Pouvoirs 2015/1 n° 152

Couverture de POUV_152

Article de revue

Du golfe aux banlieues ?

Variations sur le thème de « l'islamisation de l'occident »

Pages 121 à 133

Notes

  • [1]
    Les ouvrages journalistiques les plus illustratifs de cette thèse sont parus sur le Qatar et entendent faire la lumière sur l’agenda « réel » de l’émirat à propos de la France. Cf. Nicolas Beau et Jacques-Marie Bourget, Le Vilain Petit Qatar. Cet ami qui nous veut du mal, Paris, Fayard, 2013 ; Vanessa Ratignier, avec Pierre Péan, Une France sous influence, Paris, Fayard, 2014 ; et Christian Chesnot et Georges Malbrunot, Qatar. Les secrets du coffre-fort, Paris, J’ai lu, 2014.
  • [2]
    Communautés qui, pour une part non négligeable et croissante d’entre elles, ne vivent plus « en banlieue », témoignant par là d’une « moyennisation » socio-économique depuis les années 1980. Cf. Catherine de Wenden et Rémy Leveau, La Beurgeoisie, Paris, CNRS Éditions, 2007. Cependant, la question sociale reste prégnante, ce qui participe de la crainte identifiée plus haut : celle de « nouvelles classes dangereuses » culturellement et religieusement « allogènes », que la relégation sociale rend vindicatives et dont l’allégeance est présentée comme éminemment problématique à l’endroit des « principes républicains », voire de « l’identité française ». Cf. Gilles Kepel, Banlieue de la République. Société, politique et religion à Clichysous-Bois et Montfermeil, Paris, Gallimard, 2012 ; Stéphane Beaud, « Territoires d’exclusion », Projets, vol. 299, n° 4, 2007, p. 33-41.
  • [3]
    Cf. cependant Olivier Da Lage et al., Qatar. Les nouveaux maîtres du jeu, Paris, Demopolis, 2013 ; Mehdi Lazar, Le Qatar aujourd’hui. La singulière trajectoire d’un riche émirat, Paris, Michalon, 2013 ; et Confluences Méditerranée, n° 84, Qatar : jusqu’où ?.
  • [4]
    Cf. Nabil Mouline, Les Clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie saoudite, XVIIIe-XXIe siècle, Paris, puf, 2011. Le royaume actuel est l’héritier du pacte fondateur de 1744 conclu entre Mohammed ibn Saoud et Mohammed ibn Abd al-Wahhab, aïeuls respectifs des familles Saoud et Al-Cheikh.
  • [5]
    Gilles Kepel, « Genèse et structure de l’espace de sens islamique contemporain », in Zaki Laïdi (dir.), Géopolitique du sens, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 201-226.
  • [6]
    Cf. Quintan Wiktorowicz, « Anatomy of the Salafi Movement », Studies in Conflict & Terrorism, vol. 29, n° 3, avril-mai 2006, p. 207-239 ; Samir Amghar, Le Salafisme d’aujourd’hui. Mouvements sectaires en Occident, Paris, Michalon, 2011 ; Bernard Rougier (dir.), Qu’est-ce que le salafisme ?, Paris, puf, 2008 ; et Mohamed-Ali Adraoui, Du Golfe aux banlieues. Le salafisme mondialisé, Paris, puf, 2013.
  • [7]
    Le conflit dans la bande de Gaza durant l’été 2014 a ainsi amené le grand mufti d’Arabie saoudite, principale figure du Conseil, à prendre position contre les manifestations organisées dans la rue pour soutenir les Palestiniens, y voyant un facteur d’« anarchie » et de désunion des musulmans.
  • [8]
    À notre connaissance, une seule personne a terminé son cursus et vit aujourd’hui à Gennevilliers. Jeune imam, celui-ci nous a dit avoir pensé à s’installer pour de bon dans le Golfe, un poste prestigieux lui ayant été proposé au Koweït, avant de se décider finalement à rentrer à France.
  • [9]
    Le web salafiste est en effet un vecteur majeur de promotion de l’image de l’Arabie saoudite, comme le montrent, ne serait-ce que sur les sites français (Salafs.com, Sounna.com, LaBonneReference.fr, etc.), les régulières allusions à la prééminence religieuse du royaume. On peut par exemple prendre connaissance du prestige attribué à cet État, qui a fait de la défense de l’islam « authentique » son credo, en visionnant une vidéo partagée par un salafiste français sur internet, dont le titre, explicite, doit se comprendre comme une réponse aux contradicteurs qui accusent le royaume d’hypocrisie : « La nation du tawhid, ne vous en déplaise ! », Dailymotion.com, 11 mars 2009. (Le terme tawhid signifie « unicité » en arabe et renvoie au monothéisme pur dont se prévalent les salafis.)
  • [10]
    Peter M. Haas, « Introduction : Epistemic Communities and International Policy Coordination », International Organization, vol. 46, n° 1, hiver 1992, p. 1-35.
  • [11]
    Gilles Kepel, Jihad, Paris, Folio, 2003.
  • [12]
    James Piscatori, Islamic Fundamentalism and the Gulf Crisis, Chicago (Ill.), Fundamentalism Project of the American Academy of Arts and Sciences, 1991.
  • [13]
    Y compris les Frères musulmans égyptiens ayant trouvé refuge dans le royaume après l’épreuve de force perdue contre Nasser dans les années 1950-1960 et dont la politisation va influencer le radicalisme des jeunes générations qui se battront durant la décennie 1980 en Afghanistan, donnant naissance au « djihadisme » dirigé contre « les ennemis proches et lointains de l’islam ».
  • [14]
    Mouvement missionnaire créé durant les années 1920 dans le sous-continent indien afin de ramener à l’islam des fidèles qui risquaient alors de se diluer au sein de la majorité hindouiste.
  • [15]
    Cf. le document officiel exposant l’agenda de l’émirat pour l’année 2030 : « Qatar National Vision 2030 », gsdp.gov.qa, juillet 2008.
  • [16]
    Entretiens de l’auteur avec des élus de la délégation, avril 2013.

1Qu’est-ce qu’être influent ? Que signifie promouvoir, dans un pays tiers, des décisions, des pratiques, voire des politiques publiques, à destination de groupes sociaux censément proches de soi du point de vue ethnique, culturel ou religieux ? Doit-on parler de stratégie d’influence, de sentiments de proximité, d’agenda précis et univoque ? La question d’une « identité musulmane transnationale » issue de pôles d’émission présents, par exemple, dans la région du Golfe et des communautés établies de longue date au sein de sociétés majoritairement non musulmanes revient depuis plusieurs années comme l’une des variations d’un débat médiatique et politique plus large sur la place de l’islam et de ses fidèles en France. La crainte de sentiments d’identification croisée (une communauté religieuse d’Occident se retrouvant dans un État appartenant au monde musulman) et d’allégeances multiples pouvant entrer en contradiction avec une certaine vision de la citoyenneté républicaine constitue une modalité de la défiance à l’endroit de populations fréquemment interrogées sur leur relation avec leurs « semblables » ailleurs, voire suspectées de servir des intérêts contradictoires avec ceux qui découlent de leur francité.

2Historiquement, la peur de phénomènes de « désaffiliation politique » entre une ou plusieurs « communautés » constituant le tissu social d’un pays et l’appartenance supposée majoritaire est une conséquence des théorisations émergeant lorsqu’une nation se perçoit comme disparate à la faveur d’évolutions migratoires, démographiques et sociales – également présentées par certains comme possiblement attentatoires à son unité. Le pendant de ces inquiétudes a souvent été la description d’acteurs étrangers (États, Église …) comme puissances qui agissent sur le sort du pays en instrumentalisant les groupes « allogènes » afin de mieux faire valoir leurs intérêts dans le pays. Les débats portant sur les catholiques dans l’Allemagne de Bismarck à la fin du xixe siècle (Kulturkampf), la recherche d’un panslavisme ou d’un pangermanisme au tournant du xxe dans une Europe fortement marquée par la marqueterie ethnique, ou encore les liens de solidarité et de protection entre certaines puissances européennes et les minorités chrétiennes établies en Orient, constituent en effet autant de situations où se croisent et interagissent des perceptions de « soi » et de « l’autre » potentiellement conflictuelles. Au sein d’un cadre politique et territorial donné, de quelle manière peut être vu un groupe ressenti comme « organiquement » lié à une autre chair ?

3L’une des évolutions discursives et intellectuelles les plus marquantes de ces dernières années au sein de la société française a trait à une représentation relative à des populations issues de dynamiques migratoires, entamées il y a un siècle environ et amplifiées après 1945 en termes confessionnels. Jadis perçus selon une logique ethnique et géographique, certains groupes sociaux sont aujourd’hui interpellés, rejetés, stigmatisés, promus, décrits du fait de leur religion. C’est ainsi que l’expression « musulmans de France/Français musulmans » semble devenue paradigmatique dans le débat public. Cela explique notamment pourquoi l’appréhension caractérisant ces communautés prend la forme aujourd’hui de problématisations se rapportant à l’usage de la similarité religieuse impulsé par certains États afin d’influer sur leurs « semblables » et, dans certains cas et selon certains observateurs, d’entreprendre une action d’islamisation de la France [1].

4L’objet de ce texte est de faire la lumière sur la nature des liens entre les principales puissances du Golfe et les communautés françaises se signalant a priori par des traits communs (ethniques et religieux) avec celles-ci. Peut-on parler d’une stratégie consciente d’influence émanant des premières vers les secondes ? Si la visibilité croissante de certains marqueurs religieux, au premier rang desquels ceux qui font écho aux courants salafistes, est généralement, et à raison, rapportée à un effort de prédication originaire de cette région du monde, existe-t-il un intérêt spécifique pour la France ? La même interrogation vaut pour un courant cultivant un héritage commun avec celui des Frères musulmans (l’un des principaux mouvements activistes se réclamant de l’islam à l’époque contemporaine dont l’idéologie est orientée vers la prise de pouvoir) mais plus influent aujourd’hui au Qatar ?

5Après analyse des discours et pratiques de certains États du Golfe « à destination » des communautés musulmanes ancrées en France [2], il ressort l’impossibilité de conclure à une stratégie consciente de « convertir » ces personnes d’héritage musulman à une vision spécifique de l’islam. Si, de manière indéniable, l’Arabie saoudite, durant plusieurs décennies, et le Qatar, aujourd’hui, se pensent comme des pôles d’« authenticité » ou d’« orthodoxie » à l’usage des communautés de coreligionnaires établies de par le monde, il est difficile de mettre en évidence un quelconque ciblage particulier du tissu hexagonal. Pour le formuler autrement, nous expérimenterions une mondialisation indéniable de certains codes religieux sur lesquels certains greffent une crainte d’un « continuum Golfebanlieues » dont le déploiement se ferait au détriment des intérêts et de « l’identité » de la France. Si cela ne signifie nullement que ces États ne cherchent pas à asseoir une forme d’audience transnationale, il est néanmoins impossible de discerner une attention particulière pour ce pays.

6Pour étudier l’influence du Golfe sur certaines catégories de la population française, nous avons essentiellement retenu deux pays (Arabie saoudite et Qatar) qui représentent désormais les deux principaux pôles d’émission d’un discours, d’une conception et d’un imaginaire religieux à destination de leurs coreligionnaires dans le monde. Ensuite, étant donné la rareté des sources (autres que journalistiques) traitant de la question des possibles liens entre les États du Golfe et certains groupes sociaux [3], il est nécessaire de passer par les récits et opinions des acteurs connus pour avoir réfléchi avec certains dirigeants de ces États à une forme de collaboration explicite. L’absence de littérature précise quant à d’éventuels desseins vis-à-vis de la société française, conjuguée à la difficulté de trouver trace de projets empiriques traduisant une recherche d’influence au sein de cette dernière, fournit d’ailleurs à certains observateurs les raisons de croire à un calcul savamment élaboré afin d’éviter de susciter toute forme de rejet de la part des autorités françaises. À rebours de cette crainte sociale que l’on retrouve chez certains représentants politiques et faiseurs d’opinions médiatiques – qui insistent le plus souvent sur l’anecdote ou la réification des puissances du Golfe en acteurs à « double jeu » –, il est plus sérieux de resituer les actions entreprises par ces puissances pour consolider leurs positions dans un contexte, au contraire, de fébrilité en raison des évolutions internes et régionales avec lesquelles ces États, pourtant richement dotés, doivent composer.

La visibilité des marqueurs religieux : le salafisme centré sur l’Arabie saoudite

7Le royaume d’Arabie saoudite est aujourd’hui un pôle majeur de diffu sion de l’islam dans le monde du fait de la nature du contrat social qui prévaut dans cet État et des capacités financières considérables qui sont les siennes depuis la seconde moitié du xxe siècle. Issue de l’alliance entre le clan des Saoud et la famille Al-Cheikh, le premier présidant aux destinées du pays grâce à l’onction religieuse apportée par la seconde [4], cette monarchie a déployé, à partir des années 1960, dans un contexte de « guerre froide arabe » (hostilité envers les régimes « progressistes », nassérien notamment), d’alliance avec les États-Unis (depuis le pacte conclu sur le croiseur Quincy en février 1945), puis de rivalité iranienne à partir de la « révolution islamique » en 1979, une politique étrangère en partie fondée sur la promotion de l’« orthodoxie » au sein de l’espace de sens islamique mondial [5]. Faisant écho à une tradition pluriséculaire de collaboration entre sphère religieuse et pouvoir politique au sommet des États ayant régenté des sociétés musulmanes, l’expérience saoudienne illustre en réalité le caractère pluriel de ce type d’autorité. En cela, le wahhabisme auquel est censée faire écho la religiosité dominante au sein de la société saoudienne s’inscrit, en réalité, dans une approche salafiste de la religion musulmane, l’ambition étant de revenir par l’intermédiation du corps des clercs, légitimant à son tour celui des « princes », à la compréhension originelle du dogme et de la pratique (celle des Salaf Salih, « Sages Anciens »). La visibilité des marqueurs religieux (dont le voile intégral est sans doute le plus médiatisé) liés au salafisme majoritaire à notre époque, c’est-à-dire quiétiste, prédicatif, politiquement légitimiste et socialement conservateur [6], doit dès lors se comprendre comme l’identification aux normes édictées depuis plusieurs décennies par les instances représentant l’autorité religieuse au sommet de l’État saoudien.

8La prégnance du salafisme en France depuis les années 1990 correspond donc, en grande partie, à l’influence de l’appareil prédicatif saoudien, qui est composé de deux niveaux. Le premier est organiquement et officiellement lié au pouvoir : constitué du Conseil des grands savants et du Comité permanent pour les recherches et la fatwa islamiques, il est l’une des principales références religieuses de l’État et de la société. Disposant du titre de « ministre », les membres du Conseil sont consultés sur les grandes questions qui touchent non seulement à la politique mais également aux événements qui impliquent des musulmans dans le monde [7]. Parallèlement, le second niveau correspond au réseau universitaire de diffusion du salafisme en Arabie saoudite. Les moyens et le prestige des universités de La Mecque et de Médine expliquent ainsi que de nombreux cadres religieux y ont été formés et, ce faisant, ont participé à la mondialisation de cette offre d’islam. À la différence des instances officielles, ce réseau universitaire, ayant accueilli et formé des milliers de personnes (sans que toutes aient pour autant terminé leur cursus honorum), s’adresse aussi aux étrangers, dont plusieurs dizaines de Français depuis les années 1990 [8]. Outre la démultiplication des canaux de prédication virtuelle depuis de nombreuses années [9], la socialisation physique et culturelle due à ce réseau (dont par ailleurs de nombreux établissements et centres religieux s’inspirent en dehors du royaume, notamment au Yémen, en Jordanie, en Mauritanie et au Nigeria, une fois que les étudiants rentrent chez eux) explique la présence aujourd’hui de groupes salafistes dans de nombreuses villes françaises abritant des communautés musulmanes : Nanterre, Stains, Les Mureaux, Villeurbanne, Vénissieux, Saint-Denis, Montreuil, Marseille …

9Les adeptes français sont ainsi membres d’une véritable « communauté épistémique [10] » s’inscrivant dans une logique réticulaire et non pyramidale. Le sentiment d’être initié et de faire partie d’un groupe privilégié, du fait de la détention d’un capital de pureté lié à la maîtrise des normes et des raisonnements de l’islam « orthodoxe », est au fondement de cette logique. Il induit chez de nombreux salafis français le rêve d’émigrer vers un État puissant et riche pour se préserver des sources de « corruption » morale d’une société « mécréante ». Par conséquent, l’influence d’abord symbolique dont jouit l’Arabie saoudite auprès de communautés religieuses « puritaines » (comptant entre dix et trente mille personnes) procède d’abord de l’audience dont bénéficient les réseaux prédicatifs originaires du Golfe. S’il est difficile d’évoquer une diplomatie classique tournée vers le prosélytisme, il est néanmoins possible de constater un soft power saoudien lié au salafisme dont le prestige est réel auprès de certains musulmans français.

La visibilité du salafisme en France, fruit d’une logique d’extraversion … défensive ?

10Fruit de la prédication initiée principalement en Arabie saoudite, les réseaux par lesquels cette mondialisation du puritanisme salafiste s’est opérée ont, paradoxalement, été renforcés par les difficultés dans lesquelles se trouve le royaume depuis la décennie 1990. En effet, le pacte fondateur de la politique extérieure saoudienne, datant du 14 février 1945 et solidarisant les États-Unis et cette monarchie, a fourni, avec la manne pétrolière, les moyens d’assurer une assise religieuse globale à partir des années 1960. Cherchant à endiguer l’influence des régimes arabes « progressistes » (Égypte nassérienne, notamment), puis les aspirations révolutionnaires iraniennes chiites après l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Rouhollah Khomeyni en 1979, l’Arabie saoudite a usé de la ressource religieuse pour légitimer sa position au sein du champ islamique mondial. Une quête d’homologie entre l’ambition prédicatrice et la défense de l’intérêt national semble ainsi résumer les prises de position du royaume en matière de politique étrangère.

11Cette extraversion réelle se divise néanmoins en deux grandes périodes. La rivalité représentée par certains voisins jusqu’aux années 1990 n’empêche pas le pouvoir saoudien de mailler un dispositif prosélyte mondial, dont la vocation est d’organiser la pratique religieuse selon la norme salafiste. C’est ainsi qu’en 1962 la Ligue islamique mondiale et en 1969 l’Organisation de la conférence islamique (devenue depuis Organisation de la coopération islamique) sont créées et participent d’une dynamique de diffusion massive des thèses, écrits et visions des clercs formés à l’école salafiste (traduction et distribution gratuite de Coran, octroi de bourses, publication d’ouvrages popularisant les conceptions « orthodoxes » de l’islam …). Le bureau français de la Ligue islamique mondiale est inauguré en 1975 et assure depuis le financement de certains lieux de culte, dont le plus emblématique est sans doute la mosquée de Mantesla-Jolie – mais peuvent également être citées ici la grande mosquée de Lyon ou celle d’Évry-Courcouronnes.

12Une seconde phase de l’extraversion saoudienne, induisant une redéfinition du prosélytisme qui prévaut jusqu’aux années 1990 et un redéploiement de la diplomatie religieuse saoudienne vers davantage de légitimisme et une « dépolitisation » des fidèles, se fait jour à partir de la deuxième guerre du Golfe (1990-1991). Pendant plusieurs décennies, l’Arabie saoudite, actrice de « l’expansion de l’islamisme [11] », voit un certain nombre de combattants ayant pris part au « djihad afghan » demander des comptes à la famille régnante et lui reprocher de plus en plus officiellement de continuer à s’aligner sur le protecteur américain. Prenant conscience de la crise de légitimité qui s’amorce, le dispositif prédicatif évite alors toute référence à la volonté d’activisme et de politisation qui pouvait être la sienne jusqu’à cette époque, ce qui représente un facteur certain de « déclin de l’islamisme » dans le monde. Le champ religieux français voit ainsi émerger des communautés salafistes dans un certain nombre de villes importantes (Paris, Lyon, Lille, Roubaix …), qui vont ensuite essaimer en faisant venir des imams et des prédicateurs du Golfe dans des localités plus modestes, avant de privilégier, avec l’essor d’internet, une socialisation plus virtuelle liant un revivalisme local (centré sur la mosquée et le domicile) et une reconfiguration mondiale de l’offre d’islam dont l’épicentre se trouve principalement en Arabie saoudite. La prégnance d’un salafisme « défensif », c’est-à-dire toujours puritain sur le plan des m œurs et ouvert économiquement mais foncièrement opposé à l’anarchie et la sédition sur le plan politique, caractérise alors l’effort de prédication à destination des autres pays de la planète. À la différence des décennies du « consensus » [12], lors desquelles le rôle saoudien était salué par de larges pans de l’islam militant [13], le royaume est désormais mis en porte-à-faux par une contestation armée se nourrissant également du salafisme (le « salafisme djihadiste »). Les attentats du 11 septembre 2001 scellent cette division entre les deux courants, et le royaume devient alors la place forte du légitimisme religieux, dont les discours et enseignements prennent systématiquement pour cibles « les égarés de l’islam » que sont les combattants d’Al-Qaïda, avant que les mêmes remontrances ne soient adressées aux sympathisants et militants de l’État islamique (en Irak et en Syrie), désignés en 2014 « ennemi numéro un de l’islam » par le grand mufti d’Arabie saoudite, Abdel-Aziz al-Cheikh – le royaume va aujourd’hui jusqu’à punir de vingt ans de prison la participation à un mouvement « djihadiste ».

13Ce salafisme, goûtant peu le processus politique (à tout le moins le militantisme organisé et la recherche de la prise de pouvoir) et honnissant la violence perçue comme un facteur de mise en danger de l’« orthodoxie », connaît en France un certain succès auprès de jeunes musulmans (dont au moins un quart des personnes ayant embrassé cette religion) défiants à l’endroit des plateformes historiques d’identification à l’islam. En réaction aux enseignements « déviants » professés par leurs parents (souvent des personnes immigrées dont la pratique religieuse se résume à l’importation des us et coutumes des sociétés d’origine) et aux conceptions prônées par d’autres mouvements (Union des organisations islamiques de France, soufis, proches du penseur-prédicateur Tariq Ramadan, Tabligh [14] …) considérées comme « hétérodoxes », les salafistes se vivent comme une caste d’initiés. Les normes religieuses dont ils se réclament trouvant leur origine dans le pays des lieux saints, ils sont ainsi solidaires symboliquement et, à un moindre degré, politiquement de la politique saoudienne en vertu de la spécialisation historique et religieuse qu’ils prêtent à cet État qui s’est proposé de restituer à l’époque contemporaine l’islam « authentique ». Pour cette jeunesse, les principes du salafisme quiétiste se marient assez bien avec certaines tendances de fond caractérisant la société française (individualisme et recomposition autour d’un groupe de pairs, appétence pour la réussite matérielle, dédain pour la chose publique et la politique, désir d’une identification transnationale minant de fait l’attraction de l’appartenance stato-nationale classique, localisme et mondialisation identitaire …). Devant être vu comme un « islamisme de la sortie de l’islamisme », le salafisme quiétiste agit comme le visage religieux et fondamentaliste de la postmodernité.

Le Qatar et « l’islamisation du monde » : l’usage paradoxal de la « diversité » française

14La décennie 2000 voit l’émergence d’un nouvel État désireux de conjuguer puissance financière, capacité politique et offre religieuse dans le but d’asseoir une certaine influence, voire une forme de leadership auprès des personnes partageant le même héritage ethnique, culturel et religieux. Là où, en effet, l’Arabie saoudite a toujours considéré le monde comme un espace de mission, le Qatar semble, au contraire, prendre acte des atouts présentés par certains Français musulmans. La logique purement religieuse privilégiant une forme de solidarité transnationale n’est pas absente, mais ce sont essentiellement les objectifs économiques et politiques de l’émirat qui conduisent ses dirigeants à envisager des passerelles avec un pays comme la France. Le faible réservoir démographique national, ajouté à un questionnement pressant sur l’identité arabe du pays (sous l’effet d’une migration asiatique importante), a en effet conduit à une redéfinition de l’action extérieure qatarienne [15], centrée depuis plusieurs années sur la promotion de l’islamité et de l’arabité de certains coreligionnaires établis en Europe. Évoluant dans un contexte géopolitique régional tendu et cherchant à rivaliser avec les pays voisins (Arabie saoudite, Koweït, Émirats arabes unis, Iran …), les élites qatariennes ont théorisé le rôle de leur État, qui doit selon celles-ci constituer une rampe de lancement pour des coreligionnaires susceptibles de défendre leurs intérêts. Mise à part une évidente fonction de communication, la prise d’intérêts dans le club de football du Paris-Saint-Germain, la création d’un réseau de chaînes sportives retransmettant les principaux événements mondiaux et le soutien à certaines organisations religieuses, au premier rang desquelles le Collectif des musulmans de France qui s’inscrit dans le sillage des Frères musulmans français (le Qatar étant depuis plusieurs décennies une terre de refuge pour les membres de la confrérie en difficulté dans leurs pays d’origine, notamment l’Égypte), l’émirat cherche d’abord à se rendre incontournable sur la scène internationale. À cet effet, le levier symbolique (religieux principalement) représente un outil de choix en vue de faire admettre une forme de leadership qatarienne sur les affaires concernant les États musulmans.

15C’est donc dans une perspective non exclusivement missionnaire que s’inscrit l’action du Qatar aujourd’hui. Une quête de relais médiatiques, associatifs et politiques, outre le sentiment de devoir guider des coreligionnaires évoluant en contexte minoritaire, caractérise l’action de l’émirat à destination de groupes supposés partager une vision commune. Cet usage paradoxal de la « diversité nationale », visant à mobiliser la francité de certains acteurs pour mieux défendre l’image qatarienne, sur fond de politique panarabe et panislamique censée faire de l’émirat le c œur de l’espace géographique et culturel arabo-islamique au xxie siècle, a notamment pris la forme d’un mécanisme d’aide financière destiné à de jeunes investisseurs vivant en banlieue. D’abord tournée vers des pays occidentaux tels que la Norvège et les États-Unis, l’Association nationale des élus locaux pour la diversité, après un courrier de son président Kamel Hamza, élu de l’Union pour un mouvement populaire à La Courneuve, aux autorités qatariennes, sera reçue officiellement en novembre 2011. Alors que l’objet principal du séjour à Doha n’est pas de rencontrer l’émir en place (le cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, père du cheikh Tamim aujourd’hui au pouvoir), celui-ci, sollicité par son Premier ministre (le cheikh Hamad ben Jassem), accepte cependant de rencontrer la délégation hexagonale, qui lui fait le récit des difficultés à s’intégrer économiquement sur le marché du travail français [16]. À la suite de cet échange, la France apprendra le mois suivant que l’émirat projette de créer un fonds d’investissement, doté d’une capacité initiale de 50 millions d’euros et destiné à soutenir les projets innovants venant de personnes vivant en banlieue. Si, rapidement, l’information fait la une des journaux nationaux, jamais le projet en tant que tel ne verra le jour, les dernières informations annoncées à ce sujet en 2012-2013 faisant état d’une dilution de ce fonds dans un dispositif plus large de soutien aux petites et moyennes entreprises, dont l’État français serait le principal contributeur. Placé sous le feu des projecteurs et attaqué par certains qui le soupçonnent de vouloir déployer ainsi une logique de solidarité communautaire, le Qatar s’est depuis fait plus discret et aurait, selon des informations collectées auprès des responsables de l’Association nationale des élus locaux pour la diversité, décidé de ne plus associer clairement son image à celle d’acteurs vis-à-vis desquels ce soutien pourrait valoir des campagnes publiques de dénigrement.

Islamisation des débats contre mondialisation du religieux ?

16Poser la question de l’influence religieuse (même si elle émane de certains États) sur un territoire donné comporte aujourd’hui une indéniable contradiction. Il est en effet un trait dominant de notre époque lorsque l’on s’intéresse à la visibilité croissante de nombreux attributs religieux dans le monde : l’absence de pertinence du niveau national. À ce titre, s’interroger sur l’influence de la dimension « islamique » des soft power saoudien et qatarien en France (dont on a vu qu’elle est étroitement imbriquée à leur conception de l’intérêt national) amène en réalité à étudier la politique étrangère de ces États et à constater que celle-ci n’a que peu d’intérêt pour les musulmans établis en France. La focale portée, depuis plusieurs années, sur la possible densification d’un lien « naturel » entre ces derniers et des États à l’ombre desquels ils sont censés se réfugier, voire chercher les moyens d’un pouvoir plus grand dans leur pays, semble ainsi d’abord relever d’un fantasme de l’islamisation, corollaire extrême des débats relatifs à l’inquiétude entretenue par certains acteurs du débat public (décideurs politiques, éditorialistes, essayistes …).

17S’il n’y a pas de « stratégie française » ni même « européenne » ou « occidentale » à la lumière de l’étude des réseaux religieux par lesquels transite une partie non négligeable de l’influence saoudienne et qatarienne dans notre pays, ce constat doit néanmoins être resitué dans le cadre d’une dynamique d’extraversion religieuse qui trouve aujourd’hui certaines limites au moment où de nombreux médias s’y intéressent. La constante mise en perspective géopolitique, sans laquelle il est clairement impossible de comprendre la visibilité d’une religiosité comme le salafisme, nous pousse à observer, en réalité, la faiblesse et la stratégie défensive d’un État pourtant aussi riche que l’Arabie saoudite. Une influence « par ricochets » décrirait ainsi mieux l’audience dont bénéficie cette dernière auprès de certains musulmans français. Dans le cas qatarien, une différence s’impose : plus récemment arrivé sur la scène des acteurs diplomatiques majeurs au plan international, l’émirat, également plus limité en ressources spatiales et énergétiques (malgré l’abondance actuelle de ces dernières), veut avant tout accroître sa visibilité. Cherchant à devenir incontournable sur la scène mondiale – sans que cela exclue au demeurant le désir d’exporter certaines vues religieuses –, le Qatar semble devoir expérimenter pendant encore quelques années une phase d’extraversion tous azimuts, qui continuera de passer par un investissement religieux auprès des groupes perçus comme des relais potentiels.

18Enfin, la mondialisation des offres identitaires aujourd’hui rend caduque toute interrogation « bilatérale ». Le terrain de jeu des religions étant désormais planétaire, il est impossible de cartographier l’influence précise d’un prosélytisme par définition pensé pour l’ensemble des sociétés du monde. En outre, comme nous l’avons vu avec le salafisme, il est utile de « désétatiser » les facteurs de sa visibilité, les logiques réticulaires para-étatiques, largement à l’ œuvre aujourd’hui, illustrant un autre versant de la crise de l’État à l’âge de la mondialisation et du transnationalisme.


Date de mise en ligne : 15/01/2015

https://doi.org/10.3917/pouv.152.0121

Notes

  • [1]
    Les ouvrages journalistiques les plus illustratifs de cette thèse sont parus sur le Qatar et entendent faire la lumière sur l’agenda « réel » de l’émirat à propos de la France. Cf. Nicolas Beau et Jacques-Marie Bourget, Le Vilain Petit Qatar. Cet ami qui nous veut du mal, Paris, Fayard, 2013 ; Vanessa Ratignier, avec Pierre Péan, Une France sous influence, Paris, Fayard, 2014 ; et Christian Chesnot et Georges Malbrunot, Qatar. Les secrets du coffre-fort, Paris, J’ai lu, 2014.
  • [2]
    Communautés qui, pour une part non négligeable et croissante d’entre elles, ne vivent plus « en banlieue », témoignant par là d’une « moyennisation » socio-économique depuis les années 1980. Cf. Catherine de Wenden et Rémy Leveau, La Beurgeoisie, Paris, CNRS Éditions, 2007. Cependant, la question sociale reste prégnante, ce qui participe de la crainte identifiée plus haut : celle de « nouvelles classes dangereuses » culturellement et religieusement « allogènes », que la relégation sociale rend vindicatives et dont l’allégeance est présentée comme éminemment problématique à l’endroit des « principes républicains », voire de « l’identité française ». Cf. Gilles Kepel, Banlieue de la République. Société, politique et religion à Clichysous-Bois et Montfermeil, Paris, Gallimard, 2012 ; Stéphane Beaud, « Territoires d’exclusion », Projets, vol. 299, n° 4, 2007, p. 33-41.
  • [3]
    Cf. cependant Olivier Da Lage et al., Qatar. Les nouveaux maîtres du jeu, Paris, Demopolis, 2013 ; Mehdi Lazar, Le Qatar aujourd’hui. La singulière trajectoire d’un riche émirat, Paris, Michalon, 2013 ; et Confluences Méditerranée, n° 84, Qatar : jusqu’où ?.
  • [4]
    Cf. Nabil Mouline, Les Clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie saoudite, XVIIIe-XXIe siècle, Paris, puf, 2011. Le royaume actuel est l’héritier du pacte fondateur de 1744 conclu entre Mohammed ibn Saoud et Mohammed ibn Abd al-Wahhab, aïeuls respectifs des familles Saoud et Al-Cheikh.
  • [5]
    Gilles Kepel, « Genèse et structure de l’espace de sens islamique contemporain », in Zaki Laïdi (dir.), Géopolitique du sens, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 201-226.
  • [6]
    Cf. Quintan Wiktorowicz, « Anatomy of the Salafi Movement », Studies in Conflict & Terrorism, vol. 29, n° 3, avril-mai 2006, p. 207-239 ; Samir Amghar, Le Salafisme d’aujourd’hui. Mouvements sectaires en Occident, Paris, Michalon, 2011 ; Bernard Rougier (dir.), Qu’est-ce que le salafisme ?, Paris, puf, 2008 ; et Mohamed-Ali Adraoui, Du Golfe aux banlieues. Le salafisme mondialisé, Paris, puf, 2013.
  • [7]
    Le conflit dans la bande de Gaza durant l’été 2014 a ainsi amené le grand mufti d’Arabie saoudite, principale figure du Conseil, à prendre position contre les manifestations organisées dans la rue pour soutenir les Palestiniens, y voyant un facteur d’« anarchie » et de désunion des musulmans.
  • [8]
    À notre connaissance, une seule personne a terminé son cursus et vit aujourd’hui à Gennevilliers. Jeune imam, celui-ci nous a dit avoir pensé à s’installer pour de bon dans le Golfe, un poste prestigieux lui ayant été proposé au Koweït, avant de se décider finalement à rentrer à France.
  • [9]
    Le web salafiste est en effet un vecteur majeur de promotion de l’image de l’Arabie saoudite, comme le montrent, ne serait-ce que sur les sites français (Salafs.com, Sounna.com, LaBonneReference.fr, etc.), les régulières allusions à la prééminence religieuse du royaume. On peut par exemple prendre connaissance du prestige attribué à cet État, qui a fait de la défense de l’islam « authentique » son credo, en visionnant une vidéo partagée par un salafiste français sur internet, dont le titre, explicite, doit se comprendre comme une réponse aux contradicteurs qui accusent le royaume d’hypocrisie : « La nation du tawhid, ne vous en déplaise ! », Dailymotion.com, 11 mars 2009. (Le terme tawhid signifie « unicité » en arabe et renvoie au monothéisme pur dont se prévalent les salafis.)
  • [10]
    Peter M. Haas, « Introduction : Epistemic Communities and International Policy Coordination », International Organization, vol. 46, n° 1, hiver 1992, p. 1-35.
  • [11]
    Gilles Kepel, Jihad, Paris, Folio, 2003.
  • [12]
    James Piscatori, Islamic Fundamentalism and the Gulf Crisis, Chicago (Ill.), Fundamentalism Project of the American Academy of Arts and Sciences, 1991.
  • [13]
    Y compris les Frères musulmans égyptiens ayant trouvé refuge dans le royaume après l’épreuve de force perdue contre Nasser dans les années 1950-1960 et dont la politisation va influencer le radicalisme des jeunes générations qui se battront durant la décennie 1980 en Afghanistan, donnant naissance au « djihadisme » dirigé contre « les ennemis proches et lointains de l’islam ».
  • [14]
    Mouvement missionnaire créé durant les années 1920 dans le sous-continent indien afin de ramener à l’islam des fidèles qui risquaient alors de se diluer au sein de la majorité hindouiste.
  • [15]
    Cf. le document officiel exposant l’agenda de l’émirat pour l’année 2030 : « Qatar National Vision 2030 », gsdp.gov.qa, juillet 2008.
  • [16]
    Entretiens de l’auteur avec des élus de la délégation, avril 2013.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.85

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions