Pouvoirs 2021/3 N° 178

Couverture de POUV_178

Article de revue

La déformation des juges

Pages 63 à 73

Notes

  • [1]
    David S. Abrams, Roberto Galbiati, Emeric Henry et Arnaud Philippe, « Electoral Sentencing Cycles », ssrn.com, 17 octobre 2019.
  • [2]
    Claudine Desrieux et Romain Espinosa, « Case Selection and Judicial Decision-Making : Evidence from French Labor Courts », European Journal of Law and Economics, vol. 47, n° 1, 2019, p. 57-88.
  • [3]
    « Does Introducing Lay People in Criminal Courts Affect Judicial Decisions ? Evidence from French Reform », International Review of Law and Economics, vol. 52, 2017, p. 1-15.
  • [4]
    Dire que ces convictions étaient « en moyenne » similaires ne signifie pas nécessairement que les peines défendues par les jurés étaient toujours proches de celles défendues par les magistrats mais que, quand elles différaient, elles étaient aussi souvent plus sévères que plus clémentes.
  • [5]
    « “No Hatred or Malice, Fear or Affection” : Media and Sentencing », Journal of Political Economy, vol. 126, n° 5, p. 2134-2178.
  • [6]
    Article 521-1 du code pénal.
  • [7]
    « When in Rome… On Local Norms and Sentencing Decisions », ssrn.com, 18 avril 2019 (à paraître dans le Journal of the European Economic Association).
  • [8]
    On évite ainsi de se poser la question de savoir si un juge a été muté à sa demande, en raison de circonstances particulières qui pourraient expliquer que ses décisions soient devenues plus ou moins sévères.
  • [9]
    Naci Mocan et Erdal Tekin, « Ugly Criminals », Review of Economics and Statistics, vol. 92, n° 1, 2010, p. 15-30.
  • [10]
    Daniel L. Chen, Yosh Halberstam et Alan Yu, « Covering : Mutable Characteristics and Perceptions of Voice in the US Supreme Court » (document de travail), Toulouse School of Economics, juillet 2016 ; disponible sur tse-fr.eu.
  • [11]
    Arnaud Philippe, « Gender Disparities in Sentencing », Economica, vol. 87, n° 348, 2020, p. 1037-1077.
  • [12]
    Max M. Schanzenbach, « Racial and Sex Disparities in Prison Sentences : The Effect of District-Level Judicial Demographics », Journal of Legal Studies, vol. 34, n° 1, 2005, p. 57-92.
  • [13]
    Anna Bindler et Randi Hjalmarsson, « The Persistence of the Criminal Justice Gender Gap : Evidence from 200 Years of Judicial Decisions », Journal of Law and Economics, vol. 63, n° 2, 2020, p. 297-339.
  • [14]
    Ce n’est, par exemple, pas le cas en Inde (Elliott Ash et al., « Measuring Gender and Religious Bias in the Indian Judiciary », nber.org, 11 janvier 2021).
  • [15]
    Daniel L. Chen, Tobias J. Moskowitz et Kelly Shue, « Decision Making under the Gambler’s Fallacy : Evidence from Asylum Judges, Loan Officers, and Baseball Umpires », Quarterly Journal of Economics, vol. 131, n° 3, 2016, p. 1181-1242.
  • [16]
    Chris Guthrie, Jeffrey J. Rachlinski et Andrew J. Wistrich, « Inside the Judicial Mind », Cornell Law Review, vol. 86, 2000, p. 777-830.
  • [17]
    Julien Goldszlagier, « L’effet d’ancrage ou l’apport de la psychologie cognitive à l’étude de la décision judiciaire », Les Cahiers de la justice, n° 4, 2015, p. 507-531.
  • [18]
    Devin G. Pope, Joseph Price et Justin Wolfers, « Awareness Reduces Racial Bias », Management Science, vol. 64, n° 11, 2018, p. 4988-4995 ; Anne Boring et Arnaud Philippe, « Reducing Discrimination in the Field : Evidence from an Awareness Raising Intervention Targeting Gender Biases in Student Evaluations of Teaching », Journal of Public Economics, vol. 193, art. 104323.

1« La loi est dure mais c’est la loi », « Nul n’est censé ignorer la loi », « Les juges sont les bouches de la loi »… En France, les textes juridiques sont fréquemment présentés comme fixes, clairs et parfaitement prédictifs des résultats des tribunaux. Pourtant, aussi intangibles que soient les lois, elles sont mises en pratique par des hommes et des femmes sélectionnés par des processus spécifiques, rendant des décisions dans des contextes fluctuants face à des individus aux caractéristiques diverses. À l’occasion de leur application, les textes sont alors susceptibles de faire l’objet d’une multitude d’adaptations voire de déformations liées aux circonstances particulières du jugement. C’est à ces interférences, en particulier dans le domaine pénal, que s’intéresse cet article.

La formation des juges

2Avant de se poser la question de savoir comment le contexte ou les circonstances particulières d’un procès peuvent déformer les juges, il est intéressant de se demander comment ceux-ci sont sélectionnés et formés. En France, l’écrasante majorité des juges civils, pénaux et administratifs sont des professionnels recrutés par concours et formés à l’École nationale de la magistrature ou à l’École nationale d’administration. Cependant, il existe aussi des juges nommés (au tour extérieur), élus (aux prud’hommes) ou tirés au sort (aux assises). Cette pluralité des modes de désignation n’est pas propre à la France. Alors que la quasi-totalité des pouvoirs exécutifs et législatifs des démocraties est, de près ou de loin, issue d’élections, l’attribution du pouvoir de juger varie grandement.

3Lorsque la sélection des juges se fait à travers un processus politique, on constate – sans surprise – de fortes disparités liées au calendrier électoral ou aux préférences partisanes. Outre-Atlantique, les juges de Caroline du Nord tendent par exemple à prononcer des peines de prison plus sévères à l’approche des élections [1]. Ce phénomène ne s’observe que lorsque leur réélection est disputée. En France, des différences entre cours fondées sur les préférences partisanes apparaissent dans les principales arènes où des élections ont lieu : aux prud’hommes. Une étude a ainsi montré que, quand les représentants des salariés sont issus de syndicats clairement en opposition au patronat, les parties anticipent des délais de procédure plus longs et parviennent plus fréquemment à un accord en amont [2].

4Les élections et les nominations des juges étant assez marginales en France, il est sans doute plus intéressant de voir dans quelle mesure la sélection par concours et la formation dans des écoles dédiées conduisent les magistrats à avoir une perception de la gravité des faits différente de celle de leurs concitoyens. Il s’agit d’un reproche qui leur est fréquemment adressé, en particulier en matière pénale. L’argument est en général le suivant : les magistrats, trop habitués à la délinquance par leurs pratiques professionnelles, trop peu directement concernés du fait de leur statut social, et trop soucieux de préserver d’obscures jurisprudences, rendraient des décisions trop peu sévères, déconnectées de « la volonté des Français ». À l’appui de ces critiques, des sondages d’opinion ou des déclarations politiques viennent affirmer la demande de sévérité des citoyens du pays.

5Pour étudier de manière rigoureuse la validité de cet argument, il faut trouver un moyen de comparer des décisions prises par des magistrats à des décisions prises par des citoyens dans des cas similaires. C’est en pratique difficile : les formations de jugement avec et sans jurés ont en général à connaître des cas totalement différents. Cependant, entre janvier 2012 et avril 2013, des jurés ont été introduits dans les tribunaux correctionnels du ressort des cours d’appel de Dijon et de Toulouse pour juger certains délits graves. Cette expérimentation fournit l’occasion d’évaluer la différence entre professionnels et jurés en matière de sévérité. On peut en effet mesurer l’évolution des peines avant, pendant et après la réforme dans ces deux villes, et la comparer aux changements observés dans les autres cours d’appel sur la même période. Si l’argument général est valable, on devrait observer une augmentation des sanctions en 2012 et début 2013 à Toulouse et Dijon.

6Grâce aux données fournies par le casier judiciaire national, j’ai pu réaliser cet exercice [3]. Quel a été l’effet de l’expérimentation sur les peines prononcées ? Nul : l’analyse menée ne décèle pas de changement dans les condamnations ou dans les peines moyennes à la suite de l’arrivée des jurés. Certes, les jurés n’étaient que deux par jugement et venaient s’ajouter à trois magistrats. On peut donc souligner que ces « citoyens assesseurs » étaient en minorité par rapport aux professionnels. Deux explications sont possibles. Soit les jurés n’avaient pas de convictions ou leurs convictions étaient en moyenne similaires à celles des magistrats [4], soit les citoyens et les professionnels avaient des convictions différentes mais les premiers étaient systématiquement mis en minorité par les seconds. Cette dernière explication est toutefois peu vraisemblable dans la mesure où il faudrait alors imaginer que les professionnels étaient toujours parfaitement d’accord entre eux. Si les magistrats avaient des appréciations diverses, les jurés auraient dû faire pencher la balance dans un sens ou dans un autre et l’on aurait observé une évolution de la sévérité des sanctions pendant la réforme.

« N’écoutez pas l’opinion publique qui frappe à la porte de cette salle »

7Si les juges semblent être des individus ayant une perception de la gravité des faits assez proche de celle de leurs contemporains, cela n’est en rien un gage de constance de leurs appréciations dans l’espace et dans le temps. Les juges, professionnels ou jurés, rendent des décisions à un instant donné et en un lieu donné. Ce contexte général, en dehors de la cour, peut affecter leur perception et les amener à s’écarter d’un strict légalisme pour prendre en compte, consciemment ou non, des éléments externes.

8Le premier élément qui vient ici à l’esprit est le contexte médiatique. Deux aspects sont à distinguer. D’une part, les juges, comme tous les autres citoyens, reçoivent quotidiennement des informations susceptibles de faire évoluer leurs représentations du monde. Les faits divers ou les revendications issues de mouvements comme #MeToo ou Black Lives Matter peuvent par exemple modifier leur perception de la fréquence ou de la gravité de certaines formes de crimes et de délits. D’autre part, la médiatisation de certaines affaires en change parfois le cours. Ce second aspect est probablement plus marginal, ne concernant que quelques cas retentissants ou particulièrement graves. Néanmoins, la multiplication des canaux de diffusion – les réseaux sociaux étant venus s’ajouter à la presse écrite et aux médias radiophoniques et télévisuels – et des personnes les utilisant – des groupes structurés par des causes ou des intérêts communs étant venus s’ajouter aux journalistes – a sans doute rendu ce phénomène plus fréquent qu’avant l’apparition des nouveaux modes de communication numériques.

9Aurélie Ouss et moi nous sommes intéressés au premier de ces aspects : l’effet des événements se produisant à l’extérieur de la cour sur les décisions de justice [5]. À cette fin, nous avons collecté auprès de l’Institut national de l’audiovisuel une description par mots-clefs de l’ensemble des reportages des journaux télévisés de 20 heures de tf1 et de France 2 entre 2004 et 2010. Les deux programmes cumulant alors treize millions de téléspectateurs en moyenne, l’analyse de leur contenu donne une assez bonne approximation de ce qui pouvait « faire l’actualité ». Pour chaque jour de la période en question, nous avons recensé le nombre de reportages traitant de faits divers criminels et le nombre de reportages traitant d’erreurs judiciaires (essentiellement des reportages sur l’affaire d’Outreau). Ici, il est important de noter une difficulté méthodologique. L’objectif de notre étude était de mesurer l’effet du contexte médiatique sur les décisions des juges. Or les journaux télévisés, durant la période 2004-2010 comme en ce début des années 2020, ont tendance à couvrir les affaires les plus graves au moment de leur découverte mais aussi lors de leur jugement. Constater que les peines prononcées sont lourdes le lendemain de la médiatisation d’un verdict criminel retentissant n’est pas très étonnant : ce n’est pas le contexte mais simplement la gravité des faits qui explique à la fois la sévérité des peines et la présence des journalistes. Afin de surmonter cet écueil, nous avons donc distingué les reportages traitant des infractions au moment où elles étaient commises des reportages couvrant les procès qui se sont ensuivis, pour analyser principalement les premiers.

10Ce travail de classification des reportages des journaux télévisés ayant été réalisé, nous avons croisé les données ainsi obtenues avec les décisions de justice enregistrées au casier judiciaire national. Nous avons particulièrement porté notre attention sur les crimes jugés en cour d’assises en raison, d’une part, de la similarité des affaires en question avec celles qui sont médiatisées et, d’autre part, de la facilité à identifier les dates auxquelles sont rendues les décisions (dans la foulée du jugement, sans mise en délibéré). Nous avons ensuite mesuré la différence entre les peines de prison prononcées le lendemain de la diffusion de reportages sur un crime venant d’être commis et celles prononcées d’autres jours. Comme évoqué précédemment, les faits couverts par les journaux télévisés, si le ou les auteurs sont identifiés et si ces faits sont poursuivis, ne seront jugés que bien plus tard. Leur médiatisation n’est donc pas liée à l’activité des tribunaux et, si une corrélation entre journaux télévisés et peines est observée, c’est bien que les premiers influent sur les secondes et non l’inverse. C’est ce que nous avons observé.

11En moyenne, les peines de prison prononcées le lendemain d’un jour où au moins un reportage télévisé avait couvert des faits divers criminels étaient trois mois plus longues (pour des peines moyennes d’environ dix ans). Inversement, celles prononcées au lendemain d’un reportage sur des erreurs judiciaires étaient quatre-vingts jours plus courtes. Nous avons également mesuré la différence entre les peines prononcées la veille des reportages sur des faits divers ou des erreurs judiciaires, et nous n’avons observé aucune différence. Il s’agissait là de réaliser ce qu’on appelle un test placebo, les jugements ne pouvant être influencés par ce qui n’est pas encore advenu.

12Ces résultats démontrent que le contexte médiatique a un effet sur les décisions de justice, du moins sur celles rendues en cour d’assises. Aurélie Ouss et moi avons ensuite mené une série de tests supplémentaires pour mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre. Dans un de ces tests, nous nous sommes concentrés sur les crimes commis par des mineurs. De tels crimes sont intéressants ici car, lorsque leurs auteurs ont moins de 16 ans, les faits sont jugés par une cour composée uniquement de professionnels tandis que, lorsqu’ils ont 16 ou 17 ans, la cour comprend également des jurés. L’échantillon est assez réduit – les crimes commis par des mineurs sont très rares – mais l’issue du test indique que les médias n’affectent pas les jugements rendus par des professionnels. Si on relie les résultats obtenus à ce qui est apparu lors de l’introduction de jurés en correctionnel, tout en gardant à l’esprit que ces cours sont très différentes et que ce qui est observé dans l’une ne vaut peut-être pas dans l’autre, il semblerait que les décisions prises par des personnes sans expérience judiciaire soient en moyenne les mêmes que celles des magistrats, mais qu’elles soient plus influencées par le contexte, notamment médiatique.

La nation, une et indivisible

13Le contexte général n’est pas seulement une affaire de temps mais aussi d’espace. En théorie, la loi est la même sur tout le territoire. Cependant, quelques adaptations régionales sont explicitement prévues par la loi – tuer un taureau sous les vivats n’est autorisé que là où cela s’inscrit dans une « tradition ininterrompue » [6] – et, surtout, on peut soupçonner qu’en pratique les normes locales ou les préférences des habitants ont un impact sur la pratique judiciaire. Dans sa thèse de doctorat, le géographe Étienne Cahu relève par exemple le discours d’un procureur soulignant la différence qu’il y a entre se voir retirer un permis de conduire selon que l’on habite dans un département rural ou dans un département urbain : la peine sera nécessairement perçue comme nettement plus sévère dans le premier cas que dans l’autre.

14D’un point de vue méthodologique, mettre en évidence l’influence des normes locales est assez complexe. En effet, la raison pour laquelle deux juridictions prononcent des peines différentes peut être qu’elles ont à juger des faits de nature différente. Il conviendrait alors d’établir une comparaison à âge, délit, genre, etc., identiques, mais on ne serait jamais sûr d’avoir pris en compte toutes les caractéristiques importantes. Surtout, le chercheur aurait le plus grand mal à intégrer dans son analyse des éléments observables lors du procès mais non quantifiés ni enregistrés, telle l’attitude du mis en cause. Il faut donc biaiser. Avec mes collègues David Abrams, Roberto Galbiati et Emeric Henry, nous avons pu contourner ces problèmes en menant une analyse dans le système particulier que présente la Caroline du Nord [7]. Dans cet État américain, les juges sont élus dans un district mais, une fois en poste, doivent changer de juridiction tous les six mois selon un calendrier précis défini en amont par le président de la Cour suprême de Caroline du Nord. Ce dispositif original permet donc d’observer un même juge dans différents contextes – son district d’élection mais aussi d’autres districts – sans que celui-ci ait pu être à l’origine de ses mutations [8]. Afin de déterminer si ces contextes ont une influence, nous avons mesuré au fil du temps l’écart entre, d’un côté, la longueur des peines de prison prononcées par les juges qui venaient d’arriver dans une juridiction et, de l’autre, celle des peines prononcées pour le même type de délit, dans la même juridiction, par les juges y ayant déjà passé un certain temps. Et nous avons constaté que cet écart diminuait. Plus un juge rend des décisions dans un district, plus la différence entre ses décisions et la moyenne de celles des « anciens » est faible. Il prononce ainsi de plus en plus rarement des peines de prison d’une longueur nettement plus faible ou plus élevée que ses collègues. Tout se passe comme si les appréciations des juges convergeaient au fur et à mesure du temps qu’ils exercent à un même endroit.

15Se dessinent ici des normes que l’on ne peut réellement mesurer mais dont on peut observer l’apprentissage. Deux résultats supplémentaires viennent corroborer l’hypothèse de telles normes locales assimilées au fil des années. Primo, la convergence précédemment décelée ne se retrouve pas dans les districts où les juges sont élus. Ce résultat est cohérent avec l’idée que, dans ce type de juridictions, les magistrats n’ont rien à apprendre. Étant issus des localités concernées et, le plus souvent, y ayant travaillé en tant qu’avocats, ils connaissent déjà la norme en vigueur. Secundo, la différence initialement observée entre nouveaux arrivants et juges ayant une certaine expérience locale n’est pas aléatoire. Les magistrats élus dans une juridiction plus sévère que celle où ils arrivent tendent à « converger par le haut », c’est-à-dire à prononcer au départ des peines plus lourdes que la moyenne, avant de se montrer moins sévères par la suite. À l’inverse, la sévérité des magistrats élus dans une juridiction plus clémente que celle où ils arrivent est dans un premier temps moins importante que la moyenne et augmente progressivement.

16Ce qui vaut en Caroline du Nord ne s’applique peut-être pas dans le cas de la France. Cependant, il n’y a pas de raison évidente de l’exclure. Les normes décelées le sont à une échelle comparable – cinquante juridictions dans un État de dix millions d’habitants environ, contre près de quatre fois plus de tribunaux de grande instance pour les quelque soixante-cinq millions d’habitants en France métropolitaine – et un phénomène de rotation s’observe également dans l’Hexagone, quoique de manière moins fréquente et systématique.

Biais de jugement

17Si un procès est susceptible d’être affecté par le contexte extérieur à la cour, il est possible, de manière encore plus évidente, qu’il le soit par son déroulé et ses acteurs. Deux types de mécanismes doivent être distingués. D’une part, un jugement peut être influencé par certaines caractéristiques des participants qui n’ont, a priori, aucune raison d’entrer en ligne de compte – tels le genre, l’origine ethnique, l’apparence physique [9], voire le timbre de la voix [10]. D’autre part, une décision de justice peut être influencée par des biais cognitifs, c’est-à-dire des erreurs logiques ou des facilités de jugement qui vont de manière systématique faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre sans raison valable.

18La littérature scientifique s’est particulièrement intéressée aux biais liés au genre et à l’origine ethnique. La question est simple : les femmes et les minorités sont-elles traitées autrement que le reste de la population par les tribunaux ? En pratique, cette question pose quelques difficultés. En effet, les profils des femmes et hommes, Blancs et Noirs, etc., qui comparaissent devant les juridictions présentent, en moyenne, des caractéristiques différentes : type de délit commis, antécédents, risque de récidive, niveau d’insertion sociale, de responsabilités familiales… Le fait que ces individus écopent effectivement de peines différentes peut donc s’expliquer par leur genre ou leur origine – elles sont moins sévères pour les femmes et plus sévères pour les Noirs aux États-Unis ou pour les étrangers en France –, mais également par les autres caractéristiques de leurs profils. Comment dès lors identifier formellement un biais ?

19Une solution méthodologique classique consiste à mesurer l’écart entre les peines attribuées à différents groupes de personnes selon les caractéristiques présentées par les juges qui les ont prononcées. L’idée est la suivante : si les femmes sont jugées moins sévèrement pour la seule raison qu’elles sont des femmes, on s’attendrait à ce que l’écart homme-femme dans les peines soit plus faible lorsque les juges sont des femmes (a priori moins biaisées par le genre). Si, en revanche, la différence s’explique par d’autres caractéristiques tels une moindre gravité des faits reprochés ou un niveau d’insertion professionnelle ou de responsabilités familiales important, on devrait observer le même écart homme-femme quel que soit le genre de la cour. Cette méthode n’est pas imparable. Il est tout à fait possible que les magistrates soient sensibles au genre de l’accusé. On s’attend cependant à ce qu’elles le soient moins que leurs collègues masculins, et cette méthode nous donne le niveau minimum du biais à l’œuvre.

20En France, sur la période 2000-2003, les femmes ont écopé, à délit, âge, nationalité, département de jugement et procédure identiques, de peines de prison un tiers plus courtes que les hommes (quinze jours de moins en moyenne). Cet écart était également observé lorsqu’une femme et un homme délinquants comparaissaient ensemble pour les mêmes faits, y compris lorsque les charges retenues contre la femme étaient plus nombreuses. Si les données du casier judiciaire national ne permettent pas d’identifier les juges dans chaque affaire, il est possible de mesurer la proportion de femmes parmi les juges du siège de chaque juridiction en 2000 et 2003 en examinant les annuaires papier produits à cette époque. On remarque alors que, plus la proportion de femmes était importante au sein de la cour, moins la différence de traitement entre condamnés des deux genres était grande [11]. Ces résultats se retrouvent dans le cas des États-Unis [12] ou de l’Angleterre [13], et attestent d’un biais judiciaire en faveur des femmes, du moins en Occident [14]. Ils sont également en accord avec de nombreuses études menées en dehors de la sphère judiciaire, qui documentent le fait que le biais lié au genre est moins important chez les femmes que chez les hommes (même si, en matière de justice pénale, cela induit que les femmes juges sont plus sévères avec les femmes condamnées). Des travaux comparables ont par ailleurs été réalisés s’agissant des biais liés à la couleur de peau ou à l’origine ethnique. Ils démontrent l’importance de ces biais dans les pays où ceux-ci ont pu être mesurés – c’est-à-dire en dehors de la France, où mener ce type de recherche est notoirement interdit.

21Plus difficiles encore à identifier sont les biais cognitifs pouvant exercer une influence sur un procès. Le « sophisme du joueur » permet d’illustrer le type de mécanisme à l’œuvre. Il s’agit d’une erreur logique consistant, par exemple, à penser qu’on a plus de chances de tirer « face » après avoir tiré « pile » (ou que la séquence pile-pile-pile-pile advient moins souvent que la séquence pile-face-pile-face). Ramenée au domaine de la justice, cette erreur consiste pour un magistrat à avoir un a priori positif sur une affaire juste après avoir eu à examiner un « mauvais » dossier. Une étude menée sur le droit d’asile aux États-Unis a mis en évidence ce type de biais [15]. Les chercheurs y prouvent qu’entre 1985 et 2013 la probabilité qu’un juge accorde ce droit était 3,3 % plus faible après avoir eu à traiter un « bon » dossier (pour un taux moyen d’acceptation de 29 %), alors même que l’ordre des cas présentés était aléatoire. L’effet ainsi démontré augmentait avec la longueur de la série d’acceptations précédentes.

22Le sophisme du joueur n’est qu’un des nombreux biais cognitifs pouvant affecter les jugements. D’autres (biais d’ancrage, aversion à la perte, négligence des probabilités de base) ont pu être documentés chez des magistrats dans le cadre d’expériences sur des cas fictifs [16], mais pas encore dans des situations réelles. Ce type de biais mérite cependant d’être étudié car ils peuvent avoir des conséquences humaines dramatiques, et même remettre en cause le bien-fondé de certaines procédures [17].

23*

24Les décisions de justice sont influencées par le contexte dans lequel elles sont prises et par les caractéristiques que présentent les participants. La plupart des variations qui en découlent constituent des ruptures d’égalité des citoyens devant la loi et, à ce titre, doivent être combattues. Les études visant à identifier des biais dans les décisions de justice étant pour la plupart assez récentes, peu de travaux ont pu être consacrés à la façon dont leur influence pourrait être amoindrie. Il est intéressant de noter que des biais similaires ont été observés dans d’autres situations de jugement (à l’école, dans certains sports, notamment), même si leurs conséquences sont moins graves que des peines de prison et que, dans ces situations, le simple fait de les mettre en évidence permet de réduire les problèmes qu’ils provoquent [18]. Approfondir notre connaissance de ces phénomènes et diffuser auprès des professionnels de justice les travaux dont ils font l’objet pourrait permettre de juguler ces entorses faites à la nécessaire impartialité de la justice.


Date de mise en ligne : 10/09/2021

https://doi.org/10.3917/pouv.178.0063

Notes

  • [1]
    David S. Abrams, Roberto Galbiati, Emeric Henry et Arnaud Philippe, « Electoral Sentencing Cycles », ssrn.com, 17 octobre 2019.
  • [2]
    Claudine Desrieux et Romain Espinosa, « Case Selection and Judicial Decision-Making : Evidence from French Labor Courts », European Journal of Law and Economics, vol. 47, n° 1, 2019, p. 57-88.
  • [3]
    « Does Introducing Lay People in Criminal Courts Affect Judicial Decisions ? Evidence from French Reform », International Review of Law and Economics, vol. 52, 2017, p. 1-15.
  • [4]
    Dire que ces convictions étaient « en moyenne » similaires ne signifie pas nécessairement que les peines défendues par les jurés étaient toujours proches de celles défendues par les magistrats mais que, quand elles différaient, elles étaient aussi souvent plus sévères que plus clémentes.
  • [5]
    « “No Hatred or Malice, Fear or Affection” : Media and Sentencing », Journal of Political Economy, vol. 126, n° 5, p. 2134-2178.
  • [6]
    Article 521-1 du code pénal.
  • [7]
    « When in Rome… On Local Norms and Sentencing Decisions », ssrn.com, 18 avril 2019 (à paraître dans le Journal of the European Economic Association).
  • [8]
    On évite ainsi de se poser la question de savoir si un juge a été muté à sa demande, en raison de circonstances particulières qui pourraient expliquer que ses décisions soient devenues plus ou moins sévères.
  • [9]
    Naci Mocan et Erdal Tekin, « Ugly Criminals », Review of Economics and Statistics, vol. 92, n° 1, 2010, p. 15-30.
  • [10]
    Daniel L. Chen, Yosh Halberstam et Alan Yu, « Covering : Mutable Characteristics and Perceptions of Voice in the US Supreme Court » (document de travail), Toulouse School of Economics, juillet 2016 ; disponible sur tse-fr.eu.
  • [11]
    Arnaud Philippe, « Gender Disparities in Sentencing », Economica, vol. 87, n° 348, 2020, p. 1037-1077.
  • [12]
    Max M. Schanzenbach, « Racial and Sex Disparities in Prison Sentences : The Effect of District-Level Judicial Demographics », Journal of Legal Studies, vol. 34, n° 1, 2005, p. 57-92.
  • [13]
    Anna Bindler et Randi Hjalmarsson, « The Persistence of the Criminal Justice Gender Gap : Evidence from 200 Years of Judicial Decisions », Journal of Law and Economics, vol. 63, n° 2, 2020, p. 297-339.
  • [14]
    Ce n’est, par exemple, pas le cas en Inde (Elliott Ash et al., « Measuring Gender and Religious Bias in the Indian Judiciary », nber.org, 11 janvier 2021).
  • [15]
    Daniel L. Chen, Tobias J. Moskowitz et Kelly Shue, « Decision Making under the Gambler’s Fallacy : Evidence from Asylum Judges, Loan Officers, and Baseball Umpires », Quarterly Journal of Economics, vol. 131, n° 3, 2016, p. 1181-1242.
  • [16]
    Chris Guthrie, Jeffrey J. Rachlinski et Andrew J. Wistrich, « Inside the Judicial Mind », Cornell Law Review, vol. 86, 2000, p. 777-830.
  • [17]
    Julien Goldszlagier, « L’effet d’ancrage ou l’apport de la psychologie cognitive à l’étude de la décision judiciaire », Les Cahiers de la justice, n° 4, 2015, p. 507-531.
  • [18]
    Devin G. Pope, Joseph Price et Justin Wolfers, « Awareness Reduces Racial Bias », Management Science, vol. 64, n° 11, 2018, p. 4988-4995 ; Anne Boring et Arnaud Philippe, « Reducing Discrimination in the Field : Evidence from an Awareness Raising Intervention Targeting Gender Biases in Student Evaluations of Teaching », Journal of Public Economics, vol. 193, art. 104323.

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