Notes
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[1]
Yascha Mounk, The People vs Democracy : Why Our Freedom Is in Danger and How to Save It, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2018.
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[2]
Ensemble de réformes recommandées par les institutions financières internationales en 1989 aux États d’Amérique du Sud faisant face à une crise de la dette accompagnée de récession et d’hyperinflation.
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[3]
Arnaldo Córdova, La revolucion y el Estado en México, Mexico, Era, 1989.
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[4]
Daniel Cosío Villegas, El sistema político mexicano. Las posibilidades de cambio, Mexico, Joaquín Mortiz, 1981.
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[5]
Héctor Aguilar Camín, « La epidemia tiene cura », Milenio, 21 avril 2017.
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[6]
Adriana Báez Carlos et Francisco Reveles Vázquez (dir.), Reglas, votos y prácticas. ¿Hacia una representación política democrática en México ?, Mexico, unam-Cámara de Diputados, 2016, introduction.
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[7]
Héctor Zamitiz Gamboa, « Presidente y Congreso : la dinámica en la definición de la agenda legislativa y el cambio de las relaciones entre ambos poderes, en la aprobación de las reformas del Pacto por México », dans id. (dir.), Pacto por México, Agenda legislativa y reformas 2013-2014, Mexico, unam, 2016, p. 143-164.
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[8]
Héctor Aguilar Camín, « El río de dinero de la democracia mexicana », Milenio, 19 avril 2017.
-
[9]
Alberto Barranco, « imco a la yugular de Peña », El Universal, 17 mai 2019.
-
[10]
Ferdinand Lassalle, « Qu’est-ce qu’une Constitution ? » (1862), Marxists.org.
1Au xxie siècle, l’élection de présidents sans majorité au Congrès a marqué le début de l’alternance politique. Ces présidents n’ont pas su, toutefois, tenir compte du message exprimé par les citoyens. Au contraire, ils ont continué à utiliser la vieille structure présidentialiste pour porter à ses ultimes conséquences le libéralisme antidémocratique initié dans les années 1980. À l’origine, le présidentialisme, conçu comme un moyen de parvenir à la justice sociale, s’est totalement mis au service du marché. Ce présidentialisme libéral-antidémocratique, porteur d’injustices, a été battu à l’élection de juillet 2018.
2Le présidentialisme promoteur du libéralisme antidémocratique qui s’est implanté au Mexique dans les années 1980 avait pour grand projet la modernisation du pays [1]. Le gouvernement faisait entendre qu’ainsi le Mexique atteindrait, en peu de temps, un niveau de développement semblable à celui des pays les plus avancés. Le gouvernement de la République, initiateur et acteur du projet, prévoyait deux étapes dans l’élaboration de ce dernier. La première privilégiait la politique économique pour instaurer le libre-échange et, bien entendu, organiser le retrait de l’État ; la seconde consistait à démocratiser le pays dans un futur lointain.
3La présidence de la République, puissante et centralisée, initialement conçue pour mettre en œuvre les réformes nécessaires en matière de justice sociale, est restée dédiée au processus de privatisation des ressources nationales. L’équation s’est inversée. En l’absence de compétition politique et de réelle séparation des pouvoirs, le pouvoir présidentiel s’est fait le porte-parole de la pensée unique qui instaurait la liberté économique comme nouveau credo universel.
4Le pouvoir présidentialiste, non démocratique, a redécouvert son utilité lorsqu’il a décidé d’instrumentaliser la politique néolibérale. Sa réforme n’était pas au programme. Au contraire, cette vieille structure était la pierre angulaire qui assurait l’instauration des politiques établies par le consensus de Washington [2] et se résumant à un seul et unique point : liberté économique. Le parti du président de la République, converti au nouveau credo, a adopté un programme promouvant le triomphe du patronat mexicain et du Parti d’action nationale (pan, centre droit), et son soutien politique. Désormais, le moteur du changement serait la privatisation des ressources de la nation, que la Constitution avait pourtant réservées à l’État pour servir l’intérêt public.
5Le libre-échange est devenu la voie qui conduirait à l’optimisation du bien-être et à une gestion efficace des ressources. Grâce aux vertus du marché, il n’y aurait plus ni corruption, ni impunité, ni insécurité. Le développement économique assuré bénéficierait à l’ensemble de la population, fortifierait le marché interne et garantirait le bien-être social. Les moyens nécessaires seraient mis en place pour que l’effort individuel soit pleinement récompensé.
6Ce credo a échoué, pas seulement au Mexique d’ailleurs, mais les dégâts y ont été particulièrement importants. Il était inévitable que la pauvreté et les inégalités augmentent dans un pays où la majorité de la population était privée de droits sociaux et civils, de protection de l’État et de croissance. Le cercle vicieux s’est développé, entraînant le pays dans une irrépressible violence criminelle et le soumettant aux débordements commis par les piliers de cette dernière que sont la corruption et l’impunité.
7La société restait sans protection mais non complètement démunie sur le plan politique. Lors des élections, les citoyens se sont exprimés pour en finir avec l’hégémonie du Parti révolutionnaire institutionnel (pri). Celui-ci a été, en 1997, pour la première fois minoritaire à la Chambre des députés du Congrès fédéral et, en 2000, de manière inédite dans l’histoire du Mexique au xxe siècle, il a été battu lors de l’élection présidentielle. En pratique, il y avait bien séparation des pouvoirs. La première alternance présidentielle a été favorable au pan, mais pas totalement : le président de la République n’a pas obtenu de majorité au Congrès, phénomène qui s’est confirmé jusqu’aux élections législatives de 2015, en passant par la présidentielle de 2006 et par le retour du pri à la tête de l’État en 2012. Cette expression de la volonté des citoyens, qui visait à donner à l’action du gouvernement une nouvelle orientation, à savoir la défense et la protection des intérêts populaires, s’est traduite par un échec.
8Le présidentialisme libéral-antidémocratique est incompatible avec le pluralisme politique. Les présidents de l’alternance ont vu le Congrès, où l’opposition était majoritaire, non pas comme porteur d’une exigence des citoyens vis-à-vis d’un changement de cap mais comme un obstacle à surmonter. De plus, ils n’ont pas cru dans la viabilité de cette cohabitation, qu’ils présentaient comme une situation antagonique et irrationnelle. Afin de résoudre ce problème, la première mesure adoptée fut de répartir le budget de dépenses de la Fédération entre les groupes législatifs, les gouverneurs d’États et les partis politiques, puis de s’assurer que cette répartition se fasse par « transferts » des charges échues aux organismes décentralisés, autrement dit au conseil général de l’administration chargée d’organiser les élections fédérales, l’Institut fédéral électoral-Institut national électoral.
9Le contrôle présidentiel du Congrès d’opposition s’est imposé en 2012, avec le retour du pri à la présidence de la République, grâce à une alliance avec le pan et le Parti de la révolution démocratique (prd, centre gauche), les deux grands opposants, sous la direction du président « priiste ». Grâce à cela, le texte de la Constitution a pu être radicalement modifié en substituant aux engagements sociaux de l’État des « réformes structurelles », soutenues par les organismes financiers internationaux. À contre-courant des tendances enregistrées aux États-Unis comme au Royaume-Uni et, surtout, malgré la demande persistante de la société mexicaine que les besoins de la population soient satisfaits, le cycle de la politique de privatisation et du retrait de l’État s’est poursuivi.
10Le président de la République a contrôlé les partis d’opposition et le Congrès, mais pas la société, qui a massivement voté à l’élection de juillet 2018 pour un changement pacifique et profond. Andrés Manuel López Obrador, avec le Mouvement de régénération nationale (Morena), parti qu’il a créé en 2014, et ses alliés, qui s’opposaient aux politiques gouvernementales, a gagné la présidentielle et obtenu la majorité dans les deux chambres du Congrès, devenant ainsi le premier président majoritaire depuis que l’alternance politique existe. La prédominance de Morena, obtenue par la compétition politique, fut le point culminant de la mobilisation sociale qui a débuté en 1997 contre le présidentialisme promoteur du libéralisme antidémocratique.
11Pour expliquer ce processus, cet article aborde, dans un premier temps, le passage du présidentialisme à parti unique au présidentialisme antidémocratique et sa conversion en présidentialisme minoritaire, pour finalement expliquer le début de ce qui constitue une nouvelle étape, le présidentialisme majoritaire, du fait, lors de l’élection de 2018, de la défaite du programme du libéralisme antidémocratique.
Présidentialisme à parti unique
12La suprématie du président de la République est issue de la conception constitutionnelle et des conditions sociales et politiques du Mexique. La Constitution de 1917 est l’œuvre de la révolution de 1910-1917. Celle-ci a consisté en un mouvement social contre le régime oligarchique, qui excluait et marginalisait la quasi-totalité de la population. La suprématie présidentielle n’était pas une fin en soi, mais plutôt un instrument, un moyen de faire advenir la justice sociale à travers des réformes, notamment dans les domaines agraire et social ainsi qu’au sein du monde du travail [3]. Les pères de la Constitution de 1917 ne cherchaient pas à instaurer la démocratie mais à rendre efficace le programme de réforme sociale, fondé avant tout sur les articles 27 et 123. Le président de la République, représentant suprême de l’État, était vu comme l’administrateur des ressources de la nation à des fins d’utilité publique. C’est de là qu’il tenait sa légitimité. La création ultérieure d’un parti, unique, lui a assuré un soutien politique structuré. Ces deux éléments du système politique mexicain permettent d’expliquer ce qu’était le pouvoir présidentiel à l’origine [4].
13Constitutionnellement, le président est le chef de l’État et celui du gouvernement ; politiquement, il est alors le « líder máximo » du pri et attribue les fonctions en son sein. Jusqu’en 1988, sans opposants susceptibles de se mesurer à lui ou d’assurer la transparence des élections, ce parti a toujours tenu entre ses mains la présidence de la République (dont la tête est renouvelée tous les six ans, sans réélection possible du président sortant), s’est appuyé sur la majorité acquise des chambres du Congrès fédéral (le Sénat est renouvelé tous les six ans, et la Chambre des députés tous les trois ans), a contrôlé tous les gouverneurs d’États (élus pour six ans) ainsi que les présidents de conseils municipaux (dont le mandat est de trois ans) et a dominé les Congrès locaux (renouvelés tous les trois ans). Le principe de séparation des pouvoirs, consacré par la Constitution, se diluait dans la pratique et la structure fédérale des pouvoirs était dirigée par la présidence de la République. Dans ce système non compétitif, le président pouvait en outre désigner son successeur, puisqu’il était en mesure, durant son mandat, de choisir pour son parti la personne qui serait le candidat pratiquement unique à la présidence.
14Le présidentialisme à parti unique, conçu comme pilier de la justice sociale, s’est dénaturé en raison de la corruption tout en se heurtant à la mondialisation et à l’essor des partis d’opposition, sans avoir rempli ses objectifs sur le plan social. Le déclin de la monarchie présidentialiste a débuté dans les années 1980, ce qui n’a toutefois pas modifié le caractère autoritaire du système. Les scissions au sein du pri et la progression des partis d’opposition ont rendu possible l’élection de candidats non priistes au sein de conseils municipaux et de gouvernements d’États. Le succès du pan, sa propension libérale qui s’opposait à l’interventionnisme de l’État, ainsi que sa modération politique, lui ont permis de devenir le compagnon de route des présidents, qui avaient besoin d’un soutien que le pri ne pouvait plus leur apporter.
15Le problème ne s’est pas circonscrit au politique. La structure économique du Mexique était très affaiblie, la productivité quasi inexistante et le revenu des travailleurs excessivement bas. L’inflation galopante s’accompagnait de protestations syndicales et sociales ; le patronat mexicain exigeait le retrait de l’État et la fin de la politique économique qui pourtant l’avait protégé et lui avait permis de se développer. Le consensus de Washington est devenu, pour les présidents priistes, le programme à suivre en vue de réformer et de moderniser le Mexique. Conçu aux États-Unis par la Banque mondiale et par le Fonds monétaire international, ce programme d’austérité se basait en effet sur un libéralisme économique qui correspondait aux revendications du patronat mexicain et du pan.
Le présidentialisme libéral-antidémocratique
16Le pouvoir présidentiel a instauré ce nouveau modèle économique tout en procédant à une succession de réformes électorales de portée limitée afin d’entretenir l’espoir que des changements politiques soient accomplis. Du même coup, les forces de gauche et de centre gauche furent empêchées d’avoir quelque influence que ce soit sur les décisions principales – celles relatives à la politique économique. Leur lutte pour la reconnaissance des droits politiques a toutefois ouvert de nouveaux horizons.
17Le pri, pour sa part, a subi une profonde métamorphose dans l’ombre du président. De façon presque imperceptible pour ses militants et ses sympathisants, il s’est éloigné des principes qui ont fondé son identité. Héritier de la révolution mexicaine, comme il se définissait lui-même, il avait fait siennes les principales revendications regroupées en un programme social et mentionnées dans les articles 3 (sur l’éducation), 27 (sur la propriété de la nation et la réforme agraire) et 123 (sur les droits des travailleurs) de la Constitution. Le nationalisme dont il était le défenseur se fondait sur le principe de protection des ressources de la nation, qui justifiait l’expropriation des entreprises pétrolières et ferroviaires détenues par des entreprises étrangères. Le renforcement de la justice sociale, autre grand volet de sa politique, avait pour but de protéger et d’améliorer les conditions de vie des plus défavorisés et constituait la raison d’être de l’interventionnisme d’État. Toutefois, le pri s’est progressivement converti au credo néolibéral, jusqu’à se défaire complètement de toute référence à l’interventionnisme d’État et à la justice sociale.
18L’orientation économique du gouvernement a été prise sous le couvert de l’Accord de libre-échange nord-américain. Le nouveau pilier du développement économique a fait disparaître les compromis sociaux instaurés par l’État afin que la libre circulation des marchandises et les investissements privés, nationaux et étrangers, deviennent le moteur de la productivité. Dans les faits, les gouvernants ne tentaient pas de résoudre les problèmes sociaux ; leur tâche consistait à mettre en œuvre les changements constitutionnels nécessaires pour ouvrir grand la porte aux capitaux privés dans les secteurs jusqu’alors réservés à l’État. Modifier le régime de la propriété, qui conférait un pouvoir total à la nation en matière de propriété du sol et du sous-sol, a été le premier de ces changements.
19Ce présidentialisme libéral et antidémocratique initial n’a pas donné les résultats escomptés. Le soutien du libre-échange n’a permis qu’une faible croissance. Très efficace lorsqu’il s’est agi de favoriser les privatisations, le pouvoir présidentiel s’est cependant montré velléitaire dans la lutte contre les grands maux qui affectaient la société, tels que la corruption, l’impunité, la délinquance, la pauvreté et les inégalités. En se désintéressant de ces problèmes sans pour autant parvenir au développement économique souhaité, il a fini par les laisser s’étendre. La société s’est alors silencieusement mise en mouvement pour s’opposer aux mesures d’austérité. Le multipartisme et la démocratie électorale se sont alliés. Au niveau politique, cette alliance s’est traduite par l’impossibilité pour les présidents d’obtenir la majorité au Congrès, puisqu’ils ne pouvaient compter sur un large soutien social. Une période de cohabitation s’est ouverte à la suite des élections de 1997 pour renouveler la Chambre des députés, alors que le pri était au pouvoir, et a perduré malgré six élections au Congrès et trois élections présidentielles (avec des présidents proches du pan de 2000 à 2012 et du pri de 2012 à 2018). Lors de l’élection de 2018 cependant, un virage radical s’est opéré.
Présidents sans majorité
20À partir de 1997, le gouvernement, minoritaire au Congrès, a été comparé au « gouvernement divisé » des États-Unis. On oubliait alors que la société nord-américaine est bien différente de la société mexicaine : la classe moyenne y est prédominante et nourrit le système majoritaire à deux partis. Il est fréquent aux États-Unis qu’un président doive gouverner avec une opposition majoritaire au Congrès, et ce mécanisme de mesure et d’équilibre politique permet de contenir les excès présidentiels.
21Il en allait tout autrement au Mexique. En premier lieu, la majorité d’opposition au Congrès était issue de deux grands partis, avec des parlementaires élus à travers un système électoral mixte ; en second lieu, avant 1997, le Mexique n’avait pas de tradition démocratique, ni connu d’alternance politique au niveau du gouvernement ou du Congrès ; enfin, la polarisation sociale, due aux inégalités qui maintiennent la majorité de la population dans une situation de pauvreté, voire d’extrême pauvreté, s’est traduite par des votes en faveur des partis d’opposition au président de la République. C’est pourquoi cette période se caractérise par l’arrivée au pouvoir de présidents sans majorité parlementaire plutôt que par des gouvernements divisés. Entre spécialistes et gouvernants mexicains s’est établie une conception formaliste de la Constitution. Ainsi, les défenseurs de cette dernière la considèrent comme un ensemble de préceptes interconnectés, sans relation forte avec la structure sociale et politique du Mexique. Mais ils n’y trouvent aucun lien avec les fonctions conférées au président de la République, issues de la lutte révolutionnaire et consignées dans l’article 27. Tout comme ils ne peuvent concevoir que l’alternance politique puisse mettre à la tête du pays des présidents qui n’ont pas de majorité au Congrès.
22À leur tour, les présidents de la République n’ont pu accepter que les citoyens refusent de leur donner une majorité parlementaire, que ce soit au moment de la première alternance présidentielle, en 2000, ou lors des élections fédérales, présidentielles et législatives suivantes. Cette configuration inédite s’expliquait à leurs yeux par une sorte d’irrationalité de l’électorat, qu’ils voulaient corriger artificiellement car elle les gênait dans la mise en œuvre de leur programme de gouvernement. Forts de cette conviction, ils ont adopté des mesures d’ordre exécutif et législatif pour passer outre la décision des électeurs. Et ils ont mené campagne pour discréditer le Congrès en le qualifiant d’« obstructeur ».
23Le problème était tout autre cependant. La majorité des citoyens ne souhaitait pas donner les pleins pouvoirs à leur président du fait des mauvais résultats de sa politique. La société soutenait l’alternance, mais recherchait surtout le changement politique, plus précisément le changement des politiques mises en œuvres. Malgré leurs promesses, les présidents issus du pan n’ont pas su instaurer ce changement, tout comme les priistes qui leur ont succédé. En réalité, pour le pan comme pour le pri, les privatisations constituaient le moteur du développement. Néanmoins, comme ce moteur n’a pas atteint son objectif, les problèmes se sont accrus. Avec le retrait de l’État, la corruption et l’impunité sont devenues la norme, la délinquance et l’insécurité juridique et personnelle se sont étendues à tout le territoire et la pauvreté et l’inégalité ont pris des dimensions inédites depuis la révolution mexicaine : plus de la moitié de la population n’avait pas accès aux biens de première nécessité qui leur auraient permis de vivre dignement. Pour parer à cette situation, la majorité des plus démunis n’avait pour seules solutions que d’immigrer aux États-Unis, d’avoir recours au commerce informel ou de venir grossir les rangs de la délinquance organisée.
24Les présidents sont parvenus à contrôler une grande partie de l’opposition au Congrès grâce à un processus complexe qui s’est terminé par la conclusion d’un pacte politique en 2012, dans lequel la répartition de l’argent public a joué un rôle fondamental. Une succession de règlements a vu le jour : ils sont passés du président au Congrès fédéral, qui les adoptait ; puis du Congrès fédéral aux gouverneurs et aux municipalités ; enfin des gouverneurs aux Congrès locaux, qui approuvaient l’ensemble des dépenses. Entre 2000 et 2014, les États et les municipalités ont ainsi reçu environ 355 milliards de dollars de financement fédéral [5].
25À travers le pacte de 2012, la stratégie de l’exécutif était de distribuer des ressources économiques spécifiques afin que l’ensemble des mesures législatives soient adoptées par tous les partis. Ces allocations budgétaires en faveur des gouvernements d’États et des conseils municipaux ont permis aux législateurs de bénéficier d’un soutien considérable [6]. Les ressources publiques allouées aux groupes parlementaires sous forme de subventions, non soumises à déclaration, ont augmenté de près de 40 %, passant de 19 millions à plus de 26 millions de dollars [7].
26Un autre trait de la corruption des forces politiques s’est fait jour dans la compétition électorale. Le financement public des partis et des élections est passé de 33 millions de dollars en 1996 à plus de 2 milliards en 2015, soit soixante-sept fois plus en moins de vingt ans. Cependant, lors des campagnes électorales, les partis ont dépensé les sommes qu’ils avaient perçues aussi bien légalement qu’illégalement sur le très coûteux marché des votes [8]. Les traitements de faveur s’étendaient aux entreprises et aux journalistes. Entre 2007 et 2018 seulement, la réduction d’impôt consentie aux grandes entreprises s’est élevée à plus de 22 milliards de dollars, hors abattements fiscaux. Pour lubrifier la machine, les journalistes proches du gouvernement ont perçu 100 millions de dollars pendant le sextennat d’Enrique Peña Nieto (2012-2018), en plus des quelque 3 milliards de dollars dépensés afin de réaliser des campagnes publicitaires pour le gouvernement. Il y eut d’autres formes de pillage des ressources publiques, comme le vol de carburant, pour un montant moyen annuel de 3,3 milliards de dollars, et des contrats aux montants surestimés pour tous les achats effectués par le gouvernement (en 2018, par exemple, l’achat de médicaments pour le secteur public a coûté 4,4 milliards de dollars).
27Dans le même temps, malgré les revenus dérivés du pétrole, la dette extérieure a augmenté. Sous les gouvernements issus du pan, de 2000 à 2012, son montant a presque atteint le tiers du produit intérieur brut (247 milliards de dollars). De 2012 à 2018, sous le gouvernement proche du pri, la dette s’est quasiment élevée à la moitié de l’ensemble des revenus du pays (462 milliards de dollars), provoquant des doutes sur la capacité du pays à la rembourser et donc un risque de dégradation de sa note de crédit. Si, au début de ce sextennat, chaque Mexicain était ainsi redevable d’une somme de 2 102 dollars, à la fin du mandat ce montant s’élevait à 3 666 dollars. Le recours aux ressources publiques au-delà de la limite autorisée par le Congrès n’a pas été suivi de sanction, bien qu’aucune mission de service public n’ait justifié ces dépenses budgétaires [9].
28Et alors que les ressources de l’État alimentaient la corruption, la mise en œuvre de la politique d’austérité conduisait systématiquement à réduire les budgets de la santé et de l’éducation, ainsi que celui consacré aux infrastructures. On comprend pourquoi il n’a pas été possible de freiner le mouvement de protestation contre les mesures impopulaires et contre la corruption.
L’échec du libéralisme antidémocratique
29Sans amélioration des conditions de vie de la majorité de la population qui aurait pu justifier l’utilisation des ressources publiques, les partis traditionnels, c’est-à-dire le pri, le pan et le prd, signataires du pacte de 2012 et acteurs des « réformes structurelles » recommandées par les organismes financiers internationaux (Banque mondiale et Fonds monétaire international), se sont vus dépassés par la conjoncture. Une opposition sociale qui s’exprimait démocratiquement à chacune des élections s’est constituée pour faire face aux politiques libéral-antidémocratiques. Ainsi, l’apparition au Congrès d’une majorité de députés et de sénateurs qui s’opposaient au président n’était pas un simple résultat électoral de plus, mais un phénomène politique profond que les présidents de l’alternance ont sous-estimé.
30Selon Ferdinand Lassalle, la force active qui promeut le fondement des constitutions réside dans les facteurs réels du pouvoir [10]. La Constitution réelle est le résultat de l’interaction entre ces groupes qui, en défendant leurs intérêts, font preuve d’ingérence dans le développement de la vie d’un pays. Chacun d’entre eux est un élément de la Constitution. Les constitutions réelles sont celles qui plus tard sont soigneusement couchées par écrit et qui, après avoir été validées par les institutions, créent le droit et les organes juridiques. Lorsque les vrais facteurs du pouvoir ne sont pas écrits, le risque de conflit est réel. La Constitution est la forme spécifique que prend la distribution du pouvoir social, précise Lassalle. C’est certainement pour cela que les piliers sociaux de la Constitution mexicaine sont restés intacts jusqu’au dernier tiers du xxe siècle. Le présidentialisme mexicain, celui d’une démocratie non développée, s’est enlisé à la suite du changement d’orientation de l’État. Selon le nouveau dogme, l’État devait se limiter au rôle de régulateur du libre-échange, mais ni le libre-échange ni la régulation ne sont possibles lorsque 93 % des actifs physiques et financiers sont concentrés entre les mains de 10 % des entreprises, comme c’est le cas au Mexique. La présidence de la République s’est mise au service des intérêts privés, ainsi que le préconisait le consensus de Washington, qui a dicté le programme économique gouvernemental. L’originalité de la situation mexicaine n’a pas été prise en compte et les inégalités se sont accentuées. Au cours de ce processus, la démocratie ne s’est pas renforcée. La prépondérance présidentialiste a servi à introduire un modèle économique qui se voulait la solution aux importants problèmes de corruption, de pauvreté et de délinquance rencontrés par le pays. L’État de droit n’a pas été non plus défendu : la dégradation du système juridique et l’amplification de la délinquance se sont faites au détriment des institutions de l’État et de la sécurité des Mexicains.
31Le renforcement des droits politiques et la mobilisation sociale, deux phénomènes parallèles, ont trouvé leur porte-parole avec Andrés Manuel López Obrador lors de l’élection de 2018. Critique des politiques gouvernementales néolibérales, des partis traditionnels signataires du pacte de 2012 et de l’oligarchie dominante, López Obrador est un responsable politique progressiste. « Pour le bien-être de tous et d’abord celui des pauvres » est un de ses slogans emblématiques. Premier président ayant obtenu une majorité parlementaire depuis que l’alternance politique existe au Mexique, il lui incombe de mener à bien l’énorme tâche qui consiste à combattre les inégalités sociales, la pauvreté, la corruption et la délinquance dans le cadre de la mondialisation, sans porter atteinte aux libertés. Défi d’autant plus difficile à relever que la corruption et l’impunité ont supprimé les frontières entre le crime et la politique. Ainsi, le but du nouveau gouvernement est d’instaurer un véritable État de droit et une démocratie forte, ce qui sera très complexe car nombre d’institutions sont morcelées et aux mains d’intérêts privés ayant rendu les plus démunis encore plus démunis tout en polarisant la société. Il est nécessaire de reconstruire l’État, qui seul peut imposer les règles de cohabitation économique requises pour soutenir les entreprises. Les engagements du pouvoir présidentiel sur le plan social doivent être tenus de toute urgence afin de garantir une cohabitation pacifique.
32*
33L’instauration du présidentialisme à la suite de la révolution mexicaine avait pour but de mettre en œuvre les réformes nécessaires en vue de défendre la justice sociale. Caractérisé ensuite par l’apparition d’un parti unique, le régime politique s’est écarté de cet objectif. Cette structure du pouvoir, centralisée et sans véritables contrepoids, a été l’un des instruments qui a permis d’instaurer le libre-échange comme nouveau modèle de développement à partir des années 1980. Bien loin d’offrir les droits sociaux et civils voulus par la majorité de la population, cette nouvelle étape a pris la forme du libéralisme antidémocratique.
34Le xxie siècle a inauguré l’alternance politique au Mexique, avec des présidents qui n’ont pas eu de majorité au Congrès. D’abord membres du pan puis du pri, ces présidents n’ont pas pris en compte le message des électeurs. Au contraire, ils se sont servis de la structure du pouvoir pour aller jusqu’au bout du vieux modèle porteur d’injustices sociales. L’élection de juillet 2018 est cependant parvenue à vaincre les forces qui soutenaient le présidentialisme promoteur du libéralisme antidémocratique.
35À travers cette élection, la société mexicaine a écarté les partis politiques qui offraient comme seule option la pensée économique unique. Non seulement ils se sont montrés inefficaces dans la mise en application de leur programme, mais ils ne présentaient pas non plus une solution alternative sur le plan politique. L’erreur des partis et des présidents de la République a été de ne pas avoir promu de changement politique. Ils se sont soumis à l’oligarchie dominante, ont mis les ressources publiques au service d’une minorité et ont empêché la participation politique de la population. Pour toutes ces raisons, il est nécessaire de démocratiser le gouvernement présidentiel.
36Cet article est dédié à la mémoire de Robert Daumières.
Notes
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[1]
Yascha Mounk, The People vs Democracy : Why Our Freedom Is in Danger and How to Save It, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2018.
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[2]
Ensemble de réformes recommandées par les institutions financières internationales en 1989 aux États d’Amérique du Sud faisant face à une crise de la dette accompagnée de récession et d’hyperinflation.
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[3]
Arnaldo Córdova, La revolucion y el Estado en México, Mexico, Era, 1989.
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[4]
Daniel Cosío Villegas, El sistema político mexicano. Las posibilidades de cambio, Mexico, Joaquín Mortiz, 1981.
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[5]
Héctor Aguilar Camín, « La epidemia tiene cura », Milenio, 21 avril 2017.
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[6]
Adriana Báez Carlos et Francisco Reveles Vázquez (dir.), Reglas, votos y prácticas. ¿Hacia una representación política democrática en México ?, Mexico, unam-Cámara de Diputados, 2016, introduction.
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[7]
Héctor Zamitiz Gamboa, « Presidente y Congreso : la dinámica en la definición de la agenda legislativa y el cambio de las relaciones entre ambos poderes, en la aprobación de las reformas del Pacto por México », dans id. (dir.), Pacto por México, Agenda legislativa y reformas 2013-2014, Mexico, unam, 2016, p. 143-164.
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[8]
Héctor Aguilar Camín, « El río de dinero de la democracia mexicana », Milenio, 19 avril 2017.
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[9]
Alberto Barranco, « imco a la yugular de Peña », El Universal, 17 mai 2019.
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[10]
Ferdinand Lassalle, « Qu’est-ce qu’une Constitution ? » (1862), Marxists.org.