Pouvoirs 2017/1 N° 160

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Article de revue

Post mortem

Raison et déraison du débat sur la déchéance de nationalité

Pages 99 à 112

Notes

  • [1]
    Entre janvier et mars 2016 ; il y en a eu à peu près un million par mois sur la loi travail dite El Khomri.
  • [2]
    Pour ne prendre qu’un exemple, avec 57 % de Français déclarant en avoir parlé avec leurs proches, le débat sur la déchéance a occupé la quatrième place des conversations en février 2015, trois mois après son lancement, devancé seulement par la démission de Christiane Taubira, les migrants de Calais et la mobilisation des producteurs de lait (tableau de bord politique Ifop et Fiducial, 4 février 2016).
  • [3]
    Lancé le 16 novembre 2015, le projet a été abandonné le 30 mars 2016.
  • [4]
    Cf. notamment Antonin André et Karim Rissouli, Conversations privées avec le Président, Paris, Albin Michel, 2016, p. 138-148.
  • [5]
    L’honnêteté due au lecteur requiert de préciser, selon la vieille injonction soixante-huitarde, « d’où je parle » : je me suis publiquement prononcé contre cette réforme, tout en reconnaissant que le président de la République était dans son rôle en recherchant l’unité nationale sur un sujet et dans un moment aussi graves, en défendant l’utilité de mesures symboliques et, de ce fait, en rejetant l’argument en inefficacité mais en considérant que la déchéance de citoyenneté eût été plus appropriée que la déchéance de nationalité en ce qu’elle ne divisait pas, dans la Constitution, les Français en plusieurs catégories.
  • [6]
    Antonin André et Karim Rissouli, Conversations privées avec le Président, op. cit., p. 147.
  • [7]
    Le pnr, Passenger Name Record ou « données des dossiers passagers », est un fichier recensant l’identité de tous les passagers des avions circulant, entrant ou sortant de l’espace européen.
  • [8]
    Les fiches S, sous-catégorie du fichier des personnes recherchées, concernent des personnes que la France (ou un autre pays car ce fichage est européen) soupçonne de visées terroristes ou d’atteinte à la sûreté de l’État (ou de complicité), sans pour autant qu’elles aient commis de délit ou de crime.
  • [9]
    Même si le discours comporte sur ce sujet une ambiguïté sans doute volontaire…
  • [10]
    Patrick Weil et Jules Lepoutre, « Refusons l’extension de la déchéance de la nationalité ! », Le Monde, 3 décembre 2015 ; Patrick Weil et Jules Lepoutre, « Nationalité déchue et constitutionnalité », Libération, 9 décembre 2015.
  • [11]
    Bernard Roman, connaisseur s’il en est des rapports de force parlementaires, ajoutant que « 80 % des députés socialistes sont opposés à cette réforme » (L’Obs, 23 décembre 2015).
  • [12]
    i-Télé, 8 janvier 2016.
  • [13]
    « Déchéance de nationalité : “Parlementaires, rejetez ce texte au nom de nos libertés” », Le Monde, 1er février 2016.
  • [14]
    Avant de voter sur l’article 2, le groupe socialiste s’était divisé sur l’amendement proposé par Olivier Faure, qui prévoyait de remplacer la déchéance de nationalité par une déchéance nationale. L’amendement avait été rejeté par 106 voix contre 87.
  • [15]
    Pour 72 % des Français contre 27 %, ce sont les responsables politiques de gauche qui portent la responsabilité de cet échec (sondage Odoxa, 1er avril 2016).
  • [16]
    « Refusons l’extension de la déchéance de la nationalité ! », art. cité.
  • [17]
    L’article 23-7 ne pouvant être appliqué tel quel dans la mesure où Daech n’est pas un État.
  • [18]
    Robert Badinter, « Une révision constitutionnelle n’est pas nécessaire », Le Monde, 5 février 2016.
  • [19]
    Faute de décompte officiel, le nombre de binationaux a été évalué par la presse entre 3 et 5 millions.
  • [20]
    Le syllogisme était le suivant : déchéance = terrorisme ; champ = binationaux ; binationaux = potentiels terroristes.
  • [21]
    Gilles Finchelstein, La Dictature de l’urgence, Paris, Fayard, 2011 ; rééd. Paris, Pluriel, 2013.
  • [22]
    Sondage Ifop, 22 novembre 2015.
  • [23]
    Sondage Odoxa, 5 février 2016.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Sondage Elabe, 20 janvier 2016. Cette enquête est pourtant passée inaperçue et n’a pas été utilisée par ceux-là mêmes qui défendaient la déchéance de citoyenneté ou l’indignité nationale.

1Le débat sur l’extension de la déchéance de nationalité qui s’est engagé en novembre 2015 constitue un cas d’école dont l’étude devrait être obligatoire dans tous les instituts d’études politiques. Il est rare, en effet, de parvenir à cumuler de manière aussi chimiquement pure trois caractéristiques. D’abord, le débat a été vif – dans un pays de passion politique comme la France, il n’y a là rien de surprenant, mais l’étude de la volumétrie témoigne de la place qu’a occupée la déchéance de nationalité : une couverture médiatique comparable à celle de la crise des migrants, huit cent cinquante mille tweets sur les réseaux sociaux [1], plus de dix enquêtes d’opinion publiées, une place élevée dans la hiérarchie des discussions des Français [2]. Ensuite, plus rare, le débat a été borné : un champ assez circonscrit, un début et une fin identifiés [3], une durée relativement courte de cent trente-six jours. Enfin, plus rare encore, le bilan a été univoque – point d’ambivalence ici, de bouteille à moitié vide ou à moitié pleine, d’analyse équilibrée : la réforme s’est soldée par un échec clair et net. Un échec pour le gouvernement, divisé au point que le Premier ministre a été contraint de défendre lui-même un projet de loi constitutionnelle devant le Parlement, en raison de l’opposition de sa garde des Sceaux et avant que celle-ci finisse par démissionner. Un échec pour la majorité, avec un groupe socialiste à l’Assemblée nationale dont les divisions et les tensions ont été les plus fortes de la législature. Un échec pour l’opposition, qui a contribué au rejet d’un texte pour des raisons qui ne devaient rien au fond – massivement approuvé – mais tout à la manœuvre tactique – au risque de privilégier ses intérêts sur ses convictions. Échec dilué donc ? Oui, mais échec concentré aussi, et d’abord sur le président de la République : il a proposé l’extension de la déchéance de nationalité, au risque de brouiller son identité politique ; il a dû l’abandonner, alors même que son discours a été applaudi debout par les parlementaires rassemblés à Versailles et que l’opinion a massivement approuvé cette réforme, au risque d’affecter son autorité personnelle.

2Quelques mois se sont écoulés depuis lors. C’est un bon moment pour un premier retour. Nous ne sommes plus dans l’actualité incandescente – la température est retombée. Nous ne sommes pas encore dans le regard froid de l’historien. Si plusieurs livres d’entretiens avec le président de la République publiés à la rentrée 2016 apportent des éléments utiles [4], il reste encore des zones d’ombre que seule une véritable enquête ou, plus tard, l’accès aux archives permettra d’éclairer. Aujourd’hui, il faut essayer de placer son regard à bonne distance [5].

Chronologie

3Il peut être tentant de faire la chronique de ces cent trente-six jours. Mais une lecture linéaire de ces événements pourrait laisser croire à un enchaînement conduisant irrépressiblement de ce début à cette fin. Or il n’en est rien, et il faut donc essayer d’isoler les moments qui marquent de véritables aiguillages pour comprendre à chaque fois quelles logiques ont été à l’œuvre.

16 novembre 2015 : le Congrès de Versailles, au nom de l’unité

4Tout commence dans un cadre qui témoigne du caractère exceptionnel de la situation. Le Parlement réuni en Congrès, à Versailles, pour écouter le président de la République – ce n’est que la deuxième fois que l’article 18, alinéa 2, est invoqué depuis la révision constitutionnelle de 2008, qui, sur le modèle américain, permet au président de la République de s’exprimer devant le Congrès.

5Tout commence dans un climat d’une gravité sans précédent depuis plusieurs décennies, trois jours à peine après la série d’attentats du 13 novembre 2015.

6Tout, de ce fait, doit pour le président de la République être sous-tendu par la volonté d’atteindre un objectif : l’affirmation de l’unité nationale, y compris en allant au-delà de ses propres convictions. C’est ainsi qu’il conçoit son rôle vis-à-vis de l’histoire – expliquant qu’il y avait « une séparation entre l’homme et le Président [6] ». C’est pourquoi aussi il reçoit tous les chefs de partis politiques le 15 novembre.

7Ce cadre, ce climat, cet objectif, expliquent le discours.

8Le style ? Un discours grave, dont le ton est donné dès la première phrase – « La France est en guerre ». Un discours bref, concentré sur la seule question de la lutte contre le terrorisme.

9Le contenu ? Des décisions, très nombreuses et très variées : saisine du Conseil de sécurité des Nations unies, annonce de rencontres avec les présidents Obama et Poutine, intensification des frappes en Syrie, relance du combat pour que l’Union européenne adopte rapidement le pnr[7], rétablissement des contrôles aux frontières nationales, projet de loi de prolongation de l’état d’urgence (déclaré le soir même des attentats du 13 novembre), création de huit mille cinq cents emplois supplémentaires dans la police et la justice, maintien de la Conférence sur le climat à Paris et des élections régionales qui doivent se tenir en décembre – la liste n’est pas exhaustive.

10À ces décisions s’en ajoute une série d’autres selon un ordonnancement que l’on a oublié. Il y a, premier niveau, la révision de la Constitution qui a un objet : constitutionnaliser l’état d’urgence. Il y a, deuxième niveau, ce que le président de la République, François Hollande, appelle « d’autres mesures », parmi lesquelles l’extension de la déchéance de nationalité. Il y a, troisième niveau, la saisine du Conseil d’État pour accroître la surveillance des individus « fichés S » [8] afin de « vérifier la conformité de ces propositions à nos règles fondamentales et à nos engagements internationaux ».

11S’agissant de la déchéance, le tableau est donc fixé. Une loi ordinaire, pas une loi constitutionnelle [9]. Une condamnation principale « pour une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou un acte de terrorisme », avec une peine complémentaire, la déchéance. Une extension de cette déchéance aux binationaux nés Français, et aux binationaux seulement. Une limite, l’apatridie.

12L’accueil de ce discours ? Des parlementaires applaudissant debout – droite et gauche confondues – avant d’entonner « La Marseillaise ». Des médias qui retiennent d’abord cette unité, qui s’interrogent sur le mot « guerre », qui égrènent les décisions, qui relèvent presque mezzo voce que, sur la déchéance, le président de la République a bougé. Des Français qui se rassemblent à leur tour derrière le chef de l’État, qui voit sa popularité bondir de 20 points dans le baromètre tns Sofres-One Point quelques jours après.

17 décembre 2015 : le Conseil d’État, au nom du droit

13Pendant presque deux semaines, calme relatif. Le débat démarre, mais à bas bruit – et la musique, pour qui veut l’écouter, est quand même dissonante. Opposition attendue de Jean-Luc Mélenchon et moins attendue du Défenseur des droits, Jacques Toubon. Scepticisme d’Alain Juppé. Distanciation du premier secrétaire du Parti socialiste, Jean-Christophe Cambadélis, qui reconnaît la nécessité du rassemblement mais souligne que « ce n’est pas une idée de gauche ».

14Et puis, le débat change de terrain : de politique, il devient juridique. La question posée est simple : l’extension de la déchéance de nationalité nécessite-t-elle une modification législative ou une révision constitutionnelle ? L’exécutif saisit le Conseil d’État pour avis le 1er décembre. L’historien Patrick Weil et le chercheur Jules Lepoutre saisissent l’opinion au travers de deux tribunes [10], considérant que la voie constitutionnelle est inutile – car il serait suffisant de modifier l’article 23-7 du code civil et donc de s’en tenir à la voie législative.

15L’avis du Conseil d’État est rendu public le 17 décembre – c’est le deuxième moment clé. D’un côté, il restreint le champ de la réforme, considérant que celle-ci devrait concerner les crimes et non les délits. Mais, d’un autre côté, il défend la nécessité de la voie constitutionnelle, « eu égard au risque d’inconstitutionnalité qui pèserait sur une loi ordinaire ».

23 décembre 2015 : le conseil des ministres, au nom de la parole donnée

16En changeant de terrain, le débat change immédiatement de nature : dès lors que le droit mène à la Constitution, le juridique devient symbolique. La polémique enfle et une nouvelle interrogation, tout aussi simple, émerge alors : le projet de loi constitutionnel doit-il être déposé ou retiré ?

17La veille du conseil des ministres, depuis l’Algérie, la garde des Sceaux, Christiane Taubira, annonce que le projet devrait être retiré – la part respective de l’annonce d’une décision ou de l’affirmation d’un souhait restant floue.

18La tension monte quasi instantanément. L’opposition, avec Éric Ciotti, explique que c’est alors toute la révision constitutionnelle qui sera rejetée. Au cœur du noyau présidentiel, deux intimes indéfectibles, Jean-Pierre Mignard pour le cercle amical, Bernard Roman pour le cercle politique [11], affichent publiquement leur opposition.

19François Hollande doit trancher – c’est le troisième moment charnière. Il tranche. Le 23 décembre 2015, le projet de loi, reprenant les préconisations du Conseil d’État, est présenté en conseil des ministres. Quels arguments ont pu emporter sa décision ? L’un est d’ordre politique : un retrait servirait de prétexte à la droite pour rejeter l’ensemble de la révision – et donc également la constitutionnalisation de l’état d’urgence sur laquelle il s’était engagé dans son discours au Congrès de Versailles. L’autre argument est personnel : le retrait risquerait d’être considéré comme un manquement à la parole donnée – ou, pour dire les choses autrement, comme un défaut de cette autorité que les Français précisément exigent et lui dénient.

22 mars 2016 : le Parlement, au nom de la politique

20Au nom de la parole donnée, le débat se poursuit au Parlement. Il s’agit d’un projet de révision de la Constitution ; il requiert donc, conformément à l’article 89 du texte constitutionnel, d’être adopté en termes identiques par l’Assemblée nationale et par le Sénat avant que le Parlement, réuni en Congrès, vote le texte à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. La question posée est à nouveau très simple : l’Assemblée nationale et le Sénat, dominés l’une par la gauche et l’autre par la droite, parviendront-ils à adopter le texte dans les mêmes termes ?

21Au nom de la politique, après trois mois de passions et de drames, le débat se termine dans la confusion et par un échec – auxquels il faut ajouter une lassitude généralisée. En schématisant à l’excès, on pourrait dire que se jouent, à gauche, un débat existentiel et, à droite, un débat présidentiel.

22La gauche connaît trois mois de divisions. L’hésitation de Christiane Taubira – « le président de la République a la parole première et dernière [12] » – puis sa démission le 27 janvier. L’opposition de grands intellectuels dans une tribune collective signée notamment par Pierre Rosanvallon, Patrick Weil, Thomas Piketty, Jacques Attali et Daniel Cohen [13]. La distanciation du ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, faisant part de son « inconfort philosophique ». La mobilisation des réseaux sociaux, derrière notamment le hashtag #jesuisbinational lancé par le journaliste Ali Baddou. Et, point culminant, le débat parlementaire lui-même. D’un côté, un vote arraché aux forceps sur l’article 2 – 119 voix pour et 92 contre (jamais le groupe socialiste ne s’était à ce point divisé au cours de ce quinquennat [14]). D’un autre côté, le texte est remanié – avec un élargissement du champ à certains délits mais un abandon de la référence aux binationaux.

23La droite vit trois mois pollués par la précampagne présidentielle. À différents moments, sous différentes formes, pour différents motifs – d’ailleurs parfois contradictoires –, les différents leaders de l’opposition s’opposent à la réforme. Alain Juppé. François Fillon. Nathalie Kosciusko-Morizet. L’élection primaire de novembre 2016 est en ligne de mire et les parlementaires Les Républicains prennent conscience de ce privilège rare : avec un seul bulletin, ils ont la possibilité d’affaiblir à la fois Nicolas Sarkozy, qui a proposé cette mesure, et François Hollande, qui l’a endossée.

24Le Sénat modifie ainsi le texte adopté par l’Assemblée nationale, revenant peu ou prou à la version initiale du projet de loi – et donc à la référence aux binationaux, dont la disparition avait précisément permis à une majorité de se dégager chez les députés. Deux chambres, deux versions, une impasse à la fois juridique et politique. C’est le dernier moment charnière. Il signe la fin du débat.

25Le reste, durant quelques jours, n’a plus qu’un seul objet : faire en sorte de ne pas assumer la responsabilité de l’échec. Le président du Sénat demande une navette parlementaire – en sachant qu’elle ne pourra rien résoudre. Le président de la République clôt le débat le 30 mars, regrettant qu’une « partie de l’opposition soit hostile à toute révision constitutionnelle » [15].

26Cette première grille de lecture, chronologique, illustre que ce débat a bifurqué, à plusieurs moments, dans une direction et qu’il aurait pu en emprunter une autre. Mais revenir sur le débat relatif à la déchéance de nationalité impose de s’arrêter aussi sur le fond et sur les différents registres d’arguments qui ont été mobilisés.

Débats

27Au départ, là encore, tout semble simple. Comment s’opposer à ce que des terroristes, condamnés pour avoir tué d’autres Français parce qu’ils étaient français, soient déchus de leur nationalité française ? « Personne n’est choqué que l’on enlève la nationalité à un traître », dira le président de la République.

28L’argument de bon sens est d’une telle puissance, a fortiori dans les jours et les semaines qui suivent les attentats du 13 novembre, qu’aucun contre-argument ne peut être recevable.

29L’argument de bon sens est d’une telle puissance que l’opinion, sondage après sondage, approuve cette réforme.

30L’argument de bon sens, pourtant, n’est pas irréfutable. D’autres arguments ont été mobilisés. Ils ont emprunté à de nombreux registres et il est utile d’essayer de les remettre en ordre, même si certains ont été séquentiels et d’autres parallèles.

Premier registre : le débat pratique

31La question de l’efficacité réelle de la réforme a très rapidement été soulevée – le Conseil d’État lui-même en soulignant « la portée pratique limitée ».

32L’argument a donc été invoqué par les opposants à la réforme, au motif, bon sens pour bon sens, que les terroristes ne seraient en rien dissuadés par une peine complémentaire quand la mort elle-même ne les faisait pas reculer.

33Le débat a ensuite fait émerger un second argument – avancé notamment par le juge Trévidic : quand bien même des terroristes seraient-ils arrêtés et condamnés, quand bien même rentreraient-ils dans le champ d’application de la réforme, encore faudrait-il que l’autre pays dont ils ont la nationalité accepte de les accueillir. Or l’expérience montre qu’une telle acceptation est exceptionnelle.

34Ainsi donc, chacun a convenu assez rapidement que la réforme ne pouvait être ni dissuasive ni effective. Son absence de portée pratique ne clôturait pas le débat, il le déplaçait.

Deuxième registre : les débats juridiques

35Un premier débat, par ordre chronologique, a porté sur le support juridique : loi ordinaire ou révision constitutionnelle ? On a vu à quel point la manière dont ce débat a été tranché a constitué un tournant ; il faut revenir sur les arguments qui se sont opposés.

36Côté loi ordinaire, Patrick Weil et Jules Lepoutre [16] ont fait remarquer, d’une part, que « la Constitution a pour objet d’unir les citoyens, pas de les diviser » et, d’autre part, qu’une loi « courte et simple » serait suffisante. Il suffirait d’amender l’article 23-7 du code civil, qui prévoit la perte de la nationalité des « Français qui se comportent en fait comme le national d’un pays étranger […] s’il a la nationalité de ce pays » [17].

37Côté révision constitutionnelle, le Conseil d’État a considéré qu’une loi ordinaire pouvait se heurter à « un éventuel principe fondamental reconnu par les lois de la République interdisant de priver les Français de naissance de leur nationalité » et surtout que, la nationalité représentant « un élément constitutif de la personne », sa « privation par le législateur ordinaire pourrait être regardée comme une atteinte excessive et disproportionnée à ces droits ».

38Ce premier débat juridique a eu un écho assourdi et une durée brève – mais une importance décisive.

39Le second débat juridique, lancé par le Conseil d’État lui-même, a porté sur le champ des infractions concernées par cette déchéance – crimes ou délits. Il a eu un écho plus assourdi encore – car trop technique – mais une durée longue et de nombreuses variations. Crimes ou délits, prévoyait l’avant-projet de loi. Crimes seulement, suggère le Conseil d’État, suivi par le gouvernement. Crimes et certains délits – les plus graves –, propose le Premier ministre, Manuel Valls, à l’Assemblée nationale. Crimes et délits, vote l’Assemblée nationale. Crimes exclusivement, vote enfin le Sénat.

40Il y a derrière ce débat une question juridique : la peine doit respecter le « principe de proportionnalité » – argument auquel Robert Badinter ajoute l’idée qu’il faut « préserver la portée morale de la déchéance » et donc la réserver aux crimes [18]. Mais il y a aussi et surtout derrière ces variations des préoccupations d’ordre politique : le champ d’incrimination, crimes ou délits, constitue en effet une variable d’ajustement sur un aspect jugé secondaire. Elle permet à Manuel Valls d’adresser un signe d’ouverture à Nicolas Sarkozy. Elle offre l’occasion à la majorité sénatoriale de manifester sa fermeture à l’endroit et de Nicolas Sarkozy et de François Hollande.

Troisième registre : le débat philosophique

41La première question de principe a porté sur la légitimité même de la déchéance. C’était en quelque sorte une question préalable : la France peut-elle déchoir un Français de sa nationalité ?

42La déchéance serait, en premier lieu, contraire au droit du sol. Bien que répété à l’envi par les contempteurs de la réforme, ce fut un bien mauvais argument. Il a reposé en effet sur une confusion entre l’acquisition de la nationalité française – c’est le droit du sol, qui n’était en rien concerné par cette réforme – et la perte de la nationalité française. Il a négligé le fait que la réforme pouvait toucher des Français nés de parents français mais devenus binationaux, par exemple par mariage. Bref, il y avait suffisamment de vraies questions pour ne pas instruire de mauvais procès.

43La déchéance serait, en second lieu, contraire aux principes républicains et condamnée en quelque sorte par sa généalogie historique. Celle du régime de Vichy, qui a pratiqué à la fois des dénaturalisations et des déchéances de masse – du général de Gaulle en passant par les cent mille juifs d’Algérie. Celle du Front national, qui a proposé à de nombreuses reprises l’extension de la déchéance, soit aux binationaux qui « ne réunissent pas les conditions de loyauté, de dignité et d’assimilation » (1991), soit à tous les crimes et délits ayant entraîné une condamnation supérieure à six mois de prison ferme (2006 et encore en 2012). Celle de Nicolas Sarkozy, qui a relancé le débat sur la déchéance dans son discours de Grenoble de 2010 en proposant de l’étendre à « toute personne d’origine étrangère qui aurait volontairement porté atteinte » à la vie d’un policier ou d’un gendarme. Là encore, l’argument peine à convaincre en ce qu’il s’appuie sur une vision partielle de l’histoire. Il oublie la période révolutionnaire qui, de la Constitution de 1791 au code civil de 1804, pratiquait la déchéance. Il oublie la Constitution de 1848, qui en a fait un instrument de lutte contre l’esclavage. Il oublie la IIIe République, qu’il s’agisse des lois adoptées pendant la Première Guerre mondiale ou de celle de 1927. Bref, la déchéance de nationalité fait partie intégrante de notre histoire révolutionnaire et républicaine, en tant que composante symbolique de la défense de la patrie.

44La seconde question de principe, la plus profonde, la plus difficile, la plus douloureuse, renvoie aux conséquences de l’extension de la déchéance au regard de l’égalité entre les Français.

45On peut défendre la thèse que, juridiquement, la réforme ne créait pas une inégalité entre les Français. Dans son avis du 11 décembre 2015, le Conseil d’État avait lui-même écarté cette critique en soulignant que le risque d’inconstitutionnalité ne provenait pas d’une « éventuellement méconnaissance du principe d’égalité ». La législation actuelle opère en effet déjà une distinction entre les Français en réservant la déchéance à ceux ayant acquis la nationalité française. Les binationaux ne sont pas dans la même situation juridique que les Français ne disposant que de la nationalité française et qui seraient donc rendus apatrides par la déchéance.

46En revanche, les promoteurs de cette réforme n’ont sans doute pas bien mesuré la dimension symbolique de l’extension de la déchéance. Le symbole tient au nombre de personnes qui ont pu avoir le sentiment de se sentir concernées [19] – quand bien même seuls les terroristes l’étaient réellement [20]. Le symbole tient surtout à l’insertion de la distinction dans la Constitution elle-même – c’est là où l’avis du Conseil d’État a tout changé.

47La formalisation de deux catégories de Français a créé émotion, mobilisation et oppositions. Pour contourner l’obstacle, l’idée d’une « déchéance pour tous » a été lancée par l’ancien président du Conseil représentatif des associations noires de France, Patrick Lozès, et reprise par le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, Bruno Le Roux. Mais, réglant la question de l’égalité entre les Français, elle ouvrait un autre débat : la France peut-elle rendre apatrides les mononationaux – limite fixée dès le 16 novembre par le président de la République ? Devant ce nouveau problème, une formule de synthèse fut alors trouvée : abandon de la distinction entre les Français, mais référence au respect de la convention de New York de 1954, qui interdit l’apatridie. Symboliquement, cela changeait tout ; pratiquement, cela ne changeait rien. La formule était habile – peut-être même l’était-elle trop, ou en tout cas trop tardivement. Le débat avait basculé sur le seul terrain tactique, l’abandon était proche.

Leçons

L’autonomie du politique

48Première leçon du débat : la politique ne doit pas être oubliée ; pour paraphraser James Carville, le stratège américain de Bill Clinton : It is politics, idiot !

49C’est une vieille question que d’essayer d’évaluer l’autonomie – toujours relative – du politique. S’agissant de questions économiques, cette autonomie a souvent été surestimée, avant que le politique ne soit rattrapé par le réel. S’agissant de questions symboliques, cette autonomie a en l’espèce été sous-estimée. Le président de la République espérait créer l’unité autour de cette réforme, quitte à forcer les réticences en prenant appui sur l’opinion. Tel n’a pas été le cas, bien au contraire. Parce que les sondages n’ont pas le même poids en politique que les marchés en économie. Parce que, révision constitutionnelle aidant, il fallait rassembler à la fois la gauche et la droite, et l’Assemblée nationale et le Sénat – les deux ne se recoupant pas totalement. Parce que, pour une partie de la droite, l’élection primaire était trop proche. Parce que, pour une partie de la gauche, le recul sur les valeurs, après le tournant sur l’économie, était trop fort. Parce que, pour les uns et pour les autres, le quinquennat touchait déjà à sa fin et que le président de la République était touché par la corrélation implacable entre la baisse de sa popularité et l’affaiblissement de son autorité.

Le risque de l’urgence

50Deuxième leçon du débat : il faut savoir donner du temps au temps… L’urgence s’impose de plus en plus à nos sociétés. Elle touche aussi bien vies privées et vies professionnelles que vie publique. C’est notre nouveau rapport au temps – je l’ai appelé « la dictature de l’urgence » [21].

51Il est illusoire de se soustraire à l’urgence pour un responsable politique – c’est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit de réagir à une série d’attentats terroristes. Mais il est périlleux de trop s’y plier. L’improvisation ou la précipitation imposent ensuite de courir après l’événement, d’ouvrir inopinément de nouveaux fronts dès que l’on essaie péniblement de boucher un trou… Le débat sur la déchéance de nationalité l’a une nouvelle fois illustré. On est passé de la loi à la Constitution. On est passé de la déchéance pour les binationaux nés Français à la déchéance pour tous. On est passé du refus de l’apatridie à son acceptation – puis à son refus… avant de s’apercevoir que la France n’avait pas ratifié la convention de New York qui l’interdit. Bref, l’urgence a un coût, à la fois pour l’image de celui qui y succombe et pour les résultats des réformes qu’il promeut.

La complexité de l’opinion

52Troisième leçon de ce débat : les sondages d’opinion sont souvent mal utilisés ou mal interprétés. La mécanique est désormais rodée et connue : une réforme est annoncée ; une enquête d’opinion est lancée – le lendemain, parfois le jour même –, puis publiée ; le débat est censé être clos. La réforme de la déchéance s’est inscrite dans cette mécanique. Mieux encore, les résultats des premiers sondages étaient si massifs – aux alentours de 85 % d’approbation selon les enquêtes – que la moindre interrogation était lue à l’aune du divorce entre le peuple et les élites.

53L’analyse de l’opinion est cependant plus complexe. L’opinion peut évoluer au fur et à mesure que le débat se structure – surtout sur des questions qu’elle ne s’était pas réellement posées. Ainsi, le pourcentage de Français « tout à fait » favorables à la réforme est-il passé en un peu moins de trois mois de 80 % [22] à 45 % [23].

54L’approbation d’une mesure ne dit rien de l’importance qui lui est accordée par rapport aux autres problèmes. Ainsi, les Français ont considéré que cette réforme était secondaire et n’ont pas compris la place et le temps qui lui ont été consacrés – 61 % estimant qu’il ne s’agissait pas d’une réforme prioritaire [24].

55L’approbation d’une mesure ne dit rien non plus de la réalité d’un soutien. Ainsi, lorsqu’il a été demandé aux Français non plus de former un jugement, positif ou négatif, sur la réforme mais d’indiquer leur préférence entre deux versions de cette réforme, les réponses ont été édifiantes : 29 % étaient favorables à la déchéance pour les binationaux, 69 % à l’indignité nationale pour tous [25].

Le danger de la déchéance

56Quatrième leçon de ce débat, la plus brève et la plus forte : il est des sujets qui doivent, telle la dynamite, être manipulés avec précaution ; il en est d’autres qu’il serait sage de ne pas manipuler du tout – dans tous les sens du mot. La déchéance est de ceux-là.

57Nicolas Sarkozy en a fait la cruelle expérience en 2010.

58François Hollande en a fait de même, dans un contexte différent, en 2016.

59Espérons que l’on retienne au moins de ce débat inutile cette leçon de sagesse pour l’avenir.

Notes

  • [1]
    Entre janvier et mars 2016 ; il y en a eu à peu près un million par mois sur la loi travail dite El Khomri.
  • [2]
    Pour ne prendre qu’un exemple, avec 57 % de Français déclarant en avoir parlé avec leurs proches, le débat sur la déchéance a occupé la quatrième place des conversations en février 2015, trois mois après son lancement, devancé seulement par la démission de Christiane Taubira, les migrants de Calais et la mobilisation des producteurs de lait (tableau de bord politique Ifop et Fiducial, 4 février 2016).
  • [3]
    Lancé le 16 novembre 2015, le projet a été abandonné le 30 mars 2016.
  • [4]
    Cf. notamment Antonin André et Karim Rissouli, Conversations privées avec le Président, Paris, Albin Michel, 2016, p. 138-148.
  • [5]
    L’honnêteté due au lecteur requiert de préciser, selon la vieille injonction soixante-huitarde, « d’où je parle » : je me suis publiquement prononcé contre cette réforme, tout en reconnaissant que le président de la République était dans son rôle en recherchant l’unité nationale sur un sujet et dans un moment aussi graves, en défendant l’utilité de mesures symboliques et, de ce fait, en rejetant l’argument en inefficacité mais en considérant que la déchéance de citoyenneté eût été plus appropriée que la déchéance de nationalité en ce qu’elle ne divisait pas, dans la Constitution, les Français en plusieurs catégories.
  • [6]
    Antonin André et Karim Rissouli, Conversations privées avec le Président, op. cit., p. 147.
  • [7]
    Le pnr, Passenger Name Record ou « données des dossiers passagers », est un fichier recensant l’identité de tous les passagers des avions circulant, entrant ou sortant de l’espace européen.
  • [8]
    Les fiches S, sous-catégorie du fichier des personnes recherchées, concernent des personnes que la France (ou un autre pays car ce fichage est européen) soupçonne de visées terroristes ou d’atteinte à la sûreté de l’État (ou de complicité), sans pour autant qu’elles aient commis de délit ou de crime.
  • [9]
    Même si le discours comporte sur ce sujet une ambiguïté sans doute volontaire…
  • [10]
    Patrick Weil et Jules Lepoutre, « Refusons l’extension de la déchéance de la nationalité ! », Le Monde, 3 décembre 2015 ; Patrick Weil et Jules Lepoutre, « Nationalité déchue et constitutionnalité », Libération, 9 décembre 2015.
  • [11]
    Bernard Roman, connaisseur s’il en est des rapports de force parlementaires, ajoutant que « 80 % des députés socialistes sont opposés à cette réforme » (L’Obs, 23 décembre 2015).
  • [12]
    i-Télé, 8 janvier 2016.
  • [13]
    « Déchéance de nationalité : “Parlementaires, rejetez ce texte au nom de nos libertés” », Le Monde, 1er février 2016.
  • [14]
    Avant de voter sur l’article 2, le groupe socialiste s’était divisé sur l’amendement proposé par Olivier Faure, qui prévoyait de remplacer la déchéance de nationalité par une déchéance nationale. L’amendement avait été rejeté par 106 voix contre 87.
  • [15]
    Pour 72 % des Français contre 27 %, ce sont les responsables politiques de gauche qui portent la responsabilité de cet échec (sondage Odoxa, 1er avril 2016).
  • [16]
    « Refusons l’extension de la déchéance de la nationalité ! », art. cité.
  • [17]
    L’article 23-7 ne pouvant être appliqué tel quel dans la mesure où Daech n’est pas un État.
  • [18]
    Robert Badinter, « Une révision constitutionnelle n’est pas nécessaire », Le Monde, 5 février 2016.
  • [19]
    Faute de décompte officiel, le nombre de binationaux a été évalué par la presse entre 3 et 5 millions.
  • [20]
    Le syllogisme était le suivant : déchéance = terrorisme ; champ = binationaux ; binationaux = potentiels terroristes.
  • [21]
    Gilles Finchelstein, La Dictature de l’urgence, Paris, Fayard, 2011 ; rééd. Paris, Pluriel, 2013.
  • [22]
    Sondage Ifop, 22 novembre 2015.
  • [23]
    Sondage Odoxa, 5 février 2016.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Sondage Elabe, 20 janvier 2016. Cette enquête est pourtant passée inaperçue et n’a pas été utilisée par ceux-là mêmes qui défendaient la déchéance de citoyenneté ou l’indignité nationale.
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