Pouvoirs 2021/3 N° 178

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Article de revue

Irresponsables magistrats ?

Pages 75 à 86

Notes

  • [1]
    Je remercie vivement Jean Danet pour les lectures attentives des différentes versions de ce papier et ses précieux conseils patiemment formulés.
  • [2]
    « Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique », Esprit, n° 206, 1994, p. 35.
  • [3]
    Nous renvoyons aux nombreux travaux académiques sur cet objet. Pour une vue synthétique, cf. Gwenola Kerbaol, La Responsabilité des magistrats, Paris, puf, 2006.
  • [4]
    La Responsabilité. Étude de sociologie, Paris, Alcan, 1920.
  • [5]
    Cf. Lucien Karpik, « L’avancée de la justice menace-t-elle la République ? », Le Débat, n° 110, 2000, p. 238-257.
  • [6]
    Cass., Ass. plén., 23 février 2001, n° 99-16.165, publié au bulletin.
  • [7]
    Cf. en dernier lieu Cass., 2e civ., 20 décembre 2012, n° 12-01.336, inédit.
  • [8]
    Max Weber, Le Savant et le Politique (1919), Paris, Plon, 1959, p. 187-188.
  • [9]
    Ibid., p. 187.
  • [10]
    Voir, supra, Wanda Mastor, « Énième retour sur la critique du “gouvernement des juges”.Pour en finir avec le mythe », p. 37-50.
  • [11]
    À quoi nous sert le droit ?, Paris, Gallimard, 2015, p. 103.
  • [12]
    Cf. par exemple ca Paris, 25 octobre 2000, n° 1999/07817.
  • [13]
    Robert Jacob, La Grâce des juges. L’institution judiciaire et le sacré en Occident, Paris,puf, 2014.
  • [14]
    Il existe un seul exemple de censure d’une partie des juges d’un tribunal, au mépris du secret des délibérations, et malgré le fait que les autres membres du tribunal, impunis, aient demandé que le jugement fût réputé indivisible (Cass., 15 prairial an XI, Sirey, an XI, t. 3, p. 289-291).
  • [15]
    Cf. Olivier Renard-Payen et Yves Robineau, « La responsabilité de l’État pour faute du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice », CourDeCassation.fr ; Guy Canivet et Julie Joly-Hurard, « La responsabilité des juges, ici et ailleurs », Revue internationale de droit comparée, n° 4, 2006, p. 1049-1093.
  • [16]
    La Responsabilité, op. cit., p. 249.
  • [17]
    Comme en témoigne la faiblesse des constructions sondagières sur la justice ; pour un exemple frappant, cf. « L’opinion des Français sur la justice », Infostat Justice, n° 125, janvier 2014 (disponible sur Justice.gouv.fr).
  • [18]
    Cf. Loïc Cadiet (dir.), Les Juges uniques : dispersion ou réorganisation du contentieux, Paris, Dalloz, 1996.
  • [19]
    Cf., par exemple, Syndicat de la magistrature, Un service public de la justice responsable, 4 avril 2006 (disponible sur Syndicat-magistrature.org).
  • [20]
    Marie-Anne Frison-Roche, « La responsabilité des magistrats. Évolution d’une idée », La Semaine juridique, Édition générale, n° 42, 1999, p. 1869-1876.
  • [21]
    Daniel Ludet, « Quelle responsabilité pour les magistrats ? », Pouvoirs, n° 74, 1995, p. 123-142 ; id., « Infaillibles, les juges ? », Après-demain, n° 41, 2017, p. 34-37.
  • [22]
    La loi organique du 22 juillet 2010 relative à l’application de l’article 65 de la Constitution ajoute un deuxième alinéa à l’article 43 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 : « Constitue un des manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un magistrat d’une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties, constatée par une décision de justice devenue définitive. »
  • [23]
    Conseil supérieur de la magistrature, Rapport d’activité 2018, Paris, La Documentation française, 2019, p. 81. Les chiffres qui suivent sont tirés des bilans que proposent ce rapport et celui de l’année suivante.
  • [24]
    Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France, 1989-1992, Paris, Seuil-Raisons d’agir, 2012, p. 28.
  • [25]
    Max Weber, Le Savant et le Politique, op. cit., p. 129.
  • [26]
    Cf. les réflexions de Jean Danet sur « l’office prudentiel » du juge (« La prudence du juge à l’épreuve des organisations judiciaires », Les Cahiers de la justice, n° 4, 2020, p. 3-18).
  • [27]
    Jacques Commaille, À quoi nous sert le droit ?, op. cit., p. 323.
  • [28]
    La Pesanteur et la Grâce (1947), Paris, Pocket, 2014, p. 106.

1Dans une harangue officieuse datant de 1974, Oswald Baudot faisait remarquer à ses nouveaux collègues (ces « magistrats qui débutent ») que « l’on rend la justice impunément ». Il attirait leur attention sur l’irresponsabilité de fait de la magistrature qui contribue à les placer au-dessus des justiciables, leur rappelant que leur pouvoir était pourtant « médiocre », et qu’ils devaient, en contrepartie, savoir se mettre à la hauteur de ceux qu’ils jugent. Cette réflexion rend compte du caractère complexe de la question de la responsabilité des magistrats. Plusieurs biais détournent l’analyse d’une sereine compréhension, et plus particulièrement sa charge politique. Bien souvent, quand la question de la mise en jeu de la responsabilité des magistrats fait irruption dans le débat public, c’est à la suite d’affaires judiciaires devenues, par leur médiatisation et leur politisation, des scandales publics. Des voix tonnent alors contre cette « irresponsabilité », s’appuyant sur des cas pour bâtir une généralité et susciter des réformes. Du reste, le terme de responsabilité est malléable et équivoque. Paul Ricœur a relevé sa polysémie et sa transversalité (« concept éclaté » [2]), qui dépassent le seul cadre juridique. Ceux qui en usent pour réclamer « la responsabilité des magistrats » s’abritent derrière cette indétermination qui évite d’avoir à préciser le type, l’étendue et le champ de cette responsabilité, voire la nature de la réparation attendue. Mais, à s’en tenir au strict cadre juridique, le risque est grand de ne pouvoir objectiver les puissants enjeux qui saisissent cette question pour en faire un angle saillant de la discussion actuelle de la légitimité des magistrats [3].

2Prendre en compte, comme l’a fait Paul Fauconnet, le caractère hybride de la responsabilité, à savoir un fait à la fois juridique et moral, doit permettre de mieux voir le jeu de construction de la responsabilité, en le replaçant dans des perspectives éthique, historique et politique à même de rendre raison de l’état du droit et des critiques qu’il suscite [4]. Des trois régimes de responsabilité (pénale, civile et disciplinaire), les responsabilités civile et disciplinaire concentrent les débats ou sont le lieu privilégié des réformes. Nous nous en tiendrons à ces deux régimes pour saisir les lignes de force qui traversent la construction du droit de la responsabilité des magistrats en analysant deux couples d’oppositions qui mettent en jeu l’indépendance de la justice et la crédibilité de ses décisions.

Vocation et comptes à rendre

3Les critiques émises contre l’irresponsabilité des magistrats se concentrent sur l’impossibilité pratique de mettre en jeu leur responsabilité civile alors que, sous l’effet de la jurisprudence, dans les domaines politique, économique ou médical, la responsabilité ne cesse d’étendre son champ d’application depuis les années 1990, favorisant la « judiciarisation » des relations sociales [5]. Seule la justice échapperait à ce mouvement qu’elle a pourtant initié. Il est vrai que la mise en jeu de la responsabilité personnelle des magistrats est particulièrement contrainte, la responsabilité de l’État faisant écran. L’État est tenu de réparer les dommages causés par le fonctionnement défectueux de la justice en cas de faute lourde ou de déni de justice (art. L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire). La responsabilité du magistrat ne peut être engagée que pour une faute personnelle se rattachant au service public de la justice, sur une action récursoire de l’État devant une chambre civile de la Cour de cassation (art. L. 141-2 du code de l’organisation judiciaire ; art. 11-1 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature). Deux faits se surajoutent : aucune action récursoire de l’État n’a encore été engagée, laissant cette possibilité parfaitement hypothétique, et la faute personnelle tend, dans l’interprétation jurisprudentielle, à se confondre avec la faute de service. De fait, seul l’État est effectivement responsable. Il l’est d’ailleurs de plus en plus au regard de l’assouplissement de la notion de faute lourde [6]. On pourrait voir dans cette irresponsabilité civile de fait une contradiction entre l’article 11-1 du statut de la magistrature et l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (« La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration »), ce que rejette la Cour de cassation, s’appuyant sur la décision rendue, le 17 janvier 1979, par le Conseil constitutionnel [7]. Cet écran protecteur de l’État est renforcé par la distinction souvent faite entre actes de service et actes juridictionnels, ces derniers étant mis hors du champ de la responsabilité (interprétation dont la pertinence est de plus en plus contestée, notamment en jurisprudence).

4La question du bien-fondé de la contraignante responsabilité civile des magistrats met aux prises deux argumentaires qui portent des représentations opposées du métier de juger. À la suite de Max Weber, on peut dire que les magistrats vivent « de » et « pour » la justice : en même temps qu’ils en retirent des bénéfices matériels et symboliques, ils mettent leur carrière au service d’une cause. Ils sont amenés à vivre leur métier sur le modèle de l’éthique de conviction, qui est une disposition à « ne se sentir responsable que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas » et à ne pas se sentir responsable des « conséquences d’un acte fait par pure conviction » [8]. Cette conception tend à couper la justice des enjeux politiques ou moraux, tout en la reliant à une éthique qui valorise le service indépendant et autonome de la loi et une parfaite liberté de jugement. La faute sera imputée au système, à l’institution, à l’état du droit, mais non aux servants de la justice. À l’inverse, ceux qui, agents de l’espace politique ou du monde judiciaire (avocats le plus souvent), mettent publiquement en cause l’irresponsabilité supposée des magistrats adoptent une position morale et/ou polémique. L’impossibilité d’imputer personnellement aux magistrats les conséquences dommageables de leurs décisions aggraverait la distance qui les sépare des justiciables et les enfermerait dans leurs palais de mystères, inatteignables. Pour réduire la distance avec le justiciable, il serait nécessaire de soumettre les magistrats à une éthique de responsabilité, qui est une disposition à « ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action » pour autant qu’elles ont pu être prévues [9]. Sont ici dénoncés pêle-mêle l’entre-soi, le corporatisme ou le gouvernement des juges [10].

5On mesure le caractère archétypal d’un tel antagonisme qui efface un jeu de nuances (une éthique n’exclut pas l’autre). Il éclaire et explique, tout de même, l’autre enjeu de la question de la responsabilité personnelle : la place des magistrats dans l’État. Pour les tenants de l’ouverture de la responsabilité civile, les magistrats doivent quitter leur justice de majesté, transcendante, pour se mettre à hauteur des justiciables. Il s’agit, comme le posait Aristote (Éthique à Nicomaque, V, 5), de forger un « droit de réciprocité », base de toute organisation sociale. Pour autant, les magistrats ne sont ni des justiciables ni des agents publics comme les autres. L’État attend que ses magistrats lui restent fidèles pour assurer sa propre continuité. La fidélité est exigée par des devoirs fixés par le statut de la magistrature et rappelés dans le serment ; elle est encouragée par des rétributions matérielles et honorifiques. Dans ce cadre, la notion de dignité est fondamentale. Elle est défendue à l’intérieur du corps par son gardien légitime, le Conseil supérieur de la magistrature (csm), qui veille à sanctionner les écarts de langage ou de conduite d’un magistrat qui porteraient atteinte à la dignité de sa charge. Elle est soutenue vers l’extérieur par l’action syndicale qui défend jalousement l’indépendance de la justice, ou celle de la jurisprudence qui sanctionne les outrages (art. 434-24 du code pénal). Or la dignité du magistrat, qui le distingue, ne saurait être effective que si la magistrature est suffisamment indépendante et autonome, c’est-à-dire différenciée de ceux qu’elle est censée servir ou juger. En substituant en fait et en droit sa responsabilité à celle des magistrats, l’État renforce cette autonomie et assure la continuité, la dépersonnalisation et la neutralité de leur service. Cette position est d’ailleurs parfaitement incorporée par la magistrature. Comme l’évoque Jacques Commaille, les représentations dominantes des magistrats sur leurs fonctions ont à voir avec l’idée de transcendance [11]. Héritiers de ces hauts magistrats d’Ancien Régime qui se vivaient en prêtres de la justice, les magistrats modernes se placent en dehors des contingences communes pour dire le droit du haut de leur siège. Cette position de surplomb est assurée par toute une série de mécanismes (diplômes, école spécifique, statut, palais, robes…) aussi bien que par une éthique et une ritualité judiciaire qui mettent à distance les objets et les sujets de leurs verdicts. Dans ce cadre, la responsabilité peut être ressentie comme une atteinte à leur indépendance, à ce qui constitue l’essence et le fondement de leur manière de comprendre l’art de juger. Devoir rendre des comptes serait se mettre au niveau de ceux qui sont jugés ; accepter qu’un lien de réciprocité les rattache à ce « commun » auquel ils échappent, ce serait subir les assauts de ces mondes politique et économique encore tenus à distance.

6L’ouverture plus grande de la responsabilité civile mettrait, en outre, en question l’indistinction des actes et décisions de justice. Responsabilisation et personnalisation s’entremêleraient pour enserrer l’acte de juger. Le risque serait de contraindre la liberté de jugement en instituant la peur de prendre une décision aux conséquences imprévisibles. Bien souvent, en lieu et place de la personnalisation, la jurisprudence retient la responsabilité de l’État, lui imputant soit une faute lourde, soit toute une série de décisions et d’actes (parfois juridictionnels) qui, mis ensemble, constituent une faute lourde [12]. Elle se fait ainsi la gardienne des représentations traditionnelles du métier de juger, fruit d’une longue histoire. Depuis que la justice se professionnalise et se différencie du pouvoir politique, la mise en cause personnelle des juges est rendue plus difficile. Les juges du Moyen Âge étaient condamnés « en leurs propres et privés noms », y compris pour des jugements réformés en appel. Méjuger était une faute, car la mise en cause personnelle des juges palliait les défauts d’un État peu développé, fondant la légitimité du jugement sur la possibilité d’en retourner la faute à son auteur [13]. Mais l’institutionnalisation progressive de la justice à l’époque moderne alliée à la construction d’une justice d’autorité après la Révolution amène à une situation d’irresponsabilité absolue, inscrite dans l’article 505 du code de procédure civile de 1806, qui empêche pratiquement toute prise à partie [14]. Les réformes depuis 1958 n’ont pas remis en cause cet état de fait : la responsabilité civile reste largement ineffective car regardée traditionnellement comme mettant en cause l’autorité, l’indépendance de la justice et « la sérénité des juges » [15]. Cette tradition de la neutralité et de l’impersonnalité, qui a pour corollaire le développement d’une éthique et d’une discipline interne, rencontre désormais un processus contradictoire : l’individualisation non pas tant de la responsabilité mais du préjudice. En effet, si comme l’avance Paul Fauconnet le jugement (moral et/ou juridique) de responsabilité transfère l’émotion causée par la faute à un auteur, cela revient à dire que le dommage individuel est aujourd’hui, dans n’importe quel espace professionnel ou social, devenu socialement moins acceptable [16]. Dès lors, l’acte judiciaire dommageable (de service ou juridictionnel) doit non seulement être réparé mais aussi rattaché à un auteur, individuellement reconnu si possible. L’écran étatique peut apparaître, aux yeux des justiciables, comme une protection arbitraire, un obstacle à ce que le jugement moral de responsabilité devienne un jugement judiciaire, à ce que le magistrat subisse le transfert de l’émotion suscitée par sa faute. Cela revient à dire aussi que l’État n’est plus jugé capable de prendre sur lui cette responsabilité, comme s’il était mis hors d’atteinte, alors qu’il est à l’origine du recrutement, de la formation et des conditions de travail de ses agents. L’ouverture de la responsabilité civile consacrerait une inversion : la responsabilité personnelle des magistrats ferait écran à la responsabilité de l’État. Mais il ne faut pas trop présumer des attentes et des représentations sociales. Bien des justiciables ont une idée vague de la justice, car elle reste éloignée de leur quotidien [17]. Les relais de la vindicte contre l’irresponsabilité supposée des juges se recrutent concrètement soit dans l’espace politique (où la question est d’abord celle d’une réaction à l’immixtion de la justice dans le champ politique), soit dans l’espace judiciaire, parmi les avocats (où la question est celle d’une régulation des rapports entre professions judiciaires dans un contexte de tensions aggravées par la montée en puissance du juge unique tant au civil qu’au pénal) [18]. Dans les deux cas, les arguments avancés sont reçus avec une certaine prévention par les magistrats [19].

7Pour toutes ces raisons, la question de la responsabilité civile ressortit encore à l’impensable [20]. Reste la responsabilité disciplinaire, souvent privilégiée par les magistrats et les réformes.

Conscience et arbitraire

8La responsabilité disciplinaire est la seule véritable voie pour imputer une faute personnelle à un magistrat [21]. La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 et la loi organique du 22 juillet 2010 marquent l’ambition d’une refonte de la responsabilité disciplinaire, de sa mise en jeu (ouverture de la saisine directe du csm aux justiciables) à la notion de faute [22]. Ces évolutions font dire au csm que « le métier de magistrat est l’un des plus surveillés de la fonction publique [23] ». Pour autant, ses rapports annuels relativisent l’influence des réformes. Si le nombre de saisines directes a augmenté en 2018 et 2019 (respectivement 327 et 324, contre 240 en moyenne par an entre 2014 et 2017), la très grande majorité des plaintes sont rejetées parce que irrecevables ou infondées. Sur les quelques rares qui sont recevables, une par an est renvoyée devant la formation disciplinaire. Le csm constate que les plaintes sont le plus souvent vues par les justiciables comme une autre voie de recours, la mise en cause personnelle d’un magistrat étant l’exception. Le nombre de décisions (pour le siège) et d’avis (pour le parquet) reste sensiblement le même chaque année, de l’ordre de cinq à six par an (soixante-neuf décisions et avis depuis 2007). À noter une intensification de l’activité disciplinaire du Conseil à partir de 2007 car, entre 1950 et 2006, il ne rendait que deux à trois décisions et avis par an (cent vingt-quatre au total). Ces chiffres montrent deux constantes que l’on retrouve dans l’histoire de l’institution judiciaire. La première est le traitement interne des problèmes disciplinaires. Le recours au csm est réservé aux cas les plus graves, ceux qui n’ont pas pu être réglés par la voie hiérarchique. En témoigne la grande proportion des fortes sanctions prononcées par le Conseil : selon son rapport d’activité pour l’année 2019, entre 2007 et 2019, 45 % des sanctions de magistrats du siège concernent la rétrogradation, la rétrogradation avec déplacement d’office, la mise à la retraite d’office et la révocation. Les chefs de cour, qui ont le pouvoir de délivrer un avertissement, assurent la police des tribunaux. La seconde constante est le recours à une éthique ou à une déontologie, autrefois objets de puissantes harangues, et aujourd’hui d’un Recueil des obligations déontologiques des magistrats et d’une veille assurée par un service dédié au sein du csm depuis 2016. Ces outils contraignants pour la magistrature participent pourtant de son indépendance dans le sens où, en amont du Conseil, une culture d’institution est incorporée préventivement par l’assimilation des devoirs déontologiques et par les rappels à l’ordre internes délivrés par les chefs de cour.

9Que la justice soit le réceptacle des rancœurs, c’est là une antique vérité relevée par Jean Bodin (Les Six Livres de la République, IV, 6) : son rôle est de trancher et punir pour le compte du souverain, laissant à ce dernier le soin de distribuer les honneurs et les grâces, propres à le faire aimer. Ce partage des tâches, défavorable aux magistrats, nécessite que l’acte de juger soit protégé des pressions pour qu’il puisse apparaître libre et donc légitime. Dans ces circonstances, la question de la conscience du juge est au cœur de celle de la responsabilité. Bien souvent, les magistrats défendent une sanctuarisation de leur liberté de jugement, de leur conscience, fondement du respect de leurs décisions. En conséquence, les décisions juridictionnelles ne devraient pouvoir donner lieu à la mise en cause de la responsabilité disciplinaire. C’est le sens de la décision du csm du 8 février 1981 qui pose un principe répétitivement rappelé. Cette décision a paradoxalement ouvert une brèche puisqu’elle pose une exception (quand un juge a de façon grossière et systématique outrepassé sa compétence ou méconnu le cadre de sa saisine) et qu’elle autorise le Conseil à vérifier les actes juridictionnels. Deux décisions ont, depuis, élargi l’examen de conscience. La décision du 24 avril 2009 a introduit la notion de « conscience insuffisante de ses obligations par le magistrat », qui permet au csm d’apprécier a posteriori la « démarche intellectuelle » qui a abouti à des actes juridictionnels dommageables par le relevé des carences professionnelles qui ont biaisé son jugement. Dans le même sens, la décision du 14 octobre 2020 a sanctionné un manquement au devoir de rigueur et de compétence au sens des responsabilités professionnelles et à la conscience professionnelle qui s’impose à tout magistrat dans son activité juridictionnelle. Sanctionner le défaut de conscience professionnelle est une manière de protéger la liberté et la conscience du magistrat en traçant la limite qui sépare leur bon usage de leur mésusage. C’est encore une manière de montrer que conscience et arbitraire, conscience et incompétence, ne se confondent pas. Mais cela revient à dire que le respect des formes n’est plus suffisant pour assurer la légitimité d’un jugement, pour faire « que le jugement officiel [soit] vraiment officiel [24] ». Un acte juridictionnel dommageable pris dans les formes peut être regardé comme fautif s’il est fondé sur un défaut de conscience professionnelle. Est-ce un moyen suffisant de répondre aux critiques sur « l’irresponsabilité des magistrats » ? Rien n’est moins sûr. Comme le montre la nature de la très grande majorité des saisines directes du csm par les justiciables, ce qui est mis en cause est d’abord le jugement, estimé injuste, impartial ou inéquitable. Certes, tout jugement déçoit. Trancher épuise les espoirs que l’on pensait fondés. Mais la rancœur ne saurait expliquer à elle seule le recours au csm pour contester un jugement. Peut-être le sentiment d’injustice ou de ne pas avoir été entendu vient-il d’une distance que les justiciables jugent trop grande avec la justice. Une distance propre à toute la fonction publique moderne, à toute bureaucratie qui repose sur des agents publics spécialisés, qualifiés, formés et « animés par un honneur corporatif très développé sur le chapitre de l’intégrité [25] ». Des corps d’experts peu enclins à l’écoute des critiques car leurs caractéristiques font de ces derniers des professionnels maîtres de leur savoir. En témoigne le rapport d’activité 2019 du csm, qui pointe un certain nombre de défauts récurrents relevés dans les plaintes : propos d’audience condescendants, absence de précision sur la composition du tribunal et le rôle des personnes présentes, impossibilité d’identifier un magistrat signataire d’une décision… Autant de faits qui renvoient les justiciables à leur position de profanes face à une institution qui les domine par le monopole de son savoir. Or, dans un contexte de développement des procédures alternatives à la résolution des différends, c’est-à-dire dans un contexte où les justiciables sont de plus en plus invités à participer au règlement de leurs différends, la frontière hermétique entre l’initié et le profane, ou, comme l’a décrit Kafka dans Le Procès (1925), entre celui qui sait et se trouve du côté de la lumière et celui qui ne sait pas et patiente dans le couloir d’obscurité, devient moins acceptable [26]. La légitimité tirée du savoir et de la compétence ne suffit peut-être plus à fonder celle du jugement, ce qui ouvre la voie à la critique d’un arbitraire judiciaire.

10L’arbitraire, pris dans son sens péjoratif, est à la fois un danger et une menace pour la justice. La mise en cause personnelle d’un magistrat rabaisse sa décision ou son jugement au rang d’un acte arbitraire ayant pris les atours du droit pour faire oublier qu’il est l’expression d’une force qui impose un ordre. Contester une faute et en demander réparation, c’est relever finalement que toute décision est, potentiellement, arbitraire. Le risque est une désacralisation de la parole judiciaire et du vrai qu’elle porte et dicte aux parties. De fait, mettre trop facilement en cause un magistrat revient à banaliser la question de l’arbitraire de sa fonction. Or l’institution judiciaire traverse depuis le début des années 2000 une situation paradoxale. D’un côté, elle subit une baisse de sacralité – concurrence des mard (modes alternatifs de règlement des différends), déjudiciarisation de certains contentieux, disqualifications politiques et médiatiques de l’État de droit et des magistrats… D’un autre, le développement des institutions internationales et de normes supra-étatiques qui valorisent le « droit » renforce l’image d’un juge impartial, fondé en raison, porteur d’une mission « sacrée » : favoriser l’essor des droits et libertés dans les États [27]. Ce double mouvement contradictoire rend plus quotidienne et tangible la présence de la justice. Plus visible et remarquable, celle-ci ne peut échapper aux questionnements du fondement de sa légitimité, qui ne sauraient s’épuiser dans une origine constitutionnelle, le monopole d’une compétence, le respect de formes ou une tradition historique. Dans tous ces cas, l’explication est endogène et fait apparaître le monde judiciaire comme le lieu d’une élite fermée, une institution autopoïétique. Le risque de critique d’un arbitraire judiciaire est donc tout aussi élevé si la mise en cause externe d’un magistrat est rendue difficile ou exceptionnelle. Et ce, malgré le recours au pouvoir de police des chefs de juridiction et aux outils de contrôle de l’activité des magistrats (accountability), associé au déploiement d’une réflexion éthique et de devoirs déontologiques, qui contribuent à montrer que la justice peut se maîtriser et se policer. La justice ainsi que la police ne sont pas des institutions comme les autres, car elles assurent, avec l’usage de la force du droit et de la force physique, le maintien de l’État. Toute défaillance de leur part laissée sans réponse peut se retourner contre l’État lui-même et le faire apparaître comme arbitraire. Or il va de l’intérêt de l’État que la force qu’il exerce par ces institutions fasse oublier qu’elle est une force, et qu’elle soit reconnue comme une contrainte légitime. Autrement dit, l’injustice non réparée menace la croyance dans la justice de la justice. « On se porte vers une chose parce qu’on croit qu’elle est bonne », notait Simone Weil [28].

11La question de la responsabilité n’est donc pas simplement celle d’une plus ou moins grande possibilité d’imputer une faute à un magistrat. Elle ouvre la réflexion sur la distance acceptable qui sépare magistrats et justiciables, sur la personnalisation et l’individualisation des actes de justice, ou encore sur la force symbolique des décisions judiciaires. Le modèle d’une magistrature impersonnelle, de majesté et porteuse d’une éthique de conviction est bien en jeu. Pour autant, la justice ne saurait faire l’économie d’une prise en compte des changements structurels qui affectent ses rapports avec l’espace politique ou la mise en cause par les justiciables de son éloignement. Même si des mécanismes de surveillance et de reddition de comptes sont mis en place, ils ne changent pas le fait que c’est essentiellement en interne que les fautes sont repérées et sanctionnées. De manière analogue, les solutions le plus souvent envisagées pour pallier les défauts d’une responsabilité civile quasi ineffective visent à prévenir, c’est-à-dire à faire incorporer par un travail d’assimilation et de rappels à l’ordre, éthique et déontologie. Or, pour renforcer la croyance, dans le sens de Pascal – une imagination qui donne « le respect et la vénération » (Pensées, « Vanité », 31) –, dans la justice à un moment particulièrement propice à la défiance, il est nécessaire de trouver un équilibre entre l’indépendance et la libre conscience des magistrats et le droit de tout citoyen à « demander compte à tout agent public de son administration ». Cet équilibre peut être recherché en amont dans une plus grande lisibilité et explicitation du monde judiciaire (et de ses rouages), souvent perçu par ses mystères, ses non-dits, ses impasses et ses impensés, comme hostile ou inhospitalier. Dans le même sens, la parole des magistrats, parole d’autorité qui classe ou déclasse (qui institue), doit pouvoir se mettre à hauteur des justiciables. Il ne s’agit pas de faire descendre les magistrats de leur position d’autorité, mais de réduire une distance qui autorise les excès d’autorité. L’équilibre peut encore être recherché dans une reconsidération de la collégialité qui empêche de relier une décision à un juge unique, à un individu, à un arbitraire. Dans une autre perspective, il peut être trouvé dans une ouverture plus grande de la responsabilité civile (en ouvrant davantage la notion de faute) si l’État conserve son rôle d’écran ; dans un accompagnement des justiciables dans leur saisine du csm (pour assurer une meilleure recevabilité de leurs requêtes) ; voire (au risque de provoquer) en rendant obligatoire la saisine par le chef de cour du csm pour des faits particulièrement graves.


Date de mise en ligne : 10/09/2021

https://doi.org/10.3917/pouv.178.0075

Notes

  • [1]
    Je remercie vivement Jean Danet pour les lectures attentives des différentes versions de ce papier et ses précieux conseils patiemment formulés.
  • [2]
    « Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique », Esprit, n° 206, 1994, p. 35.
  • [3]
    Nous renvoyons aux nombreux travaux académiques sur cet objet. Pour une vue synthétique, cf. Gwenola Kerbaol, La Responsabilité des magistrats, Paris, puf, 2006.
  • [4]
    La Responsabilité. Étude de sociologie, Paris, Alcan, 1920.
  • [5]
    Cf. Lucien Karpik, « L’avancée de la justice menace-t-elle la République ? », Le Débat, n° 110, 2000, p. 238-257.
  • [6]
    Cass., Ass. plén., 23 février 2001, n° 99-16.165, publié au bulletin.
  • [7]
    Cf. en dernier lieu Cass., 2e civ., 20 décembre 2012, n° 12-01.336, inédit.
  • [8]
    Max Weber, Le Savant et le Politique (1919), Paris, Plon, 1959, p. 187-188.
  • [9]
    Ibid., p. 187.
  • [10]
    Voir, supra, Wanda Mastor, « Énième retour sur la critique du “gouvernement des juges”.Pour en finir avec le mythe », p. 37-50.
  • [11]
    À quoi nous sert le droit ?, Paris, Gallimard, 2015, p. 103.
  • [12]
    Cf. par exemple ca Paris, 25 octobre 2000, n° 1999/07817.
  • [13]
    Robert Jacob, La Grâce des juges. L’institution judiciaire et le sacré en Occident, Paris,puf, 2014.
  • [14]
    Il existe un seul exemple de censure d’une partie des juges d’un tribunal, au mépris du secret des délibérations, et malgré le fait que les autres membres du tribunal, impunis, aient demandé que le jugement fût réputé indivisible (Cass., 15 prairial an XI, Sirey, an XI, t. 3, p. 289-291).
  • [15]
    Cf. Olivier Renard-Payen et Yves Robineau, « La responsabilité de l’État pour faute du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice », CourDeCassation.fr ; Guy Canivet et Julie Joly-Hurard, « La responsabilité des juges, ici et ailleurs », Revue internationale de droit comparée, n° 4, 2006, p. 1049-1093.
  • [16]
    La Responsabilité, op. cit., p. 249.
  • [17]
    Comme en témoigne la faiblesse des constructions sondagières sur la justice ; pour un exemple frappant, cf. « L’opinion des Français sur la justice », Infostat Justice, n° 125, janvier 2014 (disponible sur Justice.gouv.fr).
  • [18]
    Cf. Loïc Cadiet (dir.), Les Juges uniques : dispersion ou réorganisation du contentieux, Paris, Dalloz, 1996.
  • [19]
    Cf., par exemple, Syndicat de la magistrature, Un service public de la justice responsable, 4 avril 2006 (disponible sur Syndicat-magistrature.org).
  • [20]
    Marie-Anne Frison-Roche, « La responsabilité des magistrats. Évolution d’une idée », La Semaine juridique, Édition générale, n° 42, 1999, p. 1869-1876.
  • [21]
    Daniel Ludet, « Quelle responsabilité pour les magistrats ? », Pouvoirs, n° 74, 1995, p. 123-142 ; id., « Infaillibles, les juges ? », Après-demain, n° 41, 2017, p. 34-37.
  • [22]
    La loi organique du 22 juillet 2010 relative à l’application de l’article 65 de la Constitution ajoute un deuxième alinéa à l’article 43 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 : « Constitue un des manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un magistrat d’une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties, constatée par une décision de justice devenue définitive. »
  • [23]
    Conseil supérieur de la magistrature, Rapport d’activité 2018, Paris, La Documentation française, 2019, p. 81. Les chiffres qui suivent sont tirés des bilans que proposent ce rapport et celui de l’année suivante.
  • [24]
    Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France, 1989-1992, Paris, Seuil-Raisons d’agir, 2012, p. 28.
  • [25]
    Max Weber, Le Savant et le Politique, op. cit., p. 129.
  • [26]
    Cf. les réflexions de Jean Danet sur « l’office prudentiel » du juge (« La prudence du juge à l’épreuve des organisations judiciaires », Les Cahiers de la justice, n° 4, 2020, p. 3-18).
  • [27]
    Jacques Commaille, À quoi nous sert le droit ?, op. cit., p. 323.
  • [28]
    La Pesanteur et la Grâce (1947), Paris, Pocket, 2014, p. 106.

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