Notes
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[1]
Sur l’histoire des relations entre la France et les pays du Golfe, cf. Xavier Beguin-Billecoq, Oman et Les Émirats (Paris, Relations internationales et culture, 1994 et 1995), ainsi que « Les prémices de la diplomatie française dans le golfe Persique », Moyen-Orient, n° 3, décembre 2009-janvier 2010, p. 18-23.
-
[2]
BP Statistical Review of World Energy, BP.com, juin 2014.
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[3]
Lors de son passage à Paris le 21 juin 2007, le roi Abdallah évoque le président Sarkozy en ces termes : « Le président Sarkozy ressemble à un pur-sang fougueux, mais comme tous les pur-sang il devra accepter l’épreuve des rênes pour trouver l’équilibre. » Ce compliment ambigu n’est pas passé inaperçu.
-
[4]
Sur la relation franco-qatarienne, cf. Christian Chesnot et Georges Malbrunot, Qatar. Les secrets du coffre-fort, Paris, Michel Lafon, 2013.
-
[5]
Abou Dhabi dispose, selon l’annuaire statistique de BP, op. cit., de 5,8 % des réserves mondiales en pétrole et de 3,3 % de celles en gaz. En 2013, la production de pétrole était de 3,4 millions de barils par jour…
-
[6]
Sur les relations bilatérales avec les Émirats arabes unis, cf. en particulier Moyen-Orient, n° 3, Golfe Persique : quelle place pour la France ?, décembre 2009-janvier 2010.
-
[7]
Sur la place de la France dans le domaine économique, cf. « Lettre du Moyen-Orient », Ubifrance/Service économique pour le Moyen-Orient de la direction générale du Trésor, notamment n° 40, quatrième trimestre 2013.
-
[8]
Pratiques financières respectant les valeurs de l’islam, qui condamne en particulier l’utilisation de prêts assortis de taux d’interêt.
1Dans un Moyen-Orient chaotique, les émirats et monarchies du Golfe apparaissent comme des îlots de stabilité et de prospérité. Absente longtemps dans cette région sous « protection » britannique, la France y est maintenant très présente : les relations bilatérales politiques, économiques, culturelles, militaires, sont denses ; les visites de chefs d’État ou de ministres sont fréquentes ; l’influence de la France y est réelle ; la concertation dans les enceintes internationales sur les sujets les plus sensibles est régulière. Cependant, cette situation, née d’une politique délibérée initiée, dans les années 1970, par le président Georges Pompidou, appuyée par son ministre des Affaires étrangères, Michel Jobert, reste fragile. La France s’y trouve non seulement en concurrence avec certains de ses partenaires occidentaux, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, mais aussi de plus en plus par les nouveaux arrivants, notamment la Chine et l’Inde.
2Après avoir évoqué les origines historiques de cette présence et ses raisons, on essaiera de dégager les grandes lignes d’une politique suivie avec une réelle continuité depuis plus de quarante ans mais qui est maintenant menacée par des pays émergents entendant ne pas rester à l’écart de ce marché fortement solvable et de cette zone stratégique en raison de ses richesses en hydrocarbures.
Une zone sous influence anglo-américaine
3Le golfe Persique apparaît très tôt comme une zone stratégique, bien avant que l’on y découvre du pétrole. En effet, elle apparaît dès la Renaissance comme la voie la plus rapide sur la route des Indes et de la Chine. En outre, elle est riche en huîtres perlières à un moment où les perles sont des parures coûteuses particulièrement recherchées par l’aristocratie européenne. Après plusieurs siècles de domination portugaise, le Royaume-Uni, soucieux de protéger la route des Indes, impose sa protection à la suite de plusieurs traités inégaux avec des chefs de tribus installés sur la « Côte des perles » qui était aussi une « Côte des pirates » [1]. En 1835, une trêve est signée entre les émirs et le gouvernement des Indes. En 1892, un traité transfère toutes les compétences de politique étrangère au Royaume-Uni. Un haut commissaire s’installe à Manama, représenté dans les différents émirats par des political agents, souvent de jeunes et brillants diplomates, qui sont les véritables patrons. Le Koweït est le premier à accéder à l’indépendance en 1961. Pour les autres émirats et sultanats, cette situation perdure jusqu’au début des années 1970 : le sultanat d’Oman devient indépendant en 1970, le Qatar, Bahreïn et la Fédération des Émirats arabes unis en 1971. À l’heure de la décolonisation, le Royaume-Uni n’avait plus les moyens de sa politique.
4L’Arabie saoudite constitue un cas à part et échappe en grande partie à l’influence britannique. Érigée en royaume en 1932, elle accueille des compagnies pétrolières américaines, malgré l’hostilité des sociétés partenaires de la puissante Iraq Petroleum Company qui avait acquis des droits de concession dans le Golfe à la suite de l’accord dit de la ligne rouge. L’Arabian American Oil Company – Aramco – est créée en 1933 par la Standard Oil of California, rejointe par d’autres compagnies pétrolières américaines. À l’issue de l’entrevue du président Franklin D. Roosevelt avec le roi Abd al-Aziz ibn Saoud, sur le croiseur Quincy, au large de Port-Saïd en février 1945, un véritable pacte « pétrole contre sécurité » est conclu : il dure encore, même si les relations entre l’Arabie saoudite et les États-Unis se sont fortement dégradées.
5Certes, la France n’était pas totalement absente. Des voyageurs et des joailliers passent dès le xviie siècle, comme Jean-Baptiste Tavernier ou Jean Chardin. Un consulat est créé à Bassora en 1623 puis à Mascate en 1795 (il sera fermé en 1920). En fait, son action est marginalisée, le Royaume-Uni interdisant aux émirs tout commerce avec des puissances étrangères. Depuis 1841, la France a un consulat à Djeddah, alors sous domination ottomane.
6La relation avec l’Arabie saoudite se noue avant même la création du royaume. Dès 1931, un « Traité d’entente et d’amitié entre la République française et le Royaume du Hedjaz, du Nedj et autres dépendances » est signé. En fait, les relations diplomatiques étant rompues depuis l’expédition de Suez en 1956 avec l’ensemble des pays arabes indépendants, à l’exception du Liban, ce n’est qu’après l’indépendance de l’Algérie que la France renoue le dialogue avec l’Arabie saoudite. Dès 1963, la coopération avec l’Arabie saoudite reprend avec la signature d’un accord de coopération culturelle.
7En fait, la présence française ne s’affirme véritablement dans le Golfe que dans les années 1970. En Arabie saoudite, les relations ne prennent leur essor qu’après l’appui décisif apporté par la France à l’occasion de la crise la plus grave qu’ait connue le royaume depuis sa création : la prise de la grande mosquée de La Mecque par un commando terroriste qui dénonce la corruption de la famille royale. La France envoie une équipe du gign (Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale), commandée par le capitaine Paul Barril qui réduira la sédition après deux semaines de combat. Dans le Golfe, sitôt les indépendances proclamées, la France noue des relations diplomatiques : des ambassades de plein exercice, composées d’équipes d’arabisants, sont mises rapidement en place, au Koweït en 1968 et aux Émirats arabes unis, à Bahreïn, au Qatar et à Oman en 1974. En l’espace de quatre décennies, on est ainsi passé de l’absence dans les pays du Golfe à des « partenariats stratégiques » avec certains d’entre eux. Comment expliquer une telle évolution ?
Des intérêts mutuels affichés
8Il est clair que, dans le cadre de la politique étrangère initiée par Charles de Gaulle de reprise des relations avec les pays arabes, gelées depuis l’affaire de Suez et la guerre d’Algérie, il était normal de nouer ou renouer les relations avec les pays du Golfe. L’importance de leurs marchés largement solvables, leur énorme potentiel en matière d’hydrocarbures – près de 30 % des réserves de pétrole et 22 % des réserves de gaz mondiales [2] –, le caractère stratégique de cette région, au carrefour du monde indien, de l’Asie centrale et du Moyen-Orient, justifiaient un tel intérêt. Cependant, cette politique aurait tourné court si elle ne correspondait pas à des attentes du côté de ces pays et à leurs propres préoccupations.
9En effet, entretenir une relation avec la France présentait et continue de présenter une réelle opportunité.
10La première raison est que la France est considérée comme une puissance d’influence. Membre du Conseil de sécurité des Nations unies, la France a depuis les présidences du général de Gaulle une politique étrangère active, soucieuse de promouvoir la paix et la stabilité, notamment au Moyen-Orient. L’indépendance qu’elle affiche, notamment à l’égard des États-Unis, est appréciée, de même que sa volonté d’affirmer une position équilibrée entre Israël et le monde arabe. Ainsi du rôle qu’elle a joué, seule ou dans le cadre européen, pour essayer de promouvoir une solution juste et équitable à la question palestinienne. Tout en insistant pour assurer la sécurité d’Israël, elle a plaidé dès les années 1980, notamment à travers la déclaration de Venise de 1980 faite par le Conseil européen, en faveur de l’autodétermination du peuple palestinien, passant nécessairement par la création d’un État, ce qui lui a valu la sympathie des pays arabes, y compris ceux du Golfe. Son appui à l’initiative du roi Abdallah au sommet de la Ligue arabe tenu à Beyrouth en 2009 a confirmé cet engagement. Le poids de la France au sein de l’Union européenne, qui persiste malgré l’élargissement à vingt-huit membres, amplifié par sa relation privilégiée avec l’Allemagne, va dans le même sens. Or, pour les pays du Golfe, l’Europe est un acteur majeur sur le plan économique, avant d’apparaître à terme comme un interlocuteur essentiel sur le plan diplomatique si la politique étrangère commune s’affirme.
11Ceci explique – seconde raison – qu’un partenariat avec la France est considéré par la plupart de ces pays comme un espace de respiration qui leur évite un face-à-face parfois trop pesant, soit avec l’ancien colonisateur britannique, soit plus encore avec les États-Unis. Il ne s’agit bien évidemment pas pour la France de se substituer au partenaire américain, seul capable d’assurer la protection de ces pays fragiles situés dans une zone stratégique et turbulente. Mais il existe une volonté de la part de ces derniers de diversifier les relations tant économiques que politiques, pour éviter une trop forte dépendance à l’égard de la superpuissance que représente « l’ami américain ». Pour l’Arabie saoudite, alliée stratégique des États-Unis, cette tendance, qui a toujours eu cours, s’est accentuée depuis les années 2000 à la suite de plusieurs événements : la campagne violemment anti-saoudienne au lendemain de la tragédie du 11-Septembre, le brutal lâchage du président Hosni Moubarak à la suite du Printemps arabe, la complaisance américaine à l’égard d’Israël sur lequel les présidents américains ont renoncé à exercer toute pression sérieuse, le non-respect par le président Barack Obama des lignes rouges qu’il s’était fixées lui-même sur la question syrienne, la politique d’apaisement avec l’Iran. D’une façon générale, il existe un vrai problème de crédibilité pour les États-Unis dans le monde arabe et une réelle interrogation sur leur capacité ou leur volonté de respecter leurs engagements, notamment en cas de menace grave sur ces pays. Le désengagement affiché par le président Obama au profit du pivot asiatique va dans le même sens, même si les États-Unis conservent des intérêts essentiels au Moyen-Orient. Les autres émirats et monarchies du Golfe ont le même état d’esprit. Tous ces pays, dont certains se sentent menacés dans leur existence même, aspirent à diversifier les risques et à se constituer un réseau, non alternatif mais complémentaire, de partenaires, d’alliés ou d’amis.
12La France paraît à bien des égards un partenaire privilégié, pour les raisons précédemment évoquées. Peut s’ajouter le fait qu’elle n’exige pas de conditionnalité politique, notamment dans le domaine de l’armement : contrairement aux États-Unis, cédant à la pression d’Israël, les équipements militaires livrés à ces pays ne sont pas dégradés mais conformes à ceux utilisés par l’armée française. Il est à noter qu’à de nombreuses occasions ce sont souvent les pays du Golfe qui ont pris l’initiative de demander à la France de renforcer ses relations avec eux. Tel est le cas d’Abou Dhabi : la création de la base française interarmées comme, dans un tout autre domaine, la coopération avec la Sorbonne ont été prises à l’initiative de l’émirat.
13La réponse de Paris à ce « besoin de France » a toujours été positive, quels que soient les présidents en exercice. Il existe effectivement, depuis le général de Gaulle, une continuité de la politique française qui ne s’est jamais démentie et qui a été très appréciée par ses partenaires. Elle s’est traduite par une influence politique, économique, militaire et culturelle importante dans cette partie du monde vis-à-vis de laquelle il n’existait aucune relation historique.
Des partenariats privilégiés
14La France est effectivement présente dans les six pays du Conseil de coopération des États arabes du Golfe qui regroupe les émirats et monarchies. Cependant, son ancrage est particulièrement fort dans trois d’entre eux : l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Abou Dhabi, pour l’essentiel, et le Qatar.
L’Arabie saoudite : des relations fortes et confiantes
15En 1967, les relations sont établies au plus haut niveau avec la première visite à Paris d’un souverain saoudien, le roi Fayçal, accueilli par le général de Gaulle. Le développement des relations est confirmé par le président Pompidou, avec la signature d’une série d’accords économiques et culturels en 1973. Le rôle joué par la France en 1979 pour reprendre le contrôle de la grande mosquée de La Mecque donne un nouvel essor aux relations entre les deux pays, y compris dans le domaine de la sécurité et de la défense. Le voyage de Jacques Chirac en 1996 débouche sur la conclusion d’un « partenariat stratégique », renforcé par un second voyage du Président au lendemain du 11-Septembre, au cours duquel il réfute le concept de « choc des civilisations » et plaide pour « le partage des valeurs communes contre le fanatisme ». La relation se tiédit cependant avec le Président Nicolas Sarkozy, même si d’importants accords sont conclus, pour différentes raisons : absence d’empathie personnelle du roi Abdallah [3], sympathie marquée du Président à l’égard d’Israël, développement de liens privilégiés avec l’émir du Qatar. Le cours de la relation reprend avec le président François Hollande, d’autant plus fortement que le contentieux avec les États-Unis s’exacerbe et que la France prend sur la Syrie et sur le Liban comme sur l’Iran des positions de fermeté qui plaisent aux Saoudiens. Sur le plan politique existent de réelles convergences de vues sur la situation au Moyen-Orient. Dans le domaine économique et financier, la France est maintenant le troisième investisseur dans le royaume, qui est par ailleurs son premier fournisseur de pétrole. En revanche, les exportations commerciales de la France plafonnent autour de 3 à 3,5 milliards de dollars, ce qui en fait le septième fournisseur.
16Les relations s’affirment dans des secteurs sensibles, notamment celui de la défense, depuis la signature d’un accord de coopération dès 1982 : elles se manifestent de façons diverses : formation, exercices communs et, de plus en plus, fourniture d’équipements militaires (frégates, hélicoptères, missiles, électronique de défense…). Avec près de 4 milliards de dollars de prises de commande pour la période 2008-2012, l’Arabie saoudite est ainsi le premier client de la France dans le domaine des ventes d’équipements militaires. Dans celui de la sécurité, l’accord de 2008 sur la coopération en matière de pétrole et de gaz marque une ouverture au sein d’un secteur qui était jusqu’alors tenu par les sociétés américaines. La coopération dans le domaine du terrorisme s’affirme, les ambiguïtés qui avaient pu être reprochées dans le passé ont été levées : s’agissant de l’État islamique, les autorités saoudiennes ont compris l’ampleur de la menace et entendent y faire face par tous les moyens : politique, militaire, financier, mais également idéologique, avec la publication de fatwas de hautes autorités religieuses condamnant l’État islamique en tant que « groupe terroriste, ennemi de l’islam, composé d’apostats ». La récente visite du prince héritier Salman confirme l’excellence de la relation franco-saoudienne.
Le Qatar : une relation contestée ?
17Les relations entre le Qatar et la France sont fortes et sont appelées sans doute à le demeurer compte tenu de l’importance et de la mutualité des intérêts existants [4]. Elles se sont nouées dans les années 1960 à un moment où les ressources qatariennes étaient encore modestes. Lorsque le cheikh Khalifa a été déposé en 1995 par son fils Hamad, la relation a perduré, alors même que la France avait montré sa neutralité lors du coup d’État fomenté par ce dernier. Elle reste forte avec le cheikh Tamim, francophile et francophone, malgré le Qatarbashing qui s’est développé entre 2011 et 2013, notamment dans la presse, y compris sérieuse. Ce « dénigrement du Qatar » s’est nourri de l’activisme diplomatique de ce micro-État aux ambitions planétaires, du jeu de son ambassadeur en France, de son soutien aux Frères musulmans, voire à des groupes islamistes radicaux, de son intérêt mal compris pour les banlieues françaises, de prises de participation spectaculaires dans le fleuron des sociétés du CAC 40 et dans le club de football emblématique qu’est le Paris Saint-Germain, de la façon dont il traite les travailleurs immigrés. Il a été également alimenté par le caractère ostentatoire qu’a pris cette relation : « l’amitié » entre le cheikh Hamad et le président Sarkozy a été naturellement exploitée à des fins de politique intérieure. Cette relation est redevenue plus « normale » avec le nouveau président tout en restant forte, même si cette campagne ne s’est pas totalement dissipée et a laissé quelques séquelles.
18En effet, ce petit émirat, de deux cent mille habitants de souche, qui dispose maintenant, grâce à l’exploitation de son pétrole mais surtout de son gaz, de ressources financières très importantes – de l’ordre de 60 milliards de dollars par an – est devenu un pays prospère, jalousé, dont l’activisme diplomatique à l’heure des révolutions arabes est contesté. Situé géographiquement dans l’ombre de puissants voisins – l’Iran et l’Arabie saoudite –, il a besoin pour sa survie de se constituer un réseau d’alliances, d’amitiés, voire d’obligés. Pour le Qatar, par inclination personnelle de ses émirs comme pour les motifs généraux précédemment évoqués, la France est un interlocuteur important. Elle l’est dans le domaine politique, avec un dialogue et une concertation sur la situation au Moyen-Orient. On rappellera que l’émirat a joué un rôle essentiel en mobilisant en 2011 la Ligue arabe en faveur de l’intervention franco-britannique en Libye. Le fonds souverain du Qatar – le qia – est très présent en France, y compris à travers des participations significatives et même importantes dans des sociétés sensibles comme Lagardère, Total ou eads. À l’inverse, les sociétés françaises sont nombreuses dans un émirat possédant des ressources financières abondantes et développant un programme d’infrastructure gigantesque – plus de 120 milliards de dollars d’investissement prévu –, notamment pour préparer la Coupe du monde de football en 2022. Total comme les grands groupes de travaux publics Vinci et Bouygues y ont des intérêts substantiels. Sur le plan commercial, les réactions sont relativement modestes – en 2013, 737 millions de dollars d’exportations et 847 millions de dollars d’importations –, mais l’ampleur des commandes d’Airbus par Qatar Airways – cinquante A320 en 2011, dix A380 en 2014 – devrait gonfler le niveau des exportations pour les prochaines années. Quant au stock des investissements directs, celui de la France au Qatar (1 930 millions d’euros en 2012) est, contrairement aux idées reçues, plus important que celui du Qatar en France (1 128 millions d’euros). La coopération dans le domaine militaire est forte. Un accord de défense signé en 1998 prévoit une intervention de la France en cas d’attaque étrangère contre l’émirat, de même qu’une coopération dans divers domaines – formation, exercices en commun… L’armée qatarienne est pour l’essentiel équipée en matériel français. La coopération culturelle est également soutenue avec la présence d’hec dans la Cité de l’éducation ou d’établissements scolaires français. Il n’en reste pas moins que certains sujets continuent de fâcher comme, outre les résurgences du Qatarbashing, les accusations portées périodiquement quant au financement de groupes islamistes radicaux, toujours officiellement démenties, au Mali, en Syrie ou en Libye. Cependant, le Qatar demeure un point d’ancrage majeur pour les intérêts français dans le Golfe.
Les Émirats arabes unis : un « dialogue stratégique »
19Un ancrage comparable s’est effectué avec les Émirats arabes unis, en particulier avec l’émirat d’Abou Dhabi qui est le plus riche et le plus influent de la fédération, qu’il préside. Grâce à l’exploitation de ses richesses en hydrocarbures [5] et à la bonne gouvernance de ses dirigeants, Abou Dhabi dispose de ressources financières considérables qui lui ont permis en particulier de se doter d’une armée présentant du matériel sophistiqué. Ses fonds souverains, qui représentent au total plus de 800 milliards de dollars, font l’objet d’une gestion avisée et discrète. La France a établi dès l’indépendance de bonnes relations qui se sont concrétisées par de nombreux accords et d’importantes réalisations [6]. Dans ce cas aussi, les intérêts sont mutuels. Abou Dhabi entend maintenir ses distances vis-à-vis de son protecteur américain. Ses relations par rapport à ses puissants voisins que sont l’Iran, avec lequel il existe depuis la période du chah un contentieux territorial, et l’Arabie saoudite, qui a tenté d’annexer une partie de son territoire, sont parfois difficiles. Abou Dhabi ne manque pas de dénoncer publiquement la menace nucléaire représentée par l’Iran. Les liens, spécialement confiants, qui unissaient le président Chirac à l’émir Zayed se sont pérennisés avec ses descendants, notamment le prince héritier Mohammed, l’homme fort de l’émirat. Une communauté française forte de trente mille personnes s’est installée dans les Émirats arabes unis. Par ailleurs, plusieurs projets importants ont été réalisés à l’initiative des autorités émiriennes, qu’il s’agisse de la base militaire française ou de l’implantation de la Sorbonne. Les relations bilatérales s’inscrivent dans le cadre d’un « dialogue stratégique » qui doit se tenir deux fois par an et qui a débuté en juin 2014.
20Dans le domaine commercial, les Émirats arabes unis continuent d’être un partenaire important et dégagent régulièrement un excédent : en 2013, les exportations ont atteint près de 4 milliards de dollars (3,954 millions pour être précis) et devraient se développer compte tenu des commandes récentes substantielles qu’ont passées les compagnies aériennes émiriennes, qu’il s’agisse d’Etihad Airways (quatre-vingt-sept avions, dont cinquante A350) ou d’Emirates (cinquante A380). Dans le domaine culturel, plusieurs projets phares ont été réalisés ou sont en voie de l’être, notamment un réseau d’établissements scolaires et l’implantation de la Sorbonne et du Louvre à Abou Dhabi. Total y est également présent. La coopération est forte dans le domaine militaire, l’armée émirienne étant dotée essentiellement de matériels français (quatre cents chars Leclerc et soixante avions de chasse Mirage). L’accord de défense est comparable à celui qui existe avec le Qatar, il prévoit l’intervention de la France en cas d’attaque étrangère visant les Émirats arabes unis. Enfin a été ouverte en 2009 une base, l’Implantation militaire française aux Émirats arabes unis (imfeau), dénommée localement le « Camp de la paix ». Cette base, à haute valeur stratégique, où sont affectés environ cinq cents hommes, a renforcé encore les relations entre les deux pays : elle est une garantie supplémentaire pour la sécurité des Émirats arabes unis ; elle permet à la France, dans une zone très sensible, de disposer d’un relais pour une éventuelle projection de forces, effectivement utilisé à l’automne 2014 pour réaliser des frappes aériennes contre l’État islamique.
Une place globalement importante…
21Certes, la présence française est plus modeste dans les autres pays membres du Conseil de coopération des États arabes du Golfe avec lesquels les relations ne présentent pas le même degré de confiance. Avec le Koweït, elles restent distantes : cet émirat n’a pas oublié l’engagement de la France au côté de l’Irak de Saddam Hussein pendant de longues années. Le royaume de Bahreïn, à la situation intérieure troublée, est un partenaire marginal. Quant au sultanat d’Oman, il reste encore largement sous influence britannique, notamment dans le domaine militaire. Total y est cependant présent dans le secteur du pétrole et du gaz : l’approvisionnement de la France en gaz en provenance du sultanat devrait se développer dans les prochaines années.
22Mais globalement la France a acquis dans cette région du monde tout à la fois stratégique, stable et prospère une place importante, notamment dans des domaines sensibles. Dans le domaine commercial [7], les échanges avec l’ensemble des pays du Golfe sont en 2013 équilibrés, avec des exportations (9,5 milliards de dollars) – essentiellement du matériel d’armement et de l’aéronautique civile – et des importations (de même montant) qui, pour une large part, concernent le pétrole. Par-delà ces chiffres, les sociétés françaises sont très présentes sur place – non seulement celles du CAC 40 comme Bouygues, Vinci, Total, Veolia, Thales, Carrefour… –, mais également des pme (petites et moyennes entreprises). Le stock de leurs investissements directs a plus que doublé entre 2002 et 2012. Cependant, on constate un certain effritement des positions françaises au profit des nouveaux venus que sont notamment la Chine et l’Inde, dont les parts de marché ont triplé depuis le début des années 2000, mais aussi la Turquie et la Corée du Sud.
23Les fonds souverains développent également leurs investissements en France soit sous forme de placements financiers, soit sous celle de prises de participation dans des entreprises. En visite en Arabie saoudite en janvier 2008, le président Sarkozy avait déclaré que la France serait toujours ouverte aux fonds souverains à condition que leurs intentions soient sans ambiguïté et ne relèvent pas de la pure spéculation. À la suite du rapport sur les fonds souverains établi par Alain Demarolle en 2009, la France a confirmé et précisé cette position. Elle marque un intérêt à recueillir les fonds souverains, notamment ceux du Golfe – qui représentent, avec un total de 2 000 milliards de dollars à eux seuls, près de l’ensemble de ces fonds. Il est clair cependant que Paris ne dispose pas des mêmes atouts que la place financière de Londres, plus attractive à bien des points de vue, où la finance islamique [8] est couramment pratiquée à l’égard des investisseurs arabes. L’accord conclu en mars 2014 entre la Caisse des dépôts et un des fonds souverains d’Abou Dhabi (Mubadala) témoigne cependant du développement de ces relations.
24Enfin, la dimension politique et militaire est majeure dans les relations avec les pays du Golfe : celle-ci s’est concrétisée par la signature d’accords de défense – très engageants pour la France, en particulier parce qu’ils prévoient une intervention militaire quasi automatique en cas d’agression à l’encontre de ces partenaires –, l’existence d’une base militaire dans le Golfe localisée à un endroit stratégique et l’importance des ventes de matériel d’armement. Les prises de commande des pays du Golfe ont représenté, pour la période 2008-2012, 6,2 milliards de dollars : l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar représentent plus de 85 % de ce montant. Des discussions sont en cours sur la vente d’avions de chasse Rafale au Qatar et à Abou Dhabi.
25Dans le domaine culturel, la France a développé une présence significative avec un réseau d’établissements scolaires, des établissements d’enseignement supérieur de haut niveau (Sorbonne, hec), une coopération universitaire, le Louvre d’Abou Dhabi. En retour, elle bénéficie d’un mécénat conséquent en provenance des pays du Golfe, qu’il s’agisse du Louvre ou des châteaux de Versailles ou de Fontainebleau. L’Institut du monde arabe a consolidé cette influence. Enfin, cette présence est relayée par une importante communauté française – cinquante mille personnes au total dans l’ensemble des pays du Golfe, essentiellement des cadres dont certains se trouvent placés à des postes d’influence.
… mais menacée
26Au sein de cette zone où la compétition politique, économique et culturelle est vive, rien n’est jamais acquis. Si la France dispose d’atouts, elle se trouve confrontée d’abord à une concurrence des pays anglo-saxons, dont l’influence, ancienne, reste prégnante. Celle-ci est relayée par les nombreux cadres qui conseillent les instances locales, les administrations comme les fonds souverains ou les compagnies pétrolières nationales. Si des Français ont parfois des postes de responsabilité importants, de nombreux « conseillers » américains, britanniques, canadiens et australiens apportent leur collaboration à tous les niveaux de la hiérarchie. En Arabie saoudite, l’emprise américaine reste forte malgré une volonté politique du royaume de diversifier ses interlocuteurs. Les Saoudiens sont conscients que, malgré les mécomptes qu’ils ont connus avec les Américains, les États-Unis restent le seul pays qui a la capacité de protéger le régime de la famille des Saoud contre une menace importante. Même si leur crédibilité a été ébranlée pour les raisons précédemment évoquées, le royaume n’a pas de véritable alternative. Il en est de même des autres émirats et monarchies en cas de menace grave, intérieure ou extérieure. Quant au Royaume-Uni, il reste un concurrent naturel compte tenu de ses liens historiques avec les pays du Golfe, tandis que d’autres partenaires européens sont également très présents, notamment l’Allemagne et l’Italie.
27Cependant, la compétition se développe de plus en plus avec de nouveaux venus, comme la Chine, l’Inde et la Corée du Sud. Cette présence asiatique a été pour partie suscitée par ces émirats et monarchies qui veulent diversifier leurs partenaires et entendent développer avec une Asie en plein développement des liens économiques et financiers plus denses. Elle résulte également de la volonté des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) de concurrencer les pays occidentaux sur un terrain de chasse jusqu’ici soigneusement gardé. La Chine est ainsi devenue en quelques années le premier client de l’Arabie saoudite et son deuxième fournisseur après les États-Unis. Certes, pour l’instant, cette concurrence reste plus économique que politique. Mais l’établissement d’une réunion annuelle entre les ministres des Affaires étrangères arabes et chinois, les visites dans les deux sens de plus en plus fréquentes de personnalités politiques de haut niveau, montrent que l’Empire du Milieu n’y a pas que des visées purement commerciales.
28Au sein de cette compétition, la France a les atouts que l’on a précédemment évoqués : l’indépendance de sa politique étrangère, son rôle au sein de l’Union européenne et des Nations unies, son autre « vision » des relations internationales, son expertise dans certains domaines – le nucléaire, l’aéronautique, le traitement de l’eau, le transport ferroviaire –, une culture qui fascine. La position acquise reste fragile : la place de la France, en particulier dans le domaine politique et militaire, est contestée. Cette place tient aux liens personnels qui se sont tissés entre les responsables politiques français et ceux du Golfe depuis de nombreuses années. Elle est liée surtout à la politique affirmée avec une grande continuité depuis 1967 par les présidents successifs. L’inflexion notée depuis 2007, un certain alignement sur la politique américaine, n’est pas passée inaperçue. Dans le contexte de hautes turbulences que connaît le Moyen-Orient, la présence de la France, construite depuis les années 1970 avec une forte détermination, reste pour son influence un enjeu majeur.
Notes
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[1]
Sur l’histoire des relations entre la France et les pays du Golfe, cf. Xavier Beguin-Billecoq, Oman et Les Émirats (Paris, Relations internationales et culture, 1994 et 1995), ainsi que « Les prémices de la diplomatie française dans le golfe Persique », Moyen-Orient, n° 3, décembre 2009-janvier 2010, p. 18-23.
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[2]
BP Statistical Review of World Energy, BP.com, juin 2014.
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[3]
Lors de son passage à Paris le 21 juin 2007, le roi Abdallah évoque le président Sarkozy en ces termes : « Le président Sarkozy ressemble à un pur-sang fougueux, mais comme tous les pur-sang il devra accepter l’épreuve des rênes pour trouver l’équilibre. » Ce compliment ambigu n’est pas passé inaperçu.
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[4]
Sur la relation franco-qatarienne, cf. Christian Chesnot et Georges Malbrunot, Qatar. Les secrets du coffre-fort, Paris, Michel Lafon, 2013.
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[5]
Abou Dhabi dispose, selon l’annuaire statistique de BP, op. cit., de 5,8 % des réserves mondiales en pétrole et de 3,3 % de celles en gaz. En 2013, la production de pétrole était de 3,4 millions de barils par jour…
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[6]
Sur les relations bilatérales avec les Émirats arabes unis, cf. en particulier Moyen-Orient, n° 3, Golfe Persique : quelle place pour la France ?, décembre 2009-janvier 2010.
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[7]
Sur la place de la France dans le domaine économique, cf. « Lettre du Moyen-Orient », Ubifrance/Service économique pour le Moyen-Orient de la direction générale du Trésor, notamment n° 40, quatrième trimestre 2013.
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[8]
Pratiques financières respectant les valeurs de l’islam, qui condamne en particulier l’utilisation de prêts assortis de taux d’interêt.