Pouvoirs 2020/3 N° 174

Couverture de POUV_174

Article de revue

La mystique constitutionnelle gaullienne : l’ombre portée du Général

Pages 25 à 38

Notes

  • [1]
    On renverra aux notes prises sur le vif par Alain Peyrefitte (C’était de Gaulle, Paris, Éditions de Fallois-Fayard, 1994-2000) et par Jacques Foccart, secrétaire général aux affaires africaines et malgaches du président de Gaulle (Journal de l’Élysée, t. 1-2, Paris, Fayard-Jeune Afrique, 1997-1998).
  • [2]
    Il est repris par des auteurs contemporains comme Philippe Raynaud (L’Esprit de la Ve République. L’histoire, le régime, le système, Paris, Perrin, 2017).
  • [3]
    Mémoires, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, p. 5.
  • [4]
    C’était de Gaulle, op. cit., t. 1, p. 279.
  • [5]
    Cf. Éric Thiers, « Période », in Salomon Malka (dir.), Dictionnaire Charles Péguy, Paris, Albin Michel, 2018, p. 300.
  • [6]
    « La conception du pouvoir selon la Constitution du 4 octobre 1958 », Revue française de science politique, vol. 9, n° 1, 1959, p. 88-89.
  • [7]
    Mémoires, op. cit., p. 881.
  • [8]
    Ibid., p. 1132.
  • [9]
    Ibid., p. 825.
  • [10]
    Le Régime politique de la Ve République, Paris, lgdj, 1975.
  • [11]
    Roger Pinto, préface, ibid., p. II.
  • [12]
    « La conception du pouvoir selon la Constitution du 4 octobre 1958 », art. cité, p. 89.
  • [13]
    C’était de Gaulle, op. cit., t. 1, p. 179 et 460.
  • [14]
    Mémoires, op. cit., p. 1121.
  • [15]
    Id.
  • [16]
    Ibid., p. 101.
  • [17]
    C’était de Gaulle, op. cit., t. 1, p. 248.
  • [18]
    Ibid., p. 457.
  • [19]
    Ibid., p. 273.
  • [20]
    Charles de Gaulle, Mémoires, op. cit., p. 1123-1124.
  • [21]
    À Peyrefitte qui l’interroge sur le Sénat, de Gaulle répond : « Il n’y a rien à en tirer. C’est un fait. Je le regrette pour lui » (C’était de Gaulle, op. cit., t. 1, p. 458-459).
  • [22]
    Mémoires, op. cit., p. 843.
  • [23]
    Sur ces points, on se permettra de renvoyer à nos développements dans « La désobéissance civile : entre Antigone et Narcisse, l’égodémocratie », Pouvoirs, n° 155, 2015, p. 55-72 ; « L’anti-élitisme : une passion française ? », Pouvoirs, n° 161, 2017, p. 19-29.
  • [24]
    En témoigne l’apparition de ce terme aux articles 4 et 34 de la Constitution avec la révision de 2008.

1Tout a été dit sur les idées constitutionnelles du général de Gaulle. Par lui-même d’abord car jamais un homme politique n’aura autant exposé ses vues sur les institutions, pour ensuite les mettre en œuvre et en commenter enfin la pratique. Les textes canoniques sont connus : du discours de Bayeux du 16 juin 1946 à ses Mémoires en passant par la conférence de presse du 31 janvier 1964 ou les témoignages de première main d’un Peyrefitte ou d’un Foccart [1]. Quant aux thèses, articles, essais parus sur la Ve République gaullienne, ils sont innombrables. L’angle de vue proposé ici est un peu différent. Il consiste à mesurer en quoi la figure du général de Gaulle continue à peser sur notre inconscient institutionnel. Ici comme ailleurs, l’imaginaire joue un rôle que l’on n’ose peu affronter.

2Charles de Gaulle a quitté la scène il y a un demi-siècle. La figure du Commandeur paraît lointaine avec le passage à une nouvelle génération de politiques qui, à la différence de François Mitterrand ou de Jacques Chirac, non seulement ne l’ont ni affronté ni servi mais, plus encore, ne l’ont pas même connu, tel Emmanuel Macron. Du côté des citoyens, deux tiers des Français sont nés après son départ. Mais sa figure demeure en arrière-plan, relevant d’un imaginaire ayant un impact direct sur les acteurs et notre perception des institutions. En explorant les linéaments de cet imaginaire, on saisirait mieux ce qui se joue aujourd’hui dans notre régime démocratique.

Une mystique constitutionnelle

3Selon la formule prononcée par de Gaulle le 31 janvier 1964, et répétée depuis à l’envi, la Constitution, c’est « un esprit, des institutions, une pratique ». Le terme d’esprit, dont de Gaulle use abondamment [2], renvoie à l’idée que l’organisation des institutions tend vers une finalité qui les dépasse et doit guider les acteurs. On ne peut rien saisir de l’imaginaire institutionnel gaullien et de son ombre portée aujourd’hui sans s’attarder un instant sur cette superstructure. Puisant dans une réalité et dans une tradition, cet esprit relève de la mystique au sens que Charles Péguy donne à ce terme dans Notre jeunesse (1910) : un principe initial, fondateur, qui demeure vivant et actif. Le respect de la mystique induit la fidélité à une source mais aussi la prise en compte de la réalité de l’événement tel qu’il se présente à nous.

La nation française

4La mystique gaullienne est tendue vers un objectif : la pérennité de la nation française. Dans ces termes, l’adjectif n’est pas le moindre. Car, si le gaullisme est un nationalisme, au sens neutre du terme, il puise dans cette idée oxymorique selon laquelle l’universalité fait la singularité de la France. Héritée de la Révolution, revisitée par l’Empire et par la République, cette certaine idée de la France, inspirée chez de Gaulle tant par le sentiment que par la Raison, explique tout autant l’acte fondateur du 18 juin 1940 que la Constitution de 1958. Le monde est composé de nations, comme une société d’individus. Chacune a une identité et une vocation particulières. Elle doit disposer d’elle-même librement en apportant à tous ce qui la constitue : sa langue, sa culture, ses valeurs… Mais, dans ce pan-nationalisme, la France a une mission : préserver la possibilité pour ces identités de demeurer ce qu’elles sont. C’est sa « destinée éminente et exceptionnelle », pour reprendre les premières lignes des Mémoires de guerre (1954-1959).

5Tel est donc l’objectif principal. Il doit prendre en considération le réel. En homme du xixe siècle qu’il est aussi, de Gaulle croit en l’âme nationale. La nation française est marquée par des invariants qu’il fait remonter aux tribus gauloises : le goût de la division et la perpétuelle tentation de la médiocrité. Dès l’ouverture des Mémoires de guerre, il évoque « les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même » [3], qu’il faut sans cesse compenser, en particulier avec un régime politique adapté. En 1946, il n’avait pas manqué de justifier la nécessité d’un autre système institutionnel en rappelant « notre vieille propension gauloise aux divisions et aux querelles ». Les formules sont parfois plus crues quand il déclare à Peyrefitte en 1962 que « les Français ont besoin d’avoir l’orgueil de la France. Sinon ils se traînent dans la médiocrité, ils se disputent, ils prennent un raccourci vers le bistrot [4] ».

6Derrière se profile une conception de l’histoire qui n’est pas déterministe mais pessimiste, nourrie par le sens du tragique. Rien n’est écrit par avance dans la destinée des peuples, fors le risque permanent du déclin. Le rôle des dirigeants est de protéger la nation contre les menaces extérieures mais également contre l’affaissement intérieur. Leur action est un perpétuel effort pour compenser la tendance à la médiocrité. De Gaulle en tire deux exigences impossibles à tenir : l’épopée et l’unité. Pour éviter le « raccourci vers le bistrot », il faut continuellement se placer à une hauteur qui échappe au commun des mortels. Péguy, toujours lui, distinguait dans Notre jeunesse les périodes et les époques. Les premières sont des plaines dans le cours de l’histoire alors que les secondes en sont les reliefs [5]. Il existerait une rythmique des peuples faite de moments de tension et de détente. Le gaullisme conçoit l’action politique comme le maintien d’une telle tension pour rehausser la nation. « Viser haut et se tenir droit », écrit-il dans la première page des Mémoires de guerre, pour résumer mieux encore sa pensée ensuite par un : « Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur. » Pour cela, la nation doit se doter d’un chef. Mais un chef seul ne peut rien s’il n’est pas à la tête d’un État.

Un État qui répond de la France

7Le maintien dans l’épopée suppose une structure politique et administrative tout entière vouée à l’intérêt général et incarnant la Raison en acte. Georges Burdeau a immédiatement perçu que « le trait essentiel de la Constitution de 1958 réside dans le rétablissement de l’État au rang des forces animatrices de la vie politique » et que, « ce qui distingue la Constitution de 1958, c’est qu’elle conçoit le pouvoir d’État, non comme l’instrument d’un homme ou d’un parti, mais comme l’énergie de la nation entière » [6]. Car l’État est chargé d’âme, il « répond de la France », « de son héritage d’hier, de ses intérêts d’aujourd’hui et de ses espoirs de demain » [7]. Lorsqu’il évoque, dans ses Mémoires d’espoir (1970), la reconstruction de cet État en 1958, de Gaulle passe en revue chacun des corps qui le constitue : le Conseil d’État, les préfets, les ambassadeurs, les recteurs… « forment toujours un tout capable et digne [8] ».

8À l’État, qui incarne la continuité et l’unité, s’opposent les partis, que de Gaulle accable de tous les maux et dont il craint le retour plus que tout. Les partis sont en contradiction avec la mystique gaullienne en ce qu’ils représentent le pluralisme et les intérêts particuliers là où de Gaulle invoque l’unité et l’intérêt général. Ils sont impuissants à agir alors que l’État est tendu vers l’action efficace. Si le rejet du « régime des partis » est déterminant chez celui qui dut quitter le pouvoir en 1946, on constate qu’il regrette aussi ce qu’ils furent, sans doute avant 1914. Dans les Mémoires de guerre, de Gaulle porte le fer contre ces formations politiques mais il constate qu’« [a]u caractère fractionnel des partis, qui les frappe d’infirmité, s’ajoute leur propre décadence. Celle-ci se cache encore sous la phraséologie. Mais la passion doctrinale, qui fut jadis la source, l’attrait, la grandeur des partis, ne saurait se maintenir intacte en cette époque de matérialisme indifférente aux idéals [9] ».

9On ne peut comprendre la Ve République si on ne saisit pas qu’elle est totalement républicaine au sens où, au nom de la Raison, de la volonté générale et de la nation indivisible, elle est conçue comme une immense machinerie institutionnelle et politique dont l’objet est de créer à partir de la multitude une unité. On ne peut pas mieux comprendre la pensée constitutionnelle gaullienne si l’on a des institutions une conception étroite. En praticien qu’est le général de Gaulle, sa pensée constitutionnelle intègre, outre une mystique et les éléments institutionnels classiques (l’exécutif, le législatif, la justice et leurs relations), des considérations sur la vie politique, sur les partis mais aussi les forces intellectuelles, les comportements (on parlerait aujourd’hui d’éthique), les médias ou les mécanismes électoraux… La Ve République doit être pensée comme un « régime » politique, ce que Pierre Avril a si bien montré dans sa thèse cardinale [10], et surtout un régime cohérent.

Un régime cohérent

10En dépit de son caractère hybride, le régime de la Ve République se caractérise par sa cohérence. C’est un système synthétique et organique.

Une synthèse

11Synthétique, la Ve République l’est sur le plan historique. Elle est pensée comme la réconciliation de l’Ancien Régime et de la Révolution, à travers la figure de l’État qui forme la basse continue de notre nation. De Gaulle ne cache pas ses sympathies monarchistes mais prend acte de l’attachement des Français à la République et s’en accommode. Il n’est pas le premier à avoir tenté cette synthèse. Mais les deux précédents napoléoniens ne pouvaient se targuer d’être des démocraties. Qualifiée de « démocratie césarienne plébiscitaire » par Roger Pinto ou de « principat » par Pierre Avril [11], le régime de la Ve République semble clore un cycle historique ouvert en 1789.

12Sur le plan institutionnel, la synthèse est opérée, comme dans de nombreux régimes occidentaux, entre principes monarchique, aristocratique et démocratique, mais selon des dosages originaux. Le président de la République incarne le premier. Les corps de l’État, le deuxième. Le peuple consulté par voie référendaire et élisant le Président directement, le troisième. Le Parlement se place, quant à lui, dans un entre-deux. De nature démocratique, il renvoie aussi à une conception aristocratique du pouvoir, fondée sur la théorie de la représentation qui prohibe le mandat impératif et sur le choix de modes de scrutin non proportionnels qui écartent l’idée d’un Parlement reflet exact de la société. Ce trait est plus accentué encore pour ce qui est du Sénat.

13Sur le plan de la légitimité, la Ve République est un système d’attribution à l’État d’un chef. Dans la conception gaullienne, le chef dispose de qualités particulières qui lui permettent d’être choisi. À ce principe charismatique, que de Gaulle décrit si bien dans Le Fil de l’épée (1932), s’ajoute le principe bureaucratique, pour reprendre les catégories wébériennes, car le chef est à la tête de cette entité rationnelle-légale qu’est l’État. Pour autant, le principe démocratique n’est pas écarté de ce système. Il le clôt. Comme le note Burdeau : « Entre le pouvoir d’État et le pouvoir du peuple, [la Constitution de 1958] ne choisit pas : elle les consacre l’un et l’autre [12]. » Par la voie du référendum et de la dissolution, et plus encore par l’élection au suffrage universel direct, le président de la République établit un lien sans filtre avec le peuple, lien démocratique au sens pur du terme.

Un organisme

14Le régime de la Ve République est également organique. De Gaulle conçoit le régime qu’il fonde comme un organisme vivant qui agit selon un but – la préservation de la nation – et où chaque organe a une fonction déterminée par la Constitution. Le chef de l’État, ainsi que son nom l’indique, en est la tête mais partage l’exercice de cette volonté avec le tout que constitue le peuple, que l’on pourrait comparer au cœur. La recherche régulière d’une légitimité démocratique, par la pratique du référendum, est une manière d’oxygénation de cette tête. Et la démission à la suite de l’échec du référendum de 1969 en est le témoignage ultime.

15Cette conception organique conduit à privilégier le tout sur les éléments qui le composent. On sait la distinction que de Gaulle opérait entre la France et les Français. Toute l’œuvre de l’État est de faire en sorte que la destinée de la première puisse s’appuyer sur la volonté des seconds, ou la surmonter quand elle fait défaut. De Gaulle n’a jamais poussé cette logique holiste à l’extrême en considérant les droits des individus comme négligeables. Mais cette primauté de l’entité transcendante qu’est la nation conduit à ouvrir un champ très large à la raison d’État.

16Dans l’esprit du fondateur de la Ve République, la fonction de chaque institution est donc clairement définie. Distinguer le rôle de chacune d’elles répond à l’idée chère à de Gaulle d’empêcher la confusion des pouvoirs.

17Le président de la République est l’homme de la nation. C’est ce qui conduit de Gaulle à faire le choix de 1962, après avoir fait le constat que sa légitimité historique et charismatique manquera à ses successeurs. Il se confie ainsi à Peyrefitte : « Si mon successeur reçoit le sacre du suffrage universel, c’est la seule chance qu’il n’esquive pas le devoir de porter à bout de bras la nation. Sinon, tout ce que nous aurons voulu faire sera balayé. » Comme le rapporte le même auteur, pour de Gaulle, « [la] fonction surplombe tous les pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire » : « Je dois veiller à leur équilibre. » [13] On ne reviendra pas sur l’ambiguïté du rôle d’arbitre que le président de la République se voit assigner par l’article 5 de la Constitution. On aurait d’ailleurs tort de considérer que la présidence gaullienne est marquée par un mépris pour la politique au sens prosaïque du terme. De Gaulle lui-même réfute cette idée dans ses Mémoires lorsqu’il décrit ses relations avec Michel Debré et ses ministres : « Je me tiens à distance, mais non point dans une “tour d’ivoire” [14]. » L’expression est même euphémique quand on lit le Journal de Foccart qui relate ses entretiens quotidiens avec de Gaulle. On y voit un chef de l’État fin connaisseur de la carte électorale, attentif au moindre scrutin cantonal, aux divers mouvements d’appareil au sein du parti majoritaire. S’il n’entre pas toujours dans le détail des politiques publiques, il goûte la tactique « politicienne ».

18Le Premier ministre est le « sien » et il ne peut en être autrement. Il définit ainsi la répartition des rôles : « Tout de même qu’à bord du navire l’antique expérience des marins veut qu’un second ait son rôle à lui à côté du commandant, ainsi dans notre nouvelle République l’exécutif comporte-t-il, après le président voué à ce qui est essentiel et permanent, un Premier ministre aux prises avec les contingences. » De Gaulle entend que le Premier ministre soit son principal collaborateur mais aussi qu’il « affirme sa personnalité » [15]. Il note dans ses Mémoires d’espoir que Debré le fait « vigoureusement ». Quant à Pompidou, qui se voyait comme n’ayant pas d’existence propre, pur reflet du Général [16], on le voit progressivement gagner en autonomie jusqu’à une forme de rupture en 1968. Comme l’observe Peyrefitte, il est « loyal comme un féal et différent comme un esprit libre. C’est ce qui fait son prix pour de Gaulle [17] ».

19Le Parlement est le grand perdant de ce nouveau régime. Le gouvernement n’en est plus directement issu. La rationalisation de la procédure parlementaire et la discipline majoritaire retirent aux assemblées la prééminence acquise depuis 1875 et à leur vie cette part d’incertitude et de dramaturgie qui en faisait le sel. De Gaulle ne dénie pas tout rôle au Parlement mais lui assigne une fonction strictement définie. Les témoins constatent qu’il connaît bien les arcanes du droit et des mœurs parlementaires ; c’est un trait personnel et la marque d’une culture politique sans doute communément partagée par ceux qui ont connu la IIIe République. Évoquant des échanges en conseil des ministres, où seul Jean Foyer est capable d’en remontrer au Président en ce domaine [18], Peyrefitte conclut : « Il est vrai qu’il ne connaît si bien le règlement des deux assemblées que pour mieux les ficeler [19]. » Mais on voit poindre, çà et là, un regret chez de Gaulle, celui de ce « ferment qui animait la vie et l’éloquence parlementaires et sans lequel les discussions perdent de leur dramatique attrait ». Il ajoute : « Une sorte de mécanisation morose régit maintenant les assemblées. À moi, qui ai toujours révéré les talents oratoires dont s’illustrait la tribune française, cet effacement de la rhétorique inspire de la mélancolie. Mais je me console en voyant disparaître le trouble qui, sous le signe “des jeux, des poisons, des délices” parlementaires, marqua la IIIe et la IVe République et les emporta toutes les deux. » Pour lui, le Parlement doit contribuer à la finalité du régime : assurer « à l’État républicain l’efficacité, la stabilité et la continuité exigées par le redressement de la France. Là sera l’épreuve décisive du Parlement. » [20] Devant Peyrefitte en 1963, il souhaite que des « grands débats » puissent être organisés à l’Assemblée nationale [21], par exemple sur la ratification du traité franco-allemand, la nouvelle orientation des rapports entre la France et l’Algérie ou l’aménagement de la région parisienne. Il y voit une manière, qu’on peut juger infantilisante, d’occuper les parlementaires mais également un moyen de donner au Parlement un rôle de forum pour mettre sur la place publique les grandes questions qui traversent le pays.

20Reste le peuple, si l’on peut dire. La Ve République se caractérise par l’irruption de cette nouvelle institution dans le champ constitutionnel. Le peuple n’apparaissait alors que de manière formelle au nom d’une théorie de la représentation identifiant strictement la souveraineté parlementaire à la souveraineté nationale. De Gaulle sort de ce formalisme. Il dénonce l’esprit des partis qui prend corps au Parlement : « Pour eux, la République devait être leur propriété et le peuple n’existait, en tant que souverain, que pour déléguer ses droits et jusqu’à son libre arbitre aux hommes qu’ils lui désignaient [22]. » Bien qu’il ne dispose pas d’un titre propre dans la Constitution du 4 octobre 1958, le peuple est bien une institution en tant que telle, qui ne se réduit pas à ses composantes et exprime une volonté, certes à éclipses, mais de façon déterminante.

21Les conditions dans lesquelles les institutions de la Ve République ont été pensées puis pratiquées par leur fondateur apparaissent aujourd’hui comme antiques. Dans le discours de Bayeux, le général de Gaulle s’était plu à rappeler qu’une constitution politique est un objet historique et social : « Des Grecs, jadis, demandaient au sage Solon : “Quelle est la meilleure Constitution ?” Il répondait : “Dites-moi, d’abord, pour quel peuple et à quelle époque ?” Aujourd’hui, c’est du peuple français et des peuples de l’Union française qu’il s’agit, et à une époque bien dure et bien dangereuse ! Prenons-nous tels que nous sommes. Prenons le siècle comme il est. »

22Si nous prenons les Français tels qu’ils sont et le siècle tel qu’il est, il est légitime de se demander si nos institutions y sont bien adaptées. La Constitution elle-même a profondément évolué, en raison des révisions qui en ont déformé le cadre initial mais aussi et surtout d’un environnement politique et social qui n’a plus rien à voir avec celui du milieu du xxe siècle.

Un imaginaire mortifère ou mobilisateur ?

23Dans la réalité, les éléments moteurs de la mystique constitutionnelle gaullienne semblent aujourd’hui atteints, tout en continuant à jouer un rôle structurant dans notre imaginaire institutionnel. Comment vivre ce décalage ?

Une clef de voûte fragilisée

24Une béance s’est ouverte entre l’imaginaire selon lequel le président est l’homme de la nation et la réalité politique. En dépit des espérances nourries par le général de Gaulle, le suffrage universel direct n’a pas suffi à compenser l’absence de légitimité historique. Ses successeurs sont apparus comme les hommes d’un camp contre un autre, même si le nouvel élu est le président de tous les Français. L’élection présidentielle ne joue pas son rôle de transfiguration du candidat d’un camp en une figure sublime, vouée à la nation, dégagée de tout attachement particulier. Et même quand les partis ne structurent pas la compétition présidentielle, comme en 1974 ou en 2017, la rencontre mythique, presque romanesque, d’un homme avec le peuple et son destin fait long feu. L’effet en est encore plus accentué quand l’élection au second tour a lieu en présence d’un candidat suscitant un fort rejet, une partie de l’électorat choisissant le vainqueur par défaut. La réforme de 2000 instituant le quinquennat et faisant suivre le scrutin présidentiel par les élections législatives a ratifié cette évolution et l’a renforcée. En liant temporalités présidentielle et parlementaire, elle a rompu symboliquement avec l’ambivalence initiale de la fonction présidentielle, détachée en principe des contingences. Or, comme on le sait, on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment.

25Les présidents successifs ont composé avec cette nouvelle donne selon leur identité politique et leur personnalité. Mis à part le second mandat de Jacques Chirac, prolongement de son septennat, on voit que Nicolas Sarkozy intègre cette évolution en s’employant à créer ce qui a été qualifié d’« hyperprésidence », avec un rôle assumé de chef de la majorité, réduisant son Premier ministre au rang de collaborateur. Cherchant à rompre avec ce style, François Hollande entend incarner une présidence « normale », qui au fil du mandat, dans le contexte d’une majorité parlementaire divisée, semble aboutir à une « hypoprésidence ». Quant à Emmanuel Macron, qui doit compter sur une majorité aussi pléthorique que composite, il tente de revenir à une lecture plus classique des institutions, notamment dans le couple qu’il forme avec le Premier ministre, choisi par lui hors du parti majoritaire.

26Pourtant, si le président est descendu de son piédestal, l’imaginaire gaullien demeure prégnant. Chaque hôte de l’Élysée éprouve le besoin de renouer avec lui, en réactivant les codes instaurés par le fondateur. L’idée que, pour être à la hauteur de l’institution, se « représidentialiser » comme disent les commentateurs, il faut rejouer la geste gaullienne. Cela passe par des rites tels que les conférences de presse solennelles ou l’hommage à un prédécesseur disparu – on s’inscrit dans une lignée – et le repli sur des champs régaliens correspondant au domaine réservé en mobilisant l’auctoritas qui doit s’attacher à la fonction de chef. Pour revêtir les habits du Général, la guerre est l’occasion rêvée. Pour le président de la République, chef des armées, l’entrée dans un conflit est le rite initiatique qui permet d’endosser pleinement le rôle-titre. On le constate dès le début du mandat de Jacques Chirac en 1995, quand il fit reprendre le pont de Vrbanja à Sarajevo, ou lorsque François Hollande décide de stopper les djihadistes au Mali en 2013. Si, lors de la crise épidémique de 2020, le président Macron use d’une rhétorique guerrière – à laquelle son prédécesseur recourut contre le terrorisme en 2015 –, on peut supposer que c’est en raison de la volonté d’organiser la mobilisation nationale, mais également – consciemment ou non – de la nécessité de passer en tant que leader par cette épreuve et d’entrer en résonance avec notre imaginaire constitutionnel. La crise, plus encore quand elle prend la forme de la guerre, c’est avant tout l’histoire et l’occasion de se porter sur ces hauteurs épiques qui, pour de Gaulle, étaient celles du chef de l’État.

27Les Français restent sans doute sensibles à cet imaginaire. Mais leur rapport à l’institution présidentielle est devenu névrotique. Peut-être l’était-il dès l’origine. Ils attendent tout du chef mais n’en espèrent plus rien. Le président est ce nouveau roi thaumaturge que l’on adore détester. On a le sentiment que la « banalisation » réelle de l’institution présidentielle, rapportée à un imaginaire épique, l’a fondamentalement affaiblie. Pouvait-il en être autrement ?

Une nation et un peuple désassemblés

28La cohérence du système gaullien reposait sur une fiction mobilisatrice : la nation. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est aujourd’hui mal en point. Le rapport des individus au groupe s’est distendu et l’ironie de l’histoire est que cette évolution s’engagea lors des mandats de Charles de Gaulle. Il a pris une nouvelle forme avec le développement des réseaux sociaux et une fragmentation accrue de la société sous le coup d’une crise économique, sociale et plus encore identitaire. Aux citoyens se sont substitués les égodémocrates [23], qui estiment être la mesure de toute chose, en mal de participation, mus par un anti-élitisme puissant, dans un contexte de défiance vis-à-vis de la parole publique et un rapport à la vérité peu exigeant.

29Cette évolution a rendu presque étrange l’idée que le président de la République puisse seul incarner l’unité d’un peuple, avec sa vision de l’intérêt général, s’imposant comme une évidence. Or, comme on l’a dit, la Ve République est une machine à construire de l’unité à partir de la multitude. Le pluralisme [24] démultiplié des sociétés postmodernes devient une valeur beaucoup plus fondamentale que celle de l’unité qui apparaît comme l’apanage des sociétés traditionnelles.

30Dans le système gaullien, le peuple jouait enfin un rôle fondamental en résolvant une équation aujourd’hui insoluble : celle de la légitimité. Le dialogue que le Général avait voulu instaurer avec le peuple, conçu comme une institution, reposait sur trois instruments qui ont perdu de leur force ou sont tombés en désuétude. L’élection présidentielle ne confère plus une légitimité incontestée et l’état de grâce est réduit à une peau de chagrin. Après l’effet boomerang de 1997 et la réforme de 2000 qui organise la cohérence des majorités présidentielle et parlementaire, la dissolution paraît une vieillerie. Quant au référendum, on n’ose plus l’employer ; chaque président, trop vite impopulaire, craint le plébiscite négatif. Le peuple ne peut plus jouer le rôle de régulateur et d’arbitre qui donnait sa cohérence à la Constitution de 1958.

Le retour à la cohérence ?

31Doit-on en conclure que le système serait devenu une telle aporie qu’il faudrait en changer ? En la matière, il faut se méfier des apprentis sorciers et des demi-habiles : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, l’un est sûr, l’autre ne l’est pas. Mais quelles voies emprunter pour surmonter les difficultés ? Par un double mouvement : l’abandon d’une certaine fantasmagorie gaullienne ; le retour à une plus grande cohérence conforme à la Constitution gaullienne.

32La question centrale est la reconstitution des mécanismes de légitimation des acteurs institutionnels. En contradiction avec l’esprit initial de la Ve République, les présidents considèrent que l’onction démocratique leur offre, ainsi qu’à leur majorité parlementaire, un contrat de mandature dont le programme présidentiel est le bréviaire, qui donne un blanc-seing pour cinq années. L’idée est aujourd’hui difficilement acceptée du fait de l’accélération des temporalités qui « périme » les programmes présidentiels. Le vote pour un candidat est de plus toujours ambigu, considérations personnelles et idéologiques se mêlant selon des proportions instables.

33Comment alors renouveler sa légitimité pour agir comme de Gaulle le jugeait vital ? Le référendum est l’une des voies les plus appropriées si l’on conçoit l’instrument autrement, non plus comme plébiscitaire mais comme participatif. La question ne doit plus être de la légitimité de la personne – absolument indiscutable en raison de l’élection – mais de son action. C’est pourquoi le développement d’un outil référendaire consultatif qui fasse trancher par les Français de grandes orientations politiques – et non des projets déjà « ficelés » – aurait du sens. Il appartiendrait au président d’engager avec le gouvernement et le Parlement les réformes conçues sur cette base. Cela supposerait de revisiter l’article 11. Un tel outil pourrait être conjugué à des mécanismes d’initiative populaire (bien qu’ils prêtent toujours le flanc au risque démagogique) et de participation citoyenne plus régulièrement utilisés. Le projet de loi constitutionnelle de 2019 en proposait plusieurs, avec par exemple la création d’un Conseil de la participation citoyenne. Une consultation référendaire rénovée permettrait de rompre avec l’idée trop répandue d’un exercice solitaire, voire autoritaire, du pouvoir. À la figure gaullienne d’un président jupitérien se substituerait un visage plus humain, dont on attendrait peut-être moins mais qu’on respecterait sans doute plus. Et le peuple redeviendrait l’axe du système.

34La relégitimation des acteurs passe aussi – idée peu gaullienne – par la reconstitution de formations politiques jouant leur rôle constitutionnel. Pour que le suffrage puisse s’exprimer, encore faut-il que les idées circulent ; sans partis solides, c’est impossible. L’intérêt général existe mais il ne peut plus sortir tout armé de la tête d’un seul dirigeant, même élu par la moitié des Français, d’autant plus que, les scrutins passant, chaque élection présidentielle s’apparente à une séance collective de roulette russe. Cette capacité de délibération collective suppose enfin un Parlement qui joue son rôle. Pour cela, il doit le concevoir plus clairement, en ne cherchant pas à tout faire au risque de mal le faire. En voulant légiférer dans le moindre détail, en contrôlant tous azimuts sans priorité, en ayant quelquefois la tentation de gouverner à la place du gouvernement, le Parlement prend parfois le risque de se perdre, par manque de lisibilité de son action et au prix d’une confusion des pouvoirs. Or l’institution mérite mieux car elle demeure le lieu le plus légitime, et l’un des derniers, où peuvent se confronter les points de vue de manière civilisée et selon les règles rationnelles et démocratiques de la délibération.

35*

36Pour Péguy, la dégradation de la mystique en politique est une loi universelle. La mystique constitutionnelle gaullienne n’y échappe pas. Une nation en quête d’identité, un État affaibli, un intérêt général contesté, mais aussi une autorité politique malmenée dans un monde ironique, la confusion des pouvoirs et des idées… On peut se demander comment les principes qui constituent l’adn de nos institutions peuvent encore jouer. Pourtant l’imaginaire demeure. Et au moment où l’on sent comme un retour de l’histoire et du drame, que l’on quitte sans doute une période pour affronter une époque, on ne peut écarter l’idée que cet imaginaire soit à nouveau pleinement mobilisé.


Date de mise en ligne : 15/09/2020

https://doi.org/10.3917/pouv.174.0025

Notes

  • [1]
    On renverra aux notes prises sur le vif par Alain Peyrefitte (C’était de Gaulle, Paris, Éditions de Fallois-Fayard, 1994-2000) et par Jacques Foccart, secrétaire général aux affaires africaines et malgaches du président de Gaulle (Journal de l’Élysée, t. 1-2, Paris, Fayard-Jeune Afrique, 1997-1998).
  • [2]
    Il est repris par des auteurs contemporains comme Philippe Raynaud (L’Esprit de la Ve République. L’histoire, le régime, le système, Paris, Perrin, 2017).
  • [3]
    Mémoires, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, p. 5.
  • [4]
    C’était de Gaulle, op. cit., t. 1, p. 279.
  • [5]
    Cf. Éric Thiers, « Période », in Salomon Malka (dir.), Dictionnaire Charles Péguy, Paris, Albin Michel, 2018, p. 300.
  • [6]
    « La conception du pouvoir selon la Constitution du 4 octobre 1958 », Revue française de science politique, vol. 9, n° 1, 1959, p. 88-89.
  • [7]
    Mémoires, op. cit., p. 881.
  • [8]
    Ibid., p. 1132.
  • [9]
    Ibid., p. 825.
  • [10]
    Le Régime politique de la Ve République, Paris, lgdj, 1975.
  • [11]
    Roger Pinto, préface, ibid., p. II.
  • [12]
    « La conception du pouvoir selon la Constitution du 4 octobre 1958 », art. cité, p. 89.
  • [13]
    C’était de Gaulle, op. cit., t. 1, p. 179 et 460.
  • [14]
    Mémoires, op. cit., p. 1121.
  • [15]
    Id.
  • [16]
    Ibid., p. 101.
  • [17]
    C’était de Gaulle, op. cit., t. 1, p. 248.
  • [18]
    Ibid., p. 457.
  • [19]
    Ibid., p. 273.
  • [20]
    Charles de Gaulle, Mémoires, op. cit., p. 1123-1124.
  • [21]
    À Peyrefitte qui l’interroge sur le Sénat, de Gaulle répond : « Il n’y a rien à en tirer. C’est un fait. Je le regrette pour lui » (C’était de Gaulle, op. cit., t. 1, p. 458-459).
  • [22]
    Mémoires, op. cit., p. 843.
  • [23]
    Sur ces points, on se permettra de renvoyer à nos développements dans « La désobéissance civile : entre Antigone et Narcisse, l’égodémocratie », Pouvoirs, n° 155, 2015, p. 55-72 ; « L’anti-élitisme : une passion française ? », Pouvoirs, n° 161, 2017, p. 19-29.
  • [24]
    En témoigne l’apparition de ce terme aux articles 4 et 34 de la Constitution avec la révision de 2008.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions