Pouvoirs 2017/2 N° 161

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Article de revue

Les intellectuels et la crise de la démocratie

Pages 109 à 120

Notes

  • [1]
    Julien Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 1927 ; Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Paris, Calmann-Lévy, 1955.
  • [2]
    Cf. Lucien Jaume, L’Individu effacé, ou le Paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997.
  • [3]
    Max Gallo, « Les intellectuels, la politique, la modernité », Le Monde, 26 juillet 1983.
  • [4]
    Régis Debray, i.f., suite et fin, Paris, Gallimard, 2000.
  • [5]
    Perry Anderson, La Pensée tiède. Un regard critique sur la culture française, Paris, Seuil, 2005.
  • [6]
    Sur l’engagement politique des nouveaux philosophes, cf. Michael Scott Christofferson, French Intellectuals Against The Left: The Antitotalitarian Moment of the 1970s, Londres, Berghahn, 2004.
  • [7]
    Tony Judt, Un passé imparfait. Les intellectuels en France, 1944-1956, Paris, Fayard, 1992.
  • [8]
    Cf. notamment Stefan Collini, What Are Universities For ?, Londres, Penguin, 2012.
  • [9]
    Cf. par exemple Ignacio Ramonet, « La pensée unique », Le Monde diplomatique, janvier 1995.
  • [10]
    Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, 2002.
  • [11]
    Pour une analyse plus ample de cette nouvelle configuration politique, cf. Emile Chabal, A Divided Republic: Nation, State and Citizenship in Contemporary France, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.
  • [12]
    Cf. par exemple Raphaëlle Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001.
  • [13]
    Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
  • [14]
    Emile Chabal, A Divided Republic, op. cit., chap. 8.

1Qu’est-ce que l’intellectuel ? Cette question, maintes fois posée, reste d’actualité. Malgré la vague anti-intellectuelle et populiste qui s’est abattue depuis 2014 sur des pays aussi divers que les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Inde et la Turquie, l’intellectuel reste un élément essentiel au bon fonctionnement de la démocratie. Il (ou elle) fait le lien entre le monde des idées – largement inaccessible à cause de son érudition et de son élitisme – et le grand public. C’est à travers lui que passent les idées-forces d’une époque et vers lui que se tournent les personnages politiques en quête d’identité. À tort ou à raison, l’intellectuel en démocratie est au cœur de l’épistémologie politique. Il est parfois difficile d’accepter que les polémiques d’un Steve Bannon – l’idéologue en chef de l’administration de Donald Trump – ou d’un Éric Zemmour relèvent d’une démarche proprement intellectuelle ; après tout, ne sont-ils pas tous les deux les plus purs exemples d’une pensée doctrinaire, dogmatique et anti-universelle ? D’une certaine façon, oui, mais ce n’est pas le contenu de leurs idées qui compte, c’est leur rôle au sein d’un réseau politique et intellectuel. Pour comprendre l’intellectuel aujourd’hui, il faut laisser de côté le modèle dreyfusien si cher aux Français et penser l’engagement de manière beaucoup plus large et multiforme.

La fin de l’intellectuel universaliste ?

2L’annonce de la « fin de l’intellectuel » a souvent été accompagnée d’une critique acerbe de la dépendance de l’intellectuel par rapport à la politique. Il suffit de se plonger dans les ouvrages désormais célèbres de Julien Benda – La Trahison des clercs – et de Raymond Aron – L’Opium des intellectuels – pour comprendre les jalons de cette critique [1]. Tous deux, à leur manière, ont voulu mettre en avant les dangers de l’engagement politique pour le développement du savoir. Contre un modèle dreyfusien et, plus tard, sartrien de « l’intellectuel engagé », ils ont plaidé pour un retour à la « raison désintéressée » et à la « responsabilité ». Selon eux, la tentation nationaliste, fasciste ou communiste ne pouvait qu’abaisser l’intellectuel en faisant de lui le prisonnier d’une idéologie réductrice et simpliste. En cela, ils faisaient écho à une critique de la relation entre idéologie et pouvoir qui était déjà ancienne. Comme l’ont montré de nombreux historiens, cette critique de l’intellectuel engagé – notamment celle d’Aron – a puisé ses racines dans le libéralisme du début du xixe siècle ; dans les écrits de Benjamin Constant, par exemple, ou d’Alexis de Tocqueville [2]. Pour tous ceux qui voyaient dans l’engagement politique un danger pour l’intellectuel au xxe siècle, il suffisait de remplacer la folie révolutionnaire par l’attraction communiste.

3Mais comment expliquer que cette critique « libérale » n’ait pas entraîné la disparition totale de l’intellectuel de la scène politique française à la fin du xxe siècle ? On peut comprendre que, dans les années 1950 et 1960 – période pendant laquelle il fallait plutôt « avoir tort avec Sartre que raison avec Aron » –, cette critique n’ait pas été entendue. À l’époque, les intellectuels engagés tels que Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir ou Louis Althusser bénéficiaient d’un rayonnement international. Malgré la rupture entre les intellectuels et le Parti communiste français au moment de l’invasion soviétique de la Hongrie en 1956, il était encore possible pour un jeune étudiant de croire à l’importance de l’engagement et à la relation étroite entre politique et savoir. En revanche, à partir de la fin des années 1970, le paysage politique s’est transformé en profondeur. Dans le monde intellectuel, il y a eu un tournant libéral, une violente critique « antitotalitaire » des idéologies, et un éclatement du consensus marxiste dans le désordre de l’après-Mai 68. Plus largement dans le monde politique, l’effondrement électoral du Parti communiste et l’arrivée d’une nouvelle génération de jeunes militants au Parti socialiste ont bousculé l’ordre politique établi depuis 1945. Cette transformation semblait annoncer la fin de l’intellectuel engagé. Ni le modèle dreyfusien ni le modèle communiste de l’intellectuel n’étaient adaptés à cette nouvelle donne. Quand Max Gallo a dénoncé en 1983 le « silence » des intellectuels pendant le premier septennat de François Mitterrand, cela a été interprété comme le premier signe d’un désengagement à long terme [3]. À tel point que le philosophe Régis Debray a pu, en 2000, annoncer sans ambiguïté la « fin » de l’intellectuel français dans un livre qui a fait beaucoup parler de lui [4].

4Et pourtant, comme nous allons le voir, l’intellectuel est vivant. Il se porte d’ailleurs relativement bien. Le testament de Debray – lui-même un intellectuel des plus classiques – apparaissait déjà, au moment de sa publication, comme une erreur. Le triomphe du néoconservatisme aux États-Unis après le 11 novembre 2001 a montré que non seulement l’intellectuel pouvait encore contribuer au débat politique mais qu’il n’hésiterait pas à l’occasion à s’approcher du pouvoir. À plus petite échelle, la commission Stasi de 2004 – à laquelle Debray a directement participé – a remis l’intellectuel au premier plan d’un grand débat public en France, celui de « l’affaire du foulard » à propos du port du voile à l’école pour les jeunes filles musulmanes. Pourquoi alors croire que l’intellectuel n’existe plus ? Il y a évidemment là une part d’orgueil : l’intellectuel annonce sa mort pour qu’on parle de lui. Mais il y a un aspect encore plus important : les nouvelles modalités de l’engagement intellectuel dans un environnement fortement médiatisé.

5Afin de comprendre l’intellectuel de nos jours, il faut se poser la question de la forme de son engagement. Quels sont les moyens et les réseaux disponibles pour faire circuler une idée ? Quels sont les principaux lieux de rencontre intellectuels ? Dès lors qu’on élargit le champ de l’engagement intellectuel, on s’aperçoit que l’intellectuel lui-même existe toujours, mais dans un espace public multiforme. Il suffit de faire un décompte rapide et incomplet des intellectuels français contemporains les plus reconnus pour s’en rendre compte. Que ce soient le très médiatisé Bernard-Henri Lévy, le polémique Éric Zemmour, les avatars de la gauche critique Alain Badiou et Étienne Balibar, le politologue Marcel Gauchet ou le philosophe Michel Onfray, on ne peut prétendre que la France des trois dernières décennies ait manqué d’intellectuels. À cela on pourrait ajouter un groupe d’intellectuels moins connus, mais tout aussi influents dans certains domaines, tels que Chantal Mouffe (philosophie critique), Pierre Nora (histoire et mémoire), Gilles Kepel (islam et terrorisme) ou Thomas Piketty (économie).

6Avec une telle variété de personnages et de positionnements, on peut difficilement accepter l’idée que l’intellectuel soit mort. En effet, ce que regrettent Debray et un peu de la même manière le marxiste anglo-américain Perry Anderson – qui en 2004 met en cause « la pensée tiède » des intellectuels français [5] –, ce n’est pas l’intellectuel stricto sensu. Ce qu’ils regrettent, c’est plus précisément l’intellectuel universaliste. Selon eux, l’engagement intellectuel ne peut pas avoir de sens sans un référentiel universel tel que le marxisme, le communisme ou le républicanisme français. De ce point de vue, ils ont raison : il n’y a plus beaucoup d’intellectuels qui se réclament de l’universalisme. Mais cette perspective nostalgique ne tient pas compte des mutations profondes du paysage intellectuel depuis les années 1970 et en particulier à partir de l’apparition des « nouveaux philosophes ». Au-delà de son don pour la polémique, la génération des nouveaux philosophes a amorcé deux tendances qui nous aident à appréhender les fondements de la vie intellectuelle aujourd’hui : une critique acerbe du pouvoir des idées et l’attraction médiatique. La première est liée à l’avènement de l’antitotalitarisme et l’anticommunisme de gauche et elle a servi à mettre en garde les intellectuels français contre l’universalisme [6]. La seconde annonce une nouvelle forme de communication intellectuelle. Au lieu de se limiter à la production savante, en l’occurrence académique, les nouveaux philosophes ont montré à quel point la pensée critique pouvait se répandre à travers les médias.

7À partir des années 1970, les médias sont devenus les lieux privilégiés de la confrontation intellectuelle. À la télévision, l’émission de Bernard Pivot « Apostrophes » fait figure d’archétype. Entre 1975 et 1990, elle se présente comme le forum de débat le plus important en France, attirant plus de douze millions de téléspectateurs en moyenne en 1983. Sans surprise, les nouveaux philosophes ont fait de l’émission leur principale courroie de transmission, mais « Apostrophes » a aussi permis à des hommes politiques (notamment François Mitterrand et Valéry Giscard d’Estaing) de se construire une image d’intellectuel. « Apostrophes » a également servi de modèle à d’autres émissions : « Bouillon de culture » (la suite d’« Apostrophes », présentée par Bernard Pivot de 1992 à 2001), « Droit de réponse » (1981-1987), « C dans l’air » (depuis 2001), ou encore « Mots croisés » (1997-2015). Aujourd’hui, toutes les chaînes grand public proposent des émissions consacrées à l’actualité intellectuelle dans le monde des idées, des livres ou de l’art.

8Le même phénomène de médiatisation se développe à la radio et dans l’édition. À la radio, on voit de plus en plus, à partir des années 1980, des intellectuels à la tête de leurs propres émissions : Alain Finkielkraut, par exemple, inaugure sur France Culture l’émission « Répliques » en 1985. À la suite du modèle télévisuel, le format du débat se répand très largement sur toutes les stations de radio, avec des conférences publiques rediffusées comme les « Rencontres de Pétrarque », une collaboration entre Radio France et le festival de Montpellier lancée en 1986. Dans le monde de l’édition, une nouvelle génération d’intellectuels-éditeurs-entrepreneurs tels que Bernard-Henri Lévy (chez Grasset) ou Pierre Nora (chez Gallimard) se sert de ses réseaux afin d’avancer ses programmes intellectuels. Les essais « chocs » des nouveaux philosophes paraissent donc logiquement chez Grasset à la fin des années 1970, tandis que le projet de Nora des « lieux de mémoire » est publié par Gallimard au début des années 1980. En même temps, plusieurs nouvelles revues voient le jour : Commentaire, création d’une jeune génération puissamment influencée par les idées de Raymond Aron, est fondé en 1978, alors que Le Débat, une initiative de Pierre Nora et de Marcel Gauchet, est né en 1980.

9Dès la fin des années 1980, l’intellectuel français se voit donc confronté à un paysage intellectuel éclaté. Finie, la dominance de quelques « têtes pensantes » (Sartre, Althusser) et de quelques revues canoniques (Les Temps modernes). Les débats sont désormais plus ouverts, plus éparpillés et surtout plus médiatisés. Est-ce une bonne chose ? Pour certains, oui. Dans son ouvrage célèbre Un passé imparfait, l’historien Tony Judt recycle les critiques d’Aron en s’attaquant violemment à l’héritage sartrien et accuse les intellectuels de l’après-guerre d’« irresponsabilité » [7]. Il plaide pour une forme d’engagement plus responsable et une éthique humaniste qui paraissent convenir mieux à l’époque postcommuniste. Pour d’autres, comme Debray ou Anderson, c’est le contraire : la médiatisation a vidé l’intellectuel de sens et a fait de lui rien d’autre qu’un esclave des dernières « tendances » politiques. De nos jours, les intellectuels qui semblent incarner le mieux cette vision négative sont Bernard-Henri Lévy, qui joue sur les pires clichés de l’intellectuel franco-français afin de s’installer au cœur d’un réseau politico-intellectuel international, et Éric Zemmour, qui doit sa notoriété initiale à sa présence médiatique (sur i-Télé et rtl).

10Cependant, malgré des critiques souvent justifiées, il faut prendre du recul et analyser les conséquences à long terme de la médiatisation de la pratique intellectuelle. Celles-ci sont souvent plus ambiguës qu’une vision nostalgique ne le laisse croire. Dans un premier temps, la médiatisation a permis au grand public de voir avec beaucoup plus de clarté les divisions idéologiques au sein du paysage intellectuel. Il est devenu impossible pour un intellectuel de présenter ses idées à travers un texte seul ou une discussion en tête à tête avec un interlocuteur. Non seulement le format du « débat » ou du « choc » entre personnalités expose rapidement les désaccords et les failles de l’argumentation, mais les interlocuteurs eux-mêmes ont changé de style. Moins respectueux et plus prêts à exprimer leurs désaccords, les présentateurs à la radio et à la télévision s’alignent désormais de plus en plus sur un modèle anglo-américain de confrontation et de hardtalk. Naturellement, cette posture incite à la polémique et pousse les intellectuels à se définir de façon peu nuancée, mais elle a aussi l’avantage de ne pas flatter leur arrogance. La sociabilité intellectuelle des années 1950 et 1960 tournait autour du café, du groupe d’étude ou du séminaire – des lieux hermétiquement fermés et forcément élitistes. Ces espaces existent toujours, mais la pression médiatique permet à un public plus large de participer, de façon atténuée, aux discussions qui y ont lieu.

11Une des conséquences les plus importantes de la médiatisation a été l’accent mis sur la vulgarisation et la diffusion des savoirs. Au-delà de la télévision et de la radio, l’intellectuel peut maintenant faire passer ses idées par un nombre impressionnant de réseaux et de formats. Il peut écrire un essai court de moins de cent pages sur un sujet d’actualité, de philosophie ou de société, vendu à bas prix et largement disponible en librairie. Il peut autoriser la publication d’entretiens, souvent sur ses travaux antérieurs. Et, depuis la fin des années 1990, il peut engager le dialogue avec son public sur internet à travers blog, articles, vidéos et entretiens enregistrés. Ainsi, le lecteur intéressé peut découvrir l’œuvre d’un Michel Onfray en regardant des conférences vidéo sur son site ou en le suivant sur Twitter plus facilement qu’il ne peut acheter son dernier ouvrage en librairie. En principe, les idées sont donc plus accessibles que jamais. Il est vrai que la vulgarisation implique la simplification des idées et un certain court-termisme. En Grande-Bretagne, où les universitaires doivent maintenant montrer systématiquement comment leur recherche aura un « impact » et pourra « toucher » un large public, de très vives critiques ont été formulées contre une politique du savoir qui semble privilégier les recherches immédiatement « utiles » plutôt que le travail en profondeur [8]. Cette volonté de rendre les connaissances accessibles au plus grand nombre fait néanmoins partie de la démocratisation de la société au xixe siècle. Même avec les faux débats sur Twitter, la surenchère idéologique sur les talk-shows à la radio et la dépendance des intellectuels aux médias, un retour en arrière semble peu probable. La vocation universaliste de l’intellectuel dreyfusien ou sartrien passe mal devant un public sceptique, et la médiatisation incite les intellectuels à présenter leurs arguments de façon intelligible afin de capter une petite part d’un marché d’idées saturé.

Une offre intellectuelle plus diversifiée

12Ce n’est pas uniquement la forme du débat intellectuel qui a changé ; c’est aussi son contenu. Les partis pris et les orientations politiques des intellectuels sont devenus plus confus et le rattachement à des partis ou à des mouvements militants plus éphémère. En particulier, on déplore à gauche la « droitisation » du paysage intellectuel depuis 1990. Cet argument se décline en plusieurs versions selon les contextes. Déjà, avant la fin de la guerre froide, le phénomène de l’ancien gauchiste ou communiste reconverti en chantre du libéralisme donnait du grain à moudre aux militants de gauche : de nombreux exemples – tels qu’Alain Finkielkraut, Annie Kriegel ou François Furet – semblaient confirmer cette interprétation. Après la fin du communisme européen, au milieu des années 1990, on a commencé à parler de « pensée unique », c’est-à-dire de la prétendue dominance d’idées néolibérales au sein des élites occidentales [9]. En 2002, après le choc du 11-Septembre, l’historien Daniel Lindenberg publie un pamphlet pointant du doigt les « nouveaux réactionnaires » qui sont, selon lui, des intellectuels (néo)conservateurs, voire racistes, islamophobes ou sexistes [10]. Et, plus récemment, après la crise financière de 2008, cette critique est renouvelée par une constellation de penseurs autour des nouveaux mouvements anticapitalistes (Indignés, Podemos, Syriza, Occupy…). Dans chaque contexte différent, et quelle que soit la formulation exacte, l’idée centrale reste la même : que les intellectuels aujourd’hui sont plus que jamais « à droite ».

13Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Nul ne peut contester le positionnement « à droite » de certains intellectuels au moment de l’effondrement du mur de Berlin (1989) ou de la guerre d’Irak (2003-2011), mais pourquoi aller jusqu’à prétendre que le paysage intellectuel tout entier a été bouleversé depuis 1990 ? Il faut se souvenir d’abord que, pour la plupart des commentateurs à gauche, le point de référence est toujours la période allant de 1945 à 1970, pendant laquelle l’intellectuel (par définition, l’intellectuel de gauche) semblait jouir d’un prestige sans pareil. Laissant de côté la dimension nostalgique de cette image de l’intellectuel de l’après-guerre, il convient de noter qu’en Europe cette période se distingue par la quasi-disparition de l’extrême droite, totalement délégitimée par le nazisme et le fascisme. Les lignes de bataille paraissaient alors claires : il y avait d’un côté les intellectuels « de gauche », souvent communistes, et de l’autre les intellectuels « libéraux ».

14Même en sachant que la réalité a été beaucoup plus complexe, cette dichotomie commence à s’effriter dès les années 1980 et s’effondre complètement lors de la décennie suivante. Avec une gauche profondément bouleversée par la disparition du communisme, l’hégémonie de la vision « progressiste » de l’intellectuel se défait et laisse émerger de nouvelles thématiques. Ainsi, les idéologues néoconservateurs américains de l’administration de George W. Bush se permettent de parler ouvertement des bienfaits de la démocratie et du capitalisme, tandis que les « nouveaux réactionnaires » français dénoncent la « vulgate multiculturaliste » issue d’un supposé gauchisme ambiant. Cette tendance est renforcée par la médiatisation, qui permet aux intellectuels de droite de trouver de nouveaux publics au sein de l’électorat de droite ou d’extrême droite. Dans un tel contexte, on peut comprendre la nostalgie à gauche pour l’âge d’or de l’intellectuel engagé de l’après-guerre et les inquiétudes autour d’un renouveau de la droite. Cependant, la thèse de la « droitisation » est trop simpliste. Dans le cas de la France, il suffit de prendre trois débats clés des trois dernières décennies – autour de l’avenir de l’État-nation, de la mémoire coloniale et de la mondialisation – pour constater que l’engagement intellectuel a rarement suivi un chemin simple de « gauche » à « droite ». Au contraire, il s’agit d’une diversification de l’offre intellectuelle dans laquelle les positionnements sont plus fluides et les lignes de partage plus floues.

15Un des débats les plus importants de nos jours en France – d’aucuns diraient le plus important – est celui autour de l’avenir de l’État-nation. Avec la fin des Trente Glorieuses, la montée du Front national dans les années 1980 et l’irruption du passé colonial dans l’espace public à la fin de la décennie suivante, la question de l’État-nation – son histoire, sa forme et sa capacité d’agir – a été copieusement discutée. Au cours des années 1980, et surtout en 1989 au moment de l’affaire du foulard et du bicentenaire de la Révolution, une partie importante de la classe intellectuelle française s’est alignée sur une vision « néorépublicaine » de la nation avec, comme clés de voûte, les concepts d’« intégration » et de « laïcité ». Cette vision se voulait l’inverse de l’ethnonationalisme du Front national, axé sur l’idée de « préférence nationale ». Mais si les origines du néorépublicanisme se situaient à gauche – notamment dans les travaux de Pierre Nora ou de Régis Debray, et au sein du Parti socialiste – les idées ont été rapidement reprises et adaptées par la droite. À tel point qu’aujourd’hui le Front national se réclame de la République et le principal parti de droite s’appelle Les Républicains. En même temps, le consensus néorépublicain a été attaqué par des intellectuels de tendance plus libérale, comme Michel Crozier ou Michel Wieviorka, pour avoir contribué au « jacobinisme » et à la défense aveugle d’un « modèle français » mythique. Dans le contexte actuel, caractérisé par une prolifération de positionnements et d’arguments, il n’est plus possible de parler simplement de clivage droite / gauche. Il y a d’autres divergences plus importantes, par exemple celle qui oppose les partisans d’une vision jacobine et néorépublicaine de la nation et les partisans d’une identité nationale décentralisée et ouverte [11].

16On retrouve la même ambiguïté dans le débat autour du passé colonial de la France. Celui-ci explose au moment des révélations du général Aussaresses sur la torture pendant la guerre d’Algérie en 2000 et de l’élaboration d’une nouvelle historiographie critique sur l’héritage colonial [12]. Il s’étend en 2005 avec les controverses autour de la loi sur les « effets positifs de la colonisation » et la création de groupes militants tels que le Conseil représentatif des associations noires et les Indigènes de la République. Désormais, l’attitude adoptée envers la question (post)coloniale renvoie à un clivage clé du débat intellectuel français, avec d’un côté un intellectuel et ex-nouveau philosophe comme Pascal Bruckner, qui appelle les Français à en finir avec la « tyrannie de la pénitence », et de l’autre les historiens-militants du collectif Achac, l’Association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine, qui insistent sur l’existence d’une véritable « fracture coloniale » au cœur du récit national [13]. Mais là encore les opinions ne se situent pas sur une ligne allant de droite à gauche. Au sein d’un seul mouvement – on pense à un mouvement de gauche comme le Nouveau Parti anticapitaliste – se trouvent des positions totalement opposées sur l’attitude à adopter vis-à-vis du passé colonial et de ses conséquences. Par ailleurs, la question (post)coloniale se trouve entremêlée avec d’autres débats sur la laïcité, l’immigration, l’antiracisme et le conflit israélo-palestinien [14].

17La thèse de la « droitisation » est encore moins bien adaptée au débat sur la mondialisation. Celui-ci oppose généralement les extrêmes politiques et le centre plutôt que la droite et la gauche, même s’il y a beaucoup d’incohérences dans les orientations individuelles. Au centre de l’échiquier politique, les analyses d’un Jacques Attali (à gauche) et d’un Alain Minc (à droite) se rejoignent dans leurs arguments en faveur de « l’ouverture » de la France vis-à-vis du libre-échange économique et culturel. Inversement, aux extrêmes, l’antimondialisme affiché d’un Alain Soral à l’extrême droite présente des convergences notoires avec « l’altermondialisme » de l’extrême gauche, malgré leurs fortes différences sur le plan politique. À l’intérieur de la constellation d’intellectuels qui s’opposent à la mondialisation, on peut distinguer en outre trois tendances importantes. La première, incarnée par des personnalités comme Alain Finkielkraut, regroupe tous ceux qui s’attaquent au « multiculturalisme », au « communautarisme » et à la pénétration de la culture « anglo-saxonne ». La deuxième, souvent véhiculée par des intellectuels proches du Front de gauche tels que l’ex-rédacteur en chef du Monde diplomatique Ignacio Ramonet, se focalise sur la relation étroite entre néoimpérialisme américain et mondialisation, sans pour autant s’opposer au multiculturalisme et aux échanges culturels. La troisième, qu’on retrouve par exemple dans les travaux néofoucaldiens de Pierre Dardot et Christian Laval, met en cause la « rationalité » d’une vulgate néolibérale conquérante et son rôle dans la persistance du système capitaliste. Au lieu de parler de « droitisation », on ferait donc mieux d’organiser les intellectuels en fonction de leur vision de l’économie mondiale et de l’hybridité culturelle.

18Devant ce panorama éclaté de la vie intellectuelle française, la nostalgie d’un Perry Anderson a l’avantage au moins de présenter une image plus ou moins cohérente. En effet, la France ne fait plus rêver le militant révolutionnaire de gauche comme auparavant. Le chamboulement de Mai 68 n’inspire plus grand monde ; l’hégémonie de la French Theory sur les campus américains a été brisée ; et les intellectuels les plus intéressants de notre génération, comme Pierre Rosanvallon ou Claude Lefort, sont moins bien connus à l’étranger que Michel Foucault ou Pierre Bourdieu dans les années 1980 et 1990. Mais cela ne veut pas dire que la pensée est devenue « tiède » ; ni que le paysage intellectuel français au xxie siècle a irrévocablement basculé à droite ; ni même que la « qualité » du débat intellectuel s’est effondrée depuis les années 1990. La diversification a tout simplement contribué à l’élargissement du champ intellectuel. Comme le montre ce tour d’horizon rapide, les multiples débats dans lesquels s’impliquent les intellectuels d’aujourd’hui – sur l’avenir de la nation, la mémoire coloniale et la mondialisation – sont des questions de société fondamentales. Plus que jamais, les intellectuels parlent de thématiques et de problèmes qui touchent au cœur du système démocratique et de l’économie postindustrielle.

Les intellectuels et la crise de la démocratie

19Que se passe-t-il cependant quand la classe intellectuelle globale se trouve tout à coup confrontée à des mouvements politiques profondément et explicitement anti-intellectuels ? Depuis quelques années maintenant, à travers le monde, l’électorat tourne le dos à l’intellectuel sous toutes ses formes. Les attaques virulentes contre les « élites libérales », les « intellectuels » et les « experts » se sont fait vivement sentir au Royaume-Uni pendant la campagne pour le Brexit, aux États-Unis avant l’élection de Trump, en Turquie après le coup d’État contre le président Erdoğan et en Inde depuis l’accession au pouvoir de l’ultranationaliste hindou Narendra Modi en 2014. Si la France a été largement épargnée par cette vague récente à cause d’une configuration politique de gauche relativement favorable aux intellectuels, l’anti-élitisme véhément du Front national rappelle sans cesse la possibilité d’un basculement vers un discours populiste et anti-intellectuel. Après une mort maintes fois annoncée, se peut-il que 2016 ait sonné le glas de l’intellectuel à l’échelle mondiale ?

20Il est, bien sûr, impossible de prévoir l’avenir. Toutefois, en vue de l’analyse développée ici, il est possible de faire quelques remarques sur la relation entre l’intellectuel et la crise mondiale de la démocratie. Dans un premier temps, il convient de rappeler que tout régime politique a besoin de structures idéologiques et qu’il y aura toujours des intellectuels prêts à s’aligner sur le pouvoir. Pour ne prendre qu’un seul exemple, l’engagement de Steve Bannon et de son site internet Breitbart.com auprès du président Trump ressemble à celui de certains écrivains et maisons d’éditions sous l’Occupation. La leçon à en tirer est que l’intellectuel ne disparaît pas, il s’adapte. Il faut insister également sur le fait que la démocratie n’est pas une condition préalable à l’existence de l’intellectuel ; l’expérience des dissidents en Europe de l’Est à l’époque communiste en est la preuve. La vie intellectuelle peut – et doit – se poursuivre même dans des conditions politiques dangereuses. Si l’on veut vraiment comprendre la nouvelle dynamique intellectuelle dans un monde incertain, il faut surtout laisser de côté l’idée que l’intellectuel incarne la « conscience » d’un peuple et porte en lui une vision « universelle ». Cette idée, particulièrement tenace en France où l’héritage des Lumières, de Dreyfus et de Sartre plane toujours sur le paysage intellectuel, ne fait qu’accentuer ses défauts. L’intellectuel, comme n’importe qui, est faillible et imparfait. Il est issu de son contexte particulier et ne construit jamais ses idées tout seul. Et il ne peut que retrouver sa légitimité s’il reconnaît qu’il faudra se battre pour se faire entendre.


Date de mise en ligne : 10/05/2017

https://doi.org/10.3917/pouv.161.0109

Notes

  • [1]
    Julien Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 1927 ; Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Paris, Calmann-Lévy, 1955.
  • [2]
    Cf. Lucien Jaume, L’Individu effacé, ou le Paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997.
  • [3]
    Max Gallo, « Les intellectuels, la politique, la modernité », Le Monde, 26 juillet 1983.
  • [4]
    Régis Debray, i.f., suite et fin, Paris, Gallimard, 2000.
  • [5]
    Perry Anderson, La Pensée tiède. Un regard critique sur la culture française, Paris, Seuil, 2005.
  • [6]
    Sur l’engagement politique des nouveaux philosophes, cf. Michael Scott Christofferson, French Intellectuals Against The Left: The Antitotalitarian Moment of the 1970s, Londres, Berghahn, 2004.
  • [7]
    Tony Judt, Un passé imparfait. Les intellectuels en France, 1944-1956, Paris, Fayard, 1992.
  • [8]
    Cf. notamment Stefan Collini, What Are Universities For ?, Londres, Penguin, 2012.
  • [9]
    Cf. par exemple Ignacio Ramonet, « La pensée unique », Le Monde diplomatique, janvier 1995.
  • [10]
    Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, 2002.
  • [11]
    Pour une analyse plus ample de cette nouvelle configuration politique, cf. Emile Chabal, A Divided Republic: Nation, State and Citizenship in Contemporary France, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.
  • [12]
    Cf. par exemple Raphaëlle Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001.
  • [13]
    Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
  • [14]
    Emile Chabal, A Divided Republic, op. cit., chap. 8.

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