Pouvoirs 2019/1 N° 168

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Article de revue

Bercy, un vrai premier ministère ?

L’arme du budget

Pages 59 à 71

Notes

  • [1]
    Cf. notamment La Direction du Budget face aux grandes mutations des années cinquante, acteur ou témoin ? Journée d’études tenue à Bercy, le 10 janvier 1997, Paris, cheff, 1998.
  • [2]
    « Le budgétaire et le dépensier. Défense et illustration de la direction du Budget », Pouvoirs, n° 53, 1990, p. 55.
  • [3]
    Gilles Zalma, « L’hégémonie du ministre des Finances dans le droit budgétaire de l’État », Revue du droit public, 1985, p. 1653.
  • [4]
    « Réflexions sur une “Bastille à Bercy” : le ministère des Finances à l’épreuve des mutations contemporaines », in Mélanges Paul Amselek, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 709.
  • [5]
    Complexité et rationalité dans la gestion du système financier public, Paris, Economica, 1984, p. 38.
  • [6]
    Direction du Budget, rapport d’activité 2015, t. 2, p. 4.
  • [7]
    Jean Choussat, « Le budgétaire et le dépensier », art. cité, p. 55-56.
  • [8]
    Journal officiel. Assemblée nationale, 30 avril 2001, p. 2574.
  • [9]
    Paris, Bordas, 1976.
  • [10]
    Science et législation financière, Paris, Economica, 2005, p. 438.
  • [11]
    Finances publiques, 10e éd., Paris, Dalloz, 2017, p. 26. Cf. également Luc Saïdj, « Réflexions sur le statut du ministre en droit financier français », Gestion et finances publiques, n° 10, 2010, p. 695.
  • [12]
    Stéphanie Damarey, La Loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, 2e éd., Paris, Ellipses, 2016, p. 4 et suiv.
  • [13]
    Droit des finances publiques, Paris, Dalloz, 2015, p 299.
  • [14]
    Finances publiques, 8e éd., Paris, Dalloz, 2013, p. 9.
  • [15]
    « Le ministre des Finances dans le cadre de la réforme des finances publiques », in Michel Bouvier (dir.), Réforme des finances publiques, démocratie et bonne gouvernance, Paris, lgdj, 2004, p. 51.
  • [16]
    Finances publiques, 9e éd., Paris, Dalloz, 2017, p. 132.
  • [17]
    « Manager la lolf : quels managers ? », Revue française de finances publiques, n° 137, 2018, p. 47.
  • [18]
    Frank Mordacq, « La lolf, 10 ans de pratique », Gestion et finances publiques, n° 6, 2016, p. 4.
  • [19]
    Finances publiques, op. cit., p. 322.
  • [20]
    Ibid., p. 353.
  • [21]
    Ibid., p. 593.
  • [22]
    « La comptabilité patrimoniale de l’État : qu’en faire ? », Gestion et finances publiques, n° 6, 2016, p. 57.
  • [23]
    Pour une présentation du rôle joué par le cbcm, cf. Stéphanie Damarey, Droit de la comptabilité publique, Paris, Gualino, 2017, p. 105 et suiv.
  • [24]
    « La lolf, 10 ans de pratique », art. cité, p. 72.
  • [25]
    « Chroniques », Gestion et finances publiques, n° 4, 2016, p. 128.
  • [26]
    Dans ce clair-obscur surgissent les monstres, Paris, Plon, 2018, p. 56 et suiv.
  • [27]
    Patrick Delage, « L’évolution du métier du contrôle budgétaire », Gestion et finances publiques, n° 6, 2016, p. 81.
  • [28]
    Dans ce clair-obscur surgissent les monstres, op. cit., p. 58.
  • [29]
    Finances publiques, op. cit., p. 484.
  • [30]
    Frank Mordacq, « La lolf, 10 ans de pratique », art. cité, p. 460.
  • [31]
    Id.
  • [32]
    « Le droit constitutionnel des finances publiques », Revue française de finances publiques, n° 7, 1984, p. 143.

1En 1990, la revue Pouvoirs avait dédié son numéro 53 au ministère des Finances. Près de trente ans plus tard, les mêmes interrogations entourent le fonctionnement de ce ministère. Son influence, son pouvoir de décision – que dans ce numéro Denise Mairey et Patrick Peugeot avaient étudiés en s’interrogeant : « Le ministre et les directeurs, qui commande ? » –, ses prérogatives, voire ses privilèges… en tout cas et indéniablement, selon la formule retenue pour sa part par François Bloch-Lainé, « l’affirmation d’une puissance ».

2C’est alors Jean Choussat, inspecteur général des finances, directeur du Budget de 1981 à 1985, qui entreprit d’étudier la position si particulière du ministère des Finances parmi les ministères et notamment de sa direction du Budget [1]. L’opposition était alors clairement signifiée entre « le budgétaire et le dépensier », Jean Choussat évoquant à leur propos une « vie conjugale tumultueuse » [2]. On ne pouvait mieux résumer ce relationnel si singulier qui a d’ailleurs conduit à considérer, non sans raison, ce rôle de primus inter pares joué par le ministère des Finances.

3Depuis cette publication, le contexte a significativement évolué. La loi organique du 1er août 2001 est passée par là et a contribué à redistribuer les rôles au sein de l’exécutif. La Cour des comptes s’est affirmée dans son rôle de gardienne des fonds publics, tandis que le Conseil constitutionnel a poursuivi son travail d’interprétation des dispositions organiques. L’Europe exerce également une influence considérable dans la maîtrise, imposée aux États membres, de leur situation budgétaire et fixe un cadre budgétaire dont le ministère doit tenir compte. Parmi d’autres, ces quelques éléments permettent de comprendre que la place du ministère chargé du budget, ainsi qu’en son sein celle de la direction du Budget, ne pouvait qu’évoluer – avec un constat apparent : celui d’une diminution de son périmètre d’influence.

4Dans cette redéfinition des rôles, le combat demeure toutefois inégal : ce ministère, certes amoindri, a conservé un pouvoir important qu’il ne peut toutefois exercer qu’en tenant compte de cette nouvelle répartition des rôles que les évolutions récentes – loi organique relative aux lois de finances (lolf), obligations européennes, etc. – ont contribué à préciser.

La prééminence traditionnelle du ministère chargé du budget

5Parmi les ministères, celui qui a la charge du budget a longtemps bénéficié d’une position privilégiée considérée comme prééminente [3]. Traditionnellement, ce ministère était alors opposé aux autres, qualifiés de dépensiers : représentation imagée significative de ce rôle singulier.

6Par touches successives, cette image n’est toutefois et désormais plus tout à fait celle qu’elle était : les contours se sont estompés, le paysage et les forces en présence s’en sont trouvés modifiés.

Le ministère du Budget, primus inter pares

7Dans son positionnement, le ministère du Budget bénéficie, indéniablement, d’une place particulière parmi les autres ministères. Pour le comprendre, il faut relire Luc Saïdj, qui a parfaitement rappelé la place centrale acquise par le ministère durant les cinquante ans qui ont suivi la Grande Guerre, et en particulier durant les Trente Glorieuses, pour mieux, dans la suite de sa démonstration, évoquer l’affaiblissement du ministère [4]. Pierre Beltrame évoquait quant à lui « l’hégémonie du ministère des Finances sur l’ensemble du système » financier public [5]. Propos on ne peut plus évocateurs qui permettent, sans difficulté, de comprendre cette prééminence ministérielle.

8Tout autant évocatrice, cette appellation de « ministères dépensiers » qui, loin d’être désuète, est encore utilisée par la direction du Budget pour faire état du relationnel établi avec ces autres ministères. Ainsi, dans son rapport d’activité 2015, la direction du Budget rappelle qu’elle constitue un « partenaire des ministères dépensiers qu’elle accompagne dans la mise en œuvre des politiques publiques [6] ».

9Une appellation qui n’est pas sans rappeler ces propos de Jean Choussat, qui en 1990, alors directeur du Budget, avait ainsi résumé son rôle : « J’avais dûment été chapitré par le directeur du Budget de l’époque : “Vous direz non, encore non, toujours non. Vous passerez souvent pour un imbécile. N’en soyez pas affecté. Vous constaterez, au fil des mois et des années, que vous servez utilement l’État.”

10« La première mission, le premier réflexe du budgétaire est effectivement de dire non. Il ne manque pas d’excellentes raisons de le faire avec la meilleure des bonnes consciences.

11« La direction du Budget est en permanence – l’image est banale – une forteresse assiégée. Les dépensiers ne sont pas mus seulement par le souci légitime de faire face à la pression des besoins. Ils sont animés par bien d’autres considérations : le souci de faire mieux (c’est-à-dire dépenser plus) que leurs prédécesseurs, la hantise d’obtenir au moins autant que leurs collègues, la nécessité de tenir compte des rivalités entre leurs propres services. Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour deviner que ces motivations sont fortement inflationnistes [7]. »

12Cette position singulière du ministère se résume, ainsi, au travers de ce rôle essentiel joué plus particulièrement par la direction du Budget dans l’élaboration et l’exécution du budget de l’État : tenir les cordons de la bourse, éviter – tant que faire se peut – les dérapages et surtout composer avec le politique, l’économique et le juridique. Progressivement, ces derniers ont gagné en puissance au point d’évoquer un affaiblissement du ministère chargé du budget.

13La tendance générale pouvait conduire à considérer Bercy comme une forteresse imprenable. De manière éloquente, le député Jean-Luc Warsmann, à l’occasion d’une question parlementaire posée en octobre 2000, attirait ainsi l’attention du ministre sur les conclusions du rapport de la commission des finances du Sénat relatif à l’élaboration des lois de finances. Après six mois d’enquête, ce rapport dénonçait « la culture du secret de Bercy » apparentée à « une déformation professionnelle » [8]

14En parallèle, la littérature apparaissait abondante pour illustrer cette position si singulière occupée par ce ministère, à l’exemple de cet ouvrage de Xavier Beauchamp au nom évocateur : Un État dans l’État ? Le ministère de l’Économie et des Finances[9]. La presse également s’emparait du sujet, comme le montre cet article paru dans le journal Le Monde daté du 18 février 1994 : « Faire pièce au monopole des Finances ».

15Une perception que résume ainsi Gilbert Orsoni en évoquant le poids jugé excessif conféré au ministre des Finances : « Agent de ce dernier auprès du ministre dépensier, sa présence et la nature de son rôle contribuent à consacrer une rupture d’égalité entre ministres que les conditions de la préparation du projet de loi de finances puis de son exécution avaient déjà permis de souligner. » Il concluait : « Fort vives parfois jusqu’aux années 1980, ces critiques se sont aujourd’hui sensiblement estompées, sans avoir toutes disparu (mais pour laisser place à des interrogations d’une autre nature du fait des changements induits par la réforme budgétaire). » [10]

De l’invincible armada au bastion assiégé

16Cette hégémonie ministérielle a perdu de sa superbe. Pas totalement vaincue mais plus vraiment ce qu’elle était, l’armada budgétaire n’a pas su déployer un bouclier suffisamment conséquent pour éviter une perte substantielle de ses pouvoirs. C’est d’ailleurs, comme le souligne Jean- Luc Albert, ce qui a permis l’adoption de la loi organique relative aux lois de finances : « L’affaiblissement politique du ministre et du ministère des Finances a en tout cas certainement facilité le vote de la lolf, qui écorne sur plusieurs points les pouvoirs que le ministère s’était, en grande partie, octroyés (ou avait fait octroyer à l’exécutif) dans l’ordonnance du 2 janvier 1959 [11]. » La lecture de la lolf permet ainsi de détecter des compétences transférées au Premier ministre, exercées parfois conjointement avec les ministères dépensiers (à l’exemple de certains mouvements de crédits), d’autres au Parlement (plafonds d’emprunt, dépôt des fonds des collectivités locales…).

17Il suffit de se rappeler le contexte d’adoption de la lolf, un texte auquel le ministère chargé du budget a finalement porté peu d’attention. Il faut probablement en trouver l’un des éléments explicatifs dans les difficultés alors rencontrées par ce ministère, confronté à une grève de grande ampleur, mouvement globalement inédit au sein du ministère chargé du budget (avec notamment le projet de fusionner les directions générales de la comptabilité publique et des impôts – un projet qui ne verra le jour qu’en 2007). Des difficultés telles qu’elles ont conduit à la démission du ministre de l’époque, Christian Sautter, et manifestement contribué à positionner à l’arrière-plan cette proposition de réforme de l’ordonnance de 1959.

18Dans le même temps, c’est d’une « conjonction astrale » qu’a bénéficié la lolf pour voir le jour, notamment grâce à un concours de personnalités dont celle de Laurent Fabius, président de l’Assemblée nationale au moment de la gestation du texte – et ayant œuvré de manière importante à sa promotion dans le cadre d’un groupe de travail consacré à l’efficacité de la dépense publique –, devenu ministre des Finances à la suite de la démission de Christian Sautter. Très logiquement, en tant que ministre, il ne pouvait se présenter comme une force d’opposition au texte [12].

19Le propos semble entendu. La perspective peut toutefois être relativisée. C’est ce que fait Aurélien Baudu en 2015 lorsqu’il relève que « certains auteurs observent une tentative d’affaiblissement du ministre chargé des finances depuis une quinzaine d’années, car certaines compétences financières ont été rééquilibrées entre Bercy et Matignon par le législateur organique, notamment en matière de transferts, d’annulations ou de reports de crédits (lolf, art. 12-II, 14 et 17), décisions qui sont désormais prises par décret du Premier ministre sur rapport du ministre chargé des finances et non plus par simple arrêté ministériel [13] », faisant ici référence à Jean-Luc Albert et Luc Saïdj [14]. Mais, dans le même temps, d’autres auteurs, au contraire, rappellent que le ministre chargé des finances bénéficie d’un statut « universel » d’interlocuteur privilégié devant les institutions internationales et européennes et de l’interministérialité, faisant cette fois référence à Jean Gicquel [15]. C’est également l’avis de Michel Lascombe et Xavier Vandendriessche, qui rappellent que le ministre doit contresigner tous les actes de ses collègues ayant des conséquences financières, ce qui lui assure un statut particulier [16].

20S’il n’a pu s’opposer au nouveau texte organique, le ministère du Budget se l’est approprié au mieux de ses intérêts. C’est ce que souligne Claude d’Harcourt, directeur général de l’Agence régionale de santé en Provence-Alpes-Côte d’Azur, qui constate pour le regretter que la direction du Budget a fini par porter facilement la lolf afin de mieux la vider de son contenu, avec une logique de ministère dépensier à laquelle il est impossible d’échapper, à la manière du jeu du chat et de la souris [17]. Selon lui, « la tentation est trop présente à tous les échelons et à tous les moments d’une discussion budgétaire ou d’une exécution budgétaire », pour le ministère chargé du budget, de conserver la main et, « avec le recul », il ne voit pas comment on pourrait y substituer une logique de responsabilité : « Il faut bien admettre que nous sommes dans une impasse indépassable », lui semble-t-il, la lolf constituant, sur ce point, une autre source de déception. Claude d’Harcourt va même plus loin en estimant que le décret gbcp – décret sur la gestion budgétaire et comptable publique du 7 novembre 2012, adopté en remplacement du règlement général sur la comptabilité publique (rgbcp) de décembre 1962 – est un décret anti-lolf.

21Et finalement, la lolf n’aura pas eu raison de ces « vieux réflexes de défiance entre Bercy et les ministères [18] ».

Bercy contre ministères dépensiers : l’inégal combat

22Le combat reste inégal entre le ministère du Budget et les ministères dépensiers car, non seulement le premier maîtrise les éléments de langage et de procédure budgétaire, mais il exerce également sur les seconds un contrôle conséquent afin de s’assurer de la maîtrise d’exécution de la dépense publique.

La maîtrise des langages budgétaire et comptable

23Si la lolf a modifié le paysage d’élaboration et d’exécution budgétaires, le rôle du ministère chargé du budget reste prépondérant. C’est ce que rappelle Jean-Luc Albert lorsqu’il souligne la « prépondérance budgétaire » du ministère et déclare que « c’est le ministre des Finances, tout particulièrement la direction du Budget, qui assure la préparation des lois de finances et, à cette occasion, la négociation des crédits avec les ministères » [19]. Une négociation qui positionne nécessairement les ministères dépensiers en demandeurs, obligés de justifier des crédits demandés – ce qu’ils sont tenus de faire, depuis la lolf, dans le cadre des projets annuels de performance au travers de la justification au premier euro des crédits demandés.

24Indéniablement, cet outil, pensé par les parlementaires à l’occasion de leur proposition de révision de l’ordonnance du 2 janvier 1959 afin d’éviter le gaspillage des fonds publics, constitue un moyen à disposition du ministère chargé du budget pour vérifier la nécessité des demandes qui lui sont faites et procéder aux arbitrages nécessaires.

25À cela s’ajoute « l’emprise du ministère chargé du budget sur les différents ministères [qui] se caractérise [également] par la mise en place d’un cadre de référence interministériel des contrôles internes budgétaire et comptable dont la définition et la mise en œuvre lui reviennent. Ce référentiel a été précisé par le décret du 23 janvier 2017 : il a pour but de satisfaire à l’objectif de la qualité des comptabilités, au respect des critères de réalité, de justification, de présentation et bonne information, de sincérité et d’exactitude, d’exhaustivité, de non-compensation, d’imputation et de rattachement à la bonne période comptable et au bon exercice (rgbcp, art. 170, der. al. ; décret du 23 janvier 2017, art. 23) [20] ». On le comprend, sous le sceau « lolfique », le ministère chargé du budget a étendu, contrairement aux analyses initialement faites à son sujet et précédemment évoquées, son emprise sur les ministères dépensiers.

26Une emprise qui se positionne au sein même des programmes qui désormais constituent le budget de l’État. Jean-Luc Albert l’a relevé, « le ministère des Finances, sous l’appellation actuelle de ministère de l’Économie et des Finances, demeure le premier acteur budgétaire de l’État. Ce ministère est concerné en 2017 par cinquante-quatre programmes [21] ». Près d’un programme sur deux… autant dire que l’influence de ce ministère est loin d’être supposée : elle apparaît, dans toute son étendue, aux différents stades budgétaires.

27Et ce, sans parler des difficultés inhérentes à une matière parfois considérée comme difficile d’accès. Sophie Mahieux le soulignait encore en 2016 : « La compréhension des concepts de comptabilité générale appliqués à l’État est nécessaire pour savoir ce qu’on peut trouver dans ces chiffres, comment on peut les utiliser et les questions à se poser pour interpréter correctement leurs évolutions. Or, aujourd’hui, cette connaissance est concentrée sur une petite partie de la dgfip [Direction générale des finances publiques] […] et est loin d’irriguer tous les acteurs clefs de la chaîne de la dépense. Si tous pratiquent une langue budgétaire, assez stable dans sa grammaire depuis le xixe siècle, la langue comptable – nettement plus complexe – n’est pratiquée que depuis une dizaine d’années et encore au sein d’une communauté réduite [22]. »

28Cependant, l’interprétation de ces chiffres, l’appréciation de leurs évolutions, conditionnent tout à la fois la manière avec laquelle les ministères vont élaborer leurs projections budgétaires et, au-delà, la manière avec laquelle les parlementaires pourront apprécier, selon une logique lolfique, l’exécution budgétaire. Aussi intimement liés, ces langages budgétaire et comptable souffrent toutefois et encore trop souvent d’un défaut d’accès et de compréhension. Ce qui ne fait que renforcer encore le rôle essentiel imparti au ministère chargé du budget… qui se présente comme un acteur incontournable et dont il n’apparaît pas possible de s’affranchir.

L’œil de Bercy

29Incontournable, le ministère chargé du budget l’est à plus d’un titre. Au point d’ailleurs d’être qualifié d’« œil de Bercy ». Un vocabulaire similaire était déjà employé, dès le début du xxe siècle, à propos du contrôleur financier, et il l’est désormais à l’égard du contrôleur budgétaire et comptable ministériel (cbcm), dont le rôle a été mis au diapason des nouveautés introduites par la lolf. Le cbcm se présente comme une garantie en termes de soutenabilité des dépenses du ministère [23]. Ainsi résumé, on comprend aisément le rôle clef joué par le cbcm à l’égard des ministères.

30Le cbcm est également membre permanent, au sein de son ministère de rattachement, du comité interministériel d’audit. Or, comme l’a souligné Frank Mordacq, administrateur général des finances publiques, « la présence du cbcm n’a pas toujours été souhaitée par peur d’un regard extérieur : le ministère de la Défense a ainsi été le dernier à accepter sa participation officielle à son comité ministériel d’audit, dont le champ est d’ailleurs limité. Il ne faudrait pas que Bercy ait une vision trop précise de certains sujets », évoquant, à ce propos, « l’œil de Moscou de Bercy » [24].

31Illustration d’une défiance certaine que la lolf est loin d’avoir remisée… Pourtant, la perspective n’est pas aussi binaire qu’elle semble l’être. Frank Mordacq relève aussi que « les directions de Bercy peuvent juger que les cbcm sont parfois trop proches des directions financières (“syndrome de Stockholm” ?) »…

32Manifestement, Bercy apparaît en situation avantageuse par rapport aux autres forces en présence. Le ministère conserve, en effet, des armes stratégiques pour préserver sa prééminence. À l’exemple de la discipline budgétaire européenne imposée aux États membres de l’Union européenne. Un moyen de pression important qui lui permet d’imposer aux ministères dépensiers des contraintes budgétaires conséquentes, comme il résulte des lettres de cadrage qu’il leur adresse dans le cadre de l’élaboration du projet de budget. Ainsi, pour le budget 2017, les lettres avaient fixé pour objectif de ramener le déficit à 2,7 % du pib au moyen d’un plan de 50 milliards d’euros d’économies.

33Le Premier ministre demandait alors aux ministres, à l’exception de ceux de l’Intérieur, de la Justice, de la Défense et de l’Éducation nationale, de réduire leurs effectifs de 2 % et de stabiliser la masse salariale malgré la revalorisation du point d’indice et la mise en œuvre de l’accord sur les carrières et les rémunérations. Le tout au nom du nécessaire équilibre des comptes de l’État ou, du moins, de l’objectif de réduction des déficits publics [25].

34On l’aura compris, si la période post-lolfique a pu être présentée comme synonyme d’affaiblissement pour le ministère chargé du budget, la donne n’apparaît pas aussi évidente. De bastion assiégé, Bercy a progressivement su redéployer son ascendant dans le cadre de cette redistribution imposée des armes.

Du bastion assiégé à la redistribution des armes

35L’affaiblissement constaté du ministère du Budget a donné lieu à une redistribution des armes. Si Bercy est toujours considéré comme l’œil inquisiteur dont les ministères se passeraient bien, la perspective n’est plus tout à fait la même. Il faut, à la fois, prendre en considération le rôle du politique et plus largement celui des différents acteurs en présence.

Le rôle du politique

36Sur différents plans, Bercy a perdu des batailles, le politique en emportant certaines. Et c’est un constat opéré depuis bien longtemps : alors que les ministres se suivent, parfois à des rythmes soutenus, le ministère chargé du budget a longtemps cultivé un entre-soi lui permettant de s’affranchir de ces contingences politiques.

37C’est ce que souligne Pierre Moscovici dans ses mémoires lorsqu’il évoque ce ministère comme une puissance dans l’État : « Les fonctionnaires de Bercy se sentent eux-mêmes investis d’une mission qui ne va pas sans son corollaire désagréable : des réflexes élitistes, une forme de pensée unique qui a été suffisamment critiquée pour ne pas être totalement erronée. C’est le pendant de la puissance [26]. » Lucide sur son ministère, il évoque les difficultés qu’il a rencontrées à affronter son administration : « L’administration des finances peut paraître arrogante, dure, rigide, voire hostile aux projets politiques progressistes. Son inclination spontanée la pousse plutôt au conservatisme. Ainsi en va-t-il des arbitrages budgétaires, qui ont tendance à cibler prioritairement toutes les politiques publiques à finalité sociale, environnementale ou éducative, et de beaucoup de notes du Trésor, qui vont toujours, au nom de l’exigence des réformes structurelles, dans le sens du libéralisme économique et de la dérégulation. » Et de conclure : « Bercy est par essence rétif aux politiques de progrès. » Lourde charge venant d’un ministre qui s’est trouvé à la tête de cette superpuissance…

38D’où l’importance du rôle du politique que Pierre Moscovici résume ensuite ainsi : « Pour être un bon ministre des Finances, il faut posséder, à mon sens, un bon toucher de balle, ne pas se laisser entortiller par les hauts fonctionnaires. Le ministre qui est totalement dans la main de son administration est un mauvais ministre. Le ministre qui ne respecte pas son administration est un mauvais ministre. Le ministre qui ne sait pas communiquer est un mauvais ministre. »

39Mais lorsque le politique l’emporte, parfois à la hussarde, il met le ministère devant le fait accompli et révèle, dans toute son amplitude, les antagonismes en présence : « L’autre difficulté résulte de l’action publique elle-même et du fait que l’exécutif prend souvent des décisions qui n’ont pas fait préalablement l’objet d’un financement budgétaire. Les exemples sont nombreux. Dans le domaine social, il suffit de se souvenir du plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale, adopté le 21 janvier 2012 par le comité interministériel de lutte contre l’exclusion ou du plan d’urgence pour l’emploi annoncé par le président de la République le 18 janvier 2016, dont les crédits n’avaient pas été inscrits dans les lois de finances qui venaient juste d’être votées.

40« Il serait ridicule et illégitime de dénier au pouvoir exécutif le droit de prendre les mesures qu’il juge nécessaires pour faire face, si besoin en urgence, à une situation économique et sociale. En revanche, il appartient au contrôleur budgétaire de s’assurer qu’il s’agit bien d’une décision prise par une autorité politique légitime au regard du mode de fonctionnement des institutions françaises ; autrement dit, qu’il s’agit bien d’une décision du président de la République ou du chef du gouvernement et pas seulement d’une décision isolée d’un ministre, ou d’un directeur d’administration centrale [27]. » Le propos est éloquent, venant d’un administrateur général des finances. Il rappelle surtout que démocratie et technocratie peuvent diverger en termes de perceptions budgétaires. Il souligne que ces rapports de force résultent de personnalités qui ont/auront su établir leur autorité sur ce ministère. Pierre Moscovici le souligne très clairement lorsqu’il relève que Nicolas Sarkozy et François Hollande, et probablement également Emmanuel Macron, ont fait entrer l’économie et les finances dans le domaine réservé du président de la République [28].

La nouvelle répartition des rôles

41Avec la lolf, la répartition des rôles a été revisitée. Comme le souligne Jean-Luc Albert, si la lolf confirme la prépondérance traditionnelle du ministère des Finances, notamment de sa direction du Budget, dans la préparation du projet de loi de finances, ce même texte organique a établi les modalités de préparation du budget selon des modalités et un calendrier qui conduisent à un plus grand dialogue et à une collaboration plus approfondie avec les ministères dépensiers, selon un calendrier et des modalités marqués par des étapes clefs. Une différence notable avec les textes antérieurs et notamment le décret de 1956 (art. 49) et l’ordonnance de 1959. Les dispositions applicables établissent clairement la subordination juridique du ministre des Finances : « D’une part, celui-ci est expressément placé sous “l’autorité du Premier ministre” et, en conséquence, les dossiers litigieux sont soumis aux arbitrages budgétaires du chef du gouvernement ainsi amené à trancher les différends. D’autre part, le projet de loi est “délibéré” “en conseil des ministres”, placé sous la présidence du président de la République, dont le rôle a souvent été essentiel mais dépend des rapports avec le gouvernement, dont la collégialité varie elle-même selon les circonstances [29]. »

42La lolf, symbole parmi d’autres de l’affaiblissement du ministère chargé du budget, a ainsi permis d’établir un équilibre différent entre les forces en présence : « Dans une évolution générale vers le renforcement des responsabilités financières des gestionnaires, un nouvel équilibre s’établit entre le ministère des Finances et les ministères dépensiers [30]. » Le chemin à parcourir pourrait toutefois être encore important alors que les pratiques européennes démontrent que d’autres voies peuvent être empruntées. Ainsi, au Royaume-Uni, la responsabilité est largement accordée aux ministères dépensiers, ne réservant au ministère des Finances (Treasury) qu’une surveillance globale de l’exécution du budget, tandis qu’en Suède, mais également aux Pays-Bas, chaque ministre se présente comme son propre ministre des Finances [31].

43En parallèle, la Ve République a également établi un rapport de force différent par la création du Conseil constitutionnel. On doit à Loïc Philip plusieurs études sur la constitutionnalisation des finances publiques qui ont permis de démontrer l’importance du contrôle de constitutionnalité – de sa mise en place à son développement –, de réhabiliter les pouvoirs des représentants de la nation et de limiter les pouvoirs de l’exécutif : « Mais cette évolution a aussi entraîné un déplacement du pouvoir financier du ministère des Finances, où il était de plus en plus concentré, vers le juge constitutionnel, dont les pouvoirs se sont considérablement développés dans le domaine financier. La “juridicisation” des finances publiques réduit la “technocratisation” des finances étatiques [32]. »

44Nouvel acteur du jeu budgétaire, le Conseil constitutionnel a contribué, au travers de sa jurisprudence, à l’élaboration d’un droit budgétaire qui, très logiquement, a limité d’autant les marges de manœuvre dont pouvait disposer le ministère chargé du budget. Ainsi juridicisé, le droit public financier impose un cadre juridique nécessairement contraignant pour celui qui était, jusqu’alors, habitué à maîtriser les modalités d’élaboration et d’exécution du budget de l’État.

45*

46Ces différents arguments rassemblés permettent de comprendre le subtil équilibre qui s’est finalement établi sur la base de ce renouveau des rapports à constater entre le ministère chargé du budget et son environnement politique, économique et juridique.

47Plus tout à fait ce qu’il était mais sans toutefois avoir été terrassé, ce ministère apparaît certes affaibli, mais il a toutefois su limiter les conséquences des évolutions récentes. La conclusion apparaît même insidieuse alors que, et comme l’ont résumé certains commentateurs, le ministère a entrepris de s’approprier les outils qui lui étaient imposés pour mieux les instrumentaliser, pour mieux « les vider de leur substance ».

Notes

  • [1]
    Cf. notamment La Direction du Budget face aux grandes mutations des années cinquante, acteur ou témoin ? Journée d’études tenue à Bercy, le 10 janvier 1997, Paris, cheff, 1998.
  • [2]
    « Le budgétaire et le dépensier. Défense et illustration de la direction du Budget », Pouvoirs, n° 53, 1990, p. 55.
  • [3]
    Gilles Zalma, « L’hégémonie du ministre des Finances dans le droit budgétaire de l’État », Revue du droit public, 1985, p. 1653.
  • [4]
    « Réflexions sur une “Bastille à Bercy” : le ministère des Finances à l’épreuve des mutations contemporaines », in Mélanges Paul Amselek, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 709.
  • [5]
    Complexité et rationalité dans la gestion du système financier public, Paris, Economica, 1984, p. 38.
  • [6]
    Direction du Budget, rapport d’activité 2015, t. 2, p. 4.
  • [7]
    Jean Choussat, « Le budgétaire et le dépensier », art. cité, p. 55-56.
  • [8]
    Journal officiel. Assemblée nationale, 30 avril 2001, p. 2574.
  • [9]
    Paris, Bordas, 1976.
  • [10]
    Science et législation financière, Paris, Economica, 2005, p. 438.
  • [11]
    Finances publiques, 10e éd., Paris, Dalloz, 2017, p. 26. Cf. également Luc Saïdj, « Réflexions sur le statut du ministre en droit financier français », Gestion et finances publiques, n° 10, 2010, p. 695.
  • [12]
    Stéphanie Damarey, La Loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, 2e éd., Paris, Ellipses, 2016, p. 4 et suiv.
  • [13]
    Droit des finances publiques, Paris, Dalloz, 2015, p 299.
  • [14]
    Finances publiques, 8e éd., Paris, Dalloz, 2013, p. 9.
  • [15]
    « Le ministre des Finances dans le cadre de la réforme des finances publiques », in Michel Bouvier (dir.), Réforme des finances publiques, démocratie et bonne gouvernance, Paris, lgdj, 2004, p. 51.
  • [16]
    Finances publiques, 9e éd., Paris, Dalloz, 2017, p. 132.
  • [17]
    « Manager la lolf : quels managers ? », Revue française de finances publiques, n° 137, 2018, p. 47.
  • [18]
    Frank Mordacq, « La lolf, 10 ans de pratique », Gestion et finances publiques, n° 6, 2016, p. 4.
  • [19]
    Finances publiques, op. cit., p. 322.
  • [20]
    Ibid., p. 353.
  • [21]
    Ibid., p. 593.
  • [22]
    « La comptabilité patrimoniale de l’État : qu’en faire ? », Gestion et finances publiques, n° 6, 2016, p. 57.
  • [23]
    Pour une présentation du rôle joué par le cbcm, cf. Stéphanie Damarey, Droit de la comptabilité publique, Paris, Gualino, 2017, p. 105 et suiv.
  • [24]
    « La lolf, 10 ans de pratique », art. cité, p. 72.
  • [25]
    « Chroniques », Gestion et finances publiques, n° 4, 2016, p. 128.
  • [26]
    Dans ce clair-obscur surgissent les monstres, Paris, Plon, 2018, p. 56 et suiv.
  • [27]
    Patrick Delage, « L’évolution du métier du contrôle budgétaire », Gestion et finances publiques, n° 6, 2016, p. 81.
  • [28]
    Dans ce clair-obscur surgissent les monstres, op. cit., p. 58.
  • [29]
    Finances publiques, op. cit., p. 484.
  • [30]
    Frank Mordacq, « La lolf, 10 ans de pratique », art. cité, p. 460.
  • [31]
    Id.
  • [32]
    « Le droit constitutionnel des finances publiques », Revue française de finances publiques, n° 7, 1984, p. 143.
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