Pouvoirs 2021/1 N° 176

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Article de revue

Le référent, une figure à interroger

Pages 131 à 143

Notes

  • [1]
    Cf. par exemple Jacques Ferstenbert, « Le référent déontologue dans les collectivités territoriales », Actualité juridique. Droit administratif, n° 14, 2020, p. 783-788.
  • [2]
    La création du référent unique se trouve justifiée dans l’exposé des motifs de la loi : « la multiplicité des acteurs au sein des services publics est, en effet, source de complexité, de perte de temps pour l’usager et d’inefficacité pour l’administration. Elle nuit à la construction du lien de confiance ».
  • [3]
    Marc Firoud, « Les référents uniques, un nouvel objet administratif aux formes (déjà) multiples », Actualité juridique. Collectivités territoriales, n° 12, 2018, p. 606.
  • [4]
    Cf. notamment Maryvonne de Saint Pulgent, « L’État malade de sa complexité », Le Débat, n° 206, 2019, p. 156-166.
  • [5]
    Ainsi que l’affirme le Conseil constitutionnel dans sa décision 421 DC du 16 décembre 1999 (§ 13).
  • [6]
    Geneviève Koubi, « Une fonction à définir : le “référent-…” », Koubi.fr, 23 avril 2010.
  • [7]
    Cf. Grégoire Bigot, L’Administration française. Politique, droit et société, t. 1, Paris, Litec-LexisNexis, 2010, p. 2.
  • [8]
    Cf. Catherine Thibierge, « Le droit souple. Réflexion sur les textures du droit », Revue trimestrielle de droit civil, n° 4, 2003, p. 599-628.
  • [9]
    Étienne Picard, La Notion de police administrative, Paris, lgdj, 1984, p. 245.
  • [10]
    « La simplification de l’action administrative et la question du droit », Revue française d’administration publique, n° 157, 2016, p. 205-214.
  • [11]
    Bruno Daugeron décortique la naissance et l’histoire de ce concept, tout en en soulignant toute la contradiction (« La démocratie administrative dans la théorie du droit public : retour sur la naissance d’un concept », Revue française d’administration publique, n° 137-138, 2011, p. 21-37).
  • [12]
    Maryse Deguergue, « Responsabilité sanitaire et responsabilité environnementale », Revue de droit sanitaire et social, hors-série, 2019, p. 135.
  • [13]
    Hans Kelsen, Théorie pure du droit (1960), Paris, Dalloz, 1962, p. 46.
  • [14]
    Jacques Chevallier, « La simplification de l’action administrative et la question du droit », art. cité.
  • [15]
    Bruno Daugeron, « La démocratie administrative dans la théorie du droit public… », art. cité, p. 34.
  • [16]
    L’idée d’efficacité de l’administration est née au sein des finances publiques, du fait de l’influence du new public management, qui a conduit à l’adoption de la loi organique relative aux lois de finances en 2001, et plus généralement de la révision générale des politiques publiques en 2007, instaurant un réexamen des missions et structures de l’État pour assurer une meilleure efficacité de son action.
  • [17]
    Baptiste Rappin, « Pierre Legendre ou le droit du point de vue de l’anthropologie dogmatique », Droit et société, n° 102, 2019, p. 401.
  • [18]
    Pierre Legendre, Le Désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du droit, Paris, Fayard, 2005, p. 222.
  • [19]
    Baptiste Rappin, « Pierre Legendre… », art. cité, p. 403.
  • [20]
    Pierre Legendre, L’Inestimable Objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fayard, 2004, p. 175.

1Depuis le début des années 2000, une institution prend quantitativement de plus en plus d’ampleur, sans qu’aucune analyse générale en soit faite. La mise en place, pendant l’épidémie de coronavirus, d’un « référent Covid-19 » illustre bien le mécanisme, presque automatique désormais, qui consiste à créer des référents dès qu’un problème ou une difficulté se révèle. Les référents pullulent en effet dans tous les domaines : justice pénale, éducation nationale, défense, sécurité, droit du travail, etc. On en décompte à la mi-2020 une trentaine, placés sous des régimes différents et suivant des buts spécifiques.

2Le mot « référent » détonne dans le vocabulaire juridique, en sorte qu’il souffre d’une absence de définition précise. Son acception commune n’est pas d’une grande aide puisque le terme est défini comme « ce à quoi le signe linguistique renvoie soit dans la réalité extralinguistique ou univers réel, soit dans un univers imaginaire » (Trésor de la langue française). Ni le langage courant ni la langue juridique ne permettant de saisir ce qu’est un référent, il est nécessaire de considérer la définition et le régime textuels de chaque référent pour tenter de déterminer le sens de ce mot en droit. Cependant, les référents jouent des rôles si nombreux et si différents que l’on peut se demander s’ils ont vraiment une essence commune. Le développement de cette institution n’est-il pas le signe que le droit transite mal par les autorités ou les organes qui ont le pouvoir de le poser ? Autrement dit, le référent n’illustre-t-il pas la difficulté des autorités administratives à remplir leur rôle, et à assurer la diffusion, la connaissance et le respect des règles de droit ? Le nombre considérable de référents pousse également à s’interroger sur les possibles vices de la structure administrative, ainsi que sur la capacité de l’administration à structurer son action.

3Si la figure du référent s’impose un peu partout, son nom est accompagné le plus souvent d’un adjectif pour préciser son domaine de compétences : référent sécurité, référent culture, référent justice… Il vient parfois qualifier un métier : pharmacien référent, enseignant référent, policier référent… Cette institution semble ainsi être une des nouvelles figures de la modernité.

4Toutefois, le référent n’est pas pour autant l’administration elle-même : il est incarné par une personne physique – un salarié ou un bénévole – qui exprime la norme, assure notamment la poursuite des objectifs de l’action publique et la coordination entre les différents acteurs du domaine en question, afin de garantir une meilleure efficacité de l’action administrative.

L’institution du référent : quelle unité ?

Une diversité problématique

5La recension des référents conduit, à première vue, au constat de leur diversité. Celle-ci caractérise les matières traitées comme les acteurs concernés, leurs fonctions, leurs régimes juridiques, leur importance, et même leur traitement doctrinal.

6Diversité d’abord des matières, puisque des référents ont été institués dans des domaines aussi différents que la santé (médecin référent, pharmacien référent), la sécurité (référent sécurité routière, policier référent), la culture (référent culture), la déontologie (référent déontologue)…

7Diversité des acteurs ensuite : ce sont des policiers ou des gendarmes, des enseignants, des magistrats, des salariés, des médecins, des pompiers, des conseillers Pôle emploi. Leurs modes de désignation (les textes sont parfois vagues à cet égard) varient également : ils peuvent s’être portés volontaires ou avoir été nommés, selon le domaine en cause.

8Diversité également dans les tâches, certains référents ayant principalement une mission d’information, d’autres une fonction de coordination, de dialogue et de mise en cohérence. Les régimes, ainsi que les moyens juridiques mis à disposition, sont eux aussi divers : si la mise en place de quelques-uns des référents est obligatoire (référent santé-sécurité au travail), ce n’est en général pas le cas ; certains régimes sont très encadrés juridiquement (référent sûreté), mais la plupart le sont de manière assez lâche ; les référents sont, en outre, régis par différents pans du droit – droit de la santé, droit pénal, sécurité publique, droit du travail.

9Diversité enfin dans le traitement doctrinal : nombre d’auteurs se sont par exemple intéressés au « référent déontologue » [1], mais aucun (ou très peu) au « référent technique » ou au « référent culture ».

10Pour illustrer de manière plus concrète cette multiplicité et cette diversité, présentons quelques fonctions ou rôles que peuvent avoir les référents.

11Certains d’entre eux ont une tâche commune d’ information sur les données juridiques ou matérielles en question, tâche qui prend néanmoins forme d’une façon très distincte en fonction du domaine concerné. Ainsi, l’« enseignant référent », chargé de l’accompagnement des élèves handicapés, a un rôle d’information, de coordination et d’interlocuteur auprès des équipes pédagogiques des établissements scolaires, des services ou établissements de santé et médico-sociaux, et vis-à-vis des autres professionnels intervenant auprès de ces élèves ou de leurs parents. Il informe donc autant qu’il coordonne, et cela dans le but de permettre une prise en charge optimale des élèves handicapés.

12Le « magistrat référent » a également un rôle de coordination, d’information, de mise en cohérence. Mais cet exemple révèle toute la complexité qu’il y a à caractériser une telle institution, puisque le magistrat référent peut être aussi bien un « magistrat référent judiciaire » qu’un « magistrat référent du tgi en matière de propriété intellectuelle », un « magistrat référent en matière de terrorisme », un « magistrat référent en matière de racisme et de discriminations », ou encore un « magistrat référent sur les violences conjugales ».

13On trouve par ailleurs des « référents sûreté », fonction occupée par un gendarme ou un policier. Ces référents sont mis à la disposition des collectivités, commerces, entreprises, particuliers, pour établir des diagnostics et des audits en matière de prévention technique de la malveillance (lutte contre la délinquance notamment). Les actions qu’ils mènent comme les moyens dont ils disposent selon les cas soulignent à quel point cette institution est disparate.

14La grande diversité dont attestent ces exemples, pris parmi tant d’autres, ne va aller qu’en s’accentuant avec le dispositif expérimental mis en œuvre par l’article 29 de la loi du 10 août 2018 « pour un État au service d’une société de confiance » et son décret d’application du 28 décembre 2018. Ce dispositif offre en effet la possibilité, aux services de l’État et à certaines collectivités territoriales qui le souhaitent, d’instaurer un référent unique « à même de faire traiter des demandes qui lui sont adressées pour l’ensemble des services concernés » jusqu’en fin d’année 2022.

15Si un bilan pourra être dressé au terme de cette période d’expérimentation, il est dès à présent possible d’observer le caractère très imprécis du texte. Le dispositif instaure un référent encore distinct de ceux que nous avons présentés, puisque son rôle est de recevoir et traiter les demandes des usagers. Il laisse une importante marge de manœuvre dans la désignation des référents et dans les moyens déployés pour la collecte et la centralisation des diverses requêtes des administrés. Le but principal de l’instauration de ce référent unique est de simplifier le rapport à l’administration [2], d’optimiser le traitement des demandes, de réduire les délais de réponse ; en somme, il s’agit de rendre l’administration plus efficace et de renforcer le lien entre administration et administrés. Néanmoins se fait jour un possible décalage entre les ambitions de cette loi et la réalité de cette expérimentation, puisque celle-ci conduit à multiplier les référents « uniques » placés sous des régimes différents [3]. S’ensuit ainsi une certaine complexité en lieu et place de la simplicité désirée.

16Par conséquent, la diversité caractérisant l’institution des référents, qui pourrait être vue comme une force, semble plutôt être une faiblesse. La figure du référent se perd dans cette multiplicité, à tel point que l’unité du concept peine à apparaître. Le pullulement des référents amène également à interroger leur utilité et leur efficacité : est-il réellement nécessaire d’en instituer autant, a fortiori dans un seul et même domaine, comme dans le cas des magistrats référents ? La question se pose avec plus d’acuité encore lorsqu’on constate les difficultés rencontrées par cette institution.

Des régimes juridiques flous

17Les textes laissent une grande latitude quant à l’organisation des fonctions des référents, quant à leurs buts ou missions (bien que les circulaires donnent à ce sujet des indications), quant aux moyens donnés pour mener ces missions. Cette marge de manœuvre semble avoir été volontairement accordée aux référents pour qu’ils puissent organiser de façon optimale leur tâche. Elle entraîne cependant un manque d’encadrement des référents, notamment dans leurs rapports avec d’autres institutions. Les lacunes du droit positif sont visibles en particulier dans le cas des « référents déontologues » : le décret du 10 avril 2017 dénote une volonté initiale de ne pas encadrer de manière trop stricte afin de permettre une adaptation à toutes les configurations institutionnelles, mais cet encadrement s’est révélé très nettement insuffisant. Si le fait de bénéficier d’une marge de manœuvre conséquente peut constituer un atout pour les collectivités territoriales, l’absence de contours clairement définis de la fonction et de ses conditions d’exercice est problématique au regard de l’intérêt général.

18De plus, limiter les moyens juridiques dont dispose cette institution est peut-être nécessaire. Les référents n’ont aucun pouvoir juridictionnel ni de sanction, ni même, semble-t-il, de pouvoir normatif. Le but poursuivi est de créer un dialogue, d’éviter le recours aux juridictions, et de prévenir l’application de sanctions en prodiguant des conseils pour rétablir une forme d’ordre et de respect de la loi. Le cœur et la force de cette institution font là encore sa faiblesse, car elle ne peut rien imposer : elle offre seulement un moyen de communication, de coordination, une possibilité de dialogue, effectifs tant que les parties en cause le veulent bien. Tout le système des référents repose donc sur la volonté, sur la confiance à leur endroit.

19Ce manque de moyens n’est toutefois pas que juridique : il est partiellement matériel ou financier. Comme les référents ne suivent que rarement des formations spécifiques relatives à leurs fonctions propres, on peut d’ailleurs s’interroger sur la qualité de l’information donnée et de la médiation assurée.

20Les référents n’ont de surcroît aucune responsabilité au titre de leurs fonctions, puisqu’ils ne font que des recommandations – ils ne posent pas d’obligations ni ne donnent de permissions. Cette absence de responsabilité, parce qu’elle amène à douter de leur efficacité, explique la réticence de certains administrés à y avoir recours.

21Enfin, cette institution peut apparaître comme un double déformé d’autres institutions préexistantes, à l’instar du Défenseur des droits – bien que ses pouvoirs et le régime qui l’encadre soient différents – ou de certaines délégations ou missions interministérielles qui ont pour tâche de coordonner l’action de l’État dans un domaine particulier. Le référent gagnerait donc à être mieux défini afin de se distinguer clairement de ces autres institutions.

22L’importance croissante du nombre et de la diversité des référents compromet ainsi la possibilité de leur trouver un dénominateur commun qui permettrait de mieux les identifier juridiquement. Le caractère hétéroclite de cette institution semble être sa principale faiblesse sur le plan juridique, laquelle s’ajoute à des interrogations vis-à-vis de son efficacité sur le plan matériel. Une analyse plus profonde permet cependant de déceler une potentielle unité.

Une unité fondamentale possible

23La multiplication des référents s’explique par le fait que le droit est de plus en plus spécialisé et de plus en plus complexe. Ce constat, pointé par de nombreux auteurs [4], affecte non seulement les sujets de droit, pour qui les règles s’avèrent toujours plus obscures, mais aussi les organes administratifs, qui ont de plus en plus de mal à les maîtriser.

24La complexité du droit met à rude épreuve la maxime « Nul n’est censé ignorer la loi », assortie en droit positif du principe de sécurité juridique, qui implique notamment l’accessibilité et l’intelligibilité de la législation. L’effectivité des droits et libertés des citoyens se trouve en effet suspendue à la « connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables [5] ». Cette intelligibilité est une exigence profonde du droit : elle n’a pas uniquement pour finalité d’assurer la sécurité juridique d’un justiciable qui se voit passivement appliquer le droit ; elle relève également d’une exigence démocratique, en facilitant l’appréciation de la règle de droit par le citoyen ayant vocation à l’accepter ou à la contester.

25Ces principes sont construits et reconnus en vue de permettre une meilleure connaissance du droit et de garantir les droits de chacun ou leur effectivité. L’impératif d’intelligibilité adossé à la vocation d’effectivité des règles juridiques a pour point d’orgue l’adhésion des destinataires finaux. Sans connaissance et sans compréhension de la règle, les chances sont quasi nulles que celle-ci soit acceptée et suivie. L’intelligibilité est donc un principe fondamental du droit, condition de son effectivité.

26Les référents sont institués pour contribuer à satisfaire cet objectif en ce qu’ils vont garantir une diffusion et une connaissance, une forme de traduction du droit dans des domaines précis. Le référent est en quelque sorte la parole du droit incarnée. Il a un rôle pédagogique, orienté vers la recherche d’intelligibilité et de connaissance ou de diffusion du droit à l’égard du destinataire final.

27Certains référents n’ont cependant pas pour tâche principale d’informer, mais d’aider, d’orienter et de coordonner. Cette mission émane de l’exigence d’efficacité de l’action administrative.

28Il a souvent été reproché à l’administration sa lenteur, son inefficacité, son inflexibilité, ce qui a entraîné un recul de la confiance dans les pouvoirs publics. L’institution des référents s’inscrit ainsi dans une tentative de reconquête de cette confiance. L’idée qui sous-tend sa mise en place est d’accroître l’efficacité de l’action administrative en permettant aux administrés d’obtenir une réponse plus rapide par le biais d’un relais plus direct et plus spécifiquement compétent sur un sujet donné. Par là même, le référent assure également une centralisation des données sur les difficultés, les questionnements et les demandes des administrés, données qui sont ensuite transmises à l’administration centrale.

29Un dernier élément commun aux référents concerne leur moyen d’action : il est toujours préventif. Le référent n’intervient pas après qu’une illégalité a été commise. Il a pour objectif de prévenir, de conseiller, d’informer pour éviter le recours aux modes juridictionnels de résolution des litiges. Une vue superficielle qui se fonderait uniquement sur ce caractère préventif pourrait conduire à faire un rapprochement entre cette institution et la police administrative, mais elles n’ont ni les mêmes buts ni les mêmes moyens. La police administrative intervient de façon préventive pour assurer l’ordre et peut, dans ce cadre, restreindre certaines libertés, selon le principe de proportionnalité. Ce pouvoir n’est pas accordé au référent, qui n’agit, comme on l’a vu, qu’en dialoguant, en recommandant et en orientant, sans fixer aucune obligation.

30En somme, le référent représente bien, dans la majorité des cas, une forme de personnification de la parole juridique : dans un domaine donné, il incarne le droit, en ordonnant des règles éparses et parfois inintelligibles. Il s’agit d’une institution qui coordonne l’action administrative, sorte de relais de l’administration centrale, d’interface et, de plus en plus souvent, de conseiller pour l’administré.

31Au-delà de cette tentative de révéler les buts communs, celle visant à définir des catégories pourrait également permettre de donner une certaine unité à la diversité qui caractérise l’institution des référents.

32Une première catégorisation consisterait à distinguer les référents selon que leur mise en place est obligatoire, c’est-à-dire imposée par la loi, comme le « référent harcèlement sexuel », ou non obligatoire, comme le « référent juriste » ou le référent unique prévu par le dispositif d’expérimentation mis en œuvre en 2018. Une deuxième catégorisation serait effectuée selon les domaines concernés. En effet, certains d’entre eux, tels la santé, la sécurité, la justice, l’éducation nationale et l’emploi, accueillent plus de référents que d’autres (il n’y aurait toutefois pas lieu, par exemple, d’établir une catégorie « comptable » puisque ce domaine ne présente qu’un seul et unique référent). Enfin, une dernière catégorisation pourrait être réalisée selon la mission principale des référents – d’information ou de coordination, notamment.

33Comme, au sein d’une même catégorie, les régimes et les missions spécifiques peuvent être très différents, ces catégorisations auraient essentiellement pour intérêt de faire émerger des points d’unité.

Ce que cette institution révèle

34L’institution du référent s’inscrit parfaitement dans la volonté, de la part de l’administration, de renouveler sa relation avec les administrés en mettant en place une véritable communication. Mais elle est plus globalement révélatrice de la nécessité qu’une référence soit posée.

Évolution du rapport entre administration et administrés

35À l’origine, le référent avait uniquement un rôle d’interface, « de courroie de transmission entre une administration centrale (ou déconcentrée) et une structure donnée chargée d’une activité de service public [6] ». Le référent était alors vu comme un simple relais de l’administration centrale. Sa fonction a partiellement et progressivement évolué avec le temps : le référent est devenu un interlocuteur, assurant notamment des missions de supervision et de contrôle. Ce nouveau rôle est révélateur d’un désir de changer l’image de l’administration.

36Le mode d’intervention de l’administration s’est en effet peu à peu transformé avec le temps, en apparence au moins. Elle n’apparaît plus – ou apparaît moins – comme une institution qui impose ses normes unilatéralement et autoritairement, ainsi qu’elle le faisait traditionnellement [7] : elle intervient désormais par des moyens plus consensuels, par ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « droit mou » ou « droit souple » [8]. Tout le vocabulaire utilisé pour qualifier les actions de l’État s’en trouve ainsi modifié, comme le souligne Étienne Picard : « Au lieu de se borner à prohiber ou enjoindre, l’administration normalise, institue des disciplines, délivre des licences, confrère des statuts, homologue, planifie. » D’ailleurs, l’administration tente moins de réglementer que de réguler, action qui correspond à la recherche d’un équilibre. Pour ce faire, « l’administration cherche davantage à dissuader qu’à interdire, à inciter qu’à prescrire, à informer ou prévenir qu’à menacer ou réprimer » [9]. La mise en place de référents est le fruit de cette volonté ; elle se déploie dans un contexte de souplesse de l’action publique (droit souple), comme l’exprime Jacques Chevallier : « L’érosion de la capacité de régulation de l’État et la marge d’autonomie dont disposent les acteurs sociaux imposent, dans une série de domaines, le recours à des formes d’intervention différentes ; plutôt que d’ordonner et de contraindre, il s’agit de faire usage de moyens d’influence et de persuasion, recherchant l’adhésion des intéressés et visant à obtenir leur coopération [10]. »

37Le référent incarne ce mouvement général vers une administration qui veut se montrer plus flexible et ouverte au dialogue. Il accentue précisément cette évolution en apparaissant comme une « administration consultative ». Le but est d’instaurer un rapport de confiance et une communication entre l’administré et l’administration pour que les règles soient mieux acceptées que si elles étaient imposées. L’idée sous-jacente est peut-être même de développer une forme de « démocratie administrative » [11] ou participative, le destinataire de la norme participant dans une certaine mesure à son application.

38Le référent déontologue est l’exemple type du référent censé nouer ce lien nouveau entre administration et administré. La loi du 20 avril 2016 qui l’a institué crée le droit, pour tous les agents exerçant dans la fonction publique, de consulter ce référent chargé d’apporter tout conseil utile au respect des obligations et des principes déontologiques mentionnés dans le statut général des fonctionnaires. Le référent déontologue informe ainsi le sujet de droit, tout en recueillant les signalements émis par les « lanceurs d’alerte ». Il donne donc une véritable voix aux citoyens, malgré toutes les difficultés qu’il y a à institutionnaliser une « expertise citoyenne » [12].

39La part importante qui est faite au dialogue laisse penser à une absence de contrainte au profit de mécanismes uniquement consensuels, reposant sur la seule volonté des destinataires. Néanmoins, il convient ici de faire observer qu’à toute obligation n’est pas nécessairement attachée une sanction au sens formel du terme. On peut ainsi s’interroger sur le cas d’une recommandation ou d’une consultation d’un référent qui n’aurait pas été suivie, ou sur celui dans lequel le destinataire, malgré l’information qu’il aurait obtenue, agirait en sens contraire : serait-ce une cause aggravante de son comportement fautif ou illégal ? Finalement, sous l’absence de contrainte ne se cache-t-il pas, en réalité, des obligations posées ou exprimées par le référent ? Autrement dit, y a-t-il un véritable dialogue entre l’administration et l’administré, ou n’est-ce qu’une apparence ?

40La norme juridique est caractérisée, dans la conception positiviste-normativiste, par sa sanction juridique. Le droit est essentiellement vu comme un ordre de contrainte [13]. Cette idée est mise à mal par tout le droit souple notamment, mais également et antérieurement par toutes les normes juridiques auxquelles n’est pas associée une sanction formelle. Aujourd’hui, le rôle de la sanction dans la caractérisation du droit a considérablement perdu de sa force. La figure du référent s’inscrit dans cette évolution en ce qu’il n’assure pas la sanction de la norme juridique, mais vise plutôt à la faire d’abord connaître, puis comprendre et enfin respecter par l’adhésion et non par la sanction.

41Si l’on sort de ce paradigme du droit et de l’obligation conçus autour de la sanction, on peut alors envisager que les simples recommandations des référents soient susceptibles de présenter un caractère obligatoire. Ne doit-on pas considérer que l’administré qui ne prend pas en compte les recommandations ou conseils du référent aggrave la possible illégalité de son comportement ? Pour prendre un exemple concret, que se passerait-il si une recommandation du référent santé-sécurité au travail n’était pas suivie ? À ce jour, les juridictions n’offrent pas de réponse. Mais il est tout à fait possible de penser que les conseils ou recommandations des référents contiennent un certain degré d’obligatoriété, et l’on peut même se demander si ce dialogue indirect avec l’administration, cette référence posée mais non formellement sanctionnée, ne conduit pas à un contrôle plus accentué de l’administré.

42Il est généralement admis que l’institution des référents est liée aux politiques de simplification de l’action publique [14]. Le référent atténue en effet les lourdeurs et les rigidités de la gestion publique. Face à un droit complexe, il veille à une meilleure communicabilité des énoncés, tout en les formulant de manière non contraignante, et en assurant leur articulation dans une mise en œuvre concrète, et plus personnalisée, ce qui donne plus de souplesse et d’adaptabilité à l’action publique. Les possibles obscurités, complexités et même contradictions des textes sont en quelque sorte résolues par les référents, qui doivent pouvoir énoncer et préciser les normes de manière intelligible pour les destinataires.

43Cette nouvelle conception de l’administration émane du refus, par le sujet de droit, d’un pouvoir administratif imposant des obligations et « ne procédant pas de la volonté du peuple, réputée être exprimée par le suffrage [15] ». Ce refus marque également une forme de suspicion à l’égard du pouvoir administratif.

44L’institution des référents révèle en outre une volonté de rendre l’administration plus efficace, la gestion administrative plus rapide et plus efficiente. L’efficacité est le nouveau dogme de l’action et de la gestion administratives, qui provient de la critique d’une administration lente, trop rigide, incapable d’apporter les réponses nécessaires aux administrés [16]. L’administration a beaucoup souffert de sa réputation et le but affiché des politiques publiques est ainsi qu’elle soit efficiente et qu’elle parvienne à nouer une relation de qualité avec les citoyens. Les référents répondent à cet objectif par leur mission de coordination. En effet, s’ils assurent la communication de la norme, la majorité d’entre eux ont avant tout une fonction de coordination entre les commandements ou exigences de l’administration centrale et les problématiques plus concrètes des administrés : ils sont autant le relais de l’administré pour l’administration que celui de l’administration pour l’administré. Le référent permet d’établir un lien plus personnalisé avec les administrés, ce qui va dans le sens des politiques publiques ayant pour objectif de refonder le rapport entre administration et administrés à travers une relation d’écoute, de confiance, de collaboration.

45Toutefois, la figure du référent, et particulièrement le réflexe qui consiste à créer de nouveaux référents, illustre aussi une carence ou une difficulté de l’administration à se faire entendre et respecter par elle-même.

46L’institution des référents reflète par ailleurs un rapport plus apaisé avec l’administration, notamment en évitant le recours aux modes juridictionnels de résolution des conflits. Sans être celle d’un médiateur stricto sensu (exception faite du cas du référent médiateur), l’action des référents pourrait être vue comme un mode alternatif de règlement des litiges avant même leur apparition. Elle vise surtout à éviter les conflits par une information, un conseil, un suivi, un dialogue. En cela, les référents ont un rôle de médiateur, de conseil et d’orientation.

47La figure du référent s’inscrit donc dans cette modernité administrative promouvant un rapport consensuel avec l’administration. Cependant, il s’agit aussi d’une institution qui se place entre parole d’autorité et lien démocratique.

Nécessité d’une référence

48La pensée de Pierre Legendre est éclairante pour montrer comment l’institution des référents illustre la nécessité de poser une « référence ». Pierre Legendre s’est inspiré des travaux de Jacques Lacan et de sa notion psychanalytique du Nom-du-Père, « qui désigne le principe de l’économie psychique : à savoir que le père, vérité symbolique sacrée, préside en tant que signifiant à la construction de la subjectivité [17] ». Il reprend cette idée et en propose une traduction anthropologique : « L’humanité du montage consiste à faire en sorte que se produise, dans une société, la distance respectable, c’est-à-dire la mise en perspective du principe fondateur sous les apparences de ce que nous pourrions appeler un mannequin, une statue vivante de l’Autre absolu [18]. »

49Cet Autre absolu prend aussi le nom de « Référence » dans le vocabulaire de Pierre Legendre : « La Référence laisse une empreinte sur nous, en nous, elle nous tamponne de son sceau, elle nous impose la loi du signifiant qui à la fois nous sépare d’autrui en nous nommant et en nous assignant une place (par exemple, en Occident, par le droit civil), et nous fournit les repères d’une norme qui n’est autre, étymologiquement, que l’équerre par laquelle nous restons debout ; par là, elle nous fait quelque part participer de l’incalculable, de l’inconditionnel, du “c’est ainsi” qu’aucun “pourquoi” ne peut venir ébranler, et nous protège du vertige de l’absolu ainsi que de l’angoisse du vide [19]. » La référence est exprimée par une instance, un pouvoir, un représentant, qui énonce la norme (ou « la Vérité » [20]).

50Le référent peut apparaître comme une de ces institutions qui posent la Référence, qui posent la norme, assurant la paix dans les rapports à Autrui. Le référent a en cela un rôle plus autoritaire qu’on pourrait le croire. L’instauration de la figure du référent montre ainsi la nécessité d’une Référence, d’une personnification de la règle, ou d’une personne pour incarner le droit.

51Mais le référent sert également de repère dans un monde complexe – juridique et administratif. Il a des fonctions d’accompagnement (enseignant référent, par exemple, avec les enfants handicapés), d’évaluation ou d’expertise (gendarme ou policier référent), de prévention ou d’anticipation (référent sécurité routière), de coordination (référent territorial).

52Le référent n’est donc pas que la figure de l’autorité imposant la Référence à suivre, il a aussi ce rôle de repère, permettant au sujet de droit de mieux se placer, de mieux s’orienter dans un monde fait de normes juridiques profuses, diverses et quelquefois impénétrables. Dans son rôle de repère, le référent a une fonction démocratique.

53Par conséquent, le référent, en rappelant la règle de droit, en assumant un rôle de prévention, apparaît comme un éducateur. Il a un rôle pédagogique, qui s’inscrit dans l’air du temps et dans la tendance actuelle visant à ce qu’une approche plus didactique du droit soit développée par les producteurs des normes.

54L’instauration du référent permet aussi d’établir une Référence dans la concrétude. Ce n’est pas seulement une norme abstraite qui est posée mais une norme concrétisée, qui articule éventuellement les antinomies. Le référent, par son ancrage dans les situations spécifiques, assure une flexibilité de la règle et favorise l’adaptation de la règle (et particulièrement des exigences démocratiques) aux situations.

55Le référent articule en somme deux conceptions du droit : l’une traditionnelle, celle de la Référence qui s’impose au sujet de droit, de manière plus ou moins autoritaire ; l’autre plus moderne, celle d’un droit qui prend en compte le sujet, d’une concrétisation plus personnalisée de la norme concertée avec son destinataire.

56La mise en place de la majorité des référents est enfin révélatrice des exigences liées aux valeurs qui sont désormais au cœur de l’action de ces entités.

57La présence de référents dans plusieurs domaines a pour objectif de valoriser des impératifs, luttes ou valeurs. Ainsi le référent « pour les femmes victimes de violences au sein du couple » soutient-il la lutte contre la violence faite aux femmes. L’instauration en 2016 du référent déontologue souligne pour sa part la recherche d’une éthique : la déontologie devient un thème de plus en plus présent en droit, qui gagnerait à être interrogé en profondeur.

58L’institution que constituent les référents peut donc également être vue comme un outil de protection et de promotion de certaines valeurs, voire de restauration d’une éthique. Choisir de créer des référents pour protéger la sécurité, l’égalité, par exemple, c’est ainsi mettre en lumière des valeurs défendues par l’administration ou au sein de l’action publique.

59*

60L’attraction exercée par l’institution du référent se justifie par un désir d’instaurer une nouvelle relation entre l’administration et l’administré, une relation modernisée, placée sous le signe de l’impératif d’efficacité. Cependant, cette institution souffre de son éparpillement et d’une absence de définition claire autant que d’un manque de moyens. Même si une possible unité est susceptible d’être dégagée, il apparaît nécessaire que l’institution soit plus encadrée juridiquement (tout en lui conservant une certaine flexibilité) pour répondre à ses objectifs et missions.


Date de mise en ligne : 26/01/2021

https://doi.org/10.3917/pouv.176.0131

Notes

  • [1]
    Cf. par exemple Jacques Ferstenbert, « Le référent déontologue dans les collectivités territoriales », Actualité juridique. Droit administratif, n° 14, 2020, p. 783-788.
  • [2]
    La création du référent unique se trouve justifiée dans l’exposé des motifs de la loi : « la multiplicité des acteurs au sein des services publics est, en effet, source de complexité, de perte de temps pour l’usager et d’inefficacité pour l’administration. Elle nuit à la construction du lien de confiance ».
  • [3]
    Marc Firoud, « Les référents uniques, un nouvel objet administratif aux formes (déjà) multiples », Actualité juridique. Collectivités territoriales, n° 12, 2018, p. 606.
  • [4]
    Cf. notamment Maryvonne de Saint Pulgent, « L’État malade de sa complexité », Le Débat, n° 206, 2019, p. 156-166.
  • [5]
    Ainsi que l’affirme le Conseil constitutionnel dans sa décision 421 DC du 16 décembre 1999 (§ 13).
  • [6]
    Geneviève Koubi, « Une fonction à définir : le “référent-…” », Koubi.fr, 23 avril 2010.
  • [7]
    Cf. Grégoire Bigot, L’Administration française. Politique, droit et société, t. 1, Paris, Litec-LexisNexis, 2010, p. 2.
  • [8]
    Cf. Catherine Thibierge, « Le droit souple. Réflexion sur les textures du droit », Revue trimestrielle de droit civil, n° 4, 2003, p. 599-628.
  • [9]
    Étienne Picard, La Notion de police administrative, Paris, lgdj, 1984, p. 245.
  • [10]
    « La simplification de l’action administrative et la question du droit », Revue française d’administration publique, n° 157, 2016, p. 205-214.
  • [11]
    Bruno Daugeron décortique la naissance et l’histoire de ce concept, tout en en soulignant toute la contradiction (« La démocratie administrative dans la théorie du droit public : retour sur la naissance d’un concept », Revue française d’administration publique, n° 137-138, 2011, p. 21-37).
  • [12]
    Maryse Deguergue, « Responsabilité sanitaire et responsabilité environnementale », Revue de droit sanitaire et social, hors-série, 2019, p. 135.
  • [13]
    Hans Kelsen, Théorie pure du droit (1960), Paris, Dalloz, 1962, p. 46.
  • [14]
    Jacques Chevallier, « La simplification de l’action administrative et la question du droit », art. cité.
  • [15]
    Bruno Daugeron, « La démocratie administrative dans la théorie du droit public… », art. cité, p. 34.
  • [16]
    L’idée d’efficacité de l’administration est née au sein des finances publiques, du fait de l’influence du new public management, qui a conduit à l’adoption de la loi organique relative aux lois de finances en 2001, et plus généralement de la révision générale des politiques publiques en 2007, instaurant un réexamen des missions et structures de l’État pour assurer une meilleure efficacité de son action.
  • [17]
    Baptiste Rappin, « Pierre Legendre ou le droit du point de vue de l’anthropologie dogmatique », Droit et société, n° 102, 2019, p. 401.
  • [18]
    Pierre Legendre, Le Désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du droit, Paris, Fayard, 2005, p. 222.
  • [19]
    Baptiste Rappin, « Pierre Legendre… », art. cité, p. 403.
  • [20]
    Pierre Legendre, L’Inestimable Objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fayard, 2004, p. 175.

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