Pouvoirs 2019/1 N° 168

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Article de revue

Les ministres de Bercy, pilotes ou otages de la structure ?

Pages 29 à 38

Notes

  • [1]
    « Le ministre, chef d’une administration », Pouvoirs, n° 36, 1986, p. 79.
  • [2]
    La Comédie du pouvoir, Paris, Fayard, 1977.

1Depuis sa naissance, le ministère des Finances est soupçonné de faire preuve d’une excessive prééminence, d’un autoritarisme sans appel, et depuis plus de quarante ans d’une toute-puissance de l’administration sur les ministres. Le questionnement énoncé dans le titre assigné à cet article vise probablement à recueillir le sentiment d’un vétéran de l’action publique ayant pratiqué l’institution dans des fonctions successives lui offrant un angle de vue chaque fois différent.

2D’emblée, reconnaissons qu’il est impossible de tenter une réponse aussi objective que possible sans rappeler l’incommensurable diversité des situations et des circonstances du moment.

3D’autres contributions viendront éclairer le sujet sur les nombreuses chapelles qui forment l’ensemble de Bercy, ainsi que sa relation avec le Parlement. Ces aspects ont une très forte influence sur la relation entre les ministres et leur administration, mais de multiples autres facteurs éclairent cette possible controverse du « ministre pilote ou otage de la structure ».

4Afin de préserver les chances d’une analyse aussi pragmatique que possible, nous examinerons successivement les atouts et limites du ministre pilote, les mythes ou réalités du ministre otage, pour conclure que seule une alliance sans faille entre le ministre et son administration permettra d’atteindre l’objectif essentiel de l’intérêt général.

Le ministre pilote

5Selon Bernard Chenot, le ministre restera inévitablement une sorte d’« agent double officiel » [1] puisqu’il est placé à la charnière de l’action politique et de l’action administrative et, en même temps, au front des deux. Si la question des équilibres politiques (cohabitation ou non) ne relève pas non plus de cette contribution, il convient de rappeler que ces derniers jouent cependant un rôle déterminant dans la capacité du ministre à s’affirmer comme pilote.

Ses atouts

6De nombreuses publications défendent la thèse selon laquelle le ministre serait « hypnotisé » par une administration tyrannique, ultra-puissante au point d’en devenir le fantoche, manipulé ou au minimum neutralisé par ses propres troupes. Si ces cas venaient à exister, c’est tout simplement la capacité de la personne à être ministre qu’il conviendrait d’interroger. Et le mobile de ceux qui trouveraient intérêt à l’utiliser ainsi au regard de l’intérêt général.

7Quelles que soient les circonstances constitutionnelles et politiques, le ministre restera toujours une personne politique, plus ou moins influente, selon la part qu’il choisira de prendre dans la bataille du pouvoir. Il serait vain de cacher que sa personnalité, son comportement, son expérience, son caractère, sa préférence pour le travail de fond plutôt que pour son image, la permanence et la continuité de ses modes d’action et de réaction, son originalité et la spécificité de sa manière d’être et de dépendre du système politique joueront un rôle déterminant dans son influence politique et sa reconnaissance comme chef d’une administration.

8Être identifié comme une vraie personne politique est souvent corrélé avec le fait d’avoir déjà affronté le suffrage universel, occupé des fonctions à responsabilité dans le privé, et de ne pas se chercher de filet de sécurité ou d’autre corde de rappel que sa capacité à regagner la confiance de ses électeurs ou à reprendre son activité professionnelle. Il ne s’agit pas de contester aux hauts fonctionnaires la légitimité à exercer la fonction ministérielle, mais il semble inévitable que leur relation avec leur administration ne pourra jamais être de même nature que celle établie par l’élu politique, issu de l’arène électorale.

9Même s’il n’est pas davantage aisé d’évoquer ce délicat sujet sans affecter les personnes, nous devons impérativement trancher le problème de la nécessité ou non de rendre autonomes les ministres des Finances et ceux du Budget. Les missions de ces derniers sont différentes et, dans certains cas, leurs devoirs respectifs les obligent à s’opposer dans une contradiction utile pour faire éclore la meilleure solution. La dépendance de l’un à l’endroit de l’autre rend l’exercice complexe, suscite des soupçons, des incompréhensions, des rivalités qui nuisent à la bonne entente, à la compréhension mutuelle, à la recherche permanente – et de bonne foi – d’une solution commune. Cette clarification éviterait les affrontements entre équipes qui affaiblissent la structure.

10Juridiquement et matériellement, le ministre dispose des moyens pour être le chef et le responsable de son administration, en vertu des pouvoirs et des attributions qui lui ont été conférés. Encore faut-il qu’il accepte d’assumer la responsabilité de la décision politique du gouvernement dont il est membre, ce qui peut parfois relever d’un inconfort certain. C’est précisément dans l’excuse ou le faux-fuyant, la tentation de s’abriter derrière l’erreur des hauts fonctionnaires, pour se décharger de sa responsabilité que le ministre perdra son crédit. « Personne n’est obligé d’être ministre et encore moins de le rester », dira le général de Gaulle en des heures graves de la Ve République.

11L’art du pilotage n’est pas inné, il commande de l’expérience, de l’autorité, de l’écoute, et une sincérité mutuelle à toute épreuve. Le temps de cette vie commune ministérielle étant compté, instaurer rapidement une confiance réciproque est essentiel. De la confiance naîtra le partage solidaire de vues d’ensemble, l’encouragement à une intelligence collective, à une dynamique de groupe, à une conception commune d’une certaine idée de l’efficacité de la structure, nourrie chaque jour par une bonne qualité de vie au travail.

12Mais la volonté ne suffit pas car le pilotage du ministre est limité par des contraintes parfois aussi incontournables qu’inefficaces.

Ses défis organisationnels

13D’autres thèses soutiennent l’idée de la toute-puissance des cabinets et de leur composition, imposée au ministre. Là encore, nier cela serait contraire à la vérité. Mais, si personne n’est obligé d’être ministre, aucun ministre n’est obligé d’accepter le directeur de cabinet qu’on voudrait lui imposer. Dès qu’un ministre fait cette concession, il est évident qu’il renonce à son autonomie. Le choix libre de son directeur de cabinet est la condition de l’autonomie du ministre. Et c’est précisément l’alchimie entre les deux personnes, ministre et directeur, qui conférera au cabinet son statut d’« équipe de rêve », reconnu comme tel, grâce à son esprit d’entraide, de solidarité, d’implication, de motivation individuelle au service de l’efficacité collective. Cette cohésion tient à cette relation intime entre le ministre, le directeur de cabinet, les collaborateurs entre eux et avec leurs patrons communs.

14Sur l’autonomie, une autre affirmation court les gazettes, prétendant qu’un ministre n’aurait pas de pouvoirs sur la nomination des directeurs généraux placés sous son autorité. C’est sans doute vrai pour certains, mais ce n’est pas une fatalité. D’une expérience vécue, nous pouvons affirmer avoir choisi, contre la sollicitation de l’Élysée, le directeur d’une des principales chapelles de la structure. À nouveau, tout est question de conception de la fonction et de volonté d’embrasser complètement un rôle de pilote, de « leader de la structure », tout en créant un climat de confiance nécessaire pour travailler ensemble.

15Ainsi l’agenda du ministre est-il en permanence ravagé par le conseil des ministres, les questions d’actualité, les auditions des commissions parlementaires, les rencontres ou comités interministériels à Matignon, les réunions d’urgence sur les arbitrages financiers, les journées et nuits au banc du gouvernement au sein des deux assemblées, les déjeuners avec la presse, les réunions syndicales, les déplacements en province et à l’étranger, les contacts avec son propre territoire, frustré de ne plus voir son élu qu’à la télévision. Une relecture quinze ans après de cet agenda donne le vertige et révèle le trop faible temps consacré à la réflexion, à l’anticipation, à l’animation des équipes et à la vie ordinaire, qui manquent rapidement à l’intuition du ministre.

16Le ministre pilote doit savoir se reposer sur ses équipes pour déléguer, en confiance, les missions qui lui sont confiées et s’appuyer sur les travaux de qualité de son administration afin de définir et de porter une ambition politique nourrie et enrichie de cette collaboration.

17Il lui appartient de choisir son destin de soumis ou d’être libre.

18Comme on le voit, le ministre arrivant à Bercy avec des ambitions de pilote dispose d’atouts incontestables qui lui permettront de relever les défis internes. L’autre hypothèse souvent défendue est qu’il n’est nul besoin qu’il s’en préoccupe puisque son destin est tracé : il sera l’otage de la structure.

Le ministre otage

19Entendons-nous d’abord sur le mot. S’il devient otage, c’est qu’il s’y est proposé, car il n’existe pas de cas connu de ministre retenu dans la citadelle de Bercy envers et contre sa volonté.

20Certes, l’hypothèse du syndrome de Stockholm ou de Lima est plausible car le ministre ébloui par la luminescence de son administration peut se convertir à ses thèses par contagion émotionnelle et conversion à une sorte de salafisme technocratique.

21Également, il faut considérer la diversité des éléments entravant la liberté du ministre : ils sont internes à son administration mais également, de plus en plus, extérieurs à celle-ci. De sorte que le ministre tient une position aussi puissante et nécessaire que fragile et exposée. Sa liberté d’action ne tient bien souvent qu’à un fil. Son action doit formaliser de nombreux compromis qui supposent une force de caractère et d’esprit intarissable. C’est elle qui garantira la capacité du ministre à transcender les contraintes et sa position supposée d’otage.

Les mythes d’une domination par la structure

22Puisque nous sommes convenus d’examiner les mythes et la réalité de la domination de la structure sur ses ministres, saisissons quelques exemples.

23Ce n’est un secret pour personne que cette structure ne voyait pas d’un œil favorable la réforme de l’ordonnance de 1959, totem budgétaire érigé à la naissance de la Ve République. Or il suffit d’une conjonction astrale parlementaire favorable et de la volonté propre des ministres en fonction à Bercy pour que la loi organique relative aux lois de finances fût adoptée et devînt la nouvelle constitution financière de la France. Même si cette dernière doit être complétée, notamment pour s’articuler avec nos engagements européens retracés dans le programme de stabilité, elle marque la victoire de la volonté ministérielle et parlementaire sur l’establishment.

24D’autres circonstances ont permis de mesurer la fragilité de la structure lorsqu’elle est confrontée à une rodomontade parlementaire. Le Sénat décida à l’unanimité en mars 2000 de conférer à sa commission des finances les prérogatives attribuées aux commissions d’enquête. Cette commission procéda à vingt auditions de ministres et de hauts fonctionnaires, toutes les personnalités auditionnées ayant témoigné sous serment. La vérité oblige à dire que la lecture du code pénal sur les sanctions infligées en cas d’insincérité troublait bien davantage les fonctionnaires que les ministres. L’épreuve physique de la confrontation à la contradiction témoignait d’une supériorité incontestable du politique sur l’administratif.

25L’échec de la réforme des administrations fiscales de 2003 tient beaucoup à la mauvaise articulation entre la préparation administrative et le portage politique. Sans implication forte du ministre tant avec les administrations qu’avec les syndicats pour établir un dialogue et une confiance réciproque, l’échec est assuré.

26Les épreuves parlementaires les plus redoutables, des questions d’actualités à l’interminable discussion budgétaire, sont des moments qui tissent de la solidarité entre les technocrates et leur ministre. Les hauts fonctionnaires sont attentifs à ce que le ministre tienne, car ils savent qu’il est et restera seul pour affronter les harcèlements, l’adversité parfois houleuse, pour négocier habilement en séance un retrait d’amendement nocif. Pour assumer les regimbements des majorités afin de voter des mesures impopulaires.

27Parmi les mythes qui hantent aussi l’imaginaire politique concernant la domination de la structure administrative sur le corps politique, il existe des insatisfactions que les ministres taisent pour ne pas affaiblir la maison, mais contre lesquels ils luttent quand ils rentrent dans le rang parlementaire. Il en est ainsi de la culture du secret sans cesse dénoncée par le Parlement. Si l’on peut comprendre que la construction budgétaire donne lieu à des documents confidentiels, l’information lacunaire sur l’exécution est une atteinte à la démocratie. L’absence de combat et même d’effort de l’administration pour mettre en œuvre une transparence absolue de l’exécution au regard de nos engagements européens est révélatrice d’une sincérité ambiguë. La publication de documents d’informations au grand public exclusivement en ratio de pib, sans indiquer l’ordre de grandeur de ce dernier, est aussi une forme d’offense faite au peuple français et à ses représentants. Cet état de fait ne révèle pas la résignation des ministres, mais plutôt celle du Parlement, qui dispose des moyens constitutionnels pour y mettre fin.

28Il en est de même en ce qui concerne le comportement des services de Bercy à l’endroit des autres administrations, qui peut trop souvent sembler péremptoire et imperméable aux évolutions des relations se concevant dans le monde moderne comme lié davantage à l’ordre contractuel qu’à l’ordre tutélaire. De même, le sens de la responsabilité ne s’affirme plus seulement par l’autorité mais souvent avec plus d’efficacité par la séduction du savoir vrai, de l’idée juste, et moins par le tranchant d’actes dominateurs et sûrs d’eux-mêmes. L’affirmation facile selon laquelle il s’agit d’une volonté du ministre (le ministre a dit !) est permanente et souvent injustifiée puisque ce dernier n’a pas été consulté sur la réponse appropriée.

29Ainsi, malgré l’esprit explicite et non ambigu des fondateurs de la loi organique relative aux lois de finances, et la volonté des ministres politiques, il n’y a pas eu de réelles avancées dans la voie d’une plus grande liberté donnée aux acteurs quant à la gestion de leurs crédits. Le contrôle a priori résiste envers et contre tout, alors qu’il suscite des réflexes contre- productifs chez les gestionnaires et qu’il délivre des signes d’impuissance plus que des preuves de puissance. À maints égards, la confiance a priori et le contrôle effectif a posteriori incitent à un fair-play administratif nourrissant plus d’intelligentes concertations et d’accompagnement loyal, pour atteindre les meilleurs résultats possible.

30Enfin, osons nous demander si le prestige réel de la maison ne se fonde pas parfois sur l’absence totale d’études ex post de ses prévisions. Lors d’un voyage d’études sur l’évaluation de nos politiques publiques, nous avions été sidérés de l’humour ravageur des ministères étrangers nous admirant pour la foi que nous avions dans nos prévisions au point de n’en jamais vérifier la réalisation.

31La structure est cependant loin d’être la seule à générer des difficultés de fonctionnement ou des contraintes portant atteinte à l’efficacité de l’action du ministre.

La réalité des contraintes extérieures

32Les limites internes évoquées plus haut ne sont rien au regard des conséquences de l’imbroglio institutionnel engendré par l’instauration du quinquennat présidentiel et l’inversion du calendrier électoral.

33Cette question ne relève pas de cette contribution, mais elle affecte le cœur même de la fonction financière de l’État et donc du ou des ministres qui en ont la charge. La Constitution de la Ve République a connu une déformation progressive mais profonde de la gouvernance du pays qui constitue un handicap principal à son redressement. L’élection présidentielle est devenue un piège donnant lieu à une surenchère de promesses d’autant plus étrange que le candidat, s’il est élu, ne dispose pas de pouvoirs financiers. Seul le Parlement en dispose pour décider des impôts et autoriser les dépenses. L’élection législative venant deux mois après la présidentielle, il est immédiatement théorisé par tous les présidents élus qu’il leur faut une majorité pour respecter leurs engagements. Et voilà que le Parlement se trouve engagé, au nom du fait majoritaire, dans un renoncement tacite à son pouvoir budgétaire. Aucune démocratie n’a inventé une monarchie républicaine aussi absolue. Le Premier ministre semble disparaître progressivement des radars de cette nouvelle République dont la Constitution précise pourtant qu’il dirige l’action du gouvernement et exerce le pouvoir réglementaire. Au surplus, les cabinets de ces deux autorités interviennent de plus en plus dans la vie du ministère. Des équipes nombreuses et exigeantes se sont constituées autour du Premier ministre, ce qui est ancien et logique, mais aussi autour du président de la République, ce qui est moins conforme à la Constitution et à la bonne gouvernance souhaitable du pays. Dès lors, le ministre de Bercy se trouve confronté à la mise en œuvre d’un programme dont les fondamentaux relèvent d’opérations marketing destinées à plaire à tel ou tel segment de l’opinion publique pour bénéficier de ses suffrages. Promesses intenables, enchevêtrement de fait des pouvoirs au sommet de l’État ne permettant plus de savoir réellement qui commande et ne facilitant pas la tâche des ministres qui ont la charge de recouvrer la viabilité des finances publiques.

34Ces exemples d’intervention directe du président de la République dans les choix budgétaires sont devenus monnaie courante à compter de 2002. Premier quinquennat. Il nous est arrivé de devoir refuser au Président lui-même d’exécuter l’ordre de déposer un amendement en dépenses, en pleine discussion budgétaire à l’Assemblée nationale, le Premier ministre s’étant discrètement soustrait à une action qui contrevenait à nos principes constitutionnels. En pareille baroque situation, la structure laisse volontiers son ministre agir selon sa conscience et éventuellement son courage.

35Au titre des limites du pilotage du ministre de Bercy s’inscrit aussi l’absence criante d’unification des finances des administrations publiques. Leur éparpillement actuel est une calamité. Aujourd’hui encore, il est totalement impossible de réaliser une présentation et un vote « consolidé » ou « agrégé » des recettes et dépenses de toutes les administrations publiques confondues. Les engagements européens de la France dont Bercy est comptable ne font l’objet d’aucun pilotage d’ensemble. Toutes les propositions faites d’un « Conseil du Trésor » à la canadienne ou autre structure de contrôle sont restées lettre morte.

L’alliance gagnante du ministre et de son administration

36Cependant, au regard de l’exigence de sincérité, il nous faut objectivement reconnaître à cette administration une qualité exceptionnelle. Recrutant sans doute parmi les mieux notés les élèves sortant des plus prestigieuses écoles, elle s’applique à leur ajouter une formation initiale qui n’est point acquise au sortir desdites écoles. Pour bien exercer un métier, il reste beaucoup à apprendre sur le terrain. Les « apprentissages » sont plus négligés en France qu’ailleurs. Ce qui importe, c’est d’« apprendre à travailler » sur des chantiers réels. Et Bercy semble mieux y veiller que d’autres. Ce qui rend légitime l’influence de la structure sur le ministre, c’est aussi qu’il règne au cœur de ce ministère particulier un sens du temps long, une volonté de concevoir dans la durée des politiques fondamentales pour l’avenir de la France, et d’agir avec continuité, par-delà les ministres ou les gouvernements.

37Cette expertise, cette expérience, ce sens de l’État, aident le ministre à étayer sa propre conviction et à la défendre dans tous les lieux de pouvoir où sa voix est attendue, à défaut d’être entendue. L’administration n’a pas à se confondre avec le ministre, elle lui préexiste et lui survit. Il sait qu’il ne fait que passer. « Tous mes moments ne sont qu’un éternel passage », se dit chaque ministre, comme Antiochus au dernier acte de Bérénice. Il passe et les directeurs restent : il connaît la règle avant d’être nommé. Mais de leur noble complicité peuvent éclore de grandes politiques au service des forces vives du pays.

38Disons même que, dans notre pays si fortement administré, la conjugaison de l’excellence de l’administration et de la capacité à convaincre, à combattre du ministre peut faire émerger au sommet de l’État une idée enfin claire d’un problème récurrent et y porter les remèdes indispensables pour le résoudre durablement.

39Ce qu’on appelle le feedback, cette rétroaction entre la mesure décidée au niveau central et son effet au niveau local, sera d’autant mieux évalué qu’un dialogue fécond se nouera entre l’administration et son ministre. Si l’administration a été formée pour servir l’État, elle ne trouvera pas meilleur analyste que son ministre, s’il est élu, pour vérifier que la bonne application et l’efficacité de ses mesures servent aussi la société.

40Ministre et administration se complètent. Le passage réussi d’un ministre à Bercy repose nécessairement sur sa volonté de créer une dynamique et une synergie puissante avec son administration. La fonction est contrainte, nous l’avons vu. Face à ce constat, l’innovation de l’action et des réflexions doit être encouragée, privilégiée et diffusée à tous les niveaux de chaque service. En ce sens, une plus grande diversité apporte de nouvelles perspectives dont il serait dommage de se couper. L’expérience de terrain du ministre constitue souvent un apport utile aux mesures froides suggérées par des corps d’élite dont le parcours académique ne favorise pas la pluralité des approches. Ainsi, le souci constant de l’innovation, de la recherche de solutions au-delà du droit existant, manque cruellement.

41*

42En conclusion à cette légitime interrogation qui est de savoir « qui commande Bercy » – « le ministre est-il pilote ou otage de la structure ? » –, il est impossible de répondre sans souligner le mythe qui entoure Bercy, probablement comme Rivoli auparavant. Ce mythe constitue une représentation presque fantasmée de ce qu’il est convenu d’appeler en France, selon l’expression reprise avec brio par Françoise Giroud, « la comédie du pouvoir » [2].

43Quels que soient les ministres, les Premiers ministres, les présidents de la République, sauf rares exceptions, ils finissent par devenir pilotes et otages de la structure. Et ce, plus ou moins, selon leur personnalité, leur histoire, l’environnement dans lequel ils agissent.

44Le plus particulier est que tout se détermine pour les ministres de Bercy avant leur entrée en fonction. En effet, le ministre qui disposera de la plus grande autonomie sera celui qui n’aura pas demandé à être nommé. La menace sur son autonomie tient moins à la structure qu’à la présidence de la République et à Matignon. S’il est nommé sans l’avoir demandé, c’est que ces deux autorités auront considéré qu’il était la meilleure ou la moins mauvaise des solutions. Il la restera pendant qu’il remplira ses fonctions avec la même exigence que celles qui l’y ont porté. S’il part, c’est que lesdites autorités ont souhaité une autre solution. Subie ou souhaitée. C’est l’honneur de la fonction ministérielle. C’est la dure loi de la politique. Mais c’est à ce prix qu’un ministre est digne d’avoir été le vrai chef de son administration.


Date de mise en ligne : 12/02/2019

https://doi.org/10.3917/pouv.168.0029

Notes

  • [1]
    « Le ministre, chef d’une administration », Pouvoirs, n° 36, 1986, p. 79.
  • [2]
    La Comédie du pouvoir, Paris, Fayard, 1977.

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