez elle, mais le récit qu’elle fait souligne les difficultés qu’elle a à réaliser une réappropriation réflexive de l’événement. Sa syntaxe porte encore le délitement identitaire qu’elle a alors vécu. Elle ne parvient pas à se décrire sous une forme réflexive (2). Le pronom personnel « me » attestant d’une réflexivité s’accompagne d’un silence. Le terme de remplacement utilisé est générique (« crise »), reprenant sans doute une expression utilisée par les psychiatres ou son tuteur. L’incapacité réflexive se confirme par la séparation qu’elle établit entre l’acte de connaissance (« savoir ») et son objet (« moi-même ») (4). Cette impossibilité d’unir le « je » et le « moi » a pour conséquence une incapacité à agir (« faire ») (11) et un envahissement par des réactions sensibles impulsives, nerveuses (« énervée ») (13). L’enchaînement d’un verbe de connaissance (« savoir »), d’un verbe de perception (« sentir »), et d’un verbe d’état (« être ») donne au délitement identitaire une répercussion ontologique (15). Les implications d’une telle interprétation sont fortes : l’individu fragile, ou malade, est considéré comme entièrement déterminé par des supports qui sont dès lors des contraintes sociales, et tous ses gestes sont renvoyés à des formes d’impuissance et de passivité.
55Cette interprétation est complexifiée si l’on envisage l’autonomie comme « appropriation agissante ». Mme Pajay ne refuse pas l’intervention des pompiers (23) ; au contraire, cette intervention lui a permis de se calmer (33), puis de se ressourcer à l’hôpital (37,39). L’usage désidéalisé de l’autonomie permet donc de décrire l’appropriation d’une intervention d’urgence des pompiers, et d’une hospitalisation sur demande d’un tiers comme des supports permettant à Mme Pajay de sortir de la crise en s’inscrivant dans une dynamique d’autonomie. Cette conception a in fine pour implication une valorisation de l’acceptation de la norme institutionnelle. L’analyse de cette situation permet donc de montrer que, derrière leur apparente opposition, une conception idéalisée et une conception désidéalisée ont pour commune implication de souligner les incapacités individuelles. Elles apparaissent toutes deux insuffisantes, dans la mesure où elles ne permettent pas de rendre compte correctement de la part subjective présente dans la détermination de cette situation. Pour dépasser cette limite, nous proposons d’analyser cette situation comme détermination mutuelle d’une norme et d’un sujet obligé. Nous insisterons tout d’abord sur les capacités de Mme Pajay, avant d’examiner comment elles interagissent avec l’ordre normatif institutionnel.
Le sujet capable et l’ordre institutionnel
56La crise racontée (« je savais plus quoi moi-même ») est la conséquence d’une situation insoutenable qui détruit le repère que constitue la cohabitation ordinaire avec son ami. Or, Mme Pajay parvient à agir sur la cause de cette situation insupportable. Dominée, voire impuissante face à la force physique destructrice de son ami, qui lui fait perdre ses repères sensitifs habituels, elle le fait partir (17). Elle affirme une capacité en faisant cesser un rapport de force destructeur pour elle. Dans un second temps, désorientée par l’intensité de la perte de ses repères relationnels, elle fuit le lieu les symbolisant, son habitat (7) ; en laissant ouverte la porte, elle marque son impossibilité d’habiter un lieu, et se réfugie dans la rue où elle se laisse aller à une danse, qui seule lui permet de se réapproprier ses sensations, ses repères, sa conscience identitaire. Ce qui aux yeux de ses voisins, de ses copains ou des pompiers se lit comme un symptôme d’incapacité est d’abord dans la narration de Mme Pajay un geste d’affirmation de puissance. Alors arrivent les pompiers décidant de son hospitalisation (22-31). Elle se laisse faire et explique rétrospectivement l’acceptation de sa prise en charge institutionnelle (23) par le double impératif de ne pas passer la nuit dans le froid (25) et de ne pas rentrer chez elle (27).
57Les trois actes principaux de Mme Pajay dans cet événement – mettre son ami dehors, fuir son logement pour danser dans la rue et accepter son hospitalisation – lui permettent donc de mettre fin à une situation invivable. Ces actes permettent de décrire les capacités de Mme Pajay, c’est-à-dire le versant « sujet capable » de l’autonomie, mais leurs contenus ne sont pas suffisants pour tenir des actes autonomes. Il manque en effet, à ce stade de l’analyse, la description d’un « ordre symbolique élargi, reconnu [31] », c’est-à-dire une norme à laquelle obéit Mme Pajay. Les trois actes posés par la majeure protégée sont obligés par une norme. L’expulsion de son ami a pour vis-à-vis normatif l’obligation de ne pas tolérer qu’une femme soit battue par un homme. La fuite du logement pour danser dans la rue a pour corollaire l’impératif de solliciter un secours quand on est en danger. Enfin, l’acceptation de l’hospitalisation se pose en vis-à-vis d’un impératif d’abri et de soin.
Le primat analytique et empirique de l’anormal
58Le versant subjectif et le versant normatif de l’autonomie sont maintenant identifiés. Leur imbrication reste à préciser. Pour cela, un déplacement théorique et méthodologique est proposé, à la suite des analyses de D. Lecourt. Théoriquement, le déplacement consiste à rendre son primat analytique à l’anormal par rapport à la norme [32]. Méthodologiquement, cela conduit à ne plus chercher quel est le déterminant principal entre les deux composantes de l’autonomie (sujet capable/ordre institutionnel), mais à distinguer en situation [33] et dans l’expérience un moment initial caractérisé par l’absence de norme, et un moment normatif caractérisé par la détermination mutuelle d’un sujet capable et d’une norme obligeante. Empiriquement, cette distinction entre un « normé » et un « non normé » passe par la possibilité de montrer qu’une situation aurait pu se dérouler autrement que son déroulement analysé [34]. Or, effectivement, les gestes posés par Mme Pajay auraient pu avoir d’autres conséquences : décupler la violence physique de son compagnon, provoquer une errance nocturne dangereuse, ou encore causer un traumatisme suite à la contrainte de l’hospitalisation. C’est le sens de l’acte posé par le sujet capable qui aurait été différent. Si l’environnement institutionnel et symbolique n’avait pas réagi avant l’épuisement de Mme Pajay, sa fuite, sa danse auraient pris le sens d’un abandon d’elle-même. En intervenant, les voisins, puis les pompiers incarnent une norme qui transforme le geste de Mme Pajay en solution autonome pour sortir d’un « chez soi » insupportable : ils en stabilisent un sens et une conséquence. Après cette analyse, il est donc possible d’affirmer que l’acte normatif est donc précédé analytiquement et empiriquement par une indétermination initiale.
L’interpellation comme émergence normative
59Après avoir établi la nécessité de la distinction entre une situation anormale et une situation normale pour rendre compte de la transformation qui permet le passage de l’une à l’autre, il faut maintenant identifier l’opérateur de cette transformation. Pour cela, il s’agit de déterminer quelles sont les composantes de l’incertitude sociale qui permettent de la réduire. Dans l’exemple analysé, l’élément premier, empirique et théorique, est l’événement insupportable : il est dénué de limite, de signification, incohérent, et incertain. Or, deux éléments viennent déterminer cette incertitude : l’engagement de Mme Pajay, et l’engagement réactif d’un ordre institutionnel et symbolique incarné par les voisins et les pompiers. Ce double engagement est interdépendant. Mme Pajay a engagé dans la situation un pouvoir de fuite, engagement qui est aussi sollicitation d’un milieu social, institutionnel, qui est éprouvé par cette interpellation. Réciproquement, l’engagement des voisins, des pompiers, de l’institution hospitalière, repose sur une attente vis-à-vis de la signification de l’acte posé par Mme Pajay. Celui-ci se lit alors comme une réinvention relative et locale de la norme, à la mesure des capacités et incapacités de la majeure protégée et de l’environnement institutionnel et symbolique qui l’entoure.
60Le geste posé initialement est normatif à partir du moment où il trouve une signification ; réciproquement, l’ordre institutionnel et symbolique est normatif à partir du moment où son intervention a des conséquences sur la signification des gestes posés. Deux composantes sont donc nécessaires à l’émergence d’une détermination d’une situation anormale, incertaine : un engagement, et une attente. C’est cette double caractéristique qui conduit à définir l’entrée en situation d’un sujet capable, ou d’un environnement symbolique et institutionnel, comme interpellation, c’est-à-dire invitation à nommer un vécu, à lui donner sens, à le stabiliser par la détermination de frontière entre le permis et l’interdit, le tolérable et l’intolérable. Poser un acte autonome pour un sujet capable, c’est alors entrer en situation avec cette double dimension de l’engagement et de l’attente, c’est-à-dire interpeller un ordre symbolique et institutionnel.
61Cette conception « équilibrée » de l’autonomie comme interpellation est éclairante car elle parvient à décrire une capacité mise en œuvre par un individu reconnu incapable, dans une situation de crise, en relatant ce qui est de l’ordre de la liberté fondamentale d’un sujet capable, et ce qui est de l’ordre d’une nécessaire prise en charge institutionnelle. Elle permet non seulement de saisir l’intelligibilité d’actes qui ne sont trop souvent appréhendés que sous leur forme pathologique, mais elle amorce également un « travail du concept » visant à saisir sa fécondité phénoménologique et sociologique qui dépasse l’alternative entre une conception « idéalisée » fondée sur le primat de qualités individuelles (raison, jugement, volonté), et une conception « désidéalisée ». La norme n’est pas instituée antérieurement aux individus, mais se constitue par la détermination mutuelle d’un sujet ayant une capacité relative d’interpellation et d’un ordre social, institutionnel, symbolique ayant une capacité d’être interpellé. L’acte autonome n’est alors ni un acte fondateur [35], ni un acte d’apprentissage [36], mais un acte d’interpellation [37].
Conclusion
62Trois conceptions de l’autonomie ont été dégagées dans le double cadre de la déshospitalisation psychiatrique et du développement du dispositif de tutelle : une conception « idéalisée » définissant l’autonomie à partir de l’indépendance du sujet rationnel ; une conception « désidéalisée » constituée autour de « l’appropriation agissante » de la norme par les individus ; une conception « équilibrée », fondée sur la détermination mutuelle d’un sujet capable et d’une norme obligeante rendue possible par une interpellation de l’un par l’autre. Les limites d’une conception « idéalisée » ont été démontrées par les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de la déshospitalisation psychiatrique, le « logement autonome » apparaissant comme une solution insuffisante, et souvent inaccessible à l’intérieur de cette norme. L’intérêt d’une conception « désidéalisée » a été souligné à travers l’analyse de formes « d’appropriation agissante » de la tutelle, se définissant comme dynamique d’appropriation par l’individu d’un support social normatif. « L’appropriation agissante » est toute-fois apparue liée à une interprétation holiste du rapport entre l’individu et la norme, ne parvenant pas à rendre compte d’une liberté de l’individu d’une part posée comme postulat politique et moral, et d’autre part observée empiriquement comme refuge ultime de l’individu dans le trouble psychiatrique. Les limites de ces deux premières conceptions ne doivent pas dissimuler la nécessité de leur articulation dans les politiques publiques. Pour approfondir les enjeux liés à cette articulation, une troisième conception « équilibrée » a été ébauchée visant à rendre compte de l’autonomie mise en œuvre dans le cadre d’une situation de crise. Elle se fonde sur une lecture de l’autonomie comme détermination mutuelle d’une norme obligeante et d’un sujet capable, détermination mutuelle définie comme interpellation d’une norme et d’un sujet dans une situation anormale, incertaine, et incohérente. L’opérateur permettant la détermination mutuelle n’est ni la qualité individuelle d’un sujet, ni la normativité d’un ordre symbolique et institutionnel mais une modalité spécifique d’interaction, nommée « interpellation normative » permettant de transformer l’incertitude, voire le chaos initial dans une situation vécue en une action signifiante et déterminante.
63Féconde pour décrire une situation de crise, cette conception se doit d’être opérante vis-à-vis des difficultés pratiques auxquelles les professionnels de la psychiatrie et de la tutelle sont confrontés. Le rapport au logement, et à l’acte d’habiter, qui a servi de lien empirique entre les différentes situations analysées a ainsi illustré un certain nombre de problèmes posés aux professionnels : faut-il obliger un malade en ambulatoire à se soigner ? Faut-il imposer à un majeur protégé de permettre à son tuteur d’entrer dans son logement ? Faut-il et peut-on ne pas intervenir au moment d’une crise au nom de la liberté et de l’autonomie des individus ? Face aux enjeux liés à l’orientation des politiques visant à la reconnaissance des capacités et incapacités des individus, et à l’ambition de contribuer à une sociologie de la liberté, il semble qu’une conception de l’autonomie fondée sur l’interpellation réciproque d’un sujet capable et d’une norme obligeante mérite d’être approfondie.
Notes
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[1]
La rédaction de cet article a été rendue possible grâce aux soutiens d’Alain Cottereau, de Luc Boltanski et de Nicolas Dodier. Les discussions au sein de l’atelier « Autonomie » de doctorants de l’EHESS et de l’atelier « Dispositifs d’intervention sociale et travail d’attachement » du CRESAL (Université Lyon 2) ont également été très profitables.
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[2]
Cette position, qualifiée de conception « idéalisée » de l’autonomie, se fonde sur une rationalité permettant à l’individu de choisir en toute indépendance et en transparence à lui-même les actes qu’il pose. Dans la filiation kantienne, cette conception est notamment défendue par A. Giddens qui définit l’autonomie comme un « projet réflexif de soi » permettant de « délibérer », de « juger », de « choisir » ainsi que « d’agir », « en choisissant parmi différentes actions possibles ». Cf. Giddens (A.), La transformation de l’intimité, Rodez, Le Rouergue Chambon, 2004. Dans le champ politique, cette conception idéalisée de l’autonomie a soutenu la mise en place de dispositifs contractuels ou semi-contractuels, notamment dans la politique de la ville ou les politiques d’insertion. Cf. Donzelot (J.), Face à l’exclusion, Paris, Éditions Esprit-Le Seuil, 1991.
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[3]
La posture d’A. Ehrenberg vis-à-vis de l’autonomie, telle qu’elle se synthétise dans ses articles les plus récents, est principalement descriptive : « Nous sommes confrontés à un changement global de la relation individu-société, des conceptions que nous avons de chacun en tant que membre d’une société, qui résulte du basculement d’une référence à la discipline à une référence à l’autonomie des individus. » Cf. Ehrenberg (A.), « Remarques pour éclaircir le concept de santé mentale », Revue française des affaires sociales, 58,2004. Toutefois, la thèse qu’il développe dans ses ouvrages sur les mutations de « l’individu contemporain » consiste à tirer une conception « idéalisée » de l’autonomie vers une conception nietszchéenne d’un « surhomme » libéré de toutes les entraves à l’accomplissement de sa puissance d’agir et de sa liberté ; or, cette description d’Ehrenberg semble contenir une charge critique envers cette conception « idéalisée » puisqu’il souligne que cette émancipation des capacités et de la puissance de l’individu contemporain le rend paradoxalement « impuissant » et « déficitaire ». Cf. Ehrenberg (A.), La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
-
[4]
Pour M. Joubert, un support social est « pour un individu ou un groupe d’individus, tout élément, qui, dans un contexte et un temps biographique donnés, peut donner du sens à l’action, encadrer les expériences, assurer l’assemblage des ressources de base (matérielles et effectives) et permettre de supporter l’adversité (capacité de confrontation, de parole, de résilience) ». Cf. Joubert (M.), Ville et violence, Paris, Ères, 2003, p. 71. R. Castel souligne le rôle des supports comme « condition objective de possibilité » de l’indépendance, et insiste sur les variations historiques de ces supports, la protection sociale étant l’une de ces variations : « la protection sociale est une condition de possibilité pour former une société de semblable. » Cf. Castel (R.), Haroche (C.), Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001 ; Castel (R.), L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Le Seuil, 2003, p. 88. D. Martucelli radicalise cette problématique : « L’individu n’existe que dans la mesure, et seulement dans la mesure où il est soutenu par un ensemble de supports. » Cf. Martucelli (D.), Grammaires de l’individu, Paris, Gallimard, 2002, p. 63.
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[5]
Circulaire du 15 mars 1960 relative au programme d’organisation et d’équipement des départements en matière de lutte contre les maladies mentales.
-
[6]
Loi du 3 janvier 1968 portant réforme du droit des incapables majeurs. De la première moitié du XIXe siècle jusqu’aux années 1960, le traitement de la folie associait le soin du malade, sa prise en charge civile, et son hébergement. Était alors considérée par la loi de 1838 comme malade mentale et mineure toute personne hébergée en asile, ce qui impliquait une prise en charge par l’administration de la protection de ses biens. En énonçant que « les modalités du traitement médical, notamment quant au choix entre l’hospitalisation et les soins à domicile, sont indépendantes du régime de protection appliqué aux intérêts civils », la loi du 3 janvier 1968 signe la fin d’une prise en charge totale de la personne dans les asiles et permet une prise en charge civile de personnes non internées. Cette réforme a répondu à une forte demande ; si 400 personnes par an étaient interdites avant 1968, ce sont aujourd’hui près de 60 000 personnes par an qui sont placées sous mesure de protection juridique, pour un total de près de 700 000 personnes protégées. Pour une présentation générale du nombre de mesures de protection, Cf. Annuaire statistique de la justice, Paris, La Documentation française-ministère de la Justice, 2005 ; l’observatoire des populations majeures protégées dont la mesure est déléguée à une UDAF (Union départementale des affaires familiales) donne une analyse plus détaillée de quelques indicateurs concernant les personnes protégées. Cf. ONPMP, Résultats 2004, Paris, UNAF, octobre 2005.
-
[7]
Cette restriction relative d’autonomie est prononcée par un juge des tutelles suite à une expertise psychiatrique. Si le code civil n’utilise pas directement cette notion d’autonomie, celle-ci constitue un nœud autour duquel s’organise les « régimes civils de protection ». Un majeur doit être en effet protégé par la loi si « l’altération de ses facultés personnelles le met dans l’impossibilité de pourvoir seul à ses intérêts », si « sa prodigalité, son intempérance ou son oisiveté » l’expose « à tomber dans le besoin ou compromet l’exécution de ses obligations familiales » (art. 488) ; ces conditions sont évaluées à partir d’une expertise réalisée par un psychiatre des « facultés mentales » du majeur, ou par le constat médical qu’une « altération des facultés corporelles empêche l’expression de la volonté » (art. 490). Après ces expertises, la décision revient au juge des tutelles, qui décide si une demande réalisée par la personne, par ses parents proches, ou par saisie de lui-même, nécessite effectivement un placement sous protection juridique. Selon un arrêt de la Cour de cassation du 18 avril 1989, « les régimes civils d’incapacité ont pour objet, d’une façon générale de pourvoir à la protection de la personne et des biens de l’incapable ».
-
[8]
Cette double orientation est aujourd’hui explicitement assumée par le législateur. L’article 2 de la loi du 2 janvier 2002 qui définit les grands principes constitutifs de l’action sociale et médico-sociale énonce que cette action « tend à promouvoir, dans un cadre interministériel l’autonomie et la protection des personnes ».
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[9]
L’approche proposée vise à nuancer une lecture de la psychiatrie et de la prise en charge institutionnelle fondée principalement sur une fonction de contrôle social (Cf. Castel (R.), La gestion des risques, Paris, Minuit, 1984 ; Foucault (M.), Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972), pour privilégier l’analyse de la confrontation entre les contraintes sociales et institutionnelles et les ressources mobilisées par les différents acteurs pour sortir de situations empêtrées, voire insupportables.
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[10]
Cf. Arrêté du 14 mars 1986 relatif aux équipements et services de lutte contre les maladies mentales, comportant ou non des possibilités d’hébergement.
-
[11]
Les foyers thérapeutiques de transition : évaluation d’un nouveau mode de prise en charge en psychiatrie, CHS du Vinatier, 1999. Pour une analyse plus détaillée, Cf. Eyraud (B.), Habiter sous tutelle. Un révélateur de nouvelles conditions de dépendance et d’autonomie, Mémoire pour le DEA de sociologie, EHESS, 2003.
-
[12]
Utilisé par l’INSEE pour distinguer entre les décohabitations du domicile parental ou d’hébergement et les décohabitations liées à des séparations dans un ménage, cette notion n’est cependant définie dans aucune nomenclature et sa définition est devenue un enjeu dans le cadre des revendications liées au droit au logement.
-
[13]
Tous les noms utilisés sont fictifs. M. Frette a quarante-neuf ans ; il est célibataire ; il a été salarié pendant une dizaine d’années comme jardinier dans l’Éducation nationale. Il perçoit une pension d’invalidité.
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[14]
Les observations entre guillemets sont issues des notes de terrain.
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[15]
Cette réduction de l’ambivalence des appréciations par la synthèse des différents critères sur une échelle unique conduit à ériger la norme autonomie en capacité mesurable, et donc à réduire un idéal en norme quantifiée. On utilise alors, pour reprendre l’expression de P. Ricœur, une conception « insolente de la santé ». En érigeant « la norme en tant que moyenne à une norme en tant qu’idéal », cette conception implique que la maladie, le handicap, l’incapacité ne peuvent plus se dire qu’en terme d’impuissance. Cf. Ricœur (P.), Le Juste 2, Paris, Le Seuil, 2001.
-
[16]
L’existence de régimes spécifiques de tutelle pour mineurs ou majeurs est avérée dès le droit romain, et ces régimes n’ont jamais disparu, même si leur mise en œuvre pratique a parfois été très faible. Le succès de ce dispositif depuis sa réforme en 1968 est révélateur de l’émergence de nouvelles formes, « désidéalisées », d’autonomie.
-
[17]
Sur les distinctions entre le dispositif civil de protection des majeurs, et les multiples relations d’accompagnement promues par le législateur dans les domaines de l’insertion, de la santé, du logement, du handicap, de la formation professionnelle, cf. Eyraud (B.), « Relation d’accompagnement et relation tutélaire », Rhizome, 20, septembre 2005.
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[18]
Selon les mesures, les interdictions sont variables. Elles concernent des actes aussi divers que le mariage, la détention d’actions, ou encore la possibilité d’être juré d’assise. Pour une présentation détaillée des limitations civiles impliquées par les mesures de protection, cf. Jean (J.), Jean (A.), Mieux comprendre la tutelle et la curatelle, Paris, Librairie Vuibert, 2002.
-
[19]
La loi de 1968 porte réforme du droit des « incapables majeurs ». En 1989, la Cour de cassation utilise encore le terme d’incapable. Aujourd’hui, le code civil et les arrêts de la Cour de cassation utilisent le terme de « majeur protégé ».
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[20]
Trois régimes de protection existent : la sauvegarde de justice (mesure temporaire) ; la tutelle, répondant à un « besoin de représentation » (art. 492) ; et la curatelle répondant à un « besoin de conseil et de contrôle » (art. 508), se concrétisant sous la forme d’une assistance dont le majeur n’est pas autorisé à se passer (art. 510-1). Le juge peut également singulariser les capacités à protéger en instaurant des régimes curatélaires adaptés (art. 501,511,512).
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[21]
Les personnes mandatées peuvent être un membre de la famille, un gérant privé ou institutionnel, ou un salarié d’association à qui des mesures d’État sont déléguées.
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[22]
En cela, la protection des majeurs se distingue du dispositif de tutelle pour mineurs, dont l’objectif éducatif et moral est fortement souligné (art. 371-1).
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[23]
M. Decomel a cinquante-six ans. Une mesure de tutelle le protège depuis 20 ans. Un gérant privé s’occupait autrefois de cette tutelle, qui a été déléguée depuis 10 ans à l’association de tutelle auprès de laquelle nous avons réalisé notre terrain. M. Decomel est bénéficiaire de l’allocation adulte handicapée, il a une épargne de 15 000 euros qu’il n’a jamais utilisée.
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[24]
Je dois cette expression à J. Branciard, délégué à la tutelle dans la région lyonnaise.
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[25]
Ils permettent de décrire le résultat de l’imbrication de deux réalités devenues indissociables : l’intériorisation d’une contrainte, c’est-à-dire en l’occurrence d’une mesure de protection, et les actes posés par l’individu en raison de l’existence de cette contrainte. Ces imbrications peuvent être multiples. Les quatre modes proposés ne prétendent donc absolument pas à l’exhaustivité, mais situent les signes distinctifs de quelques imbrications présentes dans les cas de figure rencontrés sur le terrain d’enquête. L’approfondissement de l’analyse devrait conduire à analyser ces formes d’autonomie « désidéalisée » non plus seulement en tant que mode d’appropriation mais en tant que « trajectoire » de capacités individuelles. L’imbrication à saisir ne concerne en effet pas seulement une mesure de protection intériorisée et des actes rendus possibles par cette mesure mais l’ensemble des individus ou objets liés et influençant cette relation, comme le juge, les médecins experts, l’environnement familial et amical, le voisinage, le bailleur. La prise en compte de tous ces éléments et de leur évolution dans le temps pourrait constituer la « trajectoire » d’une capacité c’est-à-dire le déploiement de la capacité d’un majeur relié à l’organisation, et à l’évolution de sa protection ainsi qu’au retentissement de cette organisation sur ceux qui s’y trouvent impliqués. Sur cet usage de la notion de trajectoire, cf. Strauss (A.), La trame de la négociation, Paris, L’Harmattan, 1992.
-
[26]
Je dois cette expression à P. Vidal-Naquet et C. Dourlens qui la travaillent dans le cadre de l’analyse de l’accompagnement des personnes atteintes de maladie d’Alzheimer.
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[27]
Mme Fériano a cinquante-quatre ans. Elle a vécu pendant de nombreuses années avec sa sœur jumelle ; elle a une fille d’une vingtaine d’années qui est également sous mandat de protection juridique.
-
[28]
Descombes (V.), Le complément du sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004.
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[29]
Ricœur (P.), Le Juste 2, op. cit., p. 58.
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[30]
Ibid., p. 170.
-
[31]
Ibid., p. 98.
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[32]
Il est possible d’objecter que dans le monde social, la norme est toujours déjà présente. La réponse forte faite par D. Lecourt consiste à dire que si « la norme apparaît comme première », c’est en raison de l’oubli de son origine, oubli entretenu par l’institution. Cf. Lecourt (D.), « Réflexions sur la norme », conférence donnée à la journée d’éthique Maurice Rapin (1999), mise en ligne sur le site wwww. institutmauricerapin. org.
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[33]
Méthodologiquement, le déplacement opéré est donc d’inspiration ethnométhodologique.
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[34]
Cet argument repose sur les analyses d’A. Cottereau sur le rôle de la contrefactualité qui « conditionne tout lien “compréhension-observation-description” d’une situation » : « la compréhension locale commune, interne à un milieu, présuppose la perceptibilité, non seulement de ce qui arrive, mais de ce qui aurait pu arriver ». Cf. Cottereau (A.), « Dénis de justice, dénis de réalité : remarques sur la réalité sociale et sa dénégation », in Gruson (P.), Dulong (R.), dir., L’expérience du déni, Paris, Éditions de la MSH, 1999.
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[35]
Les philosophies du sujet pensent l’acte autonome comme acte fondateur.
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[36]
Les analyses de V. Descombes tendent à définir l’autonomie comme un apprentissage de règles auxquelles l’individu donne du pouvoir. Cf. Descombes (V.), Le complément du sujet, op. cit.
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[37]
Si cette conception semble rejoindre celle développée par les approches inspirées de l’ethnométhodologie, comme celle de M. Winance sur les situations de handicap (Cf. Winance (M.), « Handicap et normalisation », Politix, 17 (66), 2004), elle s’en sépare sur un point essentiel : si la détermination mutuelle d’une norme et d’un sujet obligé est plus facilement observable en situation, pour autant, ce n’est pas la situation qui détermine la norme, mais bien l’engagement réciproque, l’interpellation d’un individu et d’un ordre institutionnel et symbolique. Une réflexion sur ce moment de l’interpellation pourrait se nourrir des approches phénoménologiques et notamment de la philosophie d’E. Lévinas. Cf. Corcuff (P.), « Usage sociologique de ressource phénoménologique », in Benoist (J.), Karsenti (B.), dir., Phénoménologie et sociologie, Paris, PUF, 2001.