Notes
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[1]
Basée à Djeddah en Arabie saoudite.
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[2]
Formule reprise du Coran (3 : 110).
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[3]
Mohammed Zidan, État et tribu dans le monde arabe. Deux systèmes pour une seule société, Paris, L’Harmattan, 2007.
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[4]
Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748, livre XI, chap. 6.
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[5]
United Arab Emirates Official Gazette, n° 135, février 1984, cité par George N. Sfeir, « Source of Law and the Issue of Legitimacy and Rights », The Middle East Journal, vol. 42, n° 3, 1988, p. 437-446.
1Le 7 décembre 1948, sur les cinquante-huit États membres qui constituaient alors l’Assemblée générale des Nations unies, quarante-trois votèrent pour la Déclaration universelle des droits de l’homme et cinq s’abstinrent, les autres s’étant refusé à participer au vote. Parmi les cinq abstentions figurait celle de l’Arabie saoudite qui était à ce moment-là le seul pays membre des Nations unies de ce qu’on appelle aujourd’hui les monarchies du Golfe (Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis, Koweït, Oman et Qatar réunis dans le Conseil de coopération des États arabes du Golfe, cceag), les cinq autres se trouvant encore de jure ou de facto sous protectorat britannique. La motivation invoquée pour expliquer cette abstention fut le principe posé par la Déclaration universelle de l’égalité homme-femme.
2Lorsque l’on relit les comptes rendus des débats de l’Assemblée générale, il est toutefois intéressant de noter que cette question de l’égalité des sexes n’a pas été la seule pierre d’achoppement entre les États sur la conception que l’on voulait donner de manière universelle aux droits de l’homme. Plusieurs articles du texte onusien ont fait l’objet d’intenses discussions au cours desquelles le représentant de l’Arabie saoudite, Jamal Baroody, est fermement intervenu pour défendre la définition que son pays donnait de la liberté.
3Ainsi en fut-il pour l’article 13 qui dans son premier alinéa édicte que toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. Jamal Baroody a rappelé que la législation de son pays, basée sur la doctrine wahhabite, interdisait aux non-musulmans de pénétrer dans les deux villes sacrées que sont La Mecque et Médine.
4De même, les débats ont été vifs à propos de l’article 16 qui stipule qu’à partir de l’âge nubile, l’homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Jamal Baroody devait ici faire état de l’incompatibilité de ce texte avec le droit musulman qui pose des règles strictes en matière d’empêchements au mariage, notamment en ce qui concerne la religion, la charia interdisant le mariage d’un(e) musulman(e) avec un(e) païen(ne).
5Encore plus intéressantes furent les discussions à propos de l’article 18 qui établit que « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement de rites ». Jamal Baroody s’est opposé à cette clause concernant le changement de religion en ce qu’elle joue en faveur des interventions politiques étrangères qui se présentent comme des missions pratiquant le prosélytisme et dont le but, sous couvert d’objectifs civilisateurs, est d’imposer leur « propre conception des droits de l’homme : la conception libérale », dans laquelle se trouve la liberté de changer de religion, liberté non reconnue par la charia qui interdit à un musulman de renier l’islam.
6Aujourd’hui, l’accès à La Mecque et à Médine est toujours interdit aux non-musulmans. Le mariage d’un non-musulman à une musulmane ne peut se faire qu’à la condition que le non-musulman se convertisse à l’islam. L’apostasie dans tous les États du cceag est un crime. Il en est de même pour l’homosexualité masculine (l’homosexualité féminine n’est pas illégale à Bahreïn et au Koweït). En Arabie saoudite qui n’a pas de code pénal, la charia étant la seule loi applicable en matière criminelle, l’homosexualité est punie de la mort par lapidation lorsqu’elle a été commise par un homme marié.
7La notion de liberté dans le monde arabo-musulman, et plus particulièrement dans les pays du Golfe où l’islam est pratiqué dans une version puritaine et rigoriste, n’est donc pas celle que le monde occidental a retenue. En Occident, la philosophie des droits de l’homme s’est bâtie sous une double influence : celle du droit naturel ayant principalement puisé ses sources dans le christianisme et celle du droit positif qui nie la réalité des droits naturels en ce qu’ils ne peuvent exister indépendamment de toute intervention des acteurs juridiques dont le travail est mis en valeur (parlements, autorités administratives, juges). En terre d’islam, cette philosophie ne s’est développée que sur la base d’un droit naturel qui exige de l’homme une réflexion sur lui-même avant qu’il ne puisse s’approcher de Dieu et, par voie de conséquence, une attitude qui ne l’autorise pas à s’affranchir des règles contenues dans le Coran, recueil de la parole de Dieu transmise à son prophète, et les hadiths, recueil des actes et paroles du prophète sur lesquels la tradition musulmane (sunna) s’établit. La hiérarchie des normes est ainsi différente entre le monde musulman et le monde occidental, elle conduit à l’organisation d’un système étatique, incluant son volet judiciaire, tout aussi différent.
La conception de la liberté dans les pays du Golfe
8Quelle que soit l’organisation d’une société, la liberté ne se définit jamais comme la possibilité de satisfaire tous ses désirs. Elle est une forme d’autonomie à l’égard d’autrui qui s’exerce dans le spectre des lois.
9La liberté, contrairement à ce que le radicalisme islamique des temps actuels laisse généralement penser dans l’opinion publique occidentale, n’est pas un concept ignoré de la communauté islamique (oummah). Bien au contraire, elle est ancrée dans ses principes ainsi que le rappelle l’Organisation de la coopération islamique [1], à laquelle tous les États du cceag appartiennent, dans sa Déclaration islamique des droits de l’homme, adoptée au Caire le 5 août 1990, qui soutient que ses États signataires désirent affirmer la liberté de l’homme, personne n’étant en droit de l’entraver totalement ou partiellement, de la violer ou de l’ignorer, parce qu’elle est une « disposition divine ».
10L’autonomie de l’individu ne s’exerce ici que dans le cadre de l’islam, cette communauté dont il est dit qu’elle est « la meilleure communauté que Dieu ait créée [2] » parce qu’elle « a donné à l’humanité une civilisation universelle équilibrée, alliant la vie présente à l’au-delà et la connaissance à la foi ».
11La liberté dans le monde musulman n’est donc pas, ne peut pas être individuelle. À la différence du christianisme, et plus spécifiquement de sa version protestante dont l’influence est dominante dans le monde occidental en raison de la prépondérance économique des États-Unis d’Amérique, l’islam est un mode de vie complet qui en régit toutes les sphères tant dans sa dimension privée que publique. Elle est un guide moral pour les actions de chaque croyant. Être musulman signifie donc appartenir à une communauté soumise à la même loi religieuse, celle-ci devant s’analyser comme l’extension de la souveraineté absolue de Dieu.
12Alors que l’islam enseigne que l’être humain naît sans péchés et est naturellement enclin à adorer Dieu de manière exclusive mais aussi que, pour préserver cet état, il doit respecter les commandements de Dieu et déployer tous les efforts pour mener la vie la plus vertueuse possible, le protestantisme explique que, quelles que soient les œuvres que l’homme accomplit, son salut ne sera jamais assuré car c’est Dieu seul qui choisit celui à qui il accordera sa grâce. Tout est là : l’unique question qui se pose est celle du libre arbitre. Dans le protestantisme, la liberté intérieure est totale parce que la foi repose sur le doute. Ce doute permanent autorise l’individu à s’affranchir de certains codes, à en préférer d’autres et ainsi à exprimer son indépendance au sein du corps social. Dans l’islam, la liberté extérieure est nécessairement bridée par la croyance selon laquelle il n’existe de salut que dans le strict respect des prescriptions religieuses qui organisent le corps social. La condition humaine est ici indissociable de la foi.
13L’islam est ainsi religion d’État dans tous les pays membres du cceag. À ce titre, ceux-ci acceptent, ainsi qu’ils l’ont exprimé en ayant adhéré à la Déclaration islamique des droits de l’homme, que « tous les êtres humains forment une famille dont les membres sont unis par leur soumission à Dieu » et qu’en conséquence les libertés de leurs citoyens soient conditionnées et exercées dans le cadre de cette soumission.
14À cette obligation religieuse s’ajoute l’organisation tribale de leurs sociétés.
15Le système tribal des sociétés arabes, qui jusqu’à l’effondrement de l’Empire ottoman et la disparition du califat ont été contraintes de s’enfermer dans des frontières, a conduit les États membres du cceag, comme la plupart des autres pays arabes, à mettre en place une politique de citoyenneté fondée sur le droit du sang par filiation masculine rendant les possibilités de naturalisation extrêmement difficiles. Cette politique crée incontestablement aujourd’hui un problème majeur dans une région où les flux migratoires sont importants depuis le boom pétrolier des années 1970 et se traduisent par une grande précarité individuelle en raison d’une quasi-impossibilité pour les migrants de s’implanter dans un pays où ils sont pourtant installés depuis longtemps.
16La culture arabe a toujours reposé sur la tribu. L’arabité est d’ailleurs une notion tribale, les Arabes se définissant comme étant les descendants d’un même ancêtre et appartenant ainsi à un même clan familial. « L’esprit tribal est cet ensemble de mœurs, d’habitudes et de valeurs que la tribu transmet, par-delà les générations, à l’individu, marquant sa personnalité de son empreinte et l’incitant à adopter certains types de comportements [3]. » La tribu implique donc un mode d’organisation sociale et politique spécifique excluant tout particularisme dans la mesure où les membres du clan doivent nécessairement partager les mêmes intérêts et les mêmes opinions. Dans un système tribal, la liberté se conçoit d’abord de manière collective, l’individu s’effaçant devant le groupe jusqu’à ne plus avoir d’existence reconnue lorsqu’il le quitte. Le tribalisme ajouté à l’islam, qui au départ ne s’en dissociait pas puisqu’il est né de l’arabisme, contribue dans les États du Golfe, dont les citoyens d’aujourd’hui sont principalement les descendants des tribus bédouines nomades d’Arabie, à une organisation sociale dans laquelle les libertés individuelles ne peuvent se concevoir de la même manière que le monde occidental les développe à la lumière de sa philosophie politique, sociale et économique libérale.
17La liberté de religion, la liberté sexuelle, la liberté de se marier avec le conjoint de son choix, la liberté de circuler, la liberté de résidence, sont autant de libertés individuelles qui soit ne sont pas autorisées, soit sont restreintes. Si la religion d’État des pays arabes du Golfe qu’est l’islam ne nie pas les droits fondamentaux de l’homme et, bien au contraire, entend les protéger en ne permettant à personne de les manipuler, elle cherche néanmoins à unir l’humanité sous une même bannière et combat l’individualisme lorsqu’il s’oppose à la réalisation de ce projet universel. Les institutions de ces pays, et parmi elles l’organisation judiciaire, sont appelées à garantir cette conception universaliste de la société.
Le rôle et le fonctionnement de la justice
18« La liberté politique d’un citoyen est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est unie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement [4]. »
19La liberté politique, au sens où Montesquieu l’entendait, et partant la fonction de la justice au sein des institutions, n’est de toute évidence pas celle dont la définition est donnée par les pays membres du cceag au regard de leur organisation institutionnelle.
20Ainsi en est-il, par exemple, de l’Arabie saoudite où la confusion des pouvoirs est totale. Le roi est chef de l’État mais aussi chef du gouvernement. Il nomme ses ministres qui sont en grande majorité membres de la famille royale. La monarchie est héréditaire. Il existe une assemblée consultative composée de cent cinquante membres nommés par le monarque pour un mandat de quatre ans. Il n’y a pas de parti politique. En ce qui concerne la justice, le président de la Cour suprême et les présidents de chambre de cette cour sont nommés par décret royal sur recommandation d’un Conseil supérieur de la magistrature composé de dix hauts magistrats, tous nommés par le roi. La justice des premier et second degrés est rendue par des tribunaux et des cours d’appel qui appliquent la charia.
21Au Qatar, le chef de l’État est l’émir, fonction héréditaire. Le gouvernement est dirigé par un Premier ministre nommé par l’émir, de même que tous les autres ministres. Le pouvoir législatif est composé d’une seule chambre, le Conseil consultatif dont les membres sont tous nommés par le monarque. Le Conseil est une autorité qui rédige et vote les lois mais l’émir a le dernier mot sur tous les sujets. La réforme constitutionnelle approuvée par référendum en 2003, au terme de laquelle il était prévu une élection d’une partie des membres du Conseil consultatif par le peuple et l’instauration d’une responsabilité du gouvernement devant la chambre législative, a été reportée sine die. Les juges de la Cour de cassation sont nommés par le monarque sur avis du Conseil supérieur de la magistrature dont les membres sont des hauts magistrats choisis également par lui. Les membres du Conseil constitutionnel sont de même nommés par l’émir sur recommandation du Conseil supérieur de la magistrature. La justice des premier et second degrés est rendue par des juges civils, sauf en matière de statut personnel qui est soumis à la charia.
22Au Bahreïn, le roi est chef de l’État. La monarchie est héréditaire. Le système parlementaire est bicaméral : une Chambre des députés dont les membres sont désignés par le roi et un Conseil consultatif dont les membres sont élus par le peuple. La Cour de cassation est composée de trois magistrats nommés par décret royal. Comme au Qatar, la justice est religieuse pour les affaires relatives au statut personnel et civile dans les autres domaines.
23Le Koweït connaît un système plus démocratique au sens occidental du terme. L’émir est choisi parmi les membres de la famille régnante et sa nomination est approuvée par un vote parlementaire. Le Parlement est composé de soixante-cinq membres dont cinquante sont élus par le peuple. Les magistrats sont nommés par l’émir sur proposition d’un Conseil supérieur de la magistrature dont les membres sont des magistrats et des personnels du ministère de la Justice.
24À l’exception de l’Arabie saoudite qui dispose d’une loi fondamentale reposant sur le Coran et les hadiths, tous les États membres du cceag ont une Constitution qui fait référence à la charia. À titre d’exemple sera citée la Constitution du Bahreïn qui, dans son article 2, stipule que « la religion d’État sera l’islam et la charia sera la source principale de la législation ». Cette référence implique deux conséquences principales :
25– On observe un processus d’incorporation de la charia dans les structures institutionnelles, notamment à travers le contrôle normatif de la constitutionnalité des lois par les juges. Par exemple, la Cour suprême des Émirats arabes unis a rendu un arrêt en février 1984 [5] par lequel elle a fait application de la peine de flagellation prévue par la charia pour un cas d’ébriété sur la voie publique, alors même qu’en application de la loi civile cette infraction avait déjà été sanctionnée d’une peine d’emprisonnement et d’une amende. Cette décision illustre le principe selon lequel les dispositions religieuses l’emportent sur le droit positif et peuvent apparaître pour les juges plus légitimes que les notions d’ordre public et de sécurité.
26– Il n’existe in fine qu’un seul ordre normatif : la charia, qui est supérieure à toutes les autres normes, y compris les lois adoptées par les pouvoirs législatif et/ou exécutif, et qui exclut pour les juges toute réelle possibilité d’interprétation de ces lois dès lors qu’ils doivent se soumettre à la loi islamique.
27Les sources du droit dans les États arabo-musulmans du Golfe permettent ainsi de mieux comprendre les raisons pour lesquelles les droits considérés comme fondamentaux par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 n’ont pas ici un caractère fondamental et peuvent en conséquence être réduits, voire prohibés.
28*
29Dans le monde musulman, la liberté individuelle, si chère aux Occidentaux, ne s’exerce finalement qu’en amont du moment où l’être humain devient responsable et capable de faire le choix de se soumettre ou non à son Dieu (islam signifie « soumission »). Une fois la décision de se soumettre prise, la liberté s’exerce collectivement, au sein de la communauté des croyants, dans le respect des règles que le Coran, les hadiths et la tradition édictent, sans qu’il soit besoin de se distinguer, de valoriser ses particularismes dès lors que Dieu a légué à l’humanité une civilisation équilibrée et universelle.
30Le caractère tribal et l’histoire bédouine des sociétés arabes du Golfe accentuent encore la nécessité pour les êtres humains qui en sont membres de se soumettre à la règle commune, non seulement religieuse mais clanique.
31Dans ce contexte, le juge ne peut pas créer la norme car celle-ci est nécessairement de nature divine. La dialectique est impossible à partir du moment où il ne peut pas y avoir de choix entre différents concepts juridiques, la charia s’imposant en dernier ressort dans toutes les hypothèses.
Notes
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[1]
Basée à Djeddah en Arabie saoudite.
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[2]
Formule reprise du Coran (3 : 110).
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[3]
Mohammed Zidan, État et tribu dans le monde arabe. Deux systèmes pour une seule société, Paris, L’Harmattan, 2007.
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[4]
Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748, livre XI, chap. 6.
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[5]
United Arab Emirates Official Gazette, n° 135, février 1984, cité par George N. Sfeir, « Source of Law and the Issue of Legitimacy and Rights », The Middle East Journal, vol. 42, n° 3, 1988, p. 437-446.