Pouvoirs 2020/2 N° 173

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Article de revue

La mythologie de l’égalité : entre valeur républicaine et féminisme de l’altérité

Pages 89 à 100

Notes

  • [1]
    Janie Pélabay, « La République des “valeurs” : entre public et privé, quel lien citoyen ? », in Pascal Perrineau et Luc Rouban (dir.), La Démocratie de l’entre-soi, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, p. 119-131.
  • [2]
    Dictionnaire des féministes. France, xviiie-xxie siècle, Paris, puf, 2017, p. xii.
  • [3]
    Karen Offen, « Sur l’origine des mots “féminisme” et “féministe” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 34, n° 3, 1987, p. 492-496.
  • [4]
    Joan W. Scott, « L’énigme de l’égalité », Cahiers du genre, n° 33, 2002, p. 26.
  • [5]
    Chantal Mouffe, L’Illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016, p. 8.
  • [6]
    Carole Pateman, The Sexual Contract, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 1988 ; Réjane Sénac, Les Non-frères au pays de l’égalité, Paris, Presses de Sciences Po, 2017.
  • [7]
    Roland Barthes, Mythologies (1957), Paris, Seuil, 2014, p. 253.
  • [8]
    Évelyne Peyre et Joëlle Wiels (dir.), Mon corps a-t-il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologies et sciences sociales, Paris, La Découverte, 2015 ; Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La Découverte, 2012.
  • [9]
    « Nationalité et citoyenneté en situation coloniale et post-coloniale », Pouvoirs, n° 160, 2017, p. 113 et 115.
  • [10]
    Ibid., p. 123.
  • [11]
    Elsa Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006.
  • [12]
    La Société des égaux, Paris, Seuil, 2011, p. 203-223.
  • [13]
    Cendrine Marro, « Éducation : une égalité des sexes qui reste à construire », Après-demain, n° 26, 2013, p. 26.
  • [14]
    Isabelle Collet, « À quoi sert la mixité à l’école ? », Revue Projet, n° 368, 2019, p. 52-53.
  • [15]
    Myriam Hachimi Alaoui, « L’intégration sous condition : valeurs non négociables et égalité des sexes », Canadian Journal of Women and the Law/Revue Femmes et droit, vol. 24, n° 1, 2012, p. 114-134 ; id., « Intégration et lien de citoyenneté. Le cas du Contrat d’accueil et d’intégration », in Serge Paugam, L’Intégration inégale, Paris, puf, 2014, p. 437.
  • [16]
    Sara R. Farris, « Femonationalism and the “Regular” Army of Labor Called Migrant Women », History of the Present, 2012, vol. 2, n° 2, p. 184-199.
  • [17]
    Le Deuxième Sexe (1949), Paris, Gallimard, 1987, t. 1, p. 15.
  • [18]
    Spinoza, Éthique (1677), III, 27 ; Myriam Revault d’Allonnes, Fragile humanité, Paris, Aubier, 2002.
  • [19]
    La Société des égaux, op. cit., p. 366, 364, 359 et 361.
  • [20]
    Réjane Sénac, L’Égalité sous conditions. Genre, parité, diversité, Paris, Presses de Sciences Po, 2015 ; id., L’Égalité sans condition. Osons nous imaginer et être semblables, Paris, Rue de l’Échiquier, 2019.
  • [21]
    Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 183.
  • [22]
    Id.
  • [23]
    Seyla Benhabib, Exile, Statelessness, and Migration, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 2018 ; Angela Davis, Freedom Is a Constant Struggle, Chicago (Ill.), Haymarket Books, 2016.
  • [24]
    Isaiah Berlin, Éloge de la liberté (1969), Paris, Calmann-Lévy, 1988.
  • [25]
    Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard, 2004, p. 41.
  • [26]
    Le Féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.

1Figurant à l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958, « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de race, d’origine ou de religion » est proclamée comme un des principes fondamentaux de la République française. L’égalité des femmes et des hommes n’est abordée dans cet article qu’au prisme du rôle de la loi pour « favorise[r] l’égal accès […] aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales ». Le principe selon lequel « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme » fait certes partie du bloc de constitutionnalité de la Ve République, mais de manière plus indirecte à travers le préambule de la Constitution de 1946.

2La seconde moitié du xxe siècle a joué un rôle central dans la mise en place de cette égalité de droit à travers la citoyenneté civique (droit de voter et d’être élue), la citoyenneté civile (droit de contracter librement, de choisir un métier, de gérer ses biens propres ou familiaux) et l’accès des femmes au statut de citoyennes autonomes disposant du droit de faire leurs choix de vie sans qu’ils soient conditionnés à un intérêt plus éclairé (celui d’un homme) ou supérieur (celui de la famille). La légalisation de la contraception et de l’avortement participe de ce droit à l’autonomie.

3Le début du xxie siècle se caractérise, lui, par l’intensification de la mise à l’agenda médiatique et politique des modalités de mise en œuvre de l’égalité femmes-hommes dans différents secteurs de politiques publiques (égalité professionnelle, parité en politique, lutte contre les violences, etc.). Promue comme une « valeur de la République » [1], l’égalité femmes-hommes semble ainsi être devenue une figure imposée à la fois de la vie politique et du récit national français. Cela signifie-t-il que, dans la France du début du xxie siècle, le féminisme est devenu un consensus ? Ou bien ne constitue-t-il pas plutôt une novlangue ?

4Face à la « tâche redoutable » de répondre « à ces deux questions : qu’est-ce que le féminisme ? Et qui est féministe ? », les historiennes Christine Bard et Sylvie Chaperon rappellent que, « si l’on se fie à l’autonomination, il n’y a pas de féministes avant Hubertine Auclert, qui emploie ce mot en 1882 » [2]. Soit dix ans après qu’Alexandre Dumas fils eut utilisé ce terme, dans son essai L’Homme-femme, en l’empruntant au registre médical, où il désignait des individus perçus comme pathologiques au motif qu’ils brouillaient par leurs caractéristiques biologiques la binarité femmes-hommes. Le romancier en fait un néologisme pour (dis)qualifier ceux qui, à l’instar du diplomate et écrivain Henri d’Ideville, défendent la même éducation et les mêmes droits pour les femmes. Cette généalogie des usages du terme de féministe [3] souligne son association à une pathologie d’abord médicale, puis sociale et politique. Être féministe, c’est ainsi être perçu.e comme mettant en danger un ordre et un équilibre fondés sur le respect d’une complémentarité sexuée prétendument naturelle. Ce qui est en jeu dans cette catégorisation, c’est le pouvoir fondamental – car conditionnant les autres – d’être en position de classificateur en déterminant les frontières de « qui » et de « ce qui » est digne d’être un sujet politique. La réappropriation du terme de féministe pour dénoncer les classifications et assignations sexuées/genrées comme des constructions sociales fondées exclusivement sur la légitimation d’une domination participe de la conquête de ce pouvoir de cadrage politique. Les inégalités, en particulier entre les sexes, sont en effet justifiées en associant les groupes discriminés « à certains traits qui leur sont propres, comme si ces derniers étaient la raison, et non la rationalisation, d’un traitement inégal [4] ». Au-delà, ou plutôt en deçà, de leurs différences, voire de leurs divergences, le point commun des féministes est de remettre en cause la rationalisation des inégalités sexuées au nom d’un ordre fondé sur un déterminisme, qu’il soit naturel ou culturel. C’est s’inscrire dans un processus éminemment politique de controverses sur ce qui est jugé légitime dans la mise à distance des ordres biologiques ou des formes d’organisation traditionnelles.

5Face à une « vision “post-politique” » [5] de l’égalité femmes-hommes comme déjà là, l’enjeu est de repolitiser cette dernière en interrogeant la cohabitation paradoxale de deux mythes entremêlés, celui de l’égalité et celui de la complémentarité femmes-hommes. Qualifier l’égalité à la française de mythe, c’est dire et mettre en procès l’idéalisation d’un principe qui n’a été pensé, et donc appliqué, que pour la communauté de ceux qui s’instituent comme « frères » [6] dans une famille où le lien politique se fonde sur la reconnaissance d’une similitude ontologique. C’est comprendre l’égalité comme une mythologie, dans le sens développé par Roland Barthes, c’est-à-dire comme « une parole dépolitisée. Il faut naturellement entendre : politique au sens profond, comme ensemble des rapports humains dans leur structure réelle, sociale, dans leur pouvoir de fabrication du monde ; il faut surtout donner une valeur active au suffixe  : il représente ici un mouvement opératoire, il actualise sans cesse une défection [7] ».

6L’actualisation et l’actualité de ces deux mythes seront abordées en examinant les dilemmes au cœur de la narration républicaine française, à travers l’analyse, d’une part, de l’association de l’égalité femmes-hommes à une valeur centrale de la nation et, d’autre part, du discours du président de la République à l’occasion de ce moment symbolique qu’a été, le 25 novembre 2017, le lancement de cette égalité comme la grande cause du quinquennat.

L’égalité femmes-hommes : une valeur paradoxale

7Si la persistance des inégalités est associée à un décalage entre des principes et des droits fondamentaux neutres et purs et leur compromission par le social, la solution est de trouver les bonnes stratégies, les bons outils pour assurer une meilleure mise en œuvre de ces principes et droits. La dichotomie entre l’égalité de jure et les inégalités de facto est révélatrice de cette focalisation sur le « comment » appliquer efficacement des principes idéaux. Cette approche fait écran aux discussions, voire aux disputes, sur la manière dont le principe d’égalité a été pensé et porté dans l’articulation du « qui », du « pour quoi » et du « comment ». Comprendre les conditions de possibilité de l’égalité exige en effet au préalable un diagnostic et une analyse des raisons de son impossibilité.

8Rappelons tout d’abord que, si les Françaises ont dû attendre la seconde moitié du xxe siècle pour avoir des droits égaux à ceux des hommes, les couples de personnes de même sexe n’ont le droit de se marier civilement que depuis la loi du 17 mai 2013. Les personnes intersexuées sont, elles, toujours contraintes de se conformer à l’identification binaire masculin-féminin (arrêt du 4 mai 2017 de la Cour de cassation). Alors que les travaux sur la détermination du sexe chez l’humain démontrent que les critères de classification génitaux, génétiques et hormonaux, de sexuation du squelette, du cerveau ou de la voix, sont de l’ordre du continuum et non de la binarité [8], en France, les personnes intersexes n’ont aucun statut légal et social, et sont considérées comme atteintes d’une pathologie médicale et à soigner donc. Ainsi, parmi les enfants nés intersexués, nombreux sont ceux qui sont opérés et mis sous traitements hormonaux afin de correspondre à la binarité fille-garçon. Les Nations unies ont pourtant inscrit ces opérations sur la liste des tortures, et le Conseil de l’Europe les a qualifiées de mutilations génitales. Les identifications et assignations sexuées et sexuelles s’imbriquent dans la mesure où la biopolitique de la conformité à la binarité sexuée et genrée s’inscrit dans la re-production du modèle hétéronormatif papa-maman, central à la fois dans l’ordre familial et dans l’ordre politique. Concernant le processus de racialisation des rapports sociaux, comme l’analyse Emmanuelle Saada, « les définitions de la nationalité et de la citoyenneté ont été marquées en profondeur par le phénomène colonial » et les « échos du passé dans le présent sont la principale raison du regain d’intérêt des chercheurs depuis les années 1990 pour les déclinaisons coloniales et post-coloniales de la nationalité » [9]. Dans cette perspective, la distinction dans les colonies françaises entre « sujets » et « citoyens » n’est pas une « monstruosité juridique », comme avancé par Dominique Schnapper dans La Communauté des citoyens (1994), mais elle révèle « les tensions profondes entre les tendances inclusives et exclusives [10] » des modes d’appartenance à la société française en tant que national ou citoyen. L’exclusion historique de l’application du principe d’égalité de groupes minorisés entremêle ainsi les différenciations sexuée et raciale. Prenons l’exemple du système du « double collège » instauré dans les colonies. Il a été supprimé par la loi-cadre du 23 juin 1956, mais l’élargissement du corps électoral aux habitants de nationalité française sans limitation capacitaire pour les « indigènes » n’a d’abord concerné que les hommes. En Algérie, les « femmes musulmanes » durent ainsi attendre 1958 pour avoir accès au droit de vote.

9Au regard de cet héritage ambivalent, la généalogie sexuée et raciale de la nation française [11] est essentielle pour dénouer les paradoxes contemporains d’une société française entre consensus égalitaire et persistance des inégalités. Lever le tabou sur le péché originel d’une République française exclusivement fraternelle, c’est éclairer non seulement l’histoire, mais aussi la modernité des frontières entre les « frères » et les « non-frères ». L’expression « non-frères » dit que c’est sur le registre de la négation, du manque et de l’opposition actif/passif que certains groupes d’individus sont renvoyés à une prétendue incapacité à prendre de la distance par rapport à leurs missions et vocations naturelles. Qu’ils soient singularisés par leur identification à un sexe – les femmes, mais aussi les personnes ne s’inscrivant pas dans la binarité femmes-hommes – ou à une couleur de peau, les « non-frères » ont pour point commun d’être sortis de l’universel au nom d’une particularité incompatible avec la neutralité qui caractériserait ce dernier.

10En écho à l’interprétation par Pierre Rosanvallon de l’histoire de la ségrégation raciale américaine comme une « forme limite de l’égalité-identité » incarnant un « racisme constituant » [12], l’histoire politique française est aussi celle d’une égalité-identité fondée sur un hétérosexisme racialisé constituant. La promotion de l’égalité comme une des valeurs de la République française participe-t-elle du dépassement de cet héritage ?

11Centrale dans la transmission de ces valeurs, l’Éducation nationale porte des « ambitions égalitaires clairement affichées et politiquement portées [13] », en particulier à travers la signature, depuis 1984, de conventions interministérielles pour la promotion de l’égalité des chances entre les filles et les garçons, ainsi que l’identification du « respect de l’autre sexe et [du] refus des stéréotypes » parmi les compétences sociales et civiques que tout élève doit acquérir avant la fin de la scolarité obligatoire dans le socle commun (décret 2015-372 du 31 mars 2015). Si les établissements scolaires sont mixtes depuis la loi Haby de 1975, de nombreuses recherches (comme celles de Marie Duru-Bellat, de Cendrine Marro, de Nicole Mosconi, de Gaël Pasquier, de François Vouillot ou de Claude Zaidman), menées de l’école maternelle au lycée, montrent que les pratiques pédagogiques et les interactions en classe participent de la diffusion et de la légitimation des normes sexistes, l’orientation étant un des vecteurs de la reproduction des inégalités de genre. Ainsi, en contradiction avec ses engagements, l’Éducation nationale « propose bien une école de la vie : on y apprend la hiérarchie entre les sexes et la complémentarité des rôles sociaux [14] ». Malgré ce paradoxe et la persistance des inégalités entre les sexes en France, diagnostiquée dans différents rapports dont celui que l’Insee actualise tous les 8 mars, les formations civiques des dispositifs d’intégration des migrant.e.s, dans le cadre notamment du contrat d’accueil et d’intégration (cai) devenu contrat d’intégration républicaine (cir) en 2016, associent l’égalité femmes-hommes à « une valeur non négociable » caractérisant la culture et l’identité françaises, et « dont on soupçonne que les migrants seraient éloignés, voire opposés » [15]. L’égalité est ainsi proclamée comme une valeur constitutive des politiques d’éducation et d’intégration, deux politiques fondamentales dans la fabrication des citoyennes et des citoyens. Le décalage entre la proclamation de cette valeur et les modalités de son application révèle l’actualisation des ambivalences au cœur du mythe égalitaire.

12En ce qui concerne le positionnement des partis politiques, comme en témoignent les débats en amont de l’élection présidentielle de 2017, si l’égalité femmes-hommes est revendiquée de manière consensuelle, les candidat.e.s ne lui donnent pas le même sens (polity) et ne promeuvent pas les mêmes réponses politiques (policy et politics) pour la mettre en œuvre. Le fait que Marine Le Pen, alors candidate et présidente du Front national, se soit déclarée féministe doit être lu comme un processus conjoint de dépolitisation et de politisation. Cette déclaration « fémonationaliste » [16] participe de l’instrumentalisation des principes fondamentaux de liberté et d’égalité pour réactiver le récit de l’exceptionnalisme national et justifier la stigmatisation et l’exclusion de celles et ceux qui sont accusé.e.s de mettre en danger ces principes par ce qu’ils sont, préalablement à ce qu’ils font. Le rejet de certains groupes comme étrangers à la nation et à ses valeurs procède de leur assignation à un espace en deçà du politique. Cette dépolitisation prend en particulier la forme de la réduction de leurs identités et de leurs comportements à l’expression d’une culture soumise à l’ordre religieux et/ou naturel.

13Dévoiler l’histoire et l’actualité du meurtre presque parfait de l’égalité pour les « non-frères », c’est pointer une ruse consistant à qualifier d’égalitaire leur traitement comme complémentaire. En effet, les « non-frères » ayant été exclu.e.s – théoriquement et historiquement – de l’application des principes d’égalité et de liberté au nom de leur moins-value naturelle indépassable, la tentation est grande de les inclure au nom de leur prétendue plus-value. Justifier leur inclusion contemporaine par la performance de la mixité ou de leurs différences devient alors une manière de mettre en scène et de rentabiliser l’actualisation de leur assignation à la singularité. Démasquer cette ruse est essentiel car elle a des implications concrètes en termes de modernisation de l’enfermement des « non-frères » dans un registre d’altérité où l’assignation à la complémentarité est incompatible avec l’égalité.

Un féminisme de l’altérité : un oxymore moderne

14Le discours prononcé par le chef de l’État le 25 novembre 2017, à l’occasion du lancement de l’égalité femmes-hommes comme grande cause du quinquennat, est symptomatique de la cohabitation d’un discours politique revendiqué comme féministe et moderne, et de l’actualisation de l’assignation des femmes à une complémentarité valorisée comme vitale et rentable. Sans nier l’importance de la dénonciation solennelle des violences sexistes et sexuelles par le président de la République, nombre d’associations, de collectifs et de militantes féministes ont pointé le décalage entre les ambitions affichées et les moyens mis en œuvre pour renforcer le plus petit budget de l’action publique. Plus largement, ce discours pose la question du sens politique donné à l’égalité femmes-hommes. Évoquant les travaux de l’anthropologue Françoise Héritier, Emmanuel Macron y affirme certes que, ce qui fonde la domination masculine étant « construit, nous pouvons le déconstruire ». Pour autant, en s’inscrivant d’abord dans le registre de l’émotion puis dans celui des valeurs, le chef de l’État renoue avec la défense d’une France idéalisée qui doit rester exemplaire : s’il convient d’être « sans faiblesse, [c’est] parce qu’il en va des valeurs et de l’idée même que nous nous faisons de notre République ». Au cœur du discours présidentiel, les violences faites aux femmes constitueraient une « part maudite », qui « dit trop d’une société qui n’est pas notre pays, qui n’est pas notre République ». Le diagnostic ne porte pas sur les verrous historiques et philosophiques, au cœur même d’une République française fraternelle, mais sur la responsabilité individuelle de ceux qui dévoient une République idéalisée. Cette focalisation sur les dysfonctionnements individuels empêche de voir et de dénoncer la responsabilité structurelle d’une République fondée sur un universalisme exclusif et excluant depuis sa fondation (jusque dans sa langue). L’impunité des violences sexistes et sexuelles est un des symptômes de cette individualisation, et donc dépolitisation, de la responsabilité de la reproduction des inégalités entre les sexes. Le président de la République se situe de cette manière dans le registre moral pour exprimer « la honte » envers cette « part maudite », et pour en appeler dans une forme d’expiation à la « restauration » de la dignité des victimes, de la République et, partant, de la France. L’enjeu est de protéger de la corruption notre « trésor républicain » en dénonçant les agresseurs, mais également le risque qu’un « tourbillon » des révélations de violences sexuelles ferait courir en passant d’une « société de l’oubli à une société de la délation généralisée », à une société « où chaque rapport entre un homme et une femme devient suspect d’une domination ». Préserver le mythe d’une France égalitaire, c’est en effet s’enorgueillir que « nous ne so[yons] pas une société puritaine, une de ces sociétés dont l’histoire même a irrigué une autre forme d’inégalité ou de séparation ». C’est donc discréditer les critiques structurelles, au motif que l’inégalité caractériserait des sociétés de défiance souillées par un héritage de ségrégation et de racisme institutionnalisés (les États-Unis ?), héritage dont on doit comprendre que la France est exempte. C’est faire de « la civilité » – « notre force, ce qui tient notre République » – un enjeu supérieur à la « justice » et au droit, qui sont seulement associés à un devoir à accomplir. Ce faisant, ce discours véhicule une vision empathique et morale, soucieuse de restaurer des principes républicains présentés comme bafoués, mais purs. En accusant les individus de ne pas être à la hauteur de ces principes, le chef de l’État exonère la France d’hier et d’aujourd’hui des questionnements sur les conditions d’im-possibilité de l’égalité. Le 8 mars 2018, lors de la journée internationale des droits des femmes, Emmanuel Macron a réitéré sa conception différentialiste des rapports hommes-femmes : « Je crois dans l’altérité. La vraie altérité pour un homme, c’est la femme. […] Je suis profondément féministe car j’aime ce qu’il y a d’irréductible dans l’autre qu’est la femme. » Cette assignation des femmes à l’altérité fondamentale est contradictoire avec l’égalité dans la mesure où il s’agit d’une altérité non réciproque. Comme le souligne Simone de Beauvoir, cela implique que « la femme se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre [17] ». Ce discours du président de la République est significatif de la tentation d’inclure les individus associés à des groupes théoriquement et historiquement « altérisés » pour les mêmes raisons qu’elles ou ils ont été exclu.e.s de l’application des principes d’égalité et de liberté, à savoir leur identification comme différent.e.s et non comme égales ou égaux, au sens de semblables politiquement [18].

15Ce discours fait écho à l’association par Pierre Rosanvallon de la distinction des sexes au « laboratoire d’un entrelacement à renforcer entre similarité et singularité ». En affirmant à la fois que « l’homme et la femme sont aujourd’hui pleinement reconnus comme semblables » et que l’idée d’une indistinction des sexes doit être mise à distance comme un risque déjà présent dans Le Deuxième Sexe, la position de Pierre Rosanvallon est ambivalente. En effet, son association de l’horizon d’égalité entre les femmes et les hommes au respect de la distinction des sexes est un signe de soumission du registre politique au registre prétendument ontologique de la binarité femmes-hommes. Dans une partie intitulée « Singularité », Pierre Rosanvallon précise que « l’égalité des singularités, loin de reposer sur le projet d’une “mêmeté”, implique au contraire que chaque individu se manifeste par ce qui lui est propre ». L’égalité des singularités se distingue de la discrimination en reposant sur l’émancipation des individus de leur assignation à une « “classe des singularités” jugée dépréciative, diminutive » [19]. Cette égalité des singularités est donc contradictoire avec le conditionnement de l’égalité femmes-hommes au respect de la distinction des sexes. En effet, le primat donné à la singularisation sexuée binaire soumet l’épanouissement individuel à la conformité à une distinction dont le fondement n’est pas défini et semble donc renvoyé à un invariant pré-politique. Ne pas s’interroger sur les enjeux du triptyque égalité-singularité-similarité, c’est conforter une appréhension des différences, en particulier entre les sexes et les couleurs de peau, contradictoire avec un horizon d’égalité sans condition [20].

Une égalité sans condition dans une liberté de non-domination

16Qu’il s’agisse de défendre la fierté nationale ou de placer la France à l’avant-garde du respect des droits fondamentaux, le récit d’une France exemplaire érigeant l’égalité femmes-hommes en valeur participe de la narration d’une République française en chemin pour retrouver sa grandeur de pays des Lumières déterminé à combattre l’obscurantisme. Ce récit actualise l’évitement de la réflexion sur les ambivalences de l’héritage des droits de « l’homme » et du républicanisme. Pour se libérer d’une conception mythifiée de l’égalité, et de ses effets pervers, il est nécessaire de dépasser la novlangue du consensus égalitaire, prenant en particulier la forme d’un féminisme devenu un label de respectabilité républicaine.

17La remise en cause des processus de domination est un « bien commun » de la citoyenneté dans la mesure où elle repose sur une resignification du lien politique dans la mise en procès de la cohérence des principes fondamentaux du libéralisme politique et du républicanisme. La place spécifique et le rôle fondamental des premières et premiers concerné.e.s par les injustices et les discriminations dans la déconstruction du mythe égalitaire ne doivent ainsi pas faire écran au fait que celles et ceux qui se disent républicains et/ou libéraux sont concerné.e.s par cette démythification. Le politique étant un « phallocentrisme en acte » [21] imbriqué dans un ethnocentrisme et un hétérosexisme en acte, la construction d’un monde égalitaire repose sur un dilemme. Il n’est en effet pas possible de choisir entre agir sur le monde tel qu’il est pour déconstruire les inégalités et penser un autre monde libéré des cadres qui déterminent et conditionnent la reproduction des inégalités. Ainsi que l’analyse Jacques Derrida, « la décision consisterait une fois encore à trancher sans exclure, à inventer d’autres noms et d’autres concepts, à se porter au-delà de ce politique-ci sans cesser d’y intervenir pour le transformer [22] ». Le défi est double car il s’agit de ne pas succomber à la tentation d’une modernisation des exclusions constitutives [23] dans une inclusion sous condition de performance de la singularité uniquement pour les « non-frères ». Si la liberté négative correspond à l’absence d’interférence émanant d’autrui revendiquée par les Modernes et la liberté positive à la maîtrise de soi associée aux Anciens [24], la « liberté de non-domination » comme absence « de maîtrise exercée par les autres [25] » est un horizon stimulant pour penser une égalité transformatrice. Entremêlant le structurel et l’individuel, elle repose sur l’émancipation de chacun.e et de tou.te.s des identifications et des classifications hiérarchisantes. Revendiquer l’égalité comme un principe et non comme une valeur spécifique, c’est alors assumer de se situer dans le registre fondamentalement politique des controverses sur les modifications légitimes à apporter au cadre, aux règles du jeu social, et donc au jeu lui-même. C’est s’inscrire, comme nous y invite Nancy Fraser, dans « une théorie de la justice démocratique postwestphalienne » [26], où les revendications de redistribution, de reconnaissance et de représentation sont intriquées tout autant que l’égalité et la liberté. Le féminisme n’est alors ni un consensus ni une novlangue dans la mesure où, en portant une égalité sans condition, il participe de la remise en cause des mythes et des récits hérités et actualisés.

Notes

  • [1]
    Janie Pélabay, « La République des “valeurs” : entre public et privé, quel lien citoyen ? », in Pascal Perrineau et Luc Rouban (dir.), La Démocratie de l’entre-soi, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, p. 119-131.
  • [2]
    Dictionnaire des féministes. France, xviiie-xxie siècle, Paris, puf, 2017, p. xii.
  • [3]
    Karen Offen, « Sur l’origine des mots “féminisme” et “féministe” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 34, n° 3, 1987, p. 492-496.
  • [4]
    Joan W. Scott, « L’énigme de l’égalité », Cahiers du genre, n° 33, 2002, p. 26.
  • [5]
    Chantal Mouffe, L’Illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016, p. 8.
  • [6]
    Carole Pateman, The Sexual Contract, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 1988 ; Réjane Sénac, Les Non-frères au pays de l’égalité, Paris, Presses de Sciences Po, 2017.
  • [7]
    Roland Barthes, Mythologies (1957), Paris, Seuil, 2014, p. 253.
  • [8]
    Évelyne Peyre et Joëlle Wiels (dir.), Mon corps a-t-il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologies et sciences sociales, Paris, La Découverte, 2015 ; Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La Découverte, 2012.
  • [9]
    « Nationalité et citoyenneté en situation coloniale et post-coloniale », Pouvoirs, n° 160, 2017, p. 113 et 115.
  • [10]
    Ibid., p. 123.
  • [11]
    Elsa Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006.
  • [12]
    La Société des égaux, Paris, Seuil, 2011, p. 203-223.
  • [13]
    Cendrine Marro, « Éducation : une égalité des sexes qui reste à construire », Après-demain, n° 26, 2013, p. 26.
  • [14]
    Isabelle Collet, « À quoi sert la mixité à l’école ? », Revue Projet, n° 368, 2019, p. 52-53.
  • [15]
    Myriam Hachimi Alaoui, « L’intégration sous condition : valeurs non négociables et égalité des sexes », Canadian Journal of Women and the Law/Revue Femmes et droit, vol. 24, n° 1, 2012, p. 114-134 ; id., « Intégration et lien de citoyenneté. Le cas du Contrat d’accueil et d’intégration », in Serge Paugam, L’Intégration inégale, Paris, puf, 2014, p. 437.
  • [16]
    Sara R. Farris, « Femonationalism and the “Regular” Army of Labor Called Migrant Women », History of the Present, 2012, vol. 2, n° 2, p. 184-199.
  • [17]
    Le Deuxième Sexe (1949), Paris, Gallimard, 1987, t. 1, p. 15.
  • [18]
    Spinoza, Éthique (1677), III, 27 ; Myriam Revault d’Allonnes, Fragile humanité, Paris, Aubier, 2002.
  • [19]
    La Société des égaux, op. cit., p. 366, 364, 359 et 361.
  • [20]
    Réjane Sénac, L’Égalité sous conditions. Genre, parité, diversité, Paris, Presses de Sciences Po, 2015 ; id., L’Égalité sans condition. Osons nous imaginer et être semblables, Paris, Rue de l’Échiquier, 2019.
  • [21]
    Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 183.
  • [22]
    Id.
  • [23]
    Seyla Benhabib, Exile, Statelessness, and Migration, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 2018 ; Angela Davis, Freedom Is a Constant Struggle, Chicago (Ill.), Haymarket Books, 2016.
  • [24]
    Isaiah Berlin, Éloge de la liberté (1969), Paris, Calmann-Lévy, 1988.
  • [25]
    Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard, 2004, p. 41.
  • [26]
    Le Féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.
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