Pouvoirs 2018/1 N° 164

Couverture de POUV_164

Article de revue

« Défavorablement connus »

Pages 49 à 61

Notes

  • [1]
    Chiffre fourni à l’auteur par le ministère de l’Intérieur.
  • [2]
    Éric Heilmann, « Le désordre assisté par ordinateur : l’informatisation des fichiers de police en France », Cahiers de la sécurité, n° 56, 2005, p. 145-165.
  • [3]
    D’après les propos tenus par un syndicaliste policier lors d’une conférence de presse d’organisations opposées à ce fichier (« Non au stic », Iris.sgdg.fr, 13 avril 1999).
  • [4]
    Cf. « Futurs fonctionnaires, ou potentiels terroristes ? », BugBrother.blog.LeMonde.fr, 6 décembre 2008.
  • [5]
    « En 2008, la cnil a constaté 83 % d’erreurs dans les fichiers policiers », BugBrother.blog.LeMonde.fr, 21 janvier 2009.
  • [6]
    « Pour la cnil, 18 % des Français sont “suspects” », BugBrother.blog.LeMonde.fr, 3 février 2014.
  • [7]
    « taj : traitement d’antécédents judiciaires », cnil.fr, 17 février 2015.

1En février 2017, un rapport de la Cour des comptes, titré « La police technique et scientifique », révélait que, « fin mars 2016, le taj intégrait 15,6 millions de fiches de personnes mises en cause, dont 3,4 millions présentant au moins une photographie de la personne ». Créé le 6 mai 2012, jour de l’élection de François Hollande en tant que président de la République, le « traitement des antécédents judiciaires » fut l’une des toutes dernières décisions de la présidence Sarkozy. Sorte de « casier judiciaire bis », il répertorie toutes les personnes ayant un jour été considérées (à tort ou à raison) comme « suspectes » par les services de police et de gendarmerie.

2Or, en date du 19 avril 2017, le ministère de la Justice ne dénombrait « que » 5 119 654 personnes condamnées inscrites au casier judiciaire [1], soit 7,6 % de la population française (ou 9,4 % des plus de 15 ans). En France, on dénombre donc trois fois plus de fiches de personnes « mises en cause » dans le taj que de personnes « condamnées » inscrites au casier judiciaire.

3Serait-ce à croire que près du quart de la population française – et près de 30 % de la population de plus de 15 ans – serait « défavorablement connu des services de police judiciaire », pour reprendre l’expression consacrée ? Et ce, quand bien même plus de deux tiers d’entre eux n’ont pas de casier judiciaire, qu’une bonne partie n’a jamais été mise en examen ni même jugée, mais également – un comble – que nombre d’entre eux ont pourtant, depuis, fait l’objet de décisions de relaxe, acquittement, non-lieu ou de classement sans suite par la justice ?

Un « désordre assisté par ordinateur »

4On ne peut comprendre les chiffres de la Cour des comptes sans revenir sur la genèse de l’informatisation des fichiers policiers. Éric Heilmann, l’un des rares universitaires à avoir travaillé à ce sujet, rappelait en 2005 qu’un rapport commandé par le nouveau ministre de l’Intérieur en 1981, Gaston Defferre, avait souligné « le désordre qui règne encore dans les fichiers informatisés : le matériel ne répond plus aux attentes des services, sa maintenance n’est pas assurée correctement, les temps de traitement se sont considérablement allongés, les programmes utilisés ne sont pas performants, le personnel qualifié fait défaut ». Le diagnostic, « sans appel », stigmatisait alors « un véritable effondrement de la qualité des prestations fournies, qu’il s’agisse de la fiabilité des informations obtenues, de la diversité des applications traitées ou de la souplesse d’utilisation de l’outil informatique » [2].

5Un constat partagé par les cadres policiers, à en croire cet extrait exhumé par Heilmann d’un article paru en 1985 dans la très officielle Tribune du commissaire de police : « À ce jour, on constate un développement anarchique et un défaut de maîtrise de la documentation policière : cloisonnement entre services, prolifération des fichiers et des méthodes, caractère obsolète ou anachronique des fichiers, défaut d’expurgation de cette documentation, saturation des systèmes en place, défaut de régulation initiale, religion du volume au détriment de la valeur intrinsèque du document, primauté du quantitatif par rapport au qualitatif, difficulté d’accès aux documents, inadaptation des moyens d’information et d’exploitation. » À en croire Heilmann, l’emploi des ordinateurs avait ainsi notamment « renforcé la tendance des services à accumuler toujours plus d’informations », et donc la quantité au détriment de la qualité. Ce qui ne sera pas sans incidence sur le devenir des fichiers policiers.

6Instaurée sous l’impulsion de Gaston Defferre, une nouvelle direction des transmissions et de l’informatique fut chargée d’établir un « schéma directeur de l’informatique » et d’informatiser les fichiers policiers. La Direction centrale de la police judiciaire proposa de son côté de substituer au précédent fichier mécanographique des recherches criminelles (frc, qui comportait 110 000 « auteurs » en 1975, 210 000 en 1981 et 400 000 en 1987) un « système de traitement de l’information criminelle » (stic). La finalité de ce dernier était d’« intégrer toutes les informations exploitées par les services de police dans une seule et même architecture : au niveau local sur des micro-ordinateurs, régionalement sur des mini-ordinateurs et à l’échelon central sur des puissants ordinateurs ». Plan qui a été validé par la loi du 7 août 1985 relative à la modernisation de la police nationale, impulsée par Pierre Joxe.

7Las, souligne Heilmann : les micro-ordinateurs fournis aux policiers n’étaient pas « connectables avec les grands fichiers » et, « menés de front, la plupart des projets [ont connu] un retard systématique dans leur exécution », d’autant qu’ils devaient aussi faire face à l’opposition de plusieurs directions, voire à l’abandon de certains d’entre eux. À peine arrivé place Beauvau, en mars 1986, Charles Pasqua décida en effet que la priorité était de doter les Français d’une carte d’identité informatisée. La diffusion des micro-ordinateurs s’en trouva bloquée, et l’étude du stic suspendue sine die.

« Safari ou la chasse aux Français »

8Il faudra attendre le mitan des années 1990 pour que le stic, devenu « système de traitement des infractions constatées », soit finalement réactivé. En décembre 1998, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (cnil) révéla, dans un communiqué de presse relatif au stic, le conflit qui l’opposait, depuis quatre ans, au ministère de l’Intérieur. On y apprit en effet que le dossier lui avait été présenté, pour la première fois, par Charles Pasqua, fin 1994, peu avant qu’un document annexé à la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité du 21 janvier 1995 ne le présentât comme l’« une des priorités de la modernisation de la police ».

9L’instruction de ce dossier avait « soulevé de nombreuses difficultés » à la cnil et « nécessité de nombreuses discussions ». En effet, « tel qu’il était initialement envisagé en 1994, le stic était beaucoup plus qu’un fichier de police judiciaire : l’intégralité des procès-verbaux de la police judiciaire devait y figurer et être accessible non seulement aux officiers de police judiciaire mais aussi aux autorités administratives. En outre, les témoins d’une infraction devaient être fichés au même titre que les auteurs ».

10Les discussions, tendues, furent « interrompues à deux reprises », ce qui conduisit la cnil, à la fin de l’année 1997, à réclamer un arbitrage du Premier ministre, arguant du fait que les fichiers policiers avaient été « clandestins » jusqu’à l’adoption de la loi Informatique et libertés en 1978, qui « impose que les fichiers de l’État soient soumis à l’examen de la cnil », transparence qui « doit être comprise comme une garantie essentielle dans une société démocratique ». La cnil ne détailla pas les concessions qu’elle dut faire lors de cette négociation, et Libération révéla, le 7 novembre 1998, que le feu vert de la cnil fut obtenu « par un vote à l’arraché : huit pour, sept contre ». Elle ne s’en félicita pas moins que son action permît de « renforcer les droits du citoyen » eu égard aux demandes initiales de l’Intérieur : « désormais, il sera interdit en France de consulter des fichiers de police judiciaire à l’occasion d’enquêtes administratives “de moralité” (candidatures à certains emplois publics, notamment) », la cnil s’étant « opposée à ce que ce fichier de police judiciaire puisse être consulté ou utilisé “sous quelque forme que ce soit” à l’occasion d’enquêtes ordonnées par l’autorité administrative ».

11De plus, sur sa proposition « et en accord avec le ministère de l’Intérieur et le procureur de la République », toutes les fiches établies sur des personnes mises en cause devaient pouvoir leur être « directement communiquées dès lors que la procédure judiciaire sera achevée », de sorte que « les personnes pourront contrôler directement les informations les concernant ».

12La cnil se félicitait enfin d’avoir « obtenu l’engagement que le garde des Sceaux adresse une circulaire à l’ensemble des procureurs afin que les décisions de relaxe, d’acquittement et de non-lieu soient systématiquement communiquées aux gestionnaires du fichier ».

13Près de vingt ans après, ce communiqué pourrait presque prêter à sourire, si le devenir du stic ne bafouait à ce point, non seulement ce satisfecit de la cnil, mais également et surtout l’esprit et la lettre mêmes de la loi Informatique et libertés, adoptée à la fin des années 1980 pour, faut-il le rappeler, protéger les citoyens français d’éventuelles dérives en matière de fichage administratif, et plus particulièrement policier. C’est en effet à la suite du scandale provoqué par la publication, en mars 1974 dans Le Monde, d’un article intitulé « safari ou la chasse aux Français », qui révélait que le ministère de l’Intérieur voulait interconnecter, dans un méga-fichier sobrement dénommé safari (système automatisé pour les fichiers administratifs et répertoires des individus), les cent millions de fiches réparties dans les quatre cents fichiers policiers d’alors, que le gouvernement dut initier ce qui allait, en 1978, déboucher sur l’adoption de la loi Informatique et libertés, pionnière des lois en la matière dans le monde entier.

14Aucune des avancées obtenues par la cnil en 1998 n’a en effet résisté à l’inflation sécuritaire post-2001. Non seulement le taj sert de matière première aux enquêtes administratives dites de moralité, mais les citoyens n’ont jamais pu, non plus, « contrôler directement les informations les concernant », qui ne leur ont jamais été « directement communiquées ». Dix ans se sont par ailleurs passés avant que les décisions de relaxe, d’acquittement et de non-lieu commencent à être utilisées pour mettre à jour le taj – à ceci près que le système informatique censé automatiser la procédure en interconnectant fichiers policiers et judiciaires s’avéra être une véritable usine à gaz et qu’il n’est toujours pas, vingt ans après, au point.

15Enfin, et ce n’est pas le moindre paradoxe du droit Informatique et libertés, alors que la loi de 1978 imposait au gouvernement d’obtenir l’« avis conforme » de la cnil lorsqu’il voulait créer un fichier intéressant la sécurité publique, la défense et la sûreté de l’État, cette bataille inaugurale entre le ministère de l’Intérieur et la cnil autour du fichier stic eut pour effet (avec l’aval du président de la cnil d’alors, un comble) de modifier ladite loi, en 2004, de sorte que son avis ne soit plus que consultatif. Le gouvernement doit certes toujours demander son avis à la cnil. Mais il n’est plus obligé d’en tenir compte, sa seule obligation étant de le publier au Journal officiel.

L’« avis conforme » de la cnil

16La négociation dura, de fait, sept ans. Il fallut en effet attendre le 6 juillet 2001 pour que soit publié au Journal officiel le décret « portant création du système de traitement des infractions constatées ». À ce titre, l’emploi du terme « création » – alors qu’il s’agissait plutôt d’une « légalisation » – est sujet à caution. Non seulement parce que le stic avait donc été mis en œuvre, « à titre expérimental », depuis 1994, mais également parce qu’« au 1er janvier 1997 [il] contenait déjà 2,5 millions de “mis en cause”, 2,7 millions de victimes, 500 000 victimes personnes morales, 5 millions de procédures et 6,3 millions d’infractions », avec des « données existant depuis 1965 dans certains fichiers, depuis 1991 dans d’autres » [3]. Ce qui ne sera pas sans incidences sur le nombre d’erreurs contenues dans ce fichier.

17Le décret mentionne également « l’avis conforme de la Commission nationale de l’informatique et des libertés ». Étrangement, la délibération de la cnil ne fut pas publiée au Journal officiel, comme le veut pourtant la loi, ce 6 juillet 2001. Et si la cnil l’avait certes incluse dans son rapport d’activité 2000, rendu public le 9 juillet 2001, il faudra attendre octobre 2015 pour qu’elle soit mise en ligne sur Legifrance.gouv.fr. Son « avis favorable avec réserves » comportait de fait rien moins que quinze réserves, et c’est précisément parce que Beauvau n’eut d’autres choix que de s’y conformer que le décret évoque un « avis conforme ».

18Entre autres choses, le ministère aurait ainsi voulu pouvoir ficher toute « personne à l’encontre de laquelle il existe des indices faisant présumer qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction ». Une simple dénonciation calomnieuse aurait ainsi permis, sans autre forme de procès, à un quidam d’être fiché cinq, dix, vingt, voire quarante ans. Mais la cnil, comme elle l’expliqua dans son rapport annuel paru en 2001, au lendemain de la publication du décret au Journal officiel, obtint que ne puissent être fichées que les « personnes à l’encontre desquelles sont réunis, lors de l’enquête préliminaire, de l’enquête de flagrance ou sur commission rogatoire, des indices ou des éléments graves et concordants attestant leur participation à la commission d’un crime, d’un délit ou d’une contravention de cinquième classe ».

19Le ministère de l’Intérieur avait par ailleurs prévu, initialement, que les décisions d’amnistie soient les seules à pouvoir entraîner l’effacement d’un fichier, les décisions de relaxe, acquittement, non-lieu ou de classement sans suite ne pouvant servir qu’à « compléter les informations et non à les effacer ». Dans le dossier de presse adossé à son rapport d’activité 2000, la cnil martela que « le stic n’est pas et ne doit pas être un “nouveau casier judiciaire” » et se félicita du fait que le dispositif, « tel qu’il a été amendé par la cnil », est censé faire en sorte que « les décisions de relaxe et d’acquittement ainsi que les dispositions portant amnistie des faits provoqueront l’effacement de toutes les informations concernées dans le stic ». En revanche, en cas de non-lieu, « il appartiendra au procureur de la République d’en prescrire l’effacement »… ou pas.

20Le stic avait été conçu tellement « à charge » que le ministère de l’Intérieur n’avait pas non plus, initialement, prévu qu’une personne ayant bénéficié d’un non-lieu, d’une relaxe ou d’un acquittement puisse « solliciter, directement auprès du procureur de la République ou par l’intermédiaire de la cnil, la mise à jour des informations la concernant », ce que la cnil parvint opportunément à rectifier. Une possibilité de mise à jour d’autant plus importante que, à l’exception des mineurs (dont les données peuvent être conservées cinq, dix ou vingt ans), les données ont en effet vocation à être conservées pendant vingt ans – durée pouvant être réduite à cinq ans pour certains délits ou contraventions et, a contrario, portée à quarante ans pour les crimes et délits les plus graves. Les données concernant les victimes étant, elles, a priori conservées au maximum quinze ans.

Un million de personnes « blanchies » par la justice… mais « fichées » par la police

21Une chose est de réussir à peser sur la rédaction d’un décret. Une autre est de le faire appliquer. En l’espèce, la cnil décidait, en 2007, de procéder à un contrôle du fonctionnement du stic. Ses conclusions, rendues publiques en janvier 2009, furent accablantes, particulièrement pour le ministère de la Justice. Après avoir rappelé que « la question de la mise à jour du fichier constituait l’une des deux principales réserves formulées par le Conseil d’État », la cnil ne put en effet que déplorer « l’absence quasi systématique de transmission par les parquets des suites judiciaires nécessaires à la mise à jour du stic ».

22Se basant sur les réponses à un questionnaire envoyé aux trente-quatre tribunaux de grande instance, dont l’activité judiciaire représente la moitié de l’activité pénale en France, la cnil estima que, sur les seules années 2005, 2006 et 2007, 1 020 883 classements sans suite (soit 88,6 % du total des classements sans suite), 54 711 relaxes (81,3 %), 873 acquittements (96,3 %) et 7 761 non-lieux (98,8 %) n’avaient pas été transmis au stic, notamment parce que les procureurs ne disposaient pas des systèmes informatiques à jour susceptibles de pouvoir les y aider, ou encore parce que les greffiers, débordés, avaient d’autres priorités.

23Or, à l’époque, le stic ne fichait « que » 5 552 313 personnes « mises en cause » (plus 28 329 276 victimes, dans 36 427 745 procédures). S’il est statistiquement impossible d’extrapoler ce qu’un contrôle exhaustif de ce fichier aurait pu révéler, le fait que l’examen des trois dernières années de décisions judiciaires aurait dû entraîner la correction voire l’effacement de près de 20 % des fichiers stic alors enregistrés était de nature à tirer la sonnette d’alarme.

24Le problème est d’autant plus préjudiciable que la cnil estime que l’emploi de plus d’un million de personnes, en France, est conditionné au fait de ne pas être fiché comme « mis en cause » dans le taj. Quatre mois seulement après la parution du décret légalisant le stic au Journal officiel, la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, confortée et pérennisée par la loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure, conditionna en effet le recrutement, l’agrément ou l’habilitation des personnels de professions très diverses à des « enquêtes administratives de moralité » reposant en tout ou partie sur la consultation des fichiers stic et judex (système judiciaire de documentation et d’exploitation, équivalent du stic dans la gendarmerie, créé en 1986 mais légalisé seulement en… 2006).

25Sont en effet concernés les (sous-)préfets, leurs directeurs et chefs de cabinet, les ambassadeurs et consuls, magistrats, militaires, fonctionnaires et agents contractuels des polices nationale et municipales, des douanes, de l’administration pénitentiaire, les personnels de surveillance et de gardiennage ou souhaitant travailler dans les zones aéroportuaires, les casinos et cercles de jeux, les gardes champêtres, convoyeurs de fonds, contrôleurs de la ratp et de la sncf, agents des concessionnaires d’autoroute, ainsi que les arbitres et assesseurs des parties de pelote basque, personnes sollicitant l’autorisation d’effectuer des prises de vue aérienne, ceux qui veulent obtenir ou renouveler leurs titres de séjour, acquérir la nationalité française, la Légion d’honneur et autres promotions dans les « ordres nationaux », ou encore… les employés de la cnil chargés de vérifier qu’il est fait bon usage des fichiers, entre autres [4].

26Le problème se double du fait que les services de police administrative ne respectaient pas, non plus, la loi. La cnil disait, dans ses mêmes conclusions, avoir en effet découvert que « les consultations du stic à des fins administratives étaient systématiquement effectuées à partir du module de police judiciaire » (qui permet d’accéder à l’ensemble des informations enregistrées dans le stic), alors qu’un « profil administratif » avait précisément été créé pour ne permettre d’avoir accès qu’« aux seules affaires auxquelles aucune suite judiciaire favorable à l’intéressé (telles que classement sans suite pour insuffisance de charges, relaxe, acquittement, non-lieu) n’a été donnée par l’autorité judiciaire », de sorte à respecter la présomption d’innocence.

27Enfin, si la cnil se félicitait initialement du fait que « les personnes pourront contrôler directement les informations les concernant », la consultation du stic, par ceux qui y sont fichés, procède légalement (et a contrario) d’un « droit d’accès indirect » : il faut adresser une demande à la cnil, ou au procureur de la République, pour savoir si l’on y est fiché, mais donc également attendre qu’ils aient pu vérifier les éventuelles suites judiciaires et procéder aux éventuelles rectifications et suppressions d’informations erronées ou périmées.

Un taux d’erreur de… 83%

28Légalement, la loi prévoyait que la cnil devait répondre sous trois mois. Or, dans les faits, la procédure durait souvent un an, voire un an et demi. La loi a donc été modifiée afin que la cnil dispose de six mois pour procéder aux vérifications. Depuis 2015, explique désormais la cnil sur sa page internet consacrée aux refus d’embauche à la suite d’enquêtes administratives, « la plupart des demandes sont traitées dans le délai moyen de six mois fixé par les textes (au lieu de dix-huit précédemment), pour les personnes enregistrées dans ce fichier en qualité de mises en cause ».

29À partir de 2001, la cnil reçut de plus en plus de demandes de droit d’accès indirect émanant (en particulier) de citoyens ayant perdu leur travail ou leur habilitation, ou se les étant vu refusés. En 2001, un quart des 162 fichiers qu’elle contrôla s’avéra en tout ou partie erroné. Le taux d’erreur grimpa à 44 % en 2005 (pour 465 fichiers vérifiés), puis 53 % en 2006 (pour 532 fichiers), avant d’exploser en 2008, l’année où elle contrôla le stic, puisque « seules 17 % des fiches de personnes mises en cause étaient exactes ; 66 % ont fait l’objet d’une modification de portée variable (changement de durée de conservation, de qualification pénale, etc.) ; 17 % ont été purement et simplement supprimées du fichier », soit un taux d’erreur de 83 % [5] ! À en croire la cnil, dans son rapport d’activité 2009, 65 % de ces erreurs venaient du fait que les procureurs, à l’issue des procès, ne mettaient pas le stic à jour, notamment parce qu’ils n’en avaient pas le temps, les moyens humains ou matériels, ou parce qu’ils n’y pensaient pas, faute d’avoir été sensibilisés à la question.

30Signe que le problème est prégnant, les « threads » consacrés aux enquêtes administratives dites de moralité constituent, avec 1 121 messages et près de cent cinquante mille vues, le sujet le plus consulté sur le forum du concours de surveillant de l’administration pénitentiaire, le troisième sujet sur le forum des gardiens de la paix (avec 1 019 réponses et 185 336 vues) et le quatrième sur le forum consacré au concours de gendarme (avec 183 réponses mais 114 247 vues).

31Histoire de parfaire le tableau, le rapport de la cnil déplorait également l’emploi de quelques mentions douteuses (« travesti » ou « homosexuel », par exemple), la politique de gestion des mots de passe permettant d’accéder au stic (qui étaient parfois écrits, en clair, sur des post-it collés à proximité des ordinateurs), ainsi que certaines erreurs de saisie modifiant la durée de conservation du fichier de cinq à vingt ans, voire à quarante, ou faisant d’une victime (il faut taper sur la lettre C, pour « constaté ») un suspect (là, c’est la lettre E, pour « élucidé », le suspect ayant été identifié). Étaient également visés l’absence de traçabilité des consultations du stic (cent vingt vérifications, en 2008, sur plus de vingt millions de consultations, soit moins de 0,0006 % de contrôle) et le fait qu’aucun système d’alerte en temps réel ne permettait de détecter une utilisation anormale du fichier, alors que près de cent mille fonctionnaires étaient habilités à y accéder. Ou encore le fait que les informations, censées être effacées au bout de quatre cents jours, dans les commissariats locaux, étaient conservées ad vitam æternam

32Cette même année 2009, un rapport d’information parlementaire consacré aux fichiers de police déplorait, de son côté, une chaîne d’alimentation « complètement obsolète (…) à la source de nombreuses erreurs », reposant sur « un système complètement dépassé qui n’utilise même pas de souris », une « antiquité » utilisée par des agents dont la formation juridique « est très largement insuffisante ». Interrogé sur la fusion annoncée du stic et de judex, le directeur central de la police judiciaire avait alors souligné qu’une « période de transition difficile » était à prévoir afin, d’une part, de récupérer l’ensemble des données et, d’autre part, de les « toiletter », alors que la volumétrie d’informations à transférer était « colossale ». Les parlementaires avaient alors réclamé que le nouveau fichier « n’hérite pas du stock d’erreurs accumulées » dans le stic et judex.

33Le fichier, censé être « pleinement opérationnel le 1er septembre 2010 », accumula les retards. Un second rapport parlementaire révéla en effet en 2011 que la reprise des données ne débuta qu’en août 2010, que le fichier ne devait être « effectif qu’en 2012 », mais également que si « la gendarmerie nationale a entrepris un processus de correction de judex », grâce à la mobilisation de près de dix équivalents temps plein pendant douze mois environ, « aucun nettoyage complet de la base de données du stic, pourtant sujette à erreurs, n’a été entrepris ».

Le « bug informatique »

34Le nouveau fichier ne fut officiellement déclaré que le 6 mai 2012, avec la parution au Journal officiel du décret portant création du taj. Dans sa délibération du 7 juillet 2011, la cnil souhaitait « rappeler la gravité des dysfonctionnements » qu’elle avait préalablement constatés et qui l’avait amenée à déplorer « l’existence, dans ce fichier, d’une très large majorité de données inexactes ou incomplètes », sans parler des « conséquences gravissimes de cette situation sur l’emploi des personnes lorsque celui-ci est soumis à enquête administrative préalable ». Elle considérait enfin que « la reprise des données des traitements stic et judex n’est pas envisageable sans qu’un important travail de mise à jour soit effectué sur les données reprises, notamment les plus anciennes », ce pourquoi elle souhaitait « être informée des mesures qui seront prises pour en garantir l’exactitude et, en tout état de cause, éviter que le taj ne soit affecté, dès sa mise en œuvre, par les dysfonctionnements auxquels il est justement censé mettre un terme ».

35À l’époque, le stic comportait « environ six millions et demi de personnes mises en cause », et judex deux millions et demi, soit un total cumulé de neuf millions – nonobstant le fait que certaines personnes figuraient dans les deux fichiers. Or, dans son rapport d’activité 2012, daté d’avril 2013, la cnil indiqua que 12 057 515 personnes étaient désormais fichées comme « mises en cause » dans le taj, soit 18 % de la population française, près d’un Français sur cinq – un bond de trois millions de « mis en cause » en plus, en même pas un an ! Interrogée à ce sujet, la cnil – qui n’avait étrangement pas remarqué cette explosion de 33 % du nombre de personnes fichées – se tourna vers le ministère de l’Intérieur, qui lui répondit qu’il s’agissait d’un… bug informatique dû à la fusion du stic et de judex au sein du taj : « Lorsqu’une personne avait trois infractions sur sa fiche, elle s’est retrouvée avec trois fiches dans le taj, répondit la cnil. Cette situation n’est pas préjudiciable aux personnes dès lors que les données ne sont pas inexactes, mais le dénombrement des fiches par personne mise en cause est dès lors faussé. Il y avait donc une coquille dans notre rapport. Il ne s’agissait pas de personnes mises en cause mais de fiches relatives à des personnes mises en cause. Le ministère a indiqué s’employer à résoudre ce problème en fusionnant les fiches relatives à un même individu [6]. »

36Un « bug informatique » qui n’aurait donc toujours pas été réparé : en février 2015, la cnil écrivait qu’« on estime à neuf millions et demi le nombre de personnes présentes en qualité de “mises en cause” » dans le taj, sans pour autant être à même de donner un chiffre plus précis que cette estimation [7]. Comme on l’a vu, la Cour des comptes écrit de son côté dans son rapport de février 2017 que, « fin mars 2016, le taj intégrait 15,6 millions de fiches de personnes mises en cause, dont 3,4 millions présentant au moins une photographie de la personne ».

37Il est improbable que le taj ait enregistré six millions de personnes « mises en cause » de plus en un an. Il est en revanche bien plus probable que le ministère de l’Intérieur ne soit toujours pas en mesure de faire la part des choses entre le nombre de « personnes mises en cause » et le nombre de « fiches relatives à des personnes mises en cause », pour reprendre l’explication donnée par le ministère à la cnil. Contacté à ce propos, le ministère de l’Intérieur n’a pas daigné répondre à nos questions.

38Le fait que les sages de la Cour des comptes laissent entendre que près de 30 % de la population française seraient « défavorablement connus des services de police et de gendarmerie », tout en proposant tout de même de se servir du taj comme « base de consultation commune permettant de sécuriser l’identité civile des fichiers faed et fnaeg » (les fichiers d’empreintes digitales et génétiques), révèle cependant que le problème de la pertinence et de la qualité des fichiers policiers n’est toujours pas réglé.

39Seul point positif : dans son rapport sur l’année 2016, la cnil n’a constaté « que » 55,5 % d’erreurs dans les fichiers taj-gendarmerie et 37 % dans les fichiers taj-police, qu’elle avait été amenée à vérifier l’année précédente. Étaient notamment concernés : un commerçant de 53 ans fiché comme l’auteur présumé d’une escroquerie dont il avait en fait été la victime ; un recycleur de 25 ans fiché pour « vol en réunion » (et donc pendant quarante ans) parce qu’il avait récupéré un vélo aux encombrants afin de le réparer ; et quatre fonctionnaires ou vigiles recalés ou licenciés parce qu’ils étaient fichés pour des affaires qui, depuis, n’en avaient pas moins été classées « sans suite », dont un vigile fiché pour un « délit de fuite » perpétré par la personne à qui il avait vendu sa voiture.

40En 2005, Éric Heilmann concluait son article précité en qualifiant l’objectif de « rationalisation du recueil et de l’exploitation des informations contenues dans les procédures judiciaires aux fins de recherches criminelles, de statistiques et de gestion des archives », martelé depuis le début des années 1980 par le ministère de l’Intérieur, de « tâche de Sisyphe ». Plus d’une décennie plus tard, du fait – notamment – des enquêtes administratives dites de moralité, la situation a donc empiré.

41Fin octobre 2017, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité par une personne qui s’était vue refuser l’effacement de son fichier malgré une dispense de peine, le Conseil constitutionnel estimait que le taj portait, de fait, une « atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée », et demandait au législateur, d’ici au 1er mai 2018, d’encadrer les conditions d’inscription dans ce fichier, d’élargir les possibilités de demande d’effacement, et d’en limiter le contenu dans le temps. Rapportant ladite décision, Le Figaro révélait de son côté que le taj comportait désormais « 17 957 158 millions de personnes inscrites au titre d’une mise en cause » (soit 14 % de plus qu’en 2016 !).

Notes

  • [1]
    Chiffre fourni à l’auteur par le ministère de l’Intérieur.
  • [2]
    Éric Heilmann, « Le désordre assisté par ordinateur : l’informatisation des fichiers de police en France », Cahiers de la sécurité, n° 56, 2005, p. 145-165.
  • [3]
    D’après les propos tenus par un syndicaliste policier lors d’une conférence de presse d’organisations opposées à ce fichier (« Non au stic », Iris.sgdg.fr, 13 avril 1999).
  • [4]
    Cf. « Futurs fonctionnaires, ou potentiels terroristes ? », BugBrother.blog.LeMonde.fr, 6 décembre 2008.
  • [5]
    « En 2008, la cnil a constaté 83 % d’erreurs dans les fichiers policiers », BugBrother.blog.LeMonde.fr, 21 janvier 2009.
  • [6]
    « Pour la cnil, 18 % des Français sont “suspects” », BugBrother.blog.LeMonde.fr, 3 février 2014.
  • [7]
    « taj : traitement d’antécédents judiciaires », cnil.fr, 17 février 2015.
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