Notes
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[1]
Cf. Paik Nak-chung, The Division System in Crisis : Essays on Contemporary Korea, Berkeley (Calif.), University of California Press, 2011 ; disponible sur eScholarship.org.
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[2]
Le juche, idéologie d’État de la Corée du Nord, insiste sur la nécessité de parvenir à l’autonomie et à l’auto-indépendance du peuple et de la nation. Le mot juche peut être traduit en français par « agent principal ».
1« Du risque de guerre à la construction de la paix » serait sans doute l’expression la plus concise et la plus expressive pour décrire la situation géopolitique de la péninsule coréenne de l’été 2017 à l’été 2018. Ce bouleversement spectaculaire soulève tout de même une série de questions : quelle était l’origine du risque de guerre dans la péninsule coréenne ? À quels accords les protagonistes du conflit parviendraient-ils pour instaurer la paix ? Les conditions de l’instauration de la paix seront-elles remplies ? La péninsule coréenne sortira-t-elle enfin d’une paix instable où elle était divisée (separate peace) pour s’installer dans une paix durable ? Le système de guerre froide et d’alliance militaire dans la péninsule coréenne et en Asie du Nord-Est se transformera-t-il en un système de paix et de coopération ?
2Il est également intéressant de se poser la question des causes et du contexte de ce bouleversement politique : pourquoi les États-Unis et la Corée du Nord sont-ils revenus de la « guerre verbale » pour rejoindre la « table des négociations » ? Serait-ce parce que, le risque de guerre passant de la menace verbale à la réalité tangible, les deux antagonistes ont finalement pris conscience de sa terrible conséquence, si lourde à supporter ? Ou serait-ce l’effet de la « pression maximale » que les États-Unis entendent exercer en infligeant des sanctions économiques sans précédent à l’encontre de la Corée du Nord ? Ou encore, parce que la Corée du Nord constate que, pour elle, c’est le moment le plus opportun et même la dernière chance de négociation avant l’achèvement de son armement nucléaire capable de menacer directement le territoire américain ? Donner des réponses à cette série de questions me semble indispensable pour analyser l’avenir de la péninsule coréenne.
3Mais une autre question, sur un autre plan, ne doit pas être oubliée, et elle n’est pas de moindre importance dans le contexte actuel. Il s’agit du rôle de la Corée du Sud : celui qu’elle a joué, est en train de jouer et jouera prochainement dans ce processus de transition vers la paix dans la péninsule coréenne. Comment la Corée du Sud, qui est pourtant l’un des adversaires dans cette guerre de la péninsule, pourrait-elle jouer le rôle de médiateur entre les deux autres antagonistes, les États-Unis et la Corée du Nord ? Le « statut particulier » que la Corée du Sud s’est attribué en jouant le conciliateur (conflict worker) et le faiseur de paix (peace worker), tout en appartenant à l’un des deux camps, attire notre attention sur la nature même de la partition de la péninsule coréenne.
4La Corée du Sud pourrait-elle devenir un médiateur fiable et convainquant aux yeux de la Corée du Nord, du seul fait qu’elles ont une longue histoire commune en tant qu’État unique pour le peuple coréen ? S’il en est ainsi, pourquoi est-ce seulement maintenant que devient possible cette évolution vers la paix à l’initiative des Coréens eux-mêmes, en se réconciliant et en coopérant, dans un premier temps, avant de convaincre, dans un deuxième temps, la puissance extérieure que sont les États-Unis ? Si la Corée du Sud avait été en mesure de jouer ce rôle de médiateur comme c’est le cas d’aujourd’hui, les deux Corées n’auraient-elles pas pu, dès le début, éviter la confrontation armée et résoudre pacifiquement le conflit ?
5Cet article tente de trouver une explication à ces séries de questions du point de vue de la logique du peuple ou de la nation et aussi en se focalisant sur le fonctionnement de l’idéologie dite nationaliste. Il n’a pas pour but de traiter, en se plaçant au centre, l’histoire du peuple coréen, l’existence, l’origine et le dynamisme de la nation, de l’État-nation et du nationalisme dans la péninsule coréenne. La fin de l’occupation japonaise de la péninsule coréenne, occupation qui s’est déroulée du début des années 1900 à août 1945 (officiellement septembre), a donné naissance à une aspiration politique à la création d’un État-nation moderne et indépendant chez le peuple coréen, mais cette aspiration politique a vite été brisée par l’instauration de deux États à la suite de l’occupation partagée du territoire coréen par les États-Unis et l’Union soviétique respectivement. Cette division du territoire a conduit à une guerre fratricide (juin 1950) puis, après l’armistice de 1953, à la guerre froide, qui s’est alors installée et maintenue sur la péninsule. Au cours de cette période, la nation et le nationalisme sont devenus tant les armes de la lutte politique que le champ politique à occuper pour toutes les nouvelles forces politiques coréennes. Le but de cet article est donc de résumer très brièvement l’histoire de la guerre des discours politiques autour de la nation et du nationalisme, et d’envisager la possibilité d’un nouveau discours national pouvant réaliser la transition vers la paix dans la péninsule coréenne.
La partition de la péninsule et le nationalisme coréen
6Dans la période allant de la libération à l’instauration de deux États coréens du Sud et du Nord (respectivement en août et en septembre 1948), il existait deux confrontations de forces dans la péninsule. La première opposait les États-Unis et l’Union soviétique, qui ont chacun stationné leurs forces armées sur le sol du Sud et sur celui du Nord séparés par le 38e parallèle. Ces deux puissances étrangères s’étaient engagées dans une concurrence politico-diplomatique sans concessions afin d’instaurer, chacun à son avantage, le système de guerre froide en Asie du Nord, sans toutefois provoquer une confrontation armée directe entre eux. La deuxième opposait les nouvelles forces politiques coréennes, qui se sont engouffrées, elles aussi, dans des luttes politiques afin de prendre le pouvoir dans chacun des États qui allait naître. Non seulement Séoul, qui est le centre politico-économique traditionnel de la péninsule, mais aussi tout le territoire, et plus particulièrement celui du Sud, sont devenus le véritable champ de bataille des diverses forces politiques, en l’occurrence, celle de la droite et celle de la gauche. Ainsi, trois ans durant après la libération, le camp de la droite coréenne et des États-Unis, d’une part, et celui de la gauche coréenne et de l’Union soviétique, d’autre part, se sont livré des batailles politiques à outrance jusqu’à en venir, parfois, au conflit armé. Cette confrontation des forces politiques était celle des deux camps et de leurs idéologies, et elle s’est finalement soldée non par la victoire unilatérale d’un camp, mais, malheureusement, par l’instauration de deux États-nations séparés. Du point de vue des États-Unis et de l’Union soviétique ainsi que des forces politiques coréennes de droite et de gauche, la division de la péninsule coréenne a alors été considérée comme une réalisation de l’équilibre des forces opposées, donc comme un succès plutôt qu’un échec – ou, toujours selon ce point de vue, un demi-succès.
7Mais, aux yeux du peuple coréen, cette division de la péninsule en deux États a été un échec complet, voire un double échec. La naissance d’un État-nation moderne et unifié, à laquelle aspirait le peuple, n’a pas eu lieu. Aussi, dans la mesure où la péninsule est devenue l’une des frontières les plus avancées de la guerre froide américano-soviétique, les Coréens n’ont pu instaurer nulle part, ni dans le Sud ni dans le Nord, un système politique indépendant et démocratique qui puisse leur permettre de mener à leur propre guise, et selon leur propre dessein, un programme de modernisation autonome et indépendant de leur pays. En fait, ce double échec ressenti par le peuple coréen était une conséquence prévisible du double déséquilibre des forces engagées dans le processus de partition de la péninsule. En effet, l’occupation partagée américano-soviétique du territoire était une conséquence du déséquilibre des forces entre la nation coréenne et les puissances extérieures, d’abord. Un autre déséquilibre des forces prévalait entre la majorité du peuple et les nouvelles forces politiques coréennes, qui ont ignoré l’aspiration nationale du peuple au profit de leurs intérêts partisans combinés à ceux des puissances étrangères. Du fait de ce double déséquilibre, la division de la péninsule coréenne signifie, d’une part, celle entre la Corée du Sud et la Corée du Nord et, d’autre part, celle entre les nouveaux pouvoirs et le peuple dans chacun des deux États.
8Face à cette division de la nation qu’il considère comme un double échec, le peuple coréen, qu’il soit du Sud ou du Nord, a réagi en faisant de trois valeurs particulières des « causes nationales ». La première est l’autodétermination, valeur à laquelle le peuple coréen se sent le plus attaché parce que l’occupation américano-soviétique du territoire est à l’origine de la division de la nation, d’une part, et parce que l’occupation coloniale par l’impérialisme japonais constitue son arrière-plan historique, d’autre part. Pour le peuple coréen, l’autonomie induit le rejet ou le refus du déséquilibre des forces au profit des puissances étrangères, déséquilibre dont il a souffert avant et après la partition. La deuxième est l’unification de la nation, valeur qui s’oppose directement à la division. Elle lui semble constituer la seule solution pour retrouver non seulement l’identité et l’unité communes du peuple coréen du Sud et du Nord, mais aussi le respect de soi perdu dans la destruction de l’identité nationale. La dernière est la démocratie, elle apparaît, à l’ensemble du peuple coréen, comme un principe politique susceptible de lui permettre de parvenir à l’autonomie et à l’unification de la nation. Le déséquilibre des forces entre les nouvelles classes dominantes et le peuple a été la cause interne de la division et de la tragédie de l’ensemble du peuple coréen.
9Ces trois valeurs, sentimentalement attachées au cœur même du peuple coréen comme les plus grandes causes nationales depuis la division de la nation, ont constitué les éléments clés du nationalisme coréen. Les diverses formes que celui-ci a prises sont toutes tributaires des trois valeurs, qui divergent seulement selon le sens attribué à chacune de ces causes nationales et la manière dont elles se sont conjuguées.
10Les classes dominantes des deux Corées se voient confrontées, dès le départ, à des limites fondamentales dans l’exercice de leur pouvoir. Au Sud ou au Nord, quelle que soit la nature du système politique, les deux États et leurs classes dirigeantes ne peuvent exercer leur pouvoir et leur souveraineté que sur une partie du pays et de sa population. De ce point de vue, la division de la nation est donc celle de la souveraineté. Sur le plan intérieur, cela implique, pour les deux États, une légitimité politique incomplète ou inachevée. Sur le plan extérieur, comme la partition de la péninsule faisait partie du processus de naissance du système de guerre froide en Asie du Nord-Est, elle a rendu difficile, pour chacun, l’émancipation de l’influence respective des États-Unis et de l’Union soviétique. Les limites de la souveraineté – le fait que la souveraineté soit considérée comme une « hypocrisie organisée » à laquelle les pays faibles sont généralement confrontés – n’ont donc pas été de moindre importance ou partielles, mais puissantes et complètes. À la suite de la division de la nation, les deux États coréens, non seulement intérieurement mais aussi extérieurement, présentaient une souveraineté incomplète et constituaient des États-nations modernes inachevés.
11La guerre de Corée a été provoquée par la Corée du Nord pour surmonter la double limite de la souveraineté de la nation. Son objectif était de mettre tout le territoire de la nation coréenne sous une seule souveraineté et de libérer le peuple coréen de la domination des puissances étrangères. Certes, la Corée du Nord a initié le conflit avec l’approbation de l’Union soviétique et de la Chine, mais elle n’a pas pu stratégiquement tenir compte de la réaction immédiate des États-Unis, qui ont pu instaurer et étendre, à cette occasion, leur système de guerre froide au-delà de la péninsule coréenne jusqu’à l’Asie de l’Est et l’océan Pacifique. Le système de San Francisco, planifié et instauré par les États-Unis, s’appuie sur deux accords internationaux signés en septembre 1951 dans cette ville : l’un est le traité de paix entre les Alliés et le Japon ; l’autre est le traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon. Avec l’armistice signé en juillet 1953, la guerre de Corée s’est interrompue, et le régime politique imposé dans la péninsule est devenu un sous-système de celui de San Francisco en Asie de l’Est. La guerre de Corée, qui a duré trois ans, n’a en rien modifié la nature de la division coréenne elle-même ; elle n’a fait que transformer le 38e parallèle, où se trouve la frontière entre les deux Corées, en zone démilitarisée (dmz). Au contraire, la division de la péninsule coréenne a été consolidée plus que jamais par cette tragique guerre fratricide.
12Selon l’accord d’armistice, les deux Corées ont formé un seul et même système d’une manière plutôt étrange. La guerre les a transformées non seulement idéologiquement mais aussi militairement en ennemis. La dmz, devenue paradoxalement la zone la plus lourdement armée du monde, a empêché pratiquement tout échange intercoréen. Mais, tout aussi paradoxalement, cette déconnexion matérielle complète entre les deux Corées a entraîné une profonde influence de l’une sur l’autre en termes de gestion de l’État et de stratégie nationale. Les classes dirigeantes des deux Corées, fortement opposées et déconnectées, ont tenté chacune de soumettre l’autre à travers la concurrence de leurs systèmes économico-politiques respectifs. C’était sans doute le seul moyen de prouver et de justifier leur légitimité nationale en période de division de la nation. D’un côté, dans la mesure où les deux Corées tentent chacune d’asseoir sur son sol une idéologie et un régime qui lui sont propres, leur concurrence a eu forcément tendance à faire d’elles deux régimes ou États complètement différents. Mais, d’un autre côté, du fait que cette concurrence vise, en fin de compte, le même but, imposer chacune son système à l’autre, elle a contribué à faire d’elles deux pays de même nature. Le militarisme (sécuritarisme), l’étatisme et la croissance économique ont été à la base de la stratégie réaliste que les deux Corées ont dû adopter pour sortir chacune victorieuse de cette concurrence de régimes. Plus important à noter, les pouvoirs dominants des deux Corées reproduisent la réalité de la division elle-même par le biais d’une étrange relation symbiotique afin que chacun puisse maintenir son système de domination interne. Ainsi, la division leur a permis de mettre en place un régime oppressif contre l’ensemble de la population. Ce système ou régime oppressif, dit système de division [1], s’est enraciné profondément dans la vie quotidienne du peuple.
Corée du Sud : nationalisme d’État vs du peuple, et post-nationalisme
13Syngman Rhee, devenu en 1948 le premier président de la République de Corée, au Sud, prônait l’« ilminisme », c’est-à-dire le principe d’« un-seul-peuple ». Cet ilminisme, qui rappelle les « trois principes du peuple » de Sun Yat-sen, leader politique de la Chine du début du xxe siècle, avait comme mot d’ordre « un seul peuple, un seul esprit ». Le « peuple » renvoie ici à l’ethnie, qu’on distingue par le critère de la culture ou de l’ascendance, et à la société primitive, plutôt qu’au peuple ou à la nation au sens contemporain du terme. Dans ses débuts, l’ilminisme a mis l’accent sur l’unité et l’homogénéité du peuple coréen, au sens ethnique, et sur son autodétermination démocratique. À partir des années 1950, il a influencé les politiques égalitaires éliminant toute discrimination. Du point de vue du discours politique, cet ilminisme correspondait donc à un nationalisme égalitaire ouvert à l’ensemble du peuple coréen. Mais, dans la réalité, il a été une vraie idéologie d’État dirigiste donnant une valeur absolue à l’anticommunisme et à l’uniformité politique. Au nom de cette logique, Syngman Rhee a totalement nié l’existence de la Corée du Nord comme État et toujours réprimé les opposants politiques. Selon l’ilminisme encore, les causes nationales que sont l’autonomie, l’unification et la démocratie ont été dénaturées et ont laissé place au chauvinisme national, à la partialité politique et à l’étatisme. Ce principe a, par la suite, servi à la classe dirigeante sud-coréenne de prototype même du nationalisme en tant qu’idéologie de domination, tout en renforçant le « système de division » de la péninsule.
14Park Chung-hee, qui a pris le pouvoir en Corée du Sud par un coup d’État militaire en mai 1961, a mis l’accent, lors de l’inauguration présidentielle de la IIIe République (décembre 1963), sur l’indépendance politique et l’autonomie économique au niveau de l’État, et également sur l’état d’esprit indépendant et souverain au niveau de l’individu. Ces objectifs se concrétisent en fait dans la « politique nationale », orientée vers « la modernisation de la patrie et la régénération nationale ». Ces deux dernières avaient pour but l’éradication de la pauvreté, la prospérité économique et l’établissement du système économique autonome, voire un objectif intermédiaire et un moyen de parvenir à l’unification de la patrie par la victoire sur la Corée du Nord dans la concurrence des systèmes. Cette idéologie a atteint son apogée en décembre 1968 avec la Charte de l’Éducation nationale. Instaurée sur ordre du Président, cette charte tentait de faire de l’individu un citoyen en lui inculquant un système de valeurs et une raison de vivre venus d’en haut. La « régénération nationale », l’auto-indépendance, la constitution de l’État moderne, l’esprit démocratique anticommuniste, l’unification de la patrie, etc., étaient autant d’objectifs que l’État tentait d’imposer aux individus-citoyens. C’est avec une telle charte et de cette façon que le nationalisme est né en Corée du Sud en tant qu’idéologie de l’État-nation moderne. Ce nationalisme, créé de toutes pièces par l’État omniprésent, a ouvert le chemin en octobre 1972 à un coup d’État politique au sein même du pouvoir en place, qui cherchait à établir un nouveau régime dictatorial étatique, dit Yusin. Le régime Yusin a introduit le néologisme de « démocratie à la coréenne », mais celle-ci n’était en réalité qu’un régime étatique semi-fasciste basé sur le « système de division », qu’elle a en même temps renforcé et reproduit.
15Contre ce nationalisme d’État, basé sur un anticommunisme viscéral, l’étatisme et une politique dictatoriale, s’est aussi formée, dès le début, une autre forme de nationalisme, celui des dissidents anti-régime au sein de la société civile sud-coréenne. Les manifestations d’étudiants et de travailleurs contre la fraude électorale, en mars et avril 1960, ont fait tomber le gouvernement de Syngman Rhee. Cette « révolution d’avril » a donné naissance à la IIe République. Elle correspondait à un mouvement de démocratisation à la fois contre le régime dictatorial de Rhee et contre le « système de division ». Sous cette IIe République nouvellement installée, les forces politiques progressistes comprenant des jeunes et des étudiants ont exigé non seulement la mise en pratique réelle de la démocratie, mais aussi l’unification de la nation coréenne. « Allons au Nord, venez au Sud ! » : ce slogan inventé par les jeunes gens a clairement révélé la volonté du peuple coréen d’unifier la nation par lui-même plutôt que par le pouvoir en place. Il a bien démontré également que s’était rétabli le nationalisme du peuple, qui embrasse, à égalité, les deux Corées, et tente de surmonter l’anticommunisme – niant l’existence même de la Corée du Nord. Le camp progressiste au sein de la société civile sud-coréenne a proposé le principe d’une unification non seulement par l’indépendance, la paix, la démocratie et la forte unité du peuple, mais aussi par le fédéralisme ou la confédération et la neutralité permanente. Après la révolution d’avril, le mouvement anti-régime issu de la société civile sud-coréenne était donc un mouvement de démocratisation et d’unification nationale qui mettait bien en évidence la nature du « système de division » en tant que régime d’oppression.
16Mais, après le coup d’État militaire de Park Chung-hee, l’élan du mouvement démocratique et nationaliste du peuple a vite été brisé au sein de la société sud-coréenne. De mai à juin 1964, le régime autoritaire de Park a réprimé par la loi martiale la manifestation des étudiants contre la normalisation des relations diplomatiques entre la Corée du Sud et le Japon. Ainsi, ce régime autoritaire a pu se maintenir à la fin des années 1960, mais il a été confronté à un nouveau défi face au mouvement démocratico-nationaliste populaire. Les forces démocratiques ont lancé un mouvement d’un niveau d’exigence plus élevé qu’auparavant, qui réclamait la démocratisation à la fois politique et économique du pays en rassemblant toutes les couches de la population restées l’écart du « miracle économique » – les ouvriers, les paysans, les pauvres urbains. Ces forces s’étaient opposées à la « démocratie à la coréenne » prônée par le régime Yusin. Le mouvement démocratique a ainsi relié les deux mouvements de la démocratisation et de l’unification par leurs logiques internes cohérentes en soulignant le caractère spécifique de la double oppression du « système de division ». Avec les progrès de ce mouvement démocratique, le nationalisme populaire était revenu sur le devant de la scène à la fin des années 1970, en ayant recours à un discours politique dissident contre l’idéologie du nationalisme d’État promue par le régime Yusin.
17Sous la présidence de Chun Doo-hwan, arrivé au pouvoir par la répression sanglante du mouvement démocratique à Kwangju, le pouvoir a continué à exercer une répression maximale contre les forces d’opposition. Durant la première moitié des années 1980 ont eu lieu des confrontations politiques et idéologiques extrêmes en Corée du Sud. D’une part, le régime sécuritaire et fasciste, qui entonnait obstinément l’air de l’unification de la nation, et, d’autre part, les deux principaux mouvements dissidents, Libération nationale, anti-américain et influencé par l’idéologie nord-coréenne du juche [2], et Démocratie du peuple, qui mettait en avant la lutte des classes, s’affrontaient violemment. Mais, par la « lutte de juin » de l’année 1987 rassemblant les jeunes, les travailleurs et les citoyens ordinaires, les forces démocratiques de la société sud-coréenne ont, malgré les dissensions internes dans Libération nationale et Démocratie du peuple, gagné la confrontation avec le pouvoir autoritaire et réussi à créer les conditions d’une démocratisation de la société sud-coréenne. En décembre 1987, l’ancien général Roh Tae-woo a été élu président de la VIe République nouvellement instaurée, mais rien ne pouvait arrêter le processus, engagé de façon irréversible. La démocratisation de la société sud-coréenne par la « lutte de juin » a été une véritable victoire du mouvement du nationalisme populaire, ce qui a donné l’occasion de se poser la question de son évolution. Depuis lors, les acteurs principaux du nationalisme populaire se sont progressivement engagés dans d’autres mouvements, tels que le nationalisme civique ou le post-nationalisme.
18Le gouvernement de Roh Tae-woo, qui a pris ses fonctions à la fin de la guerre froide, s’était engagé dans la « diplomatie du Nord », qui consistait à améliorer les relations avec les pays communistes en général et avec la Corée du Nord plus particulièrement afin d’établir des rapports de coopération intercoréens. Le « plan d’unification de la Communauté nationale coréenne » a été annoncé en septembre 1989 ; il avait pour but de procéder à une unification progressive et par étapes, en reconnaissant la Corée du Nord. Il s’ensuivit l’adhésion commune des deux Corées aux Nations unies (septembre 1991) et l’adoption de l’Accord de base intercoréen (décembre 1991). Toutes ces mesures ont permis de réduire le fossé qui subsistait dans la société sud-coréenne entre le nationalisme étatique et le nationalisme populaire. À mesure que la démocratie s’instaurait ainsi progressivement, mais sûrement, les deux nationalismes de l’État et du peuple perdaient logiquement de leur influence auprès des citoyens sud-coréens. Le plan d’unification du gouvernement Roh, signé après quelques modifications et compléments, et finalement dénommé « plan d’unification de la Communauté nationale », est toujours reconnu comme le projet politique officiel d’unification du gouvernement sud-coréen. Un autre événement marquant dans ce processus a été la transition démocratique du pouvoir, qui eut lieu, pour la première fois de l’histoire sud-coréenne, après l’élection de Kim Dae-jung à la présidence de la République en décembre 1997. Kim Dae-jung était à la fois un responsable politique réaliste et un militant démocratique de longue date qui avait, de surcroît, ses propres idées sur la philosophie et les mesures politiques à suivre pour permettre l’unification de la Corée. La société politique coréenne, voire l’idéologie politique, se devait dès lors d’envisager une nouvelle évolution.
19En juin 2018, soit deux décennies plus tard, les forces d’extrême droite pro-américaine et anti-nord-coréenne, prônant l’État sécuritaire et le nationalisme étatique, et les forces d’extrême gauche, promouvant la libération de la nation ou la révolution de classes, sont toujours présentes. Mais il faut constater que le nationalisme perd progressivement son statut d’idéologie étatique. Le principe « indépendance-unification-démocratie » occupe aujourd’hui encore, sous la forme d’un système de valeurs, la place laissée vacante par la disparition des diverses formes de nationalisme et d’étatisme qui ont eu cours. Par ailleurs apparaissent des mouvements citoyens qui cherchent à se soustraire non seulement au nationalisme et à l’étatisme, mais aussi à la logique même de la nation et de l’État. La société civile en Corée du Sud s’oriente désormais vers une nouvelle forme d’État – l’État de paix, l’État social et l’État civique.
Corée du Nord : de la libération socialiste à l’idéologie nationaliste
20Le nationalisme d’État et le nationalisme du peuple en Corée du Sud, nés des relations antagonistes entre pouvoir et mouvement de démocratisation et entre « système de division » et mouvement dissident anti-régime, avaient suivi, comme nous venons de le voir, le processus de partition et d’évolution. Mais, en Corée du Nord, il n’y a ni mouvement dissident anti-régime constant qui dispose d’une base sociale, ni lutte pour le pouvoir démocratiquement institutionnalisée. Le pouvoir de la Corée du Nord a créé une seule forme de nationalisme, sans contrepoids populaire ni contrôle démocratique, et en a donc fait son unique idéologie. Le nationalisme nord-coréen a plutôt évolué en fonction des luttes politiques au sein même du pouvoir, en particulier en fonction de l’adaptation de sa stratégie du fait de l’évolution des environnements interne et externe du « système de division ». En ce sens, le nationalisme nord-coréen n’est pas une idéologie première, fondatrice, de l’État, mais plutôt une idéologie secondaire, rattachée au communisme et au juche, qui lui sont supérieurs.
21Pour Kim Il-sung, qui a pris le pouvoir dès la libération de la péninsule, en 1945, avec l’aide de l’Union soviétique en vue de mettre en place un régime communiste, le nationalisme était un tabou, un mot interdit. Après la libération, Kim Il-sung a, certes, évoqué la « libération de la patrie » et l’« honneur national », mais l’État indépendant a été instauré au nom du peuple coréen plutôt qu’au nom de la nation coréenne. La révolution coréenne, pour les communistes, était celle de la classe ouvrière ; elle était donc anti-impérialiste, anti-féodaliste et démocratique. Certes, Kim Il-sung a présenté, comme faisant partie du programme d’actions immédiat, le rassemblement des forces démocratiques patriotiques, l’établissement d’un front d’unification nationale et démocratique, l’essor du renouveau de la culture nationale, la constitution d’une armée nationale, la formation de cadres nationaux, mais fonder un parti marxiste-léniniste a été sa priorité. Le parti ainsi créé refuse la complaisance sectaire envers les puissances extérieures et l’exclusivisme nationaliste. Kim Il-sung était, avant tout, communiste ; il pouvait donc être un bon patriote communiste ou même parler de coopération avec les nationalistes patriotes en fonction des circonstances, mais il ne pouvait être un nationaliste ni même un nationaliste communiste. Pour les dirigeants nord-coréens, qui ont mis l’accent sur le peuple plutôt que sur la nation, le premier, au sens d’ethnie, existait avant l’État. Il ne pouvait y avoir de peuple nationalisé par l’État, ni de peuple comme base du nationalisme. Ces dirigeants exigeaient que patriotisme et internationalisme soient associés, et refusaient le nationalisme étroit et l’exclusivisme national et chauvin : ils ont été en ce sens de « vrais » communistes.
22Dans ce pays communiste qu’est la Corée du Nord, la naissance du nationalisme est le fruit d’un processus de détachement vis-à-vis de l’union inconfortable, voire gênante, du patriotisme et de l’internationalisme, soit un processus d’émancipation par rapport à l’internationalisme prolétarien. Elle a donc finalement suivi l’établissement du régime autocratique de Kim Il-sung. Le premier signe est apparu juste après la guerre de Corée, dans le milieu des années 1950. Une fois achevée la reconstruction d’après-guerre ont éclaté un conflit sur l’orientation politique et une lutte de pouvoir au sein même de la classe dirigeante nord-coréenne (Kim Il-sung vs les soi-disant prosoviétiques) autour de la stratégie de croissance économique et du régime politique à adopter. Ces tensions étaient liées à l’ingérence de l’Union soviétique dans les affaires internes de la Corée du Nord. À la fin de 1955, pour sortir victorieux de cette lutte de pouvoir, Kim Il-sung a initié une lutte idéologique et engagé « l’établissement du juche », en martelant que la révolution coréenne était au cœur des questions idéologiques du Parti du travail de Corée. Le fait qu’il ait été déclaré que la révolution coréenne exigeait la connaissance de son histoire et des coutumes de sa population, en mettant l’accent sur le passé et la tradition de lutte du peuple coréen, a placé en première ligne la fierté nationale. En évoquant la nécessité de contrer la propagande politique du gouvernement sudiste de Syngman Rhee, Kim Il-sung pouvait même mettre en avant la tradition nationale, le mouvement national contre l’impérialisme japonais, la culture nationale, les caractéristiques nationales, etc. Les années 1950 virent ainsi, en Corée du Nord, la « nation » comme idée politique s’émanciper de l’internationalisme prolétarien par la lutte de pouvoir parmi les dirigeants communistes et la résistance à l’ingérence de l’Union soviétique dans les affaires internes. Le concept de nation, issu de l’appel à la lutte idéologique pour l’identité, ou de l’établissement du juche, s’est mué, par le truchement du pouvoir, en une idéologie d’État nationaliste.
23Les années 1960-1970 ont pour leur part vu le règne sans partage de Kim Il-sung se stabiliser alors que l’idéologie du juche achevait de s’installer. En exhortant à mener à bien la révolution de libération nationale et l’internationalisme prolétarien, la Corée du Nord a redéfini le concept de nation ou de peuple et a supprimé le sens négatif attaché unilatéralement au nationalisme.
24En août 1960, au moment de la révolution d’avril en Corée du Sud, Kim Il-sung a proposé la création d’une fédération pour « résoudre la question coréenne par les Coréens eux-mêmes de façon indépendante et autonome » et, si cela était impossible, la mise en œuvre d’une coopération économique et sociale. La Corée du Nord a dès lors commencé à aborder le problème de l’unification non seulement comme une simple révolution de libération nationale du peuple coréen, mais aussi comme un développement autonome et unifié d’un peuple partageant une langue, une histoire et une culture. Au début de l’année 1964, Kim Il-sung a ajouté le sang à la liste des éléments distinctifs de la nation déjà proposés par Staline, tels que la langue, l’économie, la culture, etc. Et, en faisant la distinction entre le nationalisme et le juche, il s’attaquait au nationalisme bourgeois plutôt qu’au nationalisme lui-même. Dès lors, l’opposition Nord / Sud s’est résumée à une opposition patriotes / traîtres plutôt qu’à une opposition communistes / nationalistes, les dirigeants du Sud étant considérés comme des pseudo-nationalistes. À travers l’idéologie du juche élaborée afin de parvenir au pouvoir et de s’opposer à l’ingérence des forces étrangères, les concepts de nation et de nationalisme sont entrés dans le vocabulaire idéologique des dirigeants nord-coréens.
25À la fin des années 1960, Kim Jong-il, qui avait été responsable de l’élaboration du juche avant de succéder à son père, s’était rapproché du nationalisme en ajoutant la littérature et l’art dits « à notre manière » à l’idéologie unique du Parti du travail de Corée. Au milieu des années 1970, le juche était passé de la théorie de « la littérature et l’art à notre manière » à « la stratégie révolutionnaire à notre manière », et à partir de la fin de cette décennie au principe stratégique visant à « vivre à notre manière » et, enfin, au slogan du « socialisme à notre manière ». Au milieu des années 1980, alors que la zone socialiste de l’Europe de l’Est évoluait vers un socialisme réformateur, Kim Jong-il dépassait le « socialisme à notre manière » et inventait la « suprématie de la nation coréenne ». Cette dernière, donnant au peuple la fierté d’appartenir à la meilleure nation au monde, permit de surmonter le nihilisme national et la traditionnelle complaisance sectaire envers les grandes puissances étrangères. Et Kim Jong-il a alors proposé comme principe fondamental du juche la trinité commandant / chef suprême-parti-peuple. Confronté à la fois à la crise de l’État et du système post-guerre froide et à la crise économique de la fin des années 1980, le juche a pris la forme d’un nationalisme contemporain et, surtout, d’un nationalisme d’État extrémiste et fasciste. En s’appropriant ainsi le nationalisme, Kim Jong-il a pu invoquer sans risque de contradiction aussi bien l’État de Kim Il-sung que la nation de Kim Il-sung. De même, il a pu exiger le maintien du caractère national et indépendant de la révolution socialiste. L’appropriation du nationalisme par le juche étant ainsi achevée, le juche et la « suprématie de la nation coréenne » se retrouvent ainsi, sur le plan idéologique, au même niveau. Ils n’existent pas séparément l’un de l’autre, ni fusionnellement l’un avec l’autre.
26L’idéologie de la « suprématie de la nation coréenne » doit suivre deux orientations. D’une part, la Corée du Nord insiste sur le caractère ethniquement unique et singulier du peuple coréen et sur sa pureté raciale. Elle fait de grands efforts pour recréer et historiciser le mythe de Tangun, fondateur mythique du peuple coréen, afin de souligner que ce dernier est un seul et même peuple qui partage une lignée, une langue, une culture et une histoire communes. D’autre part, afin de démontrer que l’idéologie de la « suprématie de la nation coréenne » n’est ni fermée ni xénophobe, la Corée du Nord inclut dans la nation coréenne non seulement les Sud-Coréens mais également les Coréens d’outre-mer, tout en mettant en avant la solidarité nationale, qui suppose l’indépendance nationale, la paix et le patriotisme unifié. Cette théorie de la solidarité s’est traduite dans le plan d’unification des deux Corées par la volonté d’instaurer une république démocratique fédérale, proposée par la Corée du Nord au début des années 1980 et plus ou moins redéfinie en fonction des circonstances. Elle a donc souvent permis au gouvernement nord-coréen de se défendre face à la pression des gouvernements conservateurs sud-coréens. Pour la Corée du Nord, la « suprématie de la nation coréenne » est une idéologie fermée et extrémiste destinée à maintenir le système en place. Mais elle constitue aussi, au regard de la politique d’unification et des relations diplomatico-sécuritaires, une politique stratégique qui se base sur la solidarité nationale et qui surtout rend possible l’ouverture vers le monde entier par l’amélioration des relations intercoréennes.
Le rapprochement probable des nationalismes sud- et nord-coréens
27Les nationalismes des deux Corées, qui s’étaient développés selon différentes logiques sous le « système de division », ont influencé les relations intercoréennes tout comme ils ont été influencés par l’évolution de ces dernières. Les accords intercoréens signés à plusieurs reprises ont pesé sur cette évolution. Ainsi, la déclaration conjointe Sud-Nord de 1972, la première signée par les deux Corées, a intégré les valeurs des nationalismes du Sud et du Nord coréens en adoptant les trois principes d’unification que sont l’indépendance, la paix et la grande union de la nation. Depuis lors, les nationalismes du Sud et du Nord n’ont pu nier ces principes. Cependant, le principe de la paix a toujours gêné le nationalisme d’État et le militarisme du pouvoir nord-coréen, à l’instar des principes de l’indépendance et de la grande union de la nation pour le nationalisme d’État du pouvoir sud-coréen.
28Comme nous l’avons vu, les plans d’unification élaborés dans les années 1980-1990 ont été officiellement maintenus jusqu’à présent par les deux gouvernements respectifs. Le plan d’unification sud-coréen officiel, élaboré au début des années 1990 à la suite de la démocratisation, reflète bien l’influence du camp du nationalisme populaire, de même que le plan nord-coréen, établi au début des années 1980 et modifié au début des années 1990, reflète l’influence de l’idéologie de la « suprématie de la nation coréenne », nécessaire à la survie du régime. Ces deux plans ont été assez proches au début des années 1990, ce qui a donné naissance, en décembre 1991, à l’Accord sur la réconciliation, la non-agression, les échanges et la coopération entre les deux Corées. En outre, lors du sommet intercoréen de juin 2000, les deux chefs d’État du Sud et du Nord ont confirmé les points communs entre la proposition nord-coréenne d’une fédération a minima (deux systèmes et deux gouvernements) et la proposition sud-coréenne d’une confédération ou d’une union, et ils se sont mis d’accord pour promouvoir l’unification sur cette base commune. De ce point de vue, les accords intercoréens reflètent, à des degrés divers, l’évolution des nationalismes sud- et nord-coréens. De 2000 à 2007, suivant l’esprit de ces accords, la relation des deux Corées s’est constamment améliorée, malgré le conflit entre la Corée du Nord et les États-Unis sur le programme nucléaire nord-coréen.
29Cependant, l’arrivée au pouvoir des conservateurs en Corée du Sud en 2008 a mis fin à cette évolution. Les conservateurs ont transformé la politique d’ouverture en une politique de fermeture et de pression vis-à-vis de la Corée du Nord et ignoré le plan d’unification de la Communauté nationale. Le consensus social minimal dans la société sud-coréenne concernant la politique à suivre vis-à-vis de la Corée du Nord, la politique d’unification et le nationalisme s’est alors effondré. D’une part, la pression du Sud sur le Nord s’est renforcée du fait de l’amélioration du statut international de la Corée du Sud et de ses bonnes performances sur le plan économique, notamment grâce à l’alliance avec les États-Unis. D’autre part, la politique militariste, mais passive, du Nord vis-à-vis du Sud s’est également renforcée à la suite de la crise du régime et de l’effondrement de son économie. La combinaison de ces deux phénomènes a provoqué des tensions et des conflits dans la péninsule coréenne depuis l’arrivée au pouvoir des conservateurs en Corée du Sud. S’il est indéniable que la confrontation militaire entre la Corée du Nord et les États-Unis s’explique par le développement d’armes nucléaires et de missiles par la Corée du Nord, il l’est tout autant que le rôle de la Corée du Sud dans cette confrontation a été marginalisé par la logique de l’alliance militaire avec les États-Unis. La crise sécuritaire qui a cours depuis la fin des années 2000 dans la péninsule coréenne n’est donc pas due à la confrontation entre la Corée et Nord et les États-Unis, mais surtout à l’échec du compromis nationaliste au sein de la Corée du Sud ainsi qu’à celui du compromis intercoréen.
30Au sommet intercoréen des chefs d’État qui s’est tenu le 27 avril 2018, la Corée du Sud ayant connu un changement de gouvernement, les deux Corées ont signé la déclaration de Panmunjeom pour la paix, la prospérité et l’unification de la péninsule coréenne. Dans l’article 1er de cette déclaration, les deux Corées ont réaffirmé le principe de l’autodétermination – « principe selon lequel nous décidons par nous-mêmes du destin de notre nation ». Conformément à ce principe, elles se sont mises d’accord pour s’engager, dans l’avenir, à trouver des moyens d’améliorer la relation intercoréenne et d’établir un système de paix durable. Et lors du sommet entre les chefs d’État nord-coréen et américain qui eut lieu le 12 juin 2018 à Singapour, Kim Jong-un et Donald Trump ont montré au monde entier, ensemble, qu’il n’y a pas de solution globale et facile à mettre en œuvre dans l’immédiat pour résoudre les problèmes relatifs à la dénucléarisation et à l’établissement d’un système de paix dans la péninsule coréenne. Cependant, la question de la paix dans la péninsule coréenne et de l’unification du peuple coréen s’en est trouvée renouvelée. Ce que nous pouvons retenir de ce nouveau départ, c’est que les nationalismes sud- et nord-coréens ainsi que les plans d’unification, qui s’étaient plus ou moins rapprochés depuis les années 1990 malgré leurs divergences apparentes, ont toujours un grand rôle à jouer. Il reste à savoir néanmoins si les points communs que présentent ces deux nationalismes pourront permettre de réaliser la grande cause nationale que constitue la création d’un État-nation moderne indépendant et unifié.
Notes
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[1]
Cf. Paik Nak-chung, The Division System in Crisis : Essays on Contemporary Korea, Berkeley (Calif.), University of California Press, 2011 ; disponible sur eScholarship.org.
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[2]
Le juche, idéologie d’État de la Corée du Nord, insiste sur la nécessité de parvenir à l’autonomie et à l’auto-indépendance du peuple et de la nation. Le mot juche peut être traduit en français par « agent principal ».