Pouvoirs 2020/3 N° 174

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Article de revue

Quelle armée pour quelle défense ?

Pages 53 à 63

Notes

  • [1]
    Mémoires de guerre (1954-1959), Paris, Pocket, 1999, t. 3, p. 31-32.
  • [2]
    Cf. Jean Doise et Maurice Vaïsse, Diplomatie et outil militaire, Paris, Seuil, 2015, p. 472-473.
  • [3]
    Conférence de presse du 29 mars 1949 (Discours et messages, Paris, Plon, 1970, t. 2, p. 273).
  • [4]
    Lettre au capitaine de corvette Philippe de Gaulle, 19 juillet 1960 (Lettres, notes et carnets, t. 8, Paris, Plon, 1985, p. 378-379).
  • [5]
    Discours et messages, op. cit., t. 3, p. 125-129.
  • [6]
    Les interventions américaines au Liban pendant l’été 1958.
  • [7]
    Conférence de presse du 25 mars 1959 (ibid., p. 82-94).
  • [8]
    Conférence de presse du 14 janvier 1963 (ibid., p. 71 et 75).
  • [9]
    Ibid., p. 126.
  • [10]
    Documents diplomatiques français, vol. 13, n° 2, 1958, document 16.
  • [11]
    Extrait du télégramme adressé le 13 février 1960 à Pierre Guillaumat, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé de la recherche scientifique (Le Monde, 14-15 février 1960).
  • [12]
    Discours et messages, op. cit., t. 4, p. 354-358.
  • [13]
    Cf. mon intervention intitulée « La défense est sans rivages : de Gaulle et la réforme du ministère des Armées » lors du colloque « L’administration du ministère de la Défense », qui s’est tenu à l’École militaire, à Paris, en 2011.
  • [14]
    Conférence de presse du 23 juillet 1964 (Discours et messages, op. cit., t. 4, p. 231).
  • [15]
    Cité par Pierre Guillaumat au cours de son intervention au colloque « L’aventure de la bombe », organisé à Arc-et-Senans en 1984.
  • [16]
    Lothar Ruehl, La Politique militaire de la Ve République, Paris, Presses de la fnsp, 1976, p. 268.

1Quand de Gaulle revient au pouvoir, le 1er juin 1958, la France est confrontée à la conjonction de deux phénomènes : la guerre froide, à laquelle elle a pris part en choisissant d’être membre de l’Alliance atlantique, la décolonisation, qui bouscule l’autorité française dans ses territoires d’outre-mer et singulièrement en Algérie, où l’armée française est profondément engagée.

2C’est dire que, pour de Gaulle, il y a un double enjeu : l’un consiste à mettre un terme à cette guerre qui épuise la France et divise les Français, l’autre réside dans la volonté d’adapter la défense aux réalités de l’ère nucléaire.

Les leçons du passé

3La politique militaire du général de Gaulle de 1958 à 1969 procède d’abord de son expérience de penseur militaire et de responsable politique. Dans l’entre-deux-guerres, il pointe du doigt la contradiction entre la guerre que la IIIe République entend mener avec les moyens dont elle dispose et celle qu’impliquent son statut diplomatique de grande puissance et ses alliances avec les petits États d’Europe centrale et orientale. Cette contradiction se fait notamment jour en 1936 quand Hitler décide de remilitariser la Rhénanie : la France est impuissante à réagir, elle n’a pas l’outil militaire qui lui aurait permis de tenir Hitler en respect. Un an auparavant, Paul Reynaud avait essayé de convaincre les députés de suivre les idées du colonel de Gaulle sur la constitution d’un corps cuirassé. Mais la Chambre des députés repousse cette proposition et, en mars 1936, les chefs militaires réclament la mobilisation générale pour faire face au coup de force d’Hitler, initiative refusée par les hommes politiques, si bien que la France n’est pas en mesure de faire prévaloir une politique de fermeté et va adopter une politique d’appeasement. Le drame de mai-juin 1940 illustre la faiblesse du pouvoir exécutif, incapable de faire face. On connaît le mot de De Gaulle à propos du président Lebrun : « Deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef, qu’il y eût un État [1]. »

4L’expérience des années de guerre est claire : la dépendance militaire entraîne la dépendance politique. Qui n’a pas les moyens de se battre doit s’incliner. Pour conquérir Paris (août 1944) ou pour garder Strasbourg (décembre 1944), il faut disposer d’une armée qui ne soit pas liée à la décision d’un pouvoir étranger [2]. Dans le contexte de la guerre froide et de la menace soviétique, la France fait le choix du bloc occidental et de l’Alliance atlantique : en 1949, de Gaulle – qui n’est plus au pouvoir – salue le Pacte atlantique « comme une très heureuse et très importante manifestation d’intentions [3] », mais il est opposé à l’intégration militaire, susceptible d’entraver la liberté d’action de l’armée française, et à la subordination à la politique étrangère d’une autre puissance. C’est pourquoi de Gaulle s’oppose si violemment à la Communauté européenne de défense, qu’il qualifie de protectorat. Au temps de la IVe République, la France fait à plusieurs reprises l’expérience de la dépendance : Ðiện Biên Phủ et Suez en sont deux exemples. En 1956, de Gaulle n’est pas hostile à l’intervention franco-britannique à Suez, mais il l’est à la subordination des forces françaises intégrées dans les forces britanniques.

Une volonté de cohérence

5De retour au pouvoir en 1958, de Gaulle affirme une volonté de cohérence entre une politique étrangère ambitieuse au service de l’indépendance nationale et une politique de défense adaptée aux nouvelles données stratégiques, c’est-à-dire à la révolution militaire de la période postérieure à Hiroshima, avec l’apparition de l’arme atomique. Pour assurer une défense conforme à l’indépendance nationale, il s’agit à la fois de refuser le système d’intégration militaire imposé par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (otan) et de développer un armement nucléaire national. Si ces deux principes sont affirmés dès juin 1958, ils font l’objet d’une adaptation à l’évolution du contexte français et international.

6Sur le plan intérieur, plusieurs facteurs concourent à cette adaptation : il s’agit de doter la France d’une constitution politique donnant la primauté à l’exécutif, d’une monnaie saine, de finances solides. La Constitution de la Ve République est adoptée le 28 septembre, et le référendum du 28 octobre 1962 confirme le caractère présidentiel du régime par la révision visant à faire élire le président de la République au suffrage universel. Surtout, il faut mettre un terme à la guerre d’Algérie, qui pèse d’un poids considérable sur les options de politique étrangère et militaire. Par exemple, dans l’intervention anglo-américaine au Proche-Orient à l’été 1958, Londres et Washington refusent la participation de Paris à cause des soupçons pesant sur la France « colonialiste ». Et à chaque nouvelle session de l’Assemblée générale des Nations unies, la France est soumise à un procès d’automne par le groupe afro-asiatique au sujet de l’inscription à l’ordre du jour de la question algérienne.

7Quant à l’armée, elle est profondément engagée en Algérie non seulement sur le plan des effectifs (un demi-million d’hommes nécessaires à la pacification) et des matériels qu’exige une guérilla, mais aussi sur le plan de son orientation vers la guerre psychologique, qui la détourne complètement de ses missions dans la défense européenne. L’armée française interrompt toute la modernisation commencée sous la IVe République, et elle subit en outre une usure considérable de ses équipements. Dans un premier temps, de Gaulle laisse faire le commandant en chef en Algérie, le général Challe, dont le plan, fondé sur la distinction entre les troupes de quadrillage et les régiments de réserve générale, consiste à désarticuler le dispositif de l’Armée de libération nationale. La guerre est en passe d’être gagnée sur le plan militaire, mais ce n’est pas le seul terrain de lutte. La politique du général de Gaulle évolue vers « l’Algérie algérienne » et le retour en métropole des troupes. Il s’agit de dégager l’armée des guerres coloniales. « La guerre d’Algérie, confie le Général, est une épine dans le pied de la France qui infecte le corps tout entier. Ce conflit ridicule empêche la France de tenir sa place dans le monde et d’abord en Europe. Il faut ramener la France aux vrais problèmes [4]. » En ce qui concerne la défense, c’est donc clairement une reconversion majeure à laquelle de Gaulle appelle l’armée : elle ne se fait pas sans à-coups, comme le démontrent la crise des barricades (janvier 1960) et celle qui suit le putsch des généraux (avril 1961), sans compter l’importance des démissions au sein du corps des officiers. En 1962, de Gaulle est libre de moderniser l’armée.

8Sur le plan international, les crises provoquées par la guerre froide à Berlin puis à Cuba, qui illustrent la politique agressive de Moscou, contraignent la France gaullienne à réaffirmer sa solidarité au sein de l’Alliance atlantique. L’année 1962 est une date essentielle, car elle marque non seulement la fin de la guerre d’Algérie, mais aussi la fin des crises Est/Ouest, après l’épreuve de force cubaine : libéré du « boulet algérien » et constatant le jeu d’adversaires-partenaires des Américains et des Soviétiques, de Gaulle peut désormais mener une politique d’indépendance nationale. Pour assurer une défense conforme à cette politique, deux moyens sont complémentaires : le refus du système d’intégration militaire et le développement d’un armement nucléaire national.

Le refus de l’intégration atlantique

9Le prérequis de cette politique de défense réside dans le refus du système d’intégration militaire : la France doit garder le contrôle entier de sa défense, impératif affirmé dès l’été 1958 et constamment réaffirmé jusqu’en 1966. Aux yeux du Général, chaque pays doit garder le contrôle complet de sa défense pour deux raisons essentielles : d’abord parce que la défense est la mission fondamentale de l’État, qui ne saurait s’y soustraire sans risquer de mutiler la nation ; ensuite parce que, quelle que soit la communauté des points de vue et des intérêts entre deux ou plusieurs pays, ces intérêts ne peuvent jamais être rigoureusement confondus, et qu’il est du devoir de chacun de ces pays d’accorder la priorité à la satisfaction des siens propres. Dès le 17 juin 1958, lors d’un conseil de défense, de Gaulle déclare que notre place dans l’otan doit être reconsidérée, puisque l’Alliance atlantique dissout notre indépendance sans nous couvrir réellement. « Le système qu’on a appelé “intégration” et qui a été inauguré et même – dans une certaine mesure – pratiqué, alors qu’on pouvait croire que le monde libre était placé devant une menace imminente et illimitée, et que nous n’avions pas encore recouvré notre personnalité nationale, ce système de l’intégration a vécu », précise-t-il l’année suivante devant les officiers de l’École militaire de Saint-Cyr [5]. La présence militaire américaine sur le territoire français, le survol de l’espace aérien français par des avions américains pour des opérations militaires en dehors de la zone d’action de l’otan[6], constituent autant d’atteintes à la souveraineté française. Placé devant l’offre américaine de laisser entreposer des stocks d’armes atomiques sur le territoire français, de Gaulle explique à ses interlocuteurs ce qui est inacceptable dans l’intégration : pour des raisons américaines, la guerre atomique pourrait ainsi s’engager en partant de notre territoire.

10Il appelle à la réforme de l’otan dans le mémorandum adressé au président Eisenhower et au Premier ministre Macmillan le 17 septembre 1958. Devant l’absence de réponse favorable, de Gaulle ordonne le 7 mars 1959 le retrait du commandement de l’otan des forces navales françaises de Méditerranée, qu’il justifie par la nécessité pour la France d’avoir une capacité d’action extérieure hors de la zone otan : « Comment le ferait-elle si elle ne disposait pas de sa flotte [7] ? » Suivent toute une série de décisions du même ordre qui dégagent peu à peu les forces armées françaises de l’organisation intégrée. À leur retour en métropole, les divisions d’Algérie ne sont pas intégrées dans l’otan, comme le souhaitaient les Américains. Et pour la même raison, de Gaulle oppose un refus au projet américain de force multilatérale qui aurait consisté à intégrer la force nucléaire britannique – équipée de missiles américains Polaris – dans l’arsenal de dissuasion nucléaire de l’otan. Enfin, de Gaulle explique, le 21 février 1966, sa décision de retirer toutes les forces françaises et sa volonté que partent tous les organes militaires et troupes stationnés en France, c’est-à-dire les bases américaines et canadiennes implantées sur le territoire national. Selon le Général, l’indépendance nationale est incompatible avec une organisation de défense intégrée ; d’ailleurs, la menace soviétique s’est estompée, la garantie en matière de protection nucléaire s’est réduite, l’armement nucléaire national s’est développé. La France recouvre sa souveraineté totale sur son territoire, tout en continuant à collaborer avec ses partenaires de l’Alliance atlantique et à assurer toutes ses obligations, y compris celles de l’article 5 du Pacte. Et comme il convient de préparer la défense de l’Europe occidentale face à une éventuelle menace soviétique, les accords Ailleret-Lemnitzer, conclus le 22 août 1967, prévoient le maintien d’un corps d’armée en Allemagne et la possibilité d’un engagement des forces françaises en coopération avec les forces de l’otan. Comme l’avait expliqué de Gaulle, à propos de la force multilatérale nucléaire qu’il refusait, « avoir des alliés, cela va de soi pour nous dans la période historique où nous sommes. Mais avoir aussi, pour un grand peuple, la libre disposition de soi-même et de quoi lutter pour la garder, c’est une nécessité formelle, car les alliances n’ont pas de vertus absolues ». C’est pourquoi il est nécessaire de « disposer, en propre, de notre force de dissuasion » [8].

La force nucléaire : une arme politique

11Dans son discours à l’École militaire de Saint-Cyr le 3 novembre 1959, de Gaulle a défini son objectif : « Un pays comme la France, s’il lui arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa guerre, il faut que son effort soit son effort [9]. » Or, se doter d’une force autonome, c’est acquérir l’arme atomique. Comme on le sait, la IVe République en a largement engagé la mise au point, et la date du premier essai au Sahara a été fixée par le gouvernement de Félix Gaillard. Recevant John Foster Dulles le 5 juillet 1958, de Gaulle lui tient le discours suivant : « Tout s’organise en fonction de la force atomique. Cette force, vous l’avez […]. Nous sommes très en retard sur vous […]. Mais nous sommes sur la voie de nous faire une puissance atomique. Une chose est certaine : nous aurons l’arme atomique [10]. » De Gaulle en fait un objectif prioritaire, car c’est un instrument diplomatique qui doit permettre à la France de s’asseoir à la table des Grands. Dès son retour au pouvoir, de Gaulle accorde tout son appui à la réalisation prioritaire de l’arme atomique. D’ailleurs, celui qu’il choisit comme ministre des Armées est l’administrateur du Commissariat à l’énergie atomique, Pierre Guillaumat. Alors que, depuis 1957, il est question d’une conférence au sommet destinée à traiter de la question allemande et du désarmement, de Gaulle réussit à en repousser la tenue jusqu’à mai 1960. La raison principale est qu’à cette date la France est membre du club atomique, et ce depuis l’explosion de « Gerboise bleue » en février : « Hourra pour la France ! Depuis ce matin, elle est plus forte et plus fière [11] ! » La même démarche préside à l’attitude française à l’égard du traité de Moscou de 1963. En effet, à la suite d’interminables négociations après la crise de Cuba, Américains et Soviétiques vont conclure un traité de limitation partielle des essais nucléaires, qui interdit notamment d’en effectuer dans l’atmosphère et sous l’eau. Mais, sous les gouvernements de la IVe République déjà, la France avait décidé de ne pas s’y associer, pour ne pas être bridée dans sa maîtrise de l’arme atomique. Aussi refuse-t-elle de signer ce traité, même si elle poursuit ses essais dans un site souterrain construit au Hoggar, avant que le Centre d’expérimentation du Pacifique ne soit mis en service en Polynésie.

12Pour de Gaulle, il est clair que la réalisation de l’objectif (devenir une puissance nucléaire à part entière) prime sur la réflexion stratégique, menée a posteriori. L’armement nucléaire est une arme politique qui exprime la cohérence entre la politique étrangère et la politique de défense. Le 27 avril 1965, le président de la République expose les données et les principes de cette politique : « Au point de vue de la sécurité, notre indépendance exige, à l’ère atomique où nous sommes, que nous ayons les moyens voulus pour dissuader nous-mêmes un éventuel agresseur, sans préjudice de nos alliances, mais sans que nos alliés tiennent notre destin entre leurs mains [12]. »

13Le cadre doctrinal de l’armement nucléaire français est ainsi posé par le Général : il tient compte de la valeur relative de la garantie américaine. La substitution décidée par les Américains de la stratégie des représailles massives par celle de la riposte graduée pose la question de savoir si les Américains sont toujours aussi décidés à défendre leurs alliés, y compris par le recours aux armes nucléaires.

14Il s’agit aussi d’une arme politique qui donne au chef de l’État une suprématie et une autorité sur les questions militaires sans équivalent dans le passé et dans les autres démocraties occidentales. La conception gaullienne d’une défense globale se fait jour dans l’ordonnance du 7 janvier 1959 : elle ne restreint pas la défense aux aspects militaires. Elle insiste sur la globalité, la permanence, l’unité, l’ubiquité de la défense, qui doit être assurée « en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression ». Par vingt-trois décrets promulgués en avril 1961, le ministère des Armées est réorganisé autour de trois pôles : le chef d’état-major des armées, le délégué ministériel pour l’armement et le secrétaire général pour l’administration [13]. Une série d’autres textes, comme le décret de janvier 1964 qui fait du président de la République le seul maître des forces stratégiques, expriment cette autorité du chef de l’État, d’autant plus qu’elle est cohérente avec la stratégie nucléaire fondée sur la dissuasion. Celle-ci existe « dès lors que l’on a de quoi blesser à mort son éventuel agresseur, qu’on y est très résolu », et que le président de la République lui-même en est bien convaincu. Toute la crédibilité de la force de frappe réside dans le chef de l’État.

15Cette démarche est marquée par le volontarisme, à la fois sur le plan pédagogique et sur le plan budgétaire. Car de Gaulle explique sans relâche les vertus de l’arme nucléaire, par la persuasion : « détenir l’arme atomique, c’est, pour un pays, être à même de réduire sans rémission une nation qui ne la détient pas », et par la dissuasion : « c’est aussi dissuader toute nation qui la détient de procéder contre lui à une agression atomique. Car celle-ci consisterait à donner la mort pour la recevoir aussitôt » [14].

16Cette arme politique est servie par une stratégie des moyens. De ce point de vue, de Gaulle est très bienveillant à l’égard des demandes des ingénieurs et du Commissariat à l’énergie atomique ; il leur accorde à peu près tout ce qu’ils souhaitent. À Pierre Guillaumat qui s’en étonne, de Gaulle répond : « Quand on veut quelque chose, il faut s’en donner les moyens [15]. » L’un de ces moyens est la mise en place des lois-programmes d’équipement militaire, qui est un autre aspect de cette démarche volontariste. Le cadre annuel du budget se révélant trop étroit en raison des coûts et des délais de réalisation des armements, l’idée d’établir des programmes de fabrication pluriannuels (cinq ans en moyenne) soumis au vote du Parlement apparaît comme une solution, malgré les réticences du ministère des Finances et la fronde des parlementaires. Seule l’utilisation de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution en 1960 et en 1964 permet de faire adopter ces lois-programmes. En effet, les organisations politiques, du Parti communiste aux indépendants, les intellectuels et la presse sont dans leur grande majorité opposés à la politique militaire gaullienne. Les partisans de l’Algérie française lui reprochent d’abandonner l’empire au profit de l’atome. Les atlantistes considèrent que l’indépendance militaire est un anachronisme et nuit à l’Alliance atlantique. D’autres arguments incriminent le coût de cette force de frappe et son efficacité militaire nulle, la qualifiant de « bombinette ». De fait, son coût financier a été considérable : « un capital d’au moins 10 milliards de francs [16] ». Et les dépenses ont été toujours supérieures aux prévisions. L’usine militaire de Pierrelatte a coûté trois fois plus cher que prévu, et la base de lancement de missiles sur le plateau d’Albion deux fois. Malgré tout, le budget des armées est resté à un niveau supportable pour la France des années 1960. C’est que la mise en œuvre de la force de frappe a correspondu d’une part à la fin de la guerre d’Algérie, d’autre part à une période de forte croissance économique.

17Cette arme politique est au service d’une stratégie « tous azimuts ». On a beaucoup glosé sur cette formule du général Ailleret. En réalité, pour de Gaulle, elle relevait de l’évidence. Dans son entretien avec John Foster Dulles en juillet 1958, après un long discours du secrétaire d’État qui présente la politique américaine, de Gaulle répond : « J’ai beaucoup apprécié votre exposé […]. Vous avez exprimé votre sentiment concernant la France […]. Cependant, la France est là, elle reprend ses moyens, elle est un élément considérable du monde, et, la preuve, c’est que vous êtes là et moi aussi […]. Si la France cesse d’être mondiale, elle cesse d’être la France. » En novembre 1959, de Gaulle estime que notre force doit être « faite pour agir où que ce soit sur la terre ». Par conséquent, il y a bien une stratégie tous azimuts dans la pensée du chef de l’État qui exprime la cohérence entre une politique étrangère mondiale et une politique de défense, censée être mondiale également.

18*

19La période gaulliste a permis une adaptation harmonieuse de la défense à la politique extérieure française. Les objectifs et les principes de la politique étrangère du Général ont donc déterminé les moyens accordés et les buts fixés à la politique militaire. Quand, le 28 avril 1969, de Gaulle quitte l’Élysée, alors que la deuxième loi-programme d’équipement militaire approche de son terme, la force nucléaire stratégique devient tout juste opérationnelle : la France a expérimenté sa première bombe à hydrogène en 1968. Le principal vecteur, l’avion Mirage iv, a un rayon d’action limité, ce qui contraint la France à acheter des avions ravitailleurs kc 135 aux Américains ; il faudra attendre 1971 pour que soit mise en service la première unité de missiles sol-sol du plateau d’Albion, ainsi que le premier sous-marin nucléaire, le Redoutable. Bref, entre l’essai du 13 février 1960 et le début des années 1970, la France est une puissance nucléaire en devenir. L’introduction de l’arme nucléaire dans la défense française implique une profonde mutation de l’armée. Celle-ci passe en effet en quelques années du modèle des gros bataillons à un modèle d’armée de techniciens, avec une baisse considérable des effectifs. Après la guerre d’Algérie, l’armée de terre est réduite à la portion congrue, menant des missions de valets d’armes de la force nucléaire stratégique.

20Cette force constitue l’instrument privilégié d’une diplomatie indépendante et influente, et donne du poids aux initiatives et aux prises de position de la France. Est-ce à dire que l’outil militaire de la Ve République est parvenu à un régime de croisière ? En fait, une adaptation technique et une clarification politique sont tout à la fois nécessaires. L’ambiguïté principale réside en ceci que la politique de défense entend libérer la France de toute servitude d’alliance militaire à l’égard des États-Unis et de l’otan, tout en continuant à utiliser le bouclier américain sur le glacis allemand en participant seulement en deuxième ligne à la défense commune. De fait, la défense de la France n’est pas rigoureusement nationale. Elle dépend des réseaux de détection radar de l’otan. Elle compte sur la présence des forces américaines en Europe et sur l’arsenal américain. Comment imaginer qu’une guerre nucléaire qui toucherait l’Europe ne concernerait pas également la France ? Les intérêts vitaux du pays sont solidaires de ceux du reste de l’Europe occidentale. Et sa sécurité ne peut être dissociée du rapport de force entre les États-Unis et l’Union soviétique. Dans le cas d’une guerre menée avec des armes conventionnelles, que ferait la France ? Impossible de déclencher une guerre nucléaire ! Or l’outil militaire n’est pas prêt à subir une attaque massive de blindés. Pour ce qui est de la guerre subversive, par décision politique, après la guerre d’Algérie, on proscrit toute préparation à la guerre psychologique, si bien que tout un pan de l’expérience militaire passe à la trappe jusqu’à la redécouverte des guerres irrégulières dans les années 2000.

21Néanmoins, en 1969, au terme de trente ans de bouleversements, l’armée apparaît encore comme l’élément stable de la nation. Elle le démontre à l’occasion des événements de mai 1968, où elle constitue pour de Gaulle, sinon le recours, du moins le havre de solidité des institutions.

22Depuis lors, les successeurs du Général ont maintenu et modernisé l’arme nucléaire : la continuité dans ce domaine a bénéficié d’un certain consensus, et la France s’est dotée d’une force à la fois valable et suffisante. Mais les bouleversements géopolitiques des années 1990 et les menaces terroristes des années 2000 et 2010 ont conduit à un aggiornamento : priorité est donnée désormais à la projection et à l’engagement des forces, qu’accompagne en 2008 le retour de la France dans le commandement intégré de l’otan. Bref, comment maintenir un modèle d’armée susceptible théoriquement de tout faire en raison de missions élargies lorsqu’on dispose de capacités réduites ? La solution serait-elle européenne ? En janvier 2020, le président Macron appelle les États membres de l’Union européenne à nourrir l’ambition collective de mettre en place une défense européenne afin de pouvoir peser sur le monde. Mais pas question de mesurer cette orientation à l’aune des années 1960 : la vraie leçon du gaullisme, c’est son aspect pragmatique et son adaptabilité.

Notes

  • [1]
    Mémoires de guerre (1954-1959), Paris, Pocket, 1999, t. 3, p. 31-32.
  • [2]
    Cf. Jean Doise et Maurice Vaïsse, Diplomatie et outil militaire, Paris, Seuil, 2015, p. 472-473.
  • [3]
    Conférence de presse du 29 mars 1949 (Discours et messages, Paris, Plon, 1970, t. 2, p. 273).
  • [4]
    Lettre au capitaine de corvette Philippe de Gaulle, 19 juillet 1960 (Lettres, notes et carnets, t. 8, Paris, Plon, 1985, p. 378-379).
  • [5]
    Discours et messages, op. cit., t. 3, p. 125-129.
  • [6]
    Les interventions américaines au Liban pendant l’été 1958.
  • [7]
    Conférence de presse du 25 mars 1959 (ibid., p. 82-94).
  • [8]
    Conférence de presse du 14 janvier 1963 (ibid., p. 71 et 75).
  • [9]
    Ibid., p. 126.
  • [10]
    Documents diplomatiques français, vol. 13, n° 2, 1958, document 16.
  • [11]
    Extrait du télégramme adressé le 13 février 1960 à Pierre Guillaumat, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé de la recherche scientifique (Le Monde, 14-15 février 1960).
  • [12]
    Discours et messages, op. cit., t. 4, p. 354-358.
  • [13]
    Cf. mon intervention intitulée « La défense est sans rivages : de Gaulle et la réforme du ministère des Armées » lors du colloque « L’administration du ministère de la Défense », qui s’est tenu à l’École militaire, à Paris, en 2011.
  • [14]
    Conférence de presse du 23 juillet 1964 (Discours et messages, op. cit., t. 4, p. 231).
  • [15]
    Cité par Pierre Guillaumat au cours de son intervention au colloque « L’aventure de la bombe », organisé à Arc-et-Senans en 1984.
  • [16]
    Lothar Ruehl, La Politique militaire de la Ve République, Paris, Presses de la fnsp, 1976, p. 268.
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