Notes
-
[1]
C’est d’ailleurs le propos de Bernard Lecomte dans Les Secrets du Vatican et Les Derniers Secrets du Vatican, Paris, Perrin, 2009 et 2012.
-
[2]
Corrado Augias, Histoire secrète du Vatican, Paris, Omnibus, 2015.
-
[3]
Qui en a tiré un livre : Sa Sainteté. Scandale au Vatican, Paris, Privé, 2012.
-
[4]
Entretien téléphonique avec l’auteure, 4 avril 2017.
-
[5]
Christophe Dickès (dir.), Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège, Paris, Robert Laffont, 2013, art. « Conclave ».
-
[6]
Entretien avec l’auteure, Rome, 6 juillet 2016.
-
[7]
Entretien téléphonique de Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférences en science politique, avec l’auteure, 19 avril 2017.
-
[8]
Entretien cité avec l’auteure.
-
[9]
Règlement général de la Curie romaine, approuvé le 30 avril 1999 par Jean-Paul II (« Regolamento generale della Curia romana », Vatican.va).
-
[10]
Prestation de serment d’une institution reliée au Vatican, transmise par une source à l’auteure. (Sauf mention contraire, c’est l’auteure qui traduit.)
-
[11]
Entretien avec l’auteure, Rome, 19 avril 2017.
-
[12]
Philippe Levillain (dir.), Dictionnaire historique de la papauté, Paris, Fayard, 1974, art. « Secret pontifical ».
-
[13]
Christophe Dickès (dir.), Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège, op. cit., art. « Secret pontifical ».
-
[14]
Ibid.
-
[15]
Philippe Levillain (dir.), Dictionnaire historique de la papauté, op. cit., art. « Secret pontifical ».
-
[16]
Ibid.
-
[17]
Entretien téléphonique cité avec l’auteure.
-
[18]
Jean-Louis de La Vaissière, De Benoît à François, une révolution tranquille, Paris, Le Passeur, 2013, p. 39.
-
[19]
Gianluigi Nuzzi, Sa Sainteté, op. cit.
-
[20]
Gianluigi Nuzzi, Chemin de croix, Paris, Flammarion, 2015 ; Emiliano Fittipaldi, Avarizia, Milan, Feltrinelli, 2015.
-
[21]
Cité par Federico Lombardi et Massimiliano Menichetti, Vatileaks 2. Il Vaticano alla prova della giustizia degli uomini, Milan, Rizzoli, 2017, p. 16-17.
-
[22]
Ibid., p. 17.
1L’État de la Cité du Vatican, entouré de hautes murailles qui protègent, depuis 1929, quarante-quatre hectares de territoire, est synonyme de secret. Les livres qui lui sont consacrés veulent en relater les « dessous secrets », les « indiscrétions » d’alcôves et de palais, les pages sombres et obscures de son histoire : silences de Pie XII, procès des prêtres ouvriers, mystères de la loge Pie II, inquiétante mort de Jean-Paul Ier [1]. Sans parler de la sulfureuse affaire Emanuela Orlandi, fille d’un employé du Saint-Siège, disparue en 1983, qui reste la plus grande énigme du Vatican. Un secret et un manque de transparence très liés à la nature spécifique de cet État indépendant, qui a donc une nature politique, mais également une mission spirituelle. Un mode de fonctionnement, pour paraphraser Corrado Augias, qui « tente de concilier le Ciel et la Terre, la candeur de la sainteté et les astuces du pouvoir [2] ». Bien plus, alors que les autres régimes voisins en Europe sont peu à peu tous devenus démocratiques, celui du Vatican est l’un des seuls à être resté monarchique, et le secret fait partie de la constitution même de son pouvoir. Il est maintenu à la fois dans le mode de désignation du souverain pontife lors des conclaves, dans les délibérations des conciles, dans l’administration et les procédures judiciaires, et jusque dans la recherche et les sources de connaissance – les fameuses Archives secrètes apostoliques du Vatican chères à Dan Brown. On pourrait même y ajouter ce secret professionnel si singulier qu’est le secret de la confession : plusieurs facettes d’un même silence qui rendent le Vatican si difficilement accessible et décryptable. Au-delà de l’impératif du « secret d’État », et du secret professionnel auquel sont tenus ses employés, il semble qu’il existe bien une singularité du Saint-Siège… Mais aujourd’hui, à l’heure des lanceurs d’alerte et cyberattaques, ce secret est-il encore bien gardé ? Comme d’autres régimes, celui du Vatican et ses secrets ont été mis à mal. En 2012, l’affaire de fuite de documents dite Vatileaks a pour la première fois révélé au grand public des « secrets » sur une administration et des décisions qui n’auraient pas dû être connus. Un « corbeau », le majordome de Benoît XVI, Paolo Gabriele, donnait des documents confidentiels au journaliste Gianluigi Nuzzi [3]. Le majordome, peut-être marionnette d’un groupe de pouvoir, allait ainsi enfreindre deux règles : l’inviolabilité des appartements pontificaux et la sécurité de la correspondance du pape. Pire, en 2013, l’hebdomadaire italien Panorama révélait que l’agence américaine nsa avait épié le Palais apostolique, information démentie par le Vatican. En 2015, de nouveaux documents, issus de la commission mise en place par le pape François pour réformer les affaires économiques du Saint-Siège, allaient également être jetés en pâture à deux journalistes. Aujourd’hui, que reste-t-il, avec les efforts de transparence de Benoît XVI puis de François, du secret pontifical ?
Géographie du secret au Vatican : culture, droit et pratiques
2Pour comprendre ce qui est en train de changer au Vatican, tant du point de vue du droit, des pratiques que de la culture du secret, encore faut-il comprendre avec précision quels sont les actes, décisions et procédures touchés par l’obligation du secret, et quels sont les différents secrets. Le secret est déjà mentionné à trois reprises dans le code de droit canonique, soit l’ensemble des règles définissant l’Église, qui s’applique à tous les clercs et aux laïcs fidèles, comme l’explique le professeur Olivier Échappé : « Le premier est le secret de la confession, il est sacramentel et donc absolu, les droits étatiques n’en connaissent pas. Le second est le secret judiciaire, proche du mécanisme du secret professionnel qui s’impose aux juges, aux avocats, aux témoins. Le troisième est le secret des membres des curies diocésaines [4]. » Mais les règles gouvernant le Saint-Siège, elles, ne sont pas dans le code. Et le secret y est partout présent.
Le secret de l’élection : le conclave
3Acte fondateur du pontificat, sans doute est-ce l’élection qui reste la plus secrète au monde ! Seuls quelques spécialistes pouvaient s’attendre en 2013 à l’élection du pape François, alors que les journalistes du monde entier suivaient les fameuses « congrégations générales », discussions précédant la tenue du conclave sans rien n’en imaginer – peu d’entre eux savaient que Jorge Mario Bergoglio avait déjà failli être élu lors du conclave de 2005, puisque les délibérations demeurent secrètes en théorie même après la tenue du conclave. Le « conclave », qui vient de l’expression cum clave (« avec une clef »), désigne la réunion à huis clos de l’ensemble des cardinaux formant le Sacré Collège afin d’élire le nouveau pape. Clôture et secret en constituent donc les deux fondements essentiels. L’enfermement à clef remonte au xiiie siècle, règle pensée pour accélérer le processus électif devant la difficulté des cardinaux à se mettre d’accord sur un nom [5]. Le Vatican était alors la cible de l’ingérence des puissances extérieures. Alors que l’influence politique des États modernes sur le Vatican s’affaiblit, le Vatican étant réduit à un maigre territoire et à un maigre pouvoir, c’est pourtant au xxe siècle que le secret du conclave – avant et après sa tenue – devient une règle écrite. Pie XII le renforce davantage en faisant brûler les notes prises au cours du conclave par les cardinaux. Les règles s’adaptent même aux nouveaux modes de communication : Pie XII interdit les appareils de communication ou d’enregistrement au sein du conclave. Après lui, Jean XXIII assouplit quelque peu le secret, mais Jean-Paul II le renforce et, à sa suite, Benoît XVI confirme la règle du secret permanent et perpétuel pour tous les participants, qu’ils soient cardinaux ou salariés du Vatican. L’interdiction de communiquer avec l’extérieur oblige aujourd’hui les cardinaux électeurs à remettre leurs téléphones portables avant de pouvoir entrer dans la chapelle Sixtine… Pour l’élection de Benoît XVI, des brouilleurs ont été installés sous un faux plancher pour qu’aucune intrusion phonique ne soit possible. En revanche, la communication relative à l’issue du scrutin reste inchangée. C’est une fumée noire ou blanche qui indique au monde entier le résultat de la désignation…
Le secret des archives
4Les Archives secrètes apostoliques vaticanes ont fait couler beaucoup d’encre… Quatre-vingt-sept kilomètres de rayonnages, plus de six cents fonds archivistiques situés au cœur du Vatican, dans le « Bunker », soit deux étages au sous-sol de la cour de la Pigne, aux musées du Vatican. Centre d’archives centrales du Saint-Siège, il a été fondé vers 1610 par le pape Paul V. L’adjectif « secrètes » qualifie l’archive privée ou réservée (secretum) du pape, qui est de son ressort suprême et exclusif. Le patrimoine de ces archives remonte au viiie siècle, ce qui en fait un fonds d’une richesse incroyable pour les recherches. C’est Léon XIII qui en a ouvert l’accès au public en 1881, pour tout chercheur muni d’un titre universitaire. L’ouverture des archives est une question brûlante, de même que les restrictions en matière de communication, comme l’explique Mgr Jean-Louis Bruguès, directeur de la Bibliothèque apostolique et des Archives secrètes apostoliques du Vatican : « L’archive s’ouvre régulièrement aux chercheurs et s’ouvre pontificat après pontificat. Est-ce que tout est consultable de ce qui est ouvert ? Oui, sauf deux sortes de documents : ceux qui traitent de la vie personnelle des gens (mariages, enfants illégitimes – ça ne sera jamais ouvert) ; et ce qui, pour des raisons de conjoncture politique, présente aujourd’hui une délicatesse qui fait qu’il vaut mieux ne pas le mettre à disposition. Mais c’est une décision de conjoncture qui change lorsque la conjoncture change aussi [6]. »
5Cependant, en réalité, la politique archivistique du Vatican pourrait dès lors être comparée à celle d’un État, qui connaît des années incompressibles avant de divulguer aux chercheurs certains documents, et qui fait obstruction lorsqu’il s’agit d’autoriser la consultation de certains cartons sur des périodes pourtant ouvertes. L’accès à certains cartons d’archives nationales peut être refusé, donné partiellement, en général pour des motifs identiques à ceux du Vatican, soit la « protection de la vie privée » [7]. La question la plus brûlante est celle de l’ouverture des archives du pontificat de Pie XII. Seul le pape peut l’autoriser, et le pape François n’en a pas pris la décision. L’État d’Israël a demandé la déclassification des archives pour les années 1939-1942, mais le Vatican a refusé au motif qu’un pontificat ne pouvait être morcelé mais devait être examiné dans sa totalité. Mgr Bruguès souhaite que l’ouverture des archives ait lieu au plus vite : « Le pontificat de Pie XII le sera comme tous les autres pontificats. Je souhaite que ce soit le plus vite possible, car toutes les polémiques entendues sur le comportement éventuel de ce pape vis-à-vis des Hébreux ou des nazis… On va pouvoir juger sur pièce. Et même s’il y a des choses qui peuvent franchement déplaire, rien ne vaut la vérité historique. Nous sommes au service de la vérité historique, lorsque le pape le décidera [8]. »
Le secret commun
6Pour tous les organismes de la Curie, le règlement stipule que, au moment de l’embauche ou de la titularisation en contrat à durée indéterminée, l’employé doit émettre une profession de foi, jurer fidélité et observance du secret d’office, et ce devant le chef du dicastère ou le prélat supérieur [9]. Les employés du Vatican doivent prêter serment sur la Bible. La formule revient à une profession de foi et de communion avec l’Église, ainsi qu’à une adhésion au magistère de l’Église. Dans une seconde partie, intitulée « Promesse de fidélité dans le travail », l’employé promet « d’observer le secret de [s]on bureau dans la mesure dans laquelle cela est requis par la nature même du travail accompli ou par [s]es supérieurs légitimes [10] ».
7Le secret commun est une règle pour tous les organismes de la Curie, soit la Secrétairerie d’État, les différentes congrégations, les dicastères, les trois tribunaux du Saint-Siège, qui traitent du contentieux de l’Église universelle – il s’agit de la Rote romaine (affaires matrimoniales), du Tribunal suprême de la Signature apostolique (pourvois en cassation ou contentieux administratif), de la Pénitencerie apostolique (for interne pour les péchés les plus graves), ainsi que les tribunaux de l’État du Vatican, qui sont en charge des délits advenus sur son territoire, en matière civile ou pénale.
La culture du secret
8Bien plus que toutes ces pratiques, le secret procède au Vatican d’une culture très enracinée. Romilda Ferrauto a été journaliste durant trente-cinq ans à Radio Vatican, dont elle a ensuite été la responsable de la rédaction française. Des années après, elle se souvient encore des premiers mots que lui a adressés la personne qui s’occupait de sa formation : « Une seule consigne : moins vous parlez, mieux c’est [11] ! » La réserve est donc considérée comme l’une des qualités les plus précieuses pour faire avancer sa carrière au Vatican. « L’estime dont on jouit est proportionnelle à votre discrétion. La culture du secret est au Vatican très imprégnée, même chez des personnes loyales et honnêtes », ajoute Romilda Ferrauto. Cette culture procéderait, selon elle, du secret de la confession. Le secret de la confession n’est en effet pas un simple secret professionnel comme les autres, dans la mesure où il est inviolable au regard du code de droit canonique, sous peine d’excommunication pour celui qui l’enfreint.
Le « secret pontifical »
9À la Curie romaine, au-delà du secret commun qui ressemblerait à un secret professionnel, on trouve le respect d’un autre secret, le « secret pontifical », bien plus important, qui remonte historiquement aux procès de l’Inquisition, et qui subsiste aujourd’hui comme obligation notamment dans tous les procès de prêtres pédophiles traités par la Congrégation pour la doctrine de la foi. Anciennement appelé « secret du Saint-Office », il avait été défini pour la première fois par Clément XI en 1709 pour les affaires d’Inquisition, avant d’entrer dans le code de droit canonique de 1917. Il s’agissait alors d’un secret à respecter sous peine d’une excommunication latae sententiae [12], qui s’appliquait aux membres de la Congrégation du Saint-Office, étendue à la congrégation chargée de nommer les évêques, et de l’alors Congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires. En clair, il s’agissait de « veiller à la sauvegarde de la foi et des mœurs au sein de l’Église catholique [13] », d’autant que les accusés au Saint-Office se voyaient désigner un avocat issu de la congrégation pour ne pas faire scandale à l’extérieur. Jean-Pierre Moisset explique que ce secret permettait de « protéger les dénonciateurs et fragilisait la position des accusés [14] ». Le Saint-Office, critiqué très lourdement lors du second concile du Vatican, devint en 1965 la Congrégation pour la doctrine de la foi. Mais quelques années après, en 1968, fut établi le « secret pontifical » par une instruction du 24 juin 1968 non publiée, confirmé dans la nouvelle instruction du 4 février 1974 approuvée par Paul VI.
10Dans le texte de 1974, le secret est présenté comme une « obligation propre de la dignité humaine » dans la mesure où sa finalité est le bien public [15]. L’obligation en est définie pour dix matières, dont on peut notamment citer : la préparation et la rédaction des documents pontificaux ; les affaires de la Secrétairerie d’État ou du Conseil pour les affaires publiques de l’Église ; la dénonciation des doctrines et des écrits ainsi que leur examen à charge de la Congrégation pour la doctrine de la foi ; la dénonciation de délits contre la foi ou les mœurs et contre le sacrement de pénitence, et les procès qui s’y rapportent ; les informations relatives à la création des cardinaux, à la nomination des évêques, des administrateurs apostoliques et d’autres ordinaires revêtus de la dignité épiscopale ; la nomination des prélats supérieurs et des principaux fonctionnaires de la Curie romaine.
11L’obligation de respecter ce secret pontifical s’impose de manière très large aux cardinaux, évêques, prélats supérieurs, fonctionnaires de degrés majeur et mineur, consultants, experts et ministres. Celui qui est admis au secret pontifical jure de le respecter : « Je promets de conserver fidèlement le secret pontifical dans les procès et dans les affaires qui sont à traiter avec ce secret, je reconnais qu’en aucune manière, sous aucun prétexte, si ce n’est pour le bien public, pour raisons très urgentes et très graves, il ne m’est pas permis de violer ce secret [16]. » Toute violation, même relative à des affaires achevées, entraîne des sanctions disciplinaires.
Le secret pontifical et les affaires de pédophilie
12Dans les années 2000, le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le cardinal Ratzinger, décide de centraliser les dossiers de pédophilie, en transférant cette compétence, qui était celle de la Congrégation pour la doctrine du clergé, à sa propre congrégation. Une décision prise notamment face à l’ampleur du scandale de pédophilie dans le diocèse de Boston. Jean-Paul II précise la procédure à suivre dans un motu proprio de 2001 (complété par Benoît XVI en 2010). À partir du moment où un évêque mène une enquête préliminaire sur l’un des prêtres de son diocèse, il doit en référer à Rome, à la Congrégation pour la doctrine de la foi. Celle-ci peut ordonner à l’évêque de poursuivre la procédure ou de la renvoyer devant la justice ecclésiale du diocèse, ce qui a pour but d’enterrer le dossier. À l’issue de l’enquête, la congrégation peut demander au pape l’empêchement d’exercer le ministère pour un prêtre reconnu coupable par la justice ecclésiastique ; plus rarement, elle propose au pape la demissio ex officio, soit la démission de sa charge de la personne reconnue coupable. La Congrégation pour la doctrine de la foi chasse ainsi un certain nombre de prêtres accusés de pédophilie à partir de 2004. Problème : aucune statistique complète n’est aujourd’hui disponible quant au nombre de prêtres réduits à l’état laïc par la congrégation. La première fois que le Saint-Siège a décidé de rendre public un chiffre, c’est sous le pontificat de Benoît XVI. Il est alors question de cent soixante-dix cas de prêtres réduits à l’état laïc entre 2008 et 2009. Au début du pontificat de François, la Congrégation pour la doctrine de la foi a fait savoir qu’elle avait sanctionné trois mille quatre cent vingt prêtres en dix ans ; puis le chiffre de quatre cents prêtres réduits à l’état laïc a été publié, concernant les affaires traitées en 2011 et 2012. On pourrait alors parler de trois mille huit cent vingt prêtres démis de 2001 à 2012. Ces informations ont en réalité été divulguées sous le pontificat de François pour que le Vatican puisse se défendre devant les Nations unies, à Genève. À partir de janvier 2014, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies rend des conclusions très critiques concernant l’action du Saint-Siège dans sa lutte contre la pédophilie. Les associations de victimes considèrent que les actes de pédophilie sont assimilables à des actes de torture, alors que le Vatican a signé en 2002 la Convention contre la torture de 1984. C’est la première fois que le Vatican se défend en présentant un rapport. Le secret est donc partiellement brisé en vue de se défendre devant une institution internationale.
13Les canonistes disent avoir découvert avec surprise que le secret pontifical était encore en vigueur, à l’occasion de la publication des deux motu proprio de 2001 et de 2010, comme le confirme Olivier Échappé : « Depuis le nouveau code de droit canon de 1983, on considérait que le secret pontifical n’était plus en vigueur. Mais, lorsque Jean-Paul II puis Benoît XVI ont pris leur motu proprio sur les crimes sexuels, ils ont fait référence à l’instruction de 1974 [17]. » C’est d’ailleurs à cette occasion que l’instruction est publiée sur le site internet du Vatican. « Elle concernait l’instruction des violations contre le sixième commandement, soit l’obligation de pureté, donc on gardait un silence pudique dessus », poursuit Olivier Échappé. Le secret pontifical est comparable, selon le canoniste, au secret défense d’un État, et il est inexorablement destiné au même sort : « Le secret pontifical peut être assimilable au secret défense d’un État, puisqu’il est fait pour protéger les intérêts supérieurs de l’Église. Il est aujourd’hui difficilement tenable », confirme-t-il. Dans la pratique donc, au moment où le Vatican s’est mis à lutter contre les abus dans l’Église, il a également renforcé la pratique du secret pontifical. En ouvrant à une politique de lutte contre la pédophilie, le secret de l’instruction a certes été renforcé, mais le silence, lui, ne tient plus, face à un monde qui demande des comptes, en premier lieu les associations de victimes, mais également les organisations internationales comme les Nations unies. Le Vatican, pressé de toute part par cette culture de la transparence, est devenu beaucoup plus poreux.
Vatileaks, ou la porosité du système Vatican
14Comment maintenir son secret dans un monde où le silence n’existe plus et alors même qu’on décide de se lancer dans une politique de transparence, qu’il s’agisse de la lutte contre la pédophilie ou de celle contre la corruption ? À Rome, le secret de l’instruction relatif aux affaires de pédophilie est encore bien gardé, voire renforcé ; le secret des archives tente de résister aux pressions des historiens ; la discrétion des salariés est encore de rigueur, malgré un plus grand nombre de journalistes accrédités chaque année au Vatican. Mais la nouvelle culture de la transparence voulue par Benoît XVI puis par François a eu comme conséquence de délier les langues d’individus ou de groupes internes au Vatican. Comme dans n’importe quelle démocratie, ceux-ci ont voulu donner des informations réservées à la presse, afin d’ouvrir des contre-feux ou, pire, de délégitimer l’action réformatrice en cours du souverain pontife… En 2012, un majordome révélait ainsi au monde entier des documents dérobés dans les appartements du pape. Trois années plus tard, ce sont des documents et même un enregistrement clandestin de François, lors d’une réunion secrète sur la réforme des finances du Vatican, qui sont communiqués à deux journalistes italiens.
Vatileaks 1 : une affaire encore mystérieuse
15Les premières fuites de documents au Vatican ont eu lieu à un moment où Benoît XVI tentait de mettre de l’ordre dans les finances, à travers l’examen de celles-ci par l’organisme anti-blanchiment du Conseil de l’Europe, Moneyval ; et, grâce à la création de l’Autorité d’information financière, dans un contexte de lutte de pouvoirs entre le secrétaire d’État, Tarcisio Bertone, et les autres cardinaux de la Curie. Alors qu’il est au service de Benoît XVI depuis 2006, Paolo Gabriele dérobe et fait sortir des documents venus de l’appartement du Pape. Les documents ne révèlent rien de stratégique mais font essentiellement état d’âpres luttes de pouvoir au sein de la Curie. Le majordome est arrêté le 23 mai 2012. Très proche du Pape, dans ses interrogatoires il dit avoir agi pour aider le Saint-Père, qui était selon lui mal ou pas informé. Un procès public pour vol aggravé a lieu à l’automne 2012 et Paolo Gabriele est condamné à dix-huit mois de prison, puis gracié par le Pape deux mois plus tard. Aucune enquête n’est finalement poursuivie, comme l’écrit Jean-Louis de La Vaissière : « Mais les corbeaux étaient-ils deux, trois, dix, vingt, comme avait semblé le dire Gabriele […]. La justice vaticane continue-t-elle son enquête ? Osera-t-elle sanctionner des responsables haut placés, s’il y en a, pour trahison du secret pontifical ? Il semble que non, depuis que la Secrétairerie d’État, dans un communiqué qui ne l’honore pas, avait décrété le même jour de l’incarcération de Gabriele que l’affaire était close [18]. » Tel un « Anonymous » version Vatican, l’un des corbeaux cités dans le livre de Gianluigi Nuzzi évoque précisément la résistance à la transparence comme motif d’action : « Nous étions frustrés de nous trouver impuissants devant tant d’injustices, d’intérêts personnels, de vérités cachées. Nous sommes un groupe qui veut agir. Personne ne connaît les autres. Quand ces documents seront publiés, l’action de réformes commencée par Benoît XVI connaîtra une véritable accélération [19]. » Après cette affaire, on sait simplement que trois cardinaux à la retraite ont remis au nouveau pape, François, un rapport secret de trois cents pages consacré aux scandales internes et conservé dans un coffre-fort.
Vatileaks 2 : un procès pour prouver que le Vatican n’est pas une passoire…
16Dès les débuts de son pontificat, le pape François décide d’accélérer la lutte contre la corruption mise en place par Benoît XVI et de poursuivre la mise en œuvre de la politique de transparence – il publie notamment un rapport annuel de l’Institut pour les œuvres de religion, connu sous le nom de la « banque du Vatican ». Pour la première fois, il fait venir des laïcs et se fait aider par des cabinets d’audit. À l’été 2013, il crée deux commissions, la Cosea, une commission chargée de l’organisation des structures économiques du Saint-Siège, et la Crior, chargée d’évaluer la situation de l’Institut pour les œuvres de religion.
17En 2015 éclate une seconde affaire Vatileaks. Les documents qui fuitent, rassemblés cette fois-ci dans deux livres distincts [20], racontent une paralysie du système de réforme mis en place par François. On y apprend, notamment à travers l’enregistrement du Pape, que celui-ci a pris acte d’une opacité totale des comptes, du risque de banqueroute imminent du Vatican, de l’amateurisme ambiant, des multiples appels d’offres surévalués au Vatican… Gianluigi Nuzzi dénonce un ensemble de maux qui affectent la Curie, comme les irrégularités dans le financement des procédures menant à la canonisation, l’utilisation des fonds destinés aux pauvres pour couvrir les frais de la Curie, le train de vie des cardinaux… Emiliano Fittipaldi, lui, révèle que des sommes de la fondation gestionnaire d’un hôpital pour enfants malades à Rome ont permis de rénover l’appartement du cardinal Bertone… Les livres s’appuient sur des documents secrets transmis par Mgr Vallejo Balda, secrétaire de la Préfecture pour les affaires économiques, nommé secrétaire de la Cosea, et Francesca Chaouqui, consultante en communication, membre de la Cosea, ainsi que par Nicolas Maio, également membre de la Cosea. Difficile donc de ne pas faire le lien entre la fin du secret et la recherche de la transparence sur les comptes du Saint-Siège ! Le pape François décide d’intenter un procès non seulement aux deux salariés du Vatican, mais également aux deux journalistes, sur la base d’une disposition de droit pénal qu’il a lui-même prise et qui date du 11 juillet 2013 : « Quiconque se procure de façon illégitime ou révèle des informations et des documents dont la divulgation est interdite encourt une peine de réclusion allant de six mois à deux ans, ou une amende allant de 1 000 à 5 000 euros. Si une telle action a comme objet des informations ou des documents concernant les intérêts fondamentaux ou les rapports diplomatiques du Saint-Siège ou de l’État, on applique la peine de réclusion allant de quatre à huit ans [21]. »
18Dans son livre publié avec le journaliste Massimiliano Menichetti, le père Lombardi, ex-directeur de la salle de presse du Saint-Siège, explique que c’est précisément pour faire respecter la loi mise en place par le Pape que le procès a eu lieu. Au moment où le Vatican était engagé dans la lutte contre la corruption, ayant mis en place des instruments pénaux de lutte contre la corruption au Vatican même, le Saint-Siège ne pouvait laisser impunis les auteurs de ces vols de documents, sous peine de décrédibiliser le système judiciaire du Vatican : « Le Saint-Siège et les papes ont insisté de nombreuses fois sur leur volonté de répondre dans tous les domaines à des exigences croissantes en matière de transparence et de défense de la légalité, avec des procédures adéquates, et avec rigueur dans leur application [22]. » Après un procès commencé le 24 novembre 2015 et qui s’est terminé le 7 juillet 2016, l’unique inculpé condamné à une peine de prison ferme, d’une durée de dix-huit mois, a été Mgr Balda, seul ecclésiastique sur le banc des accusés. Sa peine a ensuite été transformée par le Pape en liberté conditionnelle. Francesca Chaouqui a été condamnée à une peine de dix mois, qui a été suspendue pour cinq ans. Les deux journalistes italiens ont finalement été acquittés, le tribunal du Saint-Siège s’étant déclaré incompétent.
19*
20La transparence relève de l’action politique ; le secret, du droit. Sans doute est-ce surtout la question de la permanence d’une culture du secret qui a été posée au Vatican depuis la première affaire Vatileaks. L’organisation du Saint-Siège reste fondée sur le secret, en partie comme tout État, avec cette caractéristique spécifique que le Saint-Siège a une mission spirituelle et qu’il est principalement gouverné par des clercs. Lorsque les papes successifs ont demandé des efforts en matière de transparence, s’entourant également de laïcs pour leurs compétences et afin de mettre à mal la culture du secret, les choses ont changé. Il avait fallu sept siècles pour que soit exposé dans un des musées du Capitole à Rome le parchemin de soixante mètres de long retraçant les actes du procès des templiers d’Auvergne (1309-1311). Mais, en quelques mois seulement, un majordome révélait au monde entier des documents dérobés dans les appartements du pape. Ce sont les affaires de pédophilie et de lutte contre la corruption qui ont accéléré le temps. En ouvrant la boîte de Pandore, Benoît XVI puis François ont fait éclater des scandales. Cependant, ils se sont également saisis des juridictions compétentes au Vatican pour sanctionner les attaques visant les intérêts supérieurs de ce si petit État…
Notes
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[1]
C’est d’ailleurs le propos de Bernard Lecomte dans Les Secrets du Vatican et Les Derniers Secrets du Vatican, Paris, Perrin, 2009 et 2012.
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[2]
Corrado Augias, Histoire secrète du Vatican, Paris, Omnibus, 2015.
-
[3]
Qui en a tiré un livre : Sa Sainteté. Scandale au Vatican, Paris, Privé, 2012.
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[4]
Entretien téléphonique avec l’auteure, 4 avril 2017.
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[5]
Christophe Dickès (dir.), Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège, Paris, Robert Laffont, 2013, art. « Conclave ».
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[6]
Entretien avec l’auteure, Rome, 6 juillet 2016.
-
[7]
Entretien téléphonique de Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférences en science politique, avec l’auteure, 19 avril 2017.
-
[8]
Entretien cité avec l’auteure.
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[9]
Règlement général de la Curie romaine, approuvé le 30 avril 1999 par Jean-Paul II (« Regolamento generale della Curia romana », Vatican.va).
-
[10]
Prestation de serment d’une institution reliée au Vatican, transmise par une source à l’auteure. (Sauf mention contraire, c’est l’auteure qui traduit.)
-
[11]
Entretien avec l’auteure, Rome, 19 avril 2017.
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[12]
Philippe Levillain (dir.), Dictionnaire historique de la papauté, Paris, Fayard, 1974, art. « Secret pontifical ».
-
[13]
Christophe Dickès (dir.), Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège, op. cit., art. « Secret pontifical ».
-
[14]
Ibid.
-
[15]
Philippe Levillain (dir.), Dictionnaire historique de la papauté, op. cit., art. « Secret pontifical ».
-
[16]
Ibid.
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[17]
Entretien téléphonique cité avec l’auteure.
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[18]
Jean-Louis de La Vaissière, De Benoît à François, une révolution tranquille, Paris, Le Passeur, 2013, p. 39.
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[19]
Gianluigi Nuzzi, Sa Sainteté, op. cit.
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[20]
Gianluigi Nuzzi, Chemin de croix, Paris, Flammarion, 2015 ; Emiliano Fittipaldi, Avarizia, Milan, Feltrinelli, 2015.
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[21]
Cité par Federico Lombardi et Massimiliano Menichetti, Vatileaks 2. Il Vaticano alla prova della giustizia degli uomini, Milan, Rizzoli, 2017, p. 16-17.
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[22]
Ibid., p. 17.