Pouvoirs 2021/2 N° 177

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Article de revue

Laïcité, que d’erreurs on commet en ton nom !

Pages 143 à 151

Notes

  • [1]
    Cité par Jean-Marie Mayeur, La Séparation des Églises et de l’État, Paris, Éditions ouvrières, 1991, p. 36-37.
  • [2]
    Cité par le rapport public du Conseil d’État Réflexions sur la laïcité, Paris, La Documentation française, 2004, p. 258.
  • [3]
    « Neutralité et impartialité », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, n° 1, 1908, p. 176.
  • [4]
    Les 7 laïcités françaises, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2015.
  • [5]
    « Laïcité et démocratie », Pouvoirs, n° 75, 1995, p. 61-71 (en accès libre sur Revue-Pouvoirs.fr).
  • [6]
    Réflexions sur la laïcité, rapport cité, p. 245-246.
  • [7]
    Décision 2004-505 DC du 19 novembre 2004.
  • [8]
    Décision 2012-297 QPC du 21 février 2013.
  • [9]
    Décision 2017-633 QPC du 2 juin 2017.
  • [10]
    Cf. Mathilde Philip-Gay, « Le Conseil constitutionnel et la laïcité », in Constitution, justice, démocratie. Mélanges en l’honneur du professeur Dominique Rousseau, Paris, lgdj, 2020, p. 730.
  • [11]
    Elle a aussi pour particularité d’avoir donné lieu à une qpc, soulevée devant le Conseil d’État et non transmise au Conseil constitutionnel (ce, 22 février 2019, n° 423702), contestant la constitutionnalité de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, tel qu’il résulte de l’interprétation jurisprudentielle constante que lui donne le Conseil d’État !
  • [12]
    ce, 15 juillet 2020, n° 423702.
  • [13]
    « La coutume constitutionnelle », Gazette du Palais, 20 décembre 1929.
  • [14]
    L’affaire du « voile islamique » au collège Gabriel-Havez de Creil, en 1989, marque à cet égard un point de bascule.
  • [15]
    Marcel Gauchet, « Laïcité : le retour et la controverse », Le Débat, n° 210, 2020, p. 144.
  • [16]
    Philippe Raynaud, La Laïcité. Histoire d’une singularité française, Paris, Gallimard, 2019, p. 197.
  • [17]
    caa de Lyon, 23 juillet 2019, n° 17LY04351.
  • [18]
    caa de Lyon, 23 octobre 2018, n° 17LY03323.
  • [19]
    Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin, L’Affaire Baby Loup, ou la Nouvelle Laïcité, Issy-les-Moulineaux, lgdj-Lextenso, 2014.
  • [20]
    ce, 5 juillet 2013, n° 361441.
  • [21]
    ce, 10 février 2016, n° 385929.
  • [22]
    Cinq arrêts restés célèbres pour leur interprétation conciliante des exigences de la laïcité (surtout les trois derniers) : Commune de Trélazé, n° 308544 ; Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône, n° 308817 ; Communauté urbaine du Mans, n° 309161 ; Commune de Montpellier, n° 313518 ; Mme Vayssière, n° 320796.
  • [23]
    Cf. Olivier Cayla, « Dissimulation du visage dans l’espace public : l’hypocrisie du juge constitutionnel trahie par la sincérité des circulaires ? », Recueil Dalloz, n° 17, 2011, p. 1166.
  • [24]
    Les collectivités publiques doivent « engager les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des édifices du culte » (art. 13 de la loi de 1905). Elles peuvent contribuer indirectement à la construction d’édifices cultuels par des garanties d’emprunt aux associations cultuelles. Les services d’aumônerie relèvent d’un financement public tandis que les ministres du culte bénéficient d’un régime de protection sociale. L’école privée confessionnelle fait partie intégrante du service public scolaire, etc.
  • [25]
    « La notion juridique de laïcité », Recueil Dalloz, n° 33, 1949, p. 137.

1« Séparatisme islamiste », projet de loi « confortant les principes républicains » parasité dans les Chambres par la question du voile, tentation d’un renforcement du contrôle des associations cultuelles, listes « communautaristes » aux élections municipales… Le débat « islam-laïcité » ressurgit une fois de plus, encore avec violence, gonflé de préjugés réciproques. Comme un soc de charrue, il vient tout labourer dans la société française, tout retourner, tout diviser. Mais que d’erreurs d’interprétation commises ! Des précisions historiques et juridiques s’imposent.

2La première consiste à rappeler que le mot « laïcité » ne figure pas dans la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. La deuxième consiste à préciser que cette loi ne reflétait pas l’intransigeance sectaire de certains courants anticléricaux de l’époque, dominés par les figures d’Émile Combes, d’Édouard Vaillant ou de Maurice Allard. Lorsque la IIIe République ouvrit ce périlleux chantier législatif de la « séparation », Aristide Briand (un modéré sur ce thème au sein du Parti radical) fut nommé rapporteur du texte à la Chambre des députés. Il se montra inflexible sur les principes, en particulier sur les premières lignes du texte consacrant au sein du même article « la liberté de conscience » et « le libre exercice des cultes ». Dans un débat à la Chambre, au printemps 1905, il eut ces mots à l’adresse des républicains : « […] il est sage, avant tout, de rassurer la susceptibilité éveillée des “fidèles”, en proclamant solennellement que non seulement la République ne saurait opprimer les consciences ou gêner dans ses formes multiples l’expression extérieure des sentiments religieux, mais encore qu’elle entend respecter et faire respecter la liberté de conscience et la liberté des cultes [1]. » À propos du port de la soutane, que certains veulent interdire hors des lieux de culte, il répondra qu’en régime de séparation le prêtre devient un citoyen ordinaire, et que la tenue vestimentaire des citoyens n’intéresse pas la République. En 1905, on ne veut pas se préoccuper de la coupe des vêtements religieux, de peur du « ridicule » ; le régime libéral de la loi autorisera même les « processions et autres manifestations extérieures d’un culte » (art. 27). Car la voie publique appartient à tout le monde ! Il s’agissait bien d’une « loi de liberté », comme se plaisait à le répéter Aristide Briand [2].

3Mais une loi qui interroge, dès le départ. À l’article 2, elle annonce que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Cette non-reconnaissance implique une distance de l’État vis-à-vis des religions, mais laquelle ? On en déduira un principe de « neutralité » de l’État, mais de quelle nature ? Pour couper court à l’idée d’une neutralité sans doctrine et condamnée à l’impuissance, Jean Jaurès offrit cette réplique : « En fait, il n’y a que le néant qui soit neutre [3]. » Les imprécisions du texte, les virtualités portées par ces premiers articles, se révéleront être de formidables facteurs d’adaptabilité.

Les tentatives fluctuantes de définition de la laïcité

4La troisième erreur consiste à dire qu’il existe une laïcité pleine et entière, se présentant donc en bloc, sous un seul visage, selon une seule orientation. Jean Baubérot décrit à l’inverse une réalité fragmentée, avec différentes philosophies de la laïcité qui ne cessent de s’affronter dans l’histoire politique moderne [4]. Dans cette revue, l’article de Michel Wieviorka évoquant l’entrée dans une troisième ère de la laïcité mériterait aussi d’être relu [5]. Le Conseil d’État devait lui-même l’admettre : nous sommes en présence d’un « concept non univoque », chacun « voit la laïcité à sa porte » [6]. Il est vrai que, sur un plan juridique, on peut en identifier au moins trois. Cette fluctuation ou cette élasticité de la laïcité s’explique. Aucun texte ne définit juridiquement la laïcité de manière globale et définitive, pas même la Constitution française. Proclamer à l’article 1er que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » ne pouvait évidemment suffire. La troisième phrase de cet article – « Elle respecte toutes les croyances » – venait juste confirmer l’ancrage libéral de 1905, mais pas davantage. À défaut de texte précis, il faudra une fois de plus attendre la jurisprudence pour en savoir plus.

5En 2004, le Conseil constitutionnel esquisse une première tentative de définition ; selon lui, en effet, les articles 1er à 3 de la Constitution – et donc le caractère laïque de la République – « s’opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance [7] ». Nouvel éloge du dogme de la nation une et indivisible ! Anachronisme ? Redoutant sans doute de se placer à contre-courant des évolutions sociétales, et plus encore des garanties de la liberté religieuse assurées par le droit international (art. 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; art. 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques), les juges de la rue Montpensier vont revoir leur copie. En 2013, à l’occasion d’une contestation du régime concordataire applicable en Alsace-Moselle, la définition suivante fut donnée : « Le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; […] il implique que celle-ci ne salarie aucun culte [8]. » Elle sera par la suite confirmée [9].

6Pour élaborer cette définition, la loi de 1905 semble ignorée, le Conseil constitutionnel préférant s’appuyer sur l’article 10 de la Déclaration de 1789 et sur l’article 1er de la Constitution. Malgré cette volonté affichée d’un décollement de la laïcité des vieux combats d’une République éloignée, l’osmose demeure bien réelle. Quelques coups de gomme auront toutefois suffi pour en offrir une lecture encore plus ouverte, presque trop permissive au regard du texte de 1905 [10]. Deux éléments centraux disparaissent sous la plume du Conseil : l’interdiction pour la République de « subventionner » les cultes et « la liberté de conscience ». La laïcité entrait officiellement dans le périmètre des moyens de constitutionnalité utilisables à l’appui d’une qpc… sans toutefois que la loi de 1905 soit constitutionnalisée.

7Chargé du filtrage des qpc, le Conseil d’État devait à son tour se prononcer sur les composantes de la laïcité. La jurisprudence Commune de Moëslains montre qu’il ne cherche pas à s’éloigner de la conception retenue dans la décision de 2013, du moins sur l’essentiel. Il va simplement réintégrer un élément clé de l’équilibre général : la liberté de conscience. À deux reprises, dans l’affaire [11], la définition suivante apparaît : « Le principe de laïcité, qui figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit, impose notamment que la République assure la liberté de conscience et l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et garantisse le libre exercice des cultes. Il en résulte également la neutralité de l’État et des autres personnes publiques à l’égard des cultes, la République n’en reconnaissant ni n’en salariant aucun. » Et contrairement au Conseil constitutionnel, un hommage immédiat est rendu au texte de 1905 – une loi qui « traduit ces exigences constitutionnelles », écrit le Conseil d’État [12] –, la source véritable d’inspiration, l’aboutissement du combat laïque mené sous la IIIe République. Mais, à son tour, le Conseil d’État s’abstient de toute référence au principe de non-subventionnement public des cultes – une sorte d’exclusion du bloc de constitutionnalité (de légalité aussi ?) qui expose l’interdiction à des exceptions en vertu de la loi.

8Malgré ces tentatives répétées de définition, la laïcité se révèle insaisissable, impossible à enfermer dans un texte ou dans un conditionnement juridique précis. Sans doute aussi parce qu’elle possède un supplément d’âme, des dimensions multiples : historiques, idéologiques, anthropologiques… Comme l’avait écrit le jeune René Capitant à propos du rapport entre vie politique et texte constitutionnel, on observe une « évasion » de la laïcité « hors des formules où l’on a tenté de l’enserrer » [13].

Les trois pôles de la laïcité juridique française

9Lors de ses premiers combats, à la fin du xixe siècle, la laïcité en France n’avait pas été pensée par rapport à l’islam. Il a fallu, dans le dernier quart du xxe siècle, qu’elle s’y confronte [14]. Cette confrontation a pris plusieurs formes. Le socle libéral a conservé sa prégnance, mais il fut rapidement concurrencé par d’autres lectures qui, toutes, trouveront à s’inscrire dans le droit. Soyons plus précis. De par le monde, les régimes de laïcité sont variés. La spécificité française est de consacrer dans son droit positif tout un panel de gradations. À y regarder de près, il existe sur l’échelle de la laïcité française trois degrés de pratiques juridiquement consacrés : une laïcité ouverte (ou libérale), une laïcité fermée (plus intransigeante) et une laïcité ultra-libérale (accommodante ou pluraliste) beaucoup plus récente. Toutes vont bénéficier, de la part de la Cour européenne des droits de l’homme, d’un brevet de conventionnalité. Pour bien comprendre les différences entre chacune, il faut partir de l’idée que la laïcité s’adosse nécessairement à la séparation des Églises et de l’État, du spirituel et du temporel plus largement. Mais pour quelle finalité ?

10Du côté des défenseurs d’une vision plus intransigeante ou stricte, il s’agit de promouvoir une « laïcité d’obstruction » de la présence religieuse. La raison conjuguée à la science doit permettre de fonder une morale sociale, presque une philosophie séculière officielle. La pleine liberté de conscience retrouve son lustre, et avec elle la liberté de croire, de douter, et surtout de ne pas croire. En purgeant la société d’une trop forte immixtion religieuse, on affranchit en somme l’individu de la transcendance et de l’obscurantisme. Dans cette perspective, la liberté de culte tendrait à être placée sous un régime de liberté surveillée. La neutralité de l’État – corollaire de la séparation – prend les contours d’une neutralité-vigilance… de tous les instants. Du côté des libéraux se dessine à l’inverse une « laïcité d’acceptation » du fait religieux ou de cohabitation, avec une liberté de culte pleinement acceptée, sans autres restrictions que le respect de l’ordre public et du bon fonctionnement des services publics. Leur combat n’est pas antireligieux mais seulement anticlérical ; il est favorable à la création d’un État laïque sans prétendre instaurer une société laïque. La neutralité de l’État prend donc les contours d’une neutralité-indifférence. Dans cette conception héritée de 1905, la laïcité refuse de se transformer en instrument d’émancipation des individus par le confinement et la mise à distance des religions. Depuis le début des années 2010, un troisième pôle émerge et s’incruste dans le droit, un pôle ultra-libéral, celui des accommodants (terme choisi en référence à la culture de l’accommodement raisonnable au Canada). Eux revendiquent une « laïcité de promotion », à travers laquelle la liberté religieuse – presque au détriment de la liberté de conscience – se voit encouragée. Elle serait le reflet naturel de l’avènement des sociétés multiculturelles, marquées par la prolifération des revendications identitaires. Elle tient compte de l’inévitable perméabilité de nos sociétés à la mondialisation. Leur combat est ni antireligieux ni anticlérical ; il est pour la tolérance (pour « l’abdication », diront les plus critiques). La liberté religieuse serait devenue une créance à laquelle les pouvoirs publics doivent répondre, donnant à la neutralité de l’État les contours d’une neutralité-reconnaissance. Ses adeptes, désormais nombreux, expliquent que la laïcité ne doit pas s’apparenter à un programme normatif de valeurs, qu’elle n’exige rien en retour, qu’il faut déroger au principe d’égalité en faveur des religions historiquement défavorisées, l’islam en particulier.

11Tant que la laïcité vivait à l’état dual (nouée autour de ses deux pôles originels), elle pouvait se couler sur les frontières politiques de la bipolarisation française (laïcité intransigeante plutôt à gauche, laïcité libérale plutôt à droite). Devenue tripolaire, elle dessine de nouvelles frontières, provoque de nouvelles lézardes, jusqu’à fracturer les unités d’avant. L’intensité du débat est si forte en France – particulièrement avec l’implantation d’un islam politique – que la laïcité apparaît désormais comme un clivage en tant que tel, capable de transcender tous les autres. Chaque camp fédère des partisans venus d’horizons politiques ou intellectuels très divers. Nouveaux schismes, nouvelles blessures. Chez les juristes, dans la presse (Charlie Hebdo versus Mediapart…), dans les familles politiques. Les interprétations de la laïcité aiguisent les tensions au sein de ces gauches irréconciliables. Aux primaires de la droite pour la présidentielle de 2017, François Fillon se revendique gaulliste et chrétien. De son côté, Alain Juppé préfère porter haut les couleurs de la séparation. Il y a plus renversant encore. Tandis que le retour de la visibilité religieuse (des musulmans en premier lieu) cabre le Rassemblement national jusqu’à lui donner des relents de discours laïcard, il enflamme l’extrême gauche… cette terre du matérialisme historique. Elle semble prise de compassion. D’aucuns diront qu’elle « a trouvé dans ces musulmans providentiels son prolétariat de substitution [15] ».

La grille tripolaire dans les rapports au culte musulman

12Les trophées juridiques entre ces trois pôles apparaissent de mieux en mieux répartis. Les victoires pour les uns sont vécues comme des humiliations pour les autres. Prenons quelques exemples.

13Fleuron historique du combat pour la laïcité, carrefour d’innombrables enjeux, l’enseignement demeure au cœur des débats. À lui seul, il pourrait même incarner l’aspect tripolaire de la laïcité française (libérale, intransigeante, ultra-libérale) tellement il contient tout et donne des exemples de tout. La réglementation est incontestablement libérale au sein des établissements du supérieur. Dans l’université publique, on considère en effet que les étudiants sont en âge de juger. En l’état actuel du droit, une étudiante est donc libre d’afficher ses convictions religieuses, y compris de porter un voile islamique à l’université. La loi du 11 octobre 2010 lui interdira seulement de dissimuler entièrement son visage (par le port de la burqa ou du niqab), comme dans tout autre « espace public ». La controverse sur le bon modèle de laïcité scolaire dans le primaire et le secondaire reste beaucoup plus vive.

14La laïcité scolaire implique historiquement la laïcisation des programmes (éviction de l’instruction religieuse de ceux de l’enseignement public), la laïcisation des locaux (suppression des symboles religieux dans les établissements), la laïcisation du personnel (interdiction du port de signes religieux). Cependant, depuis la loi du 15 mars 2004, ce triptyque est complété par l’exigence de neutralité vestimentaire des élèves. Un « tournant » [16] ! Car jusqu’alors, dans une interprétation fidèle à l’esprit de 1905, le Conseil d’État avait conclu, dans son célèbre avis du 27 novembre 1989, à la « compatibilité » du port de signes d’appartenance religieuse avec le principe de laïcité. Mais les intransigeants ne parviendront pas à pousser leur avantage plus loin, jusqu’à interdire le port de signes religieux pour les parents lors des sorties scolaires. En effet, depuis l’avis du Conseil d’État en date du 23 décembre 2013, ces derniers ne sont plus considérés comme des « collaborateurs occasionnels » du service (un statut proche de celui des agents publics), mais comme de simples usagers. Dès lors, les chefs d’établissement des écoles sont bien fondés juridiquement à interdire aux mères voilées (comme à tout autre parent risquant de trop revendiquer sa religion) d’accompagner une sortie scolaire, mais seulement si des exigences liées au bon fonctionnement du service public ou à l’ordre public le justifient. Les entraves à la liberté d’exprimer ses opinions religieuses en deviennent beaucoup plus limitées. Un autre camouflet fut infligé en 2019 aux partisans d’une laïcité fermée, par la cour administrative d’appel de Lyon, à propos de la situation des parents dans l’enceinte de l’école. Il a été admis qu’une femme voilée pouvait entrer dans l’enceinte d’un établissement scolaire et même dans les salles de classe (accompagnement des « petits » dans la classe le matin, rendez-vous avec l’enseignant après la journée, présence dans la cour lors de la kermesse de fin d’année, etc.). Le juge exclut en revanche qu’elle conserve son voile pour participer à des activités pédagogiques « assimilables à celles des personnels enseignants » [17].

15Sur un autre aspect, celui des menus scolaires, le balancier juridique a pu repartir du côté des accommodants. L’école, ce sanctuaire de la laïcité des origines, voit donc également le modèle libéral-pluraliste pénétrer ses murs. De fait, dans les écoles publiques, les collectivités locales cèdent de plus en plus souvent devant les demandes de repas cultuels qui émanent de groupes réclamant que soient respectés les rites de cuisson et de préparation dans les cantines (viande halal, par exemple). En 2018, la cour administrative d’appel de Lyon a confirmé l’annulation des décisions de la ville de Chalon-sur-Saône visant à supprimer les menus de substitution dans les cantines scolaires. Il fut rappelé à cette occasion que ces menus ne sont « pas contraires au principe de laïcité » [18]. Les partisans de la loi de 2004 ont pu faire valoir que les manifestations ostentatoires de l’appartenance religieuse, proscrites par le texte, pouvaient aussi s’exprimer à travers la prise de repas des enfants. Mais l’interprétation juridique retenue ne fut pas celle-ci ; elle s’orienta plutôt vers le pôle du pluralisme et de la grande tolérance.

16Dans presque tous les champs du droit, en fin de compte, on voit cette laïcité tripolaire, presque schizophrénique, se manifester. La veine libérale de la laïcité commandait d’invalider les arrêtés municipaux interdisant le port du burkini sur les plages, sauf existence de troubles avérés à l’ordre public. Les juges ont suivi. Une approche plus intransigeante à l’égard du fait religieux parviendra à interdire la dissimulation du visage dans l’espace public (dans le monde d’avant Covid-19…), puis à modifier le code du travail afin d’autoriser les restrictions à la manifestation des convictions religieuses des salariés (loi dite El Khomri du 8 août 2016, écrite dans le prolongement de l’affaire de la crèche Baby Loup). La France n’avait nullement basculé vers une « nouvelle laïcité », comme il a pu être écrit [19] ; un pôle venait juste, au gré des circonstances, de prendre temporairement le dessus sur les autres. Les accommodants ont d’ailleurs eu bien d’autres occasions de se réjouir, à travers par exemple l’infléchissement de la neutralité du service public des funérailles. Dans un souci de mieux intégrer les familles issues de l’immigration, les carrés confessionnels refont donc leur apparition dans les cimetières français. On pourrait aussi citer la légalité de l’abattage rituel au nom du libre exercice des cultes [20] ou, dans les prisons, encore au nom de cette même liberté de religion, le droit de ne pas se voir imposer une nourriture prohibée (menu de substitution pour éviter la viande de porc, notamment). En 2016, le Conseil d’État va même répondre à une prescription religieuse « positive » en encourageant fermement l’administration pénitentiaire, « dans toute la mesure du possible », à garantir aux personnes détenues « une alimentation respectant leurs convictions religieuses » [21].

17Voilà comment la France traite les religions ! Nous sommes là très loin des clichés sur l’islamophobie véhiculés à l’intérieur et peut-être plus encore à l’extérieur des frontières. Même les garanties apportées au principe de non-subventionnement des cultes s’effacent les unes après les autres, particulièrement dans l’action des collectivités territoriales. Couvertes par la lecture permissive de la laïcité faite par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, elles cèdent aux demandes de la communauté musulmane. La série d’arrêts du Conseil d’État en date du 19 juillet 2011 [22] fut largement commentée. Elle concernait l’aide financière apportée par les collectivités à des activités liées au culte (aménagement de locaux désaffectés pour y mettre un abattoir temporaire pendant la fête de l’Aïd-el-Kébir ; bail emphytéotique administratif consenti par la mairie de Montreuil-sous-Bois en vue de la construction d’une mosquée…). Depuis cette date, la neutralité-reconnaissance (ou neutralité-promotion) s’est arrogé une place supplémentaire dans le droit positif… au mépris des dispositions explicites de la loi du 9 décembre 1905.

18La tendance ces dernières années serait donc de dire que les juges administratifs essaient tant bien que mal de tenir un cap libéral, tandis que le législateur se distingue davantage par son intransigeance (loi de 2004, de 2010, de 2016, peut-être de 2021 bientôt…). Pour autant, les rôles ne sont pas définitivement figés. Et que dire du Conseil constitutionnel, sinon qu’il n’offre aucune garantie ? Car entre non-saisine sur l’article litigieux (l’article 2 de la loi El Khomri), hypocrisie dans l’argumentaire (sur la loi du 11 octobre 2010) [23] ou reculade (devant l’état d’urgence sanitaire au printemps 2020), on ne peut présager de rien… surtout pas d’une aptitude à réorienter le législateur vers une lecture libérale de la laïcité. Affranchi du verrou de l’inconstitutionnalité, ce dernier semblerait même vouloir reprendre la main sur le débat, un peu comme au temps des combats laïques sous la IIIe République. Doit-on le regretter ? Sur quels fondements ? Faut-il au contraire laisser le juge administratif en première ligne en la matière ?

19Une quatrième erreur : croire que la neutralité doit être source d’inaction. Dès le départ, la neutralité de l’État impliquait de répondre à des obligations à la fois négatives (ne pas s’immiscer dans les questions cultuelles) et positives (garantir la liberté de conscience et de religion tant au niveau individuel que collectif [24]). Ce dernier versant positif, ou actif, apparaît bien comme consubstantiel à la notion de laïcité. Or, à partir du moment où l’État accepte de sortir de la neutralité passive (ou neutralité-indifférence) pour entrer dans une neutralité active, cette dernière peut avoir deux visages : soit celui restrictif du contrôle, soit celui plus généreux de la promotion. La religion musulmane est prise dans ce mouvement d’injonctions contradictoires. La société et les religions elles-mêmes semblent le réclamer : aider à garantir un exercice effectif des cultes et intervenir contre certaines dérives attentatoires au vivre-ensemble. Cette neutralité active n’est donc pas accaparée par les seules visées intransigeantes. Des ultra-libéraux la revendiquent aussi, au nom du multiculturalisme, de la tolérance, au nom d’un programme normatif d’un nouveau genre : pas celui de l’unité républicaine et d’un socle de valeurs issues du passé, mais celui d’une société en inévitable mutation avançant vers le pluralisme et les vertus de la pleine visibilité religieuse. L’aspect tripolaire de la laïcité française se confirme toujours davantage.

20*

21Sans définition juridique figée de la laïcité, qui demeure en perpétuel mouvement à l’intérieur de ces trois pôles (libéral, intransigeant, ultra-libéral), le combat sur son interprétation est incessant. Une sorte de lutte des laïcités en devient donc inévitable, chaque pôle (ou chaque camp) se réclamant d’une lecture « authentique » de la laïcité, porteur de sa « vérité », pour disqualifier la position des autres. Le 9 décembre 2020, le projet de loi visant à conforter le respect des principes républicains était déposé en conseil des ministres. Date symbolique ! L’exposé des motifs annonce rapidement la couleur : « Un entrisme communautariste, insidieux mais puissant, gangrène lentement les fondements de notre société dans certains territoires. Cet entrisme est pour l’essentiel d’inspiration islamiste […]. Il enclenche une dynamique séparatiste qui vise à la division. Ce travail de sape concerne de multiples sphères […]. Face à l’islamisme radical, face à tous les séparatismes, force est de constater que notre arsenal juridique est insuffisant. » Aussi réel que soit le danger pointé ici, il faut souhaiter que cette législation ne tourne pas à l’effacement complet du pôle libéral et ultra-libéral. Il s’agirait là de la cinquième erreur commise. Laïcité, « ce mot sent la poudre », écrivait Jean Rivero [25]. Il ne croyait pas si bien dire.


Date de mise en ligne : 27/04/2021

https://doi.org/10.3917/pouv.177.0143

Notes

  • [1]
    Cité par Jean-Marie Mayeur, La Séparation des Églises et de l’État, Paris, Éditions ouvrières, 1991, p. 36-37.
  • [2]
    Cité par le rapport public du Conseil d’État Réflexions sur la laïcité, Paris, La Documentation française, 2004, p. 258.
  • [3]
    « Neutralité et impartialité », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, n° 1, 1908, p. 176.
  • [4]
    Les 7 laïcités françaises, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2015.
  • [5]
    « Laïcité et démocratie », Pouvoirs, n° 75, 1995, p. 61-71 (en accès libre sur Revue-Pouvoirs.fr).
  • [6]
    Réflexions sur la laïcité, rapport cité, p. 245-246.
  • [7]
    Décision 2004-505 DC du 19 novembre 2004.
  • [8]
    Décision 2012-297 QPC du 21 février 2013.
  • [9]
    Décision 2017-633 QPC du 2 juin 2017.
  • [10]
    Cf. Mathilde Philip-Gay, « Le Conseil constitutionnel et la laïcité », in Constitution, justice, démocratie. Mélanges en l’honneur du professeur Dominique Rousseau, Paris, lgdj, 2020, p. 730.
  • [11]
    Elle a aussi pour particularité d’avoir donné lieu à une qpc, soulevée devant le Conseil d’État et non transmise au Conseil constitutionnel (ce, 22 février 2019, n° 423702), contestant la constitutionnalité de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, tel qu’il résulte de l’interprétation jurisprudentielle constante que lui donne le Conseil d’État !
  • [12]
    ce, 15 juillet 2020, n° 423702.
  • [13]
    « La coutume constitutionnelle », Gazette du Palais, 20 décembre 1929.
  • [14]
    L’affaire du « voile islamique » au collège Gabriel-Havez de Creil, en 1989, marque à cet égard un point de bascule.
  • [15]
    Marcel Gauchet, « Laïcité : le retour et la controverse », Le Débat, n° 210, 2020, p. 144.
  • [16]
    Philippe Raynaud, La Laïcité. Histoire d’une singularité française, Paris, Gallimard, 2019, p. 197.
  • [17]
    caa de Lyon, 23 juillet 2019, n° 17LY04351.
  • [18]
    caa de Lyon, 23 octobre 2018, n° 17LY03323.
  • [19]
    Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin, L’Affaire Baby Loup, ou la Nouvelle Laïcité, Issy-les-Moulineaux, lgdj-Lextenso, 2014.
  • [20]
    ce, 5 juillet 2013, n° 361441.
  • [21]
    ce, 10 février 2016, n° 385929.
  • [22]
    Cinq arrêts restés célèbres pour leur interprétation conciliante des exigences de la laïcité (surtout les trois derniers) : Commune de Trélazé, n° 308544 ; Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône, n° 308817 ; Communauté urbaine du Mans, n° 309161 ; Commune de Montpellier, n° 313518 ; Mme Vayssière, n° 320796.
  • [23]
    Cf. Olivier Cayla, « Dissimulation du visage dans l’espace public : l’hypocrisie du juge constitutionnel trahie par la sincérité des circulaires ? », Recueil Dalloz, n° 17, 2011, p. 1166.
  • [24]
    Les collectivités publiques doivent « engager les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des édifices du culte » (art. 13 de la loi de 1905). Elles peuvent contribuer indirectement à la construction d’édifices cultuels par des garanties d’emprunt aux associations cultuelles. Les services d’aumônerie relèvent d’un financement public tandis que les ministres du culte bénéficient d’un régime de protection sociale. L’école privée confessionnelle fait partie intégrante du service public scolaire, etc.
  • [25]
    « La notion juridique de laïcité », Recueil Dalloz, n° 33, 1949, p. 137.

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