Pouvoirs 2016/3 N° 158

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Article de revue

Les mutations du terrorisme

Pages 97 à 113

Notes

  • [*]
    Cet article a été publié une première fois en octobre 2015 sous le titre Qui est l’ennemi ?. Il a été remanié par l’auteur et est reproduit ici avec l’aimable autorisation des éditions du cnrs.
  • [1]
    Alain Bauer et Christophe Soullez, Terrorismes, Paris, Dalloz, 2015.
  • [2]
    Mitch Silber et Arvin Bhatt, Radicalization in the West : The Homegrown Threat, New York (N. Y.), New York City Police Department, 2007.
  • [3]
    Al-Qaïda au Maghreb islamique.
  • [4]
    Le Monde, 30 juillet 2007.
  • [5]
    Direction de la protection et de la sécurité de la défense ; Direction du renseignement militaire ; Direction générale de la sécurité extérieure.
  • [6]
    Direction générale de la sécurité intérieure.
  • [7]
    Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières ; Service de traitement du renseignement et d’action contre les circuits financiers clandestins.

1Une « revolution in terrorism affairs » (pour reprendre une célèbre expression concernant la rénovation des stratégies militaires) a eu lieu au cours des dernières années ; passée presque inaperçue dans le bruit des bombes, elle a cependant tout changé ou presque dans la lutte contre cette activité d’abord criminelle.

2La France a l’expérience du terrorisme depuis la Révolution de 1789. Elle en a même inventé le terme. S’il n’est aucune définition consensuelle du terrorisme, des zélotes aux haschischins en passant par la Narodnaïa Volia (maison mère du terrorisme contemporain), s’il est même facile de remplacer cette dénomination par « résistance » pour certains opérateurs, il est pourtant possible d’en préciser un contour suffisamment contesté par la plupart des organisations concernées pour qu’on puisse penser n’être pas loin de la vérité.

3Pour simplifier outrageusement, quand l’eta organise l’attentat à la bombe en 1973 contre le convoi de l’amiral Carrero Blanco, Premier ministre du dictateur Franco en Espagne, le monde démocratique applaudit. Quand la même eta avec la même bombe fait sauter une caserne de la garde civile espagnole au Pays basque, en pleine démocratie, on est moins enthousiastes mais on feint de comprendre. Enfin, quand toujours l’eta avec le même engin fait sauter un supermarché de Barcelone en 1987, alors l’illégitimité de la cible rend l’organisation purement terroriste, alors même qu’elle se proclamait libératrice et résistante, et présentait une certaine capacité de conviction dans les opérations précédentes.

4Pour les criminologues le fait terroriste n’est donc pas essentiellement une question de signature ou de moyens, mais plutôt de cible [1].

5Depuis l’invention du concept politique de terreur – un mode d’exercice de la révolution par l’élimination de l’adversaire intérieur, puis de déstabilisation de l’État adverse –, ce sont les gouvernements qui ont géré le terrorisme comme un art de la guerre par d’autres moyens – contre leurs opposants ou contre les adversaires, dans une guerre froide ou une paix chaude.

6Il fallut ainsi en France attendre les années 1970 pour que Raymond Marcellin, alors ministre de l’Intérieur, impose à une Direction de la surveillance du territoire plus que rétive la création d’une unité antiterroriste qui l’éloignait, jugeait-elle, de sa mission essentielle. Mais l’utilisation par les services soviétiques de tous les mouvements révolutionnaires disponibles pour déstabiliser l’Occident, rendait l’antiterrorisme compatible avec le contre-espionnage.

7Longtemps, le terrorisme a été aisément identifiable : tout était relié à Moscou ou à Washington. Mais, en 1989, après une étrange décennie qui vit l’Occident ne rien comprendre de trois éruptions majeures subies en 1979 (l’assaut contre La Mecque, l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge, la chute du shah d’Iran) et l’échec soviétique contre les rebelles afghans (rappelons que l’intervention militaire visait initialement à résoudre un conflit entre deux branches du Parti communiste afghan…), le mur tombait et l’Union soviétique décidait de se dissoudre partiellement.

8L’ennemi rouge venait de disparaître. Faute de remplaçant évident, les services imaginèrent qu’il serait remplacé par un ennemi jaune. Et rien ne se passa comme prévu.

Le prototype Kelkal

9En 1995, Khaled Kelkal, prototype de l’hybride, du « gangsterroriste », issu de la criminalité et de la délinquance, passé au service du gia (Groupe islamique armé) algérien, lançait une campagne d’assassinats et d’attentats à la bombe. Si les relations entre crime organisé et terrorisme sont nombreuses, notamment en termes de logistique, si les pratiques d’impôt révolutionnaire sont également synonymes de racket, si les trafics servent aussi de financement à l’action politique, c’était la première fois qu’un criminel de droit commun passait au terrorisme idéologique.

10Né en 1971 à Mostaganem, en Algérie, Kelkal arriva enfant avec sa famille à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue de Lyon. À l’adolescence, il devint délinquant. En 1990, il fut condamné à quatre ans de prison pour des faits de piraterie routière. C’est pendant son incarcération qu’il se lia avec des islamistes qui recrutaient des détenus pour des organisations radicales en Algérie. Après sa libération, Kelkal fréquenta régulièrement la mosquée Bilal de Vaulx-en-Velin, dont l’imam, Mohamed Minta, était un fondamentaliste. En 1993, il se rendit en Algérie où il fut recruté par l’une des branches radicales du gia dirigée par Djamel Zitouni, dont l’objectif était de « punir la France ».

Première réplique

11Un second groupe hybride, le gang de Roubaix, apparut à peu près à la même époque. Lionel Dumont, ancien militaire engagé en 1992, s’était converti à l’islam après avoir servi dans les forces de maintien de la paix en Somalie. Sous le nom d’Abu Hamza, il rejoignit les moudjahidine bosniaques durant la guerre civile en ex-Yougoslavie. Rentré en France, il fut accusé d’avoir été l’un des membres du gang qui avait tenté, sans succès, de faire exploser une bombe à l’occasion du sommet du g7 à Lille en mars 1996. Un autre membre, Christophe Caze, était un étudiant en médecine français, lui aussi converti à l’islam et lui aussi combattant en Bosnie.

12Cette « cellule » qui comprenait des moudjahidine bosniaques avait débuté ses opérations criminelles pour se doter de ressources financières. Ses actions furent brèves et quatre de ces terroristes trouvèrent la mort lors de l’assaut du raid – corps d’élite de la police nationale française – fin mars 1996 contre leur repaire. Christophe Caze, en fuite avec quelques autres, fut abattu peu après par la police belge.

13Pour la première fois, ces prototypes de terroristes hybrides étaient actifs en France. Hors de tout cadre habituel, ils n’avaient pas été repérés par les services de renseignement et, faute de série longue, on oublia vite ce qui les caractérisait.

Ce qu’on croit devoir appeler Al-Qaïda

14En 1996 apparut officiellement une nébuleuse sans lien avec un quelconque État que les Occidentaux appelèrent « Al-Qaïda » mais qui se nommait en réalité « Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés », appellation moins « marketing » mais plus pertinente. Issue du Maktab al-Khadamât, créé par Abdallah Azzam en 1980 et qui entraînait les moudjahidine en Afghanistan contre l’occupant soviétique, elle bouleversa les modes d’organisation antérieurs du terrorisme, liés aux stratégies des superpuissances. La structure était décentralisée et nébulaire. Al-Qaïda n’avait plus rien de commun avec des mouvements comme l’eta, l’ira (Armée républicaine irlandaise), la raf (Fraction armée rouge) allemande ou les farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie).

15Ces attaques diverses (probablement au Yémen dès 1992, contre le World Trade Center en 1993, en Arabie saoudite en 1995 et 1996, au Kenya et en Tanzanie en 1998, au large d’Aden en 2000) préfigurèrent les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis. À cette différence près que ces derniers furent conduits par de « purs » terroristes, sans passé criminel. La plupart des groupes terroristes des années 1990 étaient, en effet, devenus totalement autonomes, liés seulement par une idéologie commune, mais sans revendication de territoires ou de souveraineté politique. Ils adhéraient à une mythologie née d’une interprétation radicale du Coran. Les attaques du 11-Septembre, qui suivirent l’assassinat du commandant Massoud – opposé aux talibans – en Afghanistan, démontrèrent ainsi la capacité des réseaux terroristes opérant au sein de la nébuleuse Al-Qaïda à mener des attaques simultanées sur le sol américain.

16La conception générale de cette opération était l’œuvre de Ramzi Yousef, déjà organisateur de la première frappe contre le World Trade Center en 1993. Le projet spectaculaire Bojinka, qui prévoyait le détournement et la destruction de nombreux avions, conçu aux Philippines, mettait en œuvre des méthodes terroristes qui s’étaient développées au Liban dans les années 1980. La nature simultanée des attaques augmentait le niveau de risque mais n’impliquait pas un réel changement dans le modus operandi.

17Pour la première fois depuis l’émergence du terrorisme contemporain, le terrorisme d’État ou lié à une lutte pour la conquête d’un pouvoir sur un territoire ou une culture donnait naissance à une entité nébuleuse et obscure, animée d’une pensée radicale et théologique, concentrée sur un objectif unique – le royaume du Ciel sur la Terre – et inaccessible à toute forme de compromis par la négociation. Si Oussama ben Laden n’alla pas jusqu’à établir un califat, d’autres ont plus tard visé cet objectif.

18Surpris en 1986, un peu plus réactif en 1996, le gouvernement français eut une réaction totalement différente en 2001. La police et les services de renseignement parvinrent à démonter le fonctionnement, l’organisation, la stratégie et le modus operandi du réseau, grâce au dispositif international et informel de coopération mis en place par le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière.

Le réveil Merah

19Obnubilés par la nouvelle forme de terrorisme spectaculaire, les responsables politiques et policiers français ne surent pas voir qu’une hybridation avec le monde criminel était en cours en Occident. Les mises en garde ne manquaient pourtant pas.

20Entre 1995-1996 et 2012, la France ne connut donc pas la reprise de la série lancée par Khaled Kelkal. Il fallut l’épisode Mohammed Merah pour que se reconnecte un processus qui ne s’est plus interrompu depuis.

21En mars 2012, quelques semaines avant l’élection présidentielle, un parachutiste est tué à Toulouse. Le 15 mars, à Montauban, deux soldats en uniforme sont abattus et un troisième blessé. Le 19 mars, quatre personnes, dont trois enfants, sont tuées devant une école juive. L’auteur de ces meurtres, Mohammed Merah, est un Franco-Algérien de 23 ans, petit délinquant devenu terroriste islamiste. Merah s’en est pris à des militaires à cause de l’implication de la France en Afghanistan – et à des enfants juifs pour venger les enfants palestiniens, mais il s’agissait d’une cible secondaire après qu’il avait échoué à tuer un autre soldat. Les enquêteurs sont convaincus que la radicalisation de Merah a commencé en prison et s’est renforcée après deux séjours en Afghanistan et au Pakistan. Il laisse un long testament oral durant l’interminable négociation inaboutie menée avec le seul agent de la Direction centrale du renseignement intérieur (dcri) de Toulouse qui, à l’inverse du siège, avait parfaitement compris sa dangerosité.

La nouvelle ligne Maginot : nouvel axe du terrorisme

22Le 24 mai 2014, Mehdi Nemmouche, un Français d’origine algérienne, ouvrit le feu au Musée juif de Bruxelles, tuant quatre personnes. Le 30 mai, par le plus grand des hasards, il était arrêté par les douanes de Marseille dans un autocar rentrant des Pays-Bas. Il avait passé plus d’une année en Syrie comme geôlier du groupe État islamique et semblait avoir été renvoyé en Europe en raison de ses violences à l’encontre de certains otages…

23Le 7 janvier 2015, les frères Saïd et Chérif Kouachi, français eux aussi, attaquaient Charlie Hebdo, assassinant onze personnes et en blessant onze autres au siège du journal, puis exécutant un policier arrivé à la rescousse. Le lendemain, Amedy Coulibaly, l’organisateur présumé de la tuerie, abattait une policière municipale, puis le 9 janvier quatre clients dans un hypermarché casher. Amedy Coulibaly est de plus soupçonné d’avoir tiré sur un joggeur le 7 janvier et organisé un attentat à la voiture piégée le 8. Les trois hommes furent abattus par la police au cours de sièges durant lesquels ils cherchèrent la mort.

24Le 13 novembre 2015, des commandos attaquent le Stade de France à Saint-Denis, des cafés et la salle de concert du Bataclan dans Paris, faisant cent trente morts et trois cent cinquante blessés. D’autres se préparaient à des actions ailleurs. Les auteurs de ces opérations combinées, montées depuis un quartier de Bruxelles, avaient des caractéristiques communes avec le prototype que fut Khaled Kelkal. Le profil des frères Kouachi – de la rencontre d’un imam rigoriste et charismatique à l’apprentissage des armes jusqu’à la radicalisation en prison auprès d’une figure centrale des réseaux d’Al-Qaïda, Djamel Beghal – en atteste. Dans cette même prison se trouvait aussi un caïd de la cité de la Grande Borne à Grigny, nommé Amedy Coulibaly.

25En 2010, le groupe organisa l’évasion d’un important terroriste algérien, Smaïn Aït Ali Belkacem, mais fut arrêté. Faute d’éléments suffisants pour les juges, les frères Kouachi échappèrent à la prison. Ils revendiquèrent les attentats de janvier 2015 au nom d’Anwar al-Awlaki, un prêcheur américain d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (aqpa), tué fin 2011 – et qu’au moins un des frères aurait rencontré au Yémen durant l’été 2011 –, alors qu’Amedy Coulibaly se drapait dans le drapeau de « l’État islamique » dans une vidéo publiée après sa mort.

26Il semble que nous ayons eu affaire, en janvier 2015, à la première opération combinée, montée à la base par des ressortissants d’organisations concurrentes qui se livrent une guerre brutale au sommet. Les attentats de Bruxelles (Nemmouche) et les opérations manquées un peu partout en France (dans un Thalys, à Joué-lès-Tours, à Saint-Quentin-Fallavier, à Villejuif…) sont également marqués par cette même hybridité.

27En mars 2016, les attentats de Bruxelles contre l’aéroport et une station de métro, opérés par le même réseau né à Verviers, d’où partirent les assassins du commandant Massoud, et la plupart des attentats menés au cours de la décennie précédente de chaque côté du Quiévrain, prélude aux opérations du 11-Septembre, conclurent un cycle d’opérations francophones doublé d’un cycle international qui toucha notamment Beyrouth (contre le Hezbollah chiite), Charm el-Cheikh (contre un avion russe), Ankara (contre des manifestants majoritairement kurdes), Paris, Bruxelles…

28Ces attaques spectaculaires ont révélé la réalité du « gangsterrorisme » et imposé la nécessité d’analyser le phénomène, à savoir la radicalisation de malfaiteurs en prison sous couvert de djihad.

Le refus de voir la réalité

29La réalité est souvent difficile à accepter et s’adapte rarement à la bureaucratie et aux cerveaux formatés. Ce qui arrive aujourd’hui n’est pourtant pas une surprise stratégique. C’est une évolution dans une chaîne d’événements qui se déroule depuis les années 1980, mais qui n’a pas été identifiée. Après chaque catastrophe ou tragédie, une commission est formée pour tenter d’en comprendre les causes. Et la commission en conclut toujours que ceux qui étaient en charge savaient presque tout… et ont fait de gros efforts pour ne pas croire la vérité. Parce que la vérité dérange. Elle bouscule des systèmes parfaitement organisés pour réagir à ce qu’ils voient dans le rétroviseur et seulement à cela.

30Alors qu’il avait créé dès 2002 la première entité moderne de renseignement terroriste en Occident, au New York City Police Department, Raymond Kelly, chef de la police de New York, a accepté en 2003 ma suggestion de confier à un groupe d’experts et de policiers l’examen de divers attentats terroristes (Madrid, Amsterdam, Londres, Sydney et Melbourne, Toronto et Lackawanna, Portland, Virginie du Nord et New York). Ces travaux [2] établissent que le processus de radicalisation se compose de quatre phases distinctes : la pré-radicalisation ; l’identification ; l’endoctrinement ; la djihadisation. Chacune de ces phases est unique et présente ses caractéristiques propres. Tous les individus qui entrent dans ce processus n’en parcourent pas forcément l’ensemble des étapes et ne suivent pas toujours une trajectoire linéaire. Mais ceux qui le traversent jusqu’au bout sont susceptibles d’entrer dans un projet terroriste.

31Dumont, Caze, Kelkal, Merah, Kouachi, Coulibaly, Abdeslam… ont d’abord été considérés comme des exceptions. Et nous avons continué à faire confiance aux machines pour faire le travail de renseignement opérationnel. Ce fétichisme technologique était une erreur. Les systèmes sont utiles pour confirmer ou rejeter les hypothèses émises par les êtres humains. Mais ils ne les remplacent pas.

32Voici longtemps que nous mettons en garde contre les faux-semblants, simplifications, ou mirages théoriques. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie, des hybrides sont apparus. Des guérillas dégénérées, des États faillis, des narco-États, des gangsterroristes, ont vu le jour. Les farc en Colombie, les pirates en Somalie, les bandits de Karachi, certains gangs indiens, aqmi[3] au Mali et au Niger, les cartels mexicains, sont aujourd’hui des forces militaires qui n’utilisent pas seulement l’impôt révolutionnaire pour des objectifs politiques. Ils sont des hybrides et des mutants. La plupart du temps criminels, parfois terroristes.

33Les Occidentaux, marqués par une forme de rationalisme impérial, plutôt que de chercher à comprendre ou simplement à connaître leur(s) adversaire(s), ont préféré en inventer un qui leur convienne. Cet ennemi de confort est donc combattu non pas en fonction de ce qu’il est mais de ce que l’Occident souhaite qu’il soit. On l’a sous-estimé, ignoré pour éviter de comprendre ce qu’était la complexité dynamique des opérateurs hybrides sur le terrain. Et les médias ont décidé d’y croire. De ce qu’on veut appeler Al-Qaïda à ce qu’on ne veut pas appeler État islamique ou Califat, les réticences à la compréhension de la réalité restent nombreuses.

34Pourtant, l’histoire, la mise en perspective et la culture sont de nature à éclairer les événements en cours et à tenter de comprendre qui est l’ennemi. Les choses commencent en 1979 quand, lâchant leur allié le shah d’Iran, les Américains favorisent le retour d’un pouvoir chiite fort qui renvoie l’ancien empire perse à un rôle secondaire et consacre le royaume saoudien comme nouveau gardien du Golfe et de ses ressources. Retrouvant en 2010 le chemin de la négociation avec l’Iran, les États-Unis déstabilisent les Saoudiens, qui n’ont aucune envie de retrouver un Iran dominant.

35Hésitant entre se doter de l’arme nucléaire (auprès des frères sunnites du Pakistan, qui ont déjà aidé la Corée du Nord), se rapprocher de la Chine, qui leur semble un allié potentiel plus fiable, et combattre directement sur le terrain, les monarchies sunnites, pour une fois d’accord, décident de laisser s’installer une « Sainte Alliance ». Celle-ci, associant djihadistes traditionnels, anciens baasistes et militaires de Saddam Hussein, mercenaires venus d’autres zones de combat (Algérie, Tchétchénie, Bosnie), a pris le contrôle d’immenses espaces. Par réaction, chiites, alaouites et minorités diverses se sont associés à leur tour pour résister à l’offensive sunnite, sous le regard interloqué des Américains comprenant tardivement qu’on ne peut pratiquer le nation building sans risques. La Turquie, elle, s’interroge sur son rôle en raison du problème que lui pose l’émergence d’un Kurdistan indépendant…

36Les États semblent ainsi devoir faire face à une nouvelle bataille de Kerbala. La première, le 10 octobre 680, opposa en Irak l’armée du calife Yazid à celle d’Husayn (Hussein), fils d’Ali et petit-fils du prophète Mahomet. La bataille tourna à l’avantage du calife et Husayn fut décapité. « Dans le baptême de sang de Kerbala, écrit Henri Tincq, naît une piété chiite fascinée par le deuil et le martyre. […] Il est impossible de comprendre le schisme originel de l’islam sans s’arrêter sur la mise à l’écart d’Ali qui, aujourd’hui encore pour les chiites, constitue le coup d’État initial, la faute première, le début de la décadence de l’islam majoritaire. Si le califat d’Ali (656-661) est un accomplissement, c’est aussi une suite de guerres civiles, les premières dans l’islam. Le temps de la fitna – la “grande discorde” – a commencé [4]. »

37Il est une mémoire des peuples et des croyants qui peut brutalement se réveiller au moindre mouvement rappelant un drame. Les forces saoudiennes intervenant en mars 2011 pour rétablir l’ordre à Bahreïn portaient, en passant le pont qui relie les deux États, outre le drapeau du Prophète, une dénomination particulière : Division Kerbala. Un signe, un message, un rappel. Une promesse aussi.

Ce qui semble nouveau est le plus souvent ce qu’on a oublié

38S’il nous arrive d’oublier le temps des tribus et des conflits religieux (même si l’Irlande n’est pas loin), d’autres peuples ont la mémoire plus longue, et la revanche de l’histoire n’est jamais loin.

39Il arrive ainsi qu’on se heurte plus à Babylone qu’à Bagdad quand on décide d’une intervention en Irak. On redécouvre les empires disparus, on subit la vengeance de l’histoire et de la géographie. Les angles droits de la colonisation n’ont pas fait disparaître les identités, les tribus, les obédiences. Ils n’ont fait que les masquer provisoirement. Et, dans ce bouillonnement des mondes qu’on croyait renvoyés dans les livres d’histoire, nous voici brutalement, sauvagement parfois, exposés à nos erreurs ou à nos actions. En matière criminelle ou terroriste, mais pas seulement, ce qui semble nouveau est le plus souvent ce qu’on a oublié.

40Il s’agit donc aujourd’hui d’essayer de comprendre pourquoi et comment la mondialisation vivant au rythme des réseaux sociaux et d’internet modifie profondément les interactions pluriséculaires entre le politique et le religieux, et induit des bouleversements stratégiques dans la plupart des pays du globe. Les migrations déstructurent les repères sociaux de communautés entières. Les progrès des droits de l’homme et de la démocratie de marché percutent de fortes résistances liées à des conservatismes et à des replis identitaires virulents.

41Par contrecoup, des individus de plus en plus nombreux se retrouvent livrés à leur propre liberté et se regroupent en de nouvelles « tribus » aux allégeances multiples, soumis à des injonctions contradictoires dans un monde aux mutations incessantes. En quête de « solutions » individuelles ou collectives, ils subissent la concurrence que se livrent le politique et le religieux pour les mobiliser et parfois les contrôler, a minima autour de symboles et de repères moraux mais aussi, de façon plus ambitieuse, autour de conceptions, différenciées pour être acceptables, de l’identité collective comme de la transcendance. De plus, les États occidentaux, affaiblis par les mutations du monde, tentent de garder une part de leur autorité en disqualifiant le discours théologique dans le champ de la vie pratique et publique, alors que, dans le même temps, les Églises ne se privent pas de critiquer un relativisme des valeurs qu’elles considèrent inhérent à la modernité de nos sociétés ouvertes. Le débat sémantique n’est pourtant pas sans intérêt et la place du spirituel, même laïque, du mystique, du religieux, de la part intime qui cherche la transcendance, pèse désormais durablement sur l’action politique.

42La mondialisation ouvre ainsi, sous nos yeux, une nouvelle période de coexistence, pas nécessairement pacifique, du politique et du religieux, en mettant en tension ces éléments essentiels du « vivre ensemble ».

Un adversaire qui ne va plus de soi

43Intégrant de force des nations, des cultures et des religions parfois opposées, les grands empires ont composé une cartographie éphémère mais souvent violente, dont on pensait qu’elle s’était stabilisée à Yalta avant de s’effondrer après la chute du shah d’Iran en 1979 puis celle du mur de Berlin dix ans plus tard. La décolonisation militaire des années 1960 n’a que rarement permis une indépendance économique. Si l’Empire austro-hongrois semble définitivement réduit à la seule nostalgie, les autres ressurgissent et viennent affronter les cartographies officielles : les empires ottoman, chinois, russe, perse, se rappellent plus ou moins brutalement à nos bons et mauvais souvenirs. Le glacis mondial fond de manière accélérée ; le réchauffement provoque le retour au premier plan des anciennes tribus qui réclament justice, terres, pouvoir. Déjà, l’Iran (l’Empire perse) et la Turquie (l’Empire ottoman) retrouvent leur statut, la Russie cherche à reconquérir son espace orthodoxe, la Syrie alaouite essaie d’arracher les conditions de sa survie au prix de centaines de milliers de morts, le Kurdistan s’achemine vers une indépendance inéluctable, aux contours indéterminés.

44L’inanité des découpages coloniaux, des frontières tracées à la règle et des restes des séparations artificielles imposées par les empires défunts apparaissent partout. Là où l’Empire britannique s’est retiré, plutôt malgré lui, les mines laissées en héritage explosent à cadence accélérée : Palestine, Inde, Pakistan, Afghanistan, Irak. Là où le colonisateur français a tenté une évolution parfois moins abrupte, la situation reste très instable : Centrafrique, Mali, Liban. Quant au nation builder américain, il paie très cher les conséquences de ses naïvetés et de son usage immodéré de la démocratie en prêt-à-porter : Irak, Afghanistan, mais aussi Mexique et Amérique centrale, plus récemment Argentine.

45À cela s’ajoute l’aveuglement des Occidentaux qui ont profité des « révolutions arabes » pour régler leurs comptes, mais qui ont systématiquement joué le mauvais cheval en se débarrassant de dictateurs antipathiques mais plutôt flexibles (Libye, Égypte) et en tentant de composer avec des opérateurs politiques proches des Frères musulmans, dont ils feignaient de croire qu’il s’agissait d’une version arabe de la démocratie chrétienne…

46La Libye est en plein chaos, l’Irak en perdition, la situation syrienne devient de plus en plus complexe au rythme des révolutions de palais et des alliances variables entre Saoudiens, Qatariens et Turcs, l’Afghanistan est en désarroi (pour ne pas dire plus), le Pakistan (puissance nucléaire) reste un ennemi réel tardivement découvert par son protecteur américain, les djihadistes de toutes obédiences sont en pleine expansion, soutenus directement ou indirectement par l’inquiétude sunnite face à la résurrection de l’Iran chiite sur le terrain diplomatique et stratégique. Le crime organisé transnational et hybride se développe, de son côté, par tous les interstices laissés béants par les protecteurs du monde onusien.

47Depuis la guerre civile algérienne, la définition de l’adversaire, de l’ennemi, ne va donc plus de soi. Le terrorisme a changé de nature, les modèles ont évolué et, si la détection et la collecte du renseignement restent d’un niveau très élevé, l’analyse pèche considérablement.

48On a trop souvent cédé à la facilité, et très rarement su résister aux manipulations sophistiquées des services algériens, saoudiens, turcs, jordaniens ou pakistanais, qui surclassent largement leurs homologues occidentaux en la matière.

« L’État islamique »

49Dernier avatar en date : l’eiil (État islamique en Irak et au Levant) ou isis, ou Daech ou le Califat : ses forces, longtemps décrites comme une insignifiante guérilla en Irak avant de s’attaquer sans grand succès au régime syrien, tout en taillant des croupières à ses « alliés » de l’Armée syrienne libre, ont réussi plusieurs spectaculaires opérations de conquête du territoire au nord de l’Irak. Début 2016, presque tout le triangle sunnite, et un peu plus, était aux mains de groupes fortement armés et de mieux en mieux formés, qui ont fait fuir « l’armée » irakienne. Celle-ci ne se compose plus que d’unités chiites, alors que le « Califat » s’appuie sur les restes de l’ancienne armée de Saddam Hussein et négocie une gestion locale avec les tribus sunnites lassées de la corruption et de l’hostilité du régime de Bagdad. Les principales forces de la résistance sont kurdes, ou importées d’Iran et du Liban (Hezbollah).

50À l’origine de ces événements, on trouve un acteur majeur, al-Zarqaoui, qui semble avoir réussi à remporter une victoire posthume sur son principal adversaire, Ben Laden. Abou Moussab al-Zarqaoui est né en 1966, à Zarqa en Jordanie, d’où son patronyme de guerre. Sa famille appartient à la tribu des Banu Hassan, bédouins disséminés à travers tout le Moyen- Orient, notamment en Syrie et en Irak. L’aspect tribal, notamment eu égard à la complexité des frontières locales et à leur porosité, n’est pas à sous- estimer. Petit délinquant devenu un caïd de la rue, il aurait été envoyé dans une école coranique où il aurait découvert l’idéologie du djihad et bientôt, comme beaucoup d’autres jeunes musulmans, il partit se battre en Afghanistan. Si al-Zarqaoui a rencontré Azzam, le fondateur du Bureau des services pour les moudjahidine (ancêtre de la nébuleuse Al-Qaïda), puis Ben Laden, leurs ambitions semblent fortement antagoniques. Il retourne dans l’Afghanistan des talibans et crée le Tawhid wal-Jihad (« unification et guerre sainte »). Le 19 août 2003, il revendique l’attentat contre l’immeuble abritant le personnel des Nations unies au cœur de Bagdad, provoquant la mort de vingt-deux personnes, dont le représentant du secrétaire général de l’institution, Sérgio Vieira de Mello. Dix jours plus tard, l’attaque contre la mosquée d’Ali à Nadjaf, ville sainte chiite, fait quatre-vingt-cinq victimes. Le 19 octobre 2004, son groupe est reconnu par Ben Laden comme le « relais d’Al-Qaïda en Mésopotamie ». Al-Zarqaoui est finalement éliminé le 7 juin 2006, lors d’un bombardement américain.

51Quelques mois plus tard, en octobre 2006, « l’État islamique d’Irak » (eii) est créé par l’alliance d’Al-Qaïda en Mésopotamie avec d’autres petits groupes islamiques et des tribus sunnites de la province d’Al-Anbar en Irak. Sous la conduite militaire d’Abou Hamza al-Mouhajer et politique d’Abou Abdullah al-Baghdadi, supposé être un ancien général de police sous Saddam Hussein, « émir de l’eii et prince de la Foi », le groupe non seulement prend ses distances avec Al-Qaïda mais devient rapidement un concurrent féroce et un ennemi d’Ayman al-Zawahiri, successeur de Ben Laden, qui ne manquera jamais une occasion de marquer ses distances, de condamner les actions menées ou d’appeler à la conciliation.

52Après l’élimination de « l’émir » de l’eii en avril 2010, Abou Bakr al- Baghdadi al-Husseini, un Irakien d’une quarantaine d’années, en devient le chef. En avril 2013, l’eii devient eiil en s’installant en Syrie après avoir absorbé une grande partie du Front al-Nosra. Depuis, un conflit larvé l’oppose à l’Armée syrienne libre mais également à une branche légitimiste d’Al-Nosra.

Un modèle nouveau

53Mais ce qui dépasse les règlements de comptes entre groupes djihadistes est la nature très différente de l’eiil comparé aux autres acteurs sunnites du terrain. Et c’est elle qui nous intéresse au premier chef.

54Organisation pyramidale, faisant régner la terreur en interne et en externe, rassemblant des brigades aguerries (Libyens, Tchétchènes, Occidentaux), l’eiil est surtout connu pour sa brutalité, notamment contre ses ennemis les plus proches, les militants restés fidèles au dernier carré d’Al-Qaïda. En fait, il semble avoir réussi une parfaite opa hostile sur ce qui reste d’Al-Qaïda en Irak comme en Syrie, tout en attirant des djihadistes de plus en plus jeunes et venus du monde entier (près de vingt mille selon les dernières estimations). Début 2015, la guerre de Syrie semblait bien perdue par les opposants à Bachar al-Assad. Mais les bouleversements au sein du régime saoudien à la suite de l’accession au pouvoir du roi Salman et de son héritier désigné Nayef réussirent le tour de force de créer une nouvelle coalition sunnite enfin coordonnée. Celle-ci commença à remporter d’importantes victoires militaires et stratégiques, rebattant les cartes.

55Pourtant, la guerre d’Irak ne fait que commencer. Falloujah et Mossoul sont sérieusement tenues par l’eiil, qui résiste à presque tout et ne laisse que des ruines sur ses retraites limitées, comme à Kobané ou Ramadi. Après le désastre politique afghan, les États-Unis se préparent à leur prochaine défaite coloniale. Et paradoxalement se trouvent en situation d’alliance de fait avec l’Iran pour protéger le régime chiite irakien.

56Il faut regarder au-delà de cet épisode qui mélange revendication nationale, anticoloniale, vengeance des anciens du régime baasiste et djihadistes convaincus, car de nombreux combattants montés au djihad ressemblent à al-Zarqaoui. Petits délinquants, ils se préparent à regagner leur univers criminel bien plus qu’à passer au terrorisme. Rarissimes sont d’ailleurs les cas enregistrés depuis la guerre civile algérienne.

57Nul ne sait qui a vraiment inventé al-Zarqaoui. Manipulation, déstabilisation, golem inventé par des services et ayant comme toujours mal tourné ? Une chose est désormais sûre, les enfants d’al-Zarqaoui sont là. Sans doute pour longtemps. Et pas seulement au Levant.

58Le monde tel qu’il avait été stabilisé après 1945 a commencé à disparaître en 1979. La chute du shah d’Iran, l’intervention soviétique en Afghanistan et surtout l’invasion de La Mecque par des ultras sunnites ont généré dix ans de lente déstructuration totalement sous-estimée. Depuis 1989, le processus de déconstruction des États se poursuit. Sur le terrain diplomatique comme sur celui de l’économie. Le crime organisé et les radicaux de tous bords ont considérablement élargi leur aire de jeu. Avec des États échoués ou faillis, des risques en expansion, des ennemis dont il devient difficile de percevoir la véritable nature, le temps du retour à la realpolitik semble s’imposer.

Sortir du prêt-à-penser

59Le terrorisme singulier est devenu pluriel. On y trouve de façon résiduelle des professionnels du terrorisme d’État entre retraite, sénilité et mercenariat, des golems créés par des États et qui s’en sont émancipés pour agir en fonction de leurs propres intérêts, des hybrides nés dans le crime et espérant la rédemption par la terreur, mais toujours en liaison avec des organisations, et aussi des « lumpen-terroristes », souvent illuminés, décidant sous l’impulsion de passer à l’acte. Ici et là, rarement, un « loup solitaire » à la Ted Kaczynski ou à la Anders Breivik. Ce condensé d’opérateurs sur le déclin et de nouveaux venus impose aux services de sécurité des États de sortir de la logique du prêt-à-penser antiterroriste pour se lancer dans le sur-mesure. L’espion à l’ancienne n’a sans doute pas disparu, mais il se trouve un peu relégué par la concurrence inattendue d’ennemis que nous ne connaissons pas vraiment, bien que nous les ayons fabriqués nous-mêmes.

60Nous voici avec des services de renseignement formatés pour l’espionnage et le contre-espionnage de la guerre froide. Qui ne partagent évidemment rien, au nom de la protection des sources. Et qui se sont transformés peu à peu en outils antiterroristes, dont le principe est de coopérer au mieux et au plus vite. Cette situation schizophrénique est au cœur de la difficulté de procéder au changement de nature du dispositif.

Une législation adaptée aux nouvelles menaces

61En 1990, sur une initiative de Michel Rocard alors Premier ministre, a été engagée la première réforme moderne du renseignement intérieur. Nicolas Sarkozy a créé la dcri et la délégation parlementaire au renseignement entre 2007 et 2012.

62En mai 2011, puis en 2014, les Premiers ministres Fillon puis Valls mettent en place une communauté du renseignement (dénommée services spécialisés). On y trouve des organes militaires ou semi-militaires (dpsd, drm, dgse[5]), un service de police (dcri devenue depuis dgsi[6]) et deux services de Bercy (dnred et tracfin[7]). Le renseignement territorial n’en est pas (les Renseignements généraux ont disparu avec la naissance de la dcri), la gendarmerie est ignorée – elle a fait de gros efforts pour ne pas apparaître dans le secteur et paie encore le prix de sa frilosité malgré l’existence d’une sous-direction de l’anticipation opérationnelle (sdao), dont on se demande à juste titre s’il ne s’agit pas justement d’un service de renseignement –, et on s’y chamaille sur le renseignement pénitentiaire (bien que l’on rappelle régulièrement combien le sujet est essentiel). On oublie le rôle possible des polices municipales, qui sont pourtant de « proximité », et des opérateurs privés, notamment dans les transports ou les grandes surfaces, qui n’ont pas en général les yeux dans leurs poches.

63Et si la création du coordonnateur national du renseignement apparaît comme un considérable progrès (même si son devenir a semblé un temps incertain), la communauté des services spécialisés reste très étriquée car on y confond souvent collecte, analyse, interception, réaction.

64La première marge de progression concerne donc la communauté du renseignement, qu’il conviendrait de définir en sortant de l’idée qu’elle serait singulière alors que son objet est pluriel. La liste des services spécialisés dans l’action ne devrait pas beaucoup évoluer. Mais, entre une circonférence élargie et un centre encore réduit, il manque un espace essentiel et toujours très faible, celui de l’analyse. Des efforts de recrutement, de formation et de modernisation sont annoncés et pour certains engagés. Mais la logique globale n’est pas encore suffisamment abordée. Une multitude de dispositifs compilent allègrement, échangent peu et utilisent le principe de précaution pour établir des listes de plus en plus fournies et de moins en moins triées, permettant de compléter l’usage des ceintures, des bretelles et des parachutes pour éviter le risque de la faute. Cependant, à force de noyer l’essentiel dans l’accessoire, le système insiste surtout sur une demande d’augmentation des moyens. Cela ne signifie pas qu’il ne faudrait pas « mieux » de moyens (et peut-être même plus), mais surtout qu’il faudrait assumer et accélérer le processus de mutation engagé avec la création de la dcri et sa transformation en dgsi.

65Le problème central n’est ni structurel ni personnel. Ce qui en perturbe l’efficacité est culturel. Les services de renseignement sont nés du contre-espionnage. Le temps est long, la remontée des filières essentielle, le secret absolu. L’antiterrorisme nécessite de la vitesse et du partage. Nos ennemis du matin, qui pillent nos secrets technologiques ou industriels, sont aussi nos alliés de l’après-midi, qui ont les mêmes ennemis que nous…

66On ne peut aisément jongler avec deux logiques aussi contradictoires. Il va donc falloir trouver une solution pragmatique, à la place de ce qui s’est déjà beaucoup empilé.

67Par ailleurs, au moins l’un des services dispose toujours d’une compétence judiciaire (dgsi) et le terrorisme comme le crime organisé relèvent encore des autorités judiciaires. De plus, depuis 1986, des dispositifs performants et efficaces ont été mis en place (juges antiterroristes, section antiterroriste du parquet), qui ne sont pas soupçonnés de laxisme. On peut donc légitimement se demander pourquoi le gouvernement continue (le texte sur les interdictions de sites djihadistes sur internet a été construit de manière identique fin 2014) à faire l’impasse sur la présence d’un magistrat judiciaire, qui pourrait être installé comme référent national, en mesure de légitimer des dispositions exceptionnellement intrusives dans des circonstances exceptionnellement graves, et permettre de constituer un dossier qui tienne en procédure sans passer par le biais parfois très créatif de l’opportune dénonciation anonyme ou de l’informateur protégé… La peur du juge judiciaire en matière d’antiterrorisme est mauvaise conseillère.


Date de mise en ligne : 16/09/2016

https://doi.org/10.3917/pouv.158.0097

Notes

  • [*]
    Cet article a été publié une première fois en octobre 2015 sous le titre Qui est l’ennemi ?. Il a été remanié par l’auteur et est reproduit ici avec l’aimable autorisation des éditions du cnrs.
  • [1]
    Alain Bauer et Christophe Soullez, Terrorismes, Paris, Dalloz, 2015.
  • [2]
    Mitch Silber et Arvin Bhatt, Radicalization in the West : The Homegrown Threat, New York (N. Y.), New York City Police Department, 2007.
  • [3]
    Al-Qaïda au Maghreb islamique.
  • [4]
    Le Monde, 30 juillet 2007.
  • [5]
    Direction de la protection et de la sécurité de la défense ; Direction du renseignement militaire ; Direction générale de la sécurité extérieure.
  • [6]
    Direction générale de la sécurité intérieure.
  • [7]
    Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières ; Service de traitement du renseignement et d’action contre les circuits financiers clandestins.

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