Notes
-
[1]
La campagne publicitaire de la marque automobile française Renault en 1993 montrait un homme en tenue traditionnelle de la péninsule arabique refusant que son fils conserve sa Clio au prétexte comique que cette voiture n’était « pas assez chère ».
-
[2]
La première guerre du Golfe opposa l’Iran à l’Irak entre 1980 et 1988. La deuxième guerre du Golfe débuta avec l’entrée des troupes irakiennes au Koweït en août 1990 et se termina par leur retrait forcé en février 1991. La troisième guerre du Golfe correspond à l’intervention militaire américaine en Irak de 2003, qui aboutit à la chute du régime de Saddam Hussein.
-
[3]
Pour un exemple d’article de presse réduisant la menace sur les principautés à l’Iran, cf. Natalie Nougayrède, « La France s’installe militairement dans le Golfe », Le Monde, 26 mai 2009.
-
[4]
Joseph S. Nye, « Soft Power », Foreign Policy, n° 80, automne 1990, p. 153-171 (nous traduisons).
-
[5]
Joseph S. Nye, The Future of Power, New York (N. Y.), Public Affairs, 2011, p. 81 (nous traduisons).
-
[6]
Le mot « ouléma », entré dans la langue française, désigne un clerc musulman. Il est formé à partir du terme arabe ‘ulama’, pluriel de ‘alim qui signifie « un savant », « un clerc ».
-
[7]
Le hanbalisme est une des quatre grandes écoles juridiques de l’islam sunnite, la plus rigoriste. Le wahhabisme, qui est le courant de pensée religieuse dominant en Arabie saoudite, en émane, sur le mode de la radicalisation. Sur la formation de ce clergé, cf. Nabil Mouline, Les Clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie saoudite, xviiie-xxie siècle, Paris, puf, 2011.
-
[8]
Ibid., p. 170-186.
-
[9]
Au milieu des années 1980, sur les neuf universités que comptait le cceag, six se trouvaient en Arabie saoudite (Muhammad Rumaihi, Beyond Oil : Unity and Development in the Gulf (1983), Londres, Al Saqi Books, 1986, p. 102).
-
[10]
Sur la compétition internationale pour le monopole de la définition du « sens de l’islam » dans les années 1980 et 1990, cf. Gilles Kepel, « Genèse et structure de l’espace de sens islamique contemporain », in Zaki Laïdi (dir.), Géopolitique du sens, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 201-226.
-
[11]
La Cité de l’éducation qui ne comptait initialement que des branches d’universités américaines (Texas A & M University at Qatar, Weill Cornell Medical College in Qatar, Georgetown University School of Foreign Service in Qatar, Virginia Commonwealth University in Qatar, Northwestern University in Qatar) accueille depuis 2010 l’University College London et depuis 2011 l’école de commerce française hec.
1Durant les deux dernières décennies, les principautés arabes du golfe Persique ont accédé à de nouvelles formes de visibilité internationale. Alors qu’elles étaient traditionnellement associées au pétrole et aux guerres dites du Golfe, plusieurs d’entre elles, principalement le Qatar, Dubaï et Abou Dhabi, ainsi que, dans une moindre mesure, Bahreïn et Charjah, se sont frayé un chemin vers les pages culturelles, éducatives et sportives des médias occidentaux. La Coupe du monde de football au Qatar en 2022, la Sorbonne à Abou Dhabi, la foire d’art contemporain Art Dubai, la Biennale de Charjah ou le Louvre Abou Dhabi ne sont que les plus connues en France des plateformes qui ont permis ce changement.
2Ces dispositifs étonnent tant ils contredisent l’image relativement négative attribuée jusqu’aux années 2000 à cette ancienne périphérie orientale du monde arabe et méridionale de l’Iran. L’Empire colonial britannique, pour justifier son implantation locale à compter des années 1800, avait nommé ce territoire de bord de mer la Côte des pirates. L’économie pétrolière y fit émerger dans les années 1960 la figure imaginaire du Bédouin devenu subitement riche, dépensant sans compter les pétrodollars depuis un palais doré en plein désert [1]. À rebours de cette ultime figure de l’orientalisme, trois « guerres du Golfe » enfin, qui se sont déroulées entre 1980 et 2003, ont couplé le nom de cette région aux formes les plus contemporaines de la violence armée, de la guerre de tranchées au terrorisme islamiste [2].
3Plusieurs schémas explicatifs ont été proposés dans les médias européens et américains, les seuls à avoir véritablement interrogé ces projets, et même à s’en être tout simplement fait l’écho. Mais, face à la difficulté d’accéder à la population locale des principautés, pour en recueillir les points de vue contradictoires, ce sont les récits promotionnels des organisations gouvernementales du Golfe qui ont été repris, de la diversification économique par le tourisme dans la perspective de l’après-pétrole au dialogue des civilisations pour contrer l’islamisme, en passant par les promesses d’une libéralisation graduelle, culturelle d’abord et politique ensuite.
Les musées, source de soft power ?
4Une approche existe qui se veut plus théorique, parce qu’elle fait appel à un concept de la science politique, le soft power. C’est celle qui nous occupe ici, non qu’elle se rapproche davantage de la réalité, mais parce que sa déconstruction ouvre des pistes de compréhension du phénomène. Dans cette lecture, les principautés sont présentées comme des micro-États riches de leurs ressources naturelles, mais faibles militairement, poussés à compenser leur déficit de hard power par du soft power. Les émirs construiraient des universités, des stades et des musées pour survivre dans un environnement régional hostile, où la République islamique d’Iran avec son programme nucléaire incarnerait, plus que tout autre pays, la prédation des grands voisins [3].
5Parmi ces dispositifs à fort rayonnement international, les musées, de par leur nature même qui les associe si étroitement à l’art, sont ceux qui nourrissent le plus cette interprétation par le soft power. Or notre enquête de terrain consacrée à cette institution dans les principautés arabes du golfe Persique, menée entre 2007 et 2013 dans le cadre d’un doctorat en science politique à l’Institut d’études politiques de Paris, contredit cette lecture. Les musées à forte visibilité sont créés par deux principautés uniquement : le Qatar et Abou Dhabi. Et ils ne représentent pas pour celles-ci, ni même pour leurs familles régnantes, une source de soft power. En revanche, ils sont des outils de résistance face au soft power des entités politiques voisines, rivales ou ennemies : Dubaï pour Abou Dhabi et l’Arabie saoudite pour le Qatar. Ce n’est donc pas tant l’Iran qui représente à leurs yeux une menace à circonscrire par les musées, le sport et les universités que leurs alliés d’hier, membres du Conseil de coopération des États arabes du Golfe (cceag), à commencer par l’Arabie saoudite, qui s’est hissée, en un demi-siècle à peine, au rang de puissance culturelle globale, la seule peut-être à concurrencer aujourd’hui les États-Unis.
6Pour s’en convaincre, commençons par revenir à la définition du soft power donnée par le politologue américain Joseph Nye. Il forgea le concept dans le contexte de la fin de la guerre froide et le présenta une première fois dans un article paru en 1990, peu de temps après la chute du mur de Berlin. Il estimait alors que « la nature de la politique internationale », désormais marquée par de nouvelles problématiques comme le terrorisme, les questions environnementales ou le rôle croissant des acteurs transnationaux, avait changé. Aux « moyens traditionnels d’exercice du pouvoir », consistant pour un pays puissant à « ordonner aux autres de faire ce qu’il veut », ou hard power, il convenait d’ajouter ce que Joseph Nye proposa le premier de nommer le soft power. Ce second mode d’exercice du pouvoir consisterait pour un pays à « obtenir des autres qu’ils souhaient ce qu’il veut », sans les y contraindre par la force ni par une incitation économique directe. Pour y parvenir, un État devrait chercher « à organiser l’agenda international et à structurer la politique mondiale », en utilisant « les ressources de pouvoir intangibles comme la culture, l’idéologie et les institutions » [4].
7Dans les décennies qui suivirent, le père de la notion de soft power ne dévia pas de son propos initial. Au contraire, il n’eut de cesse de dénoncer le mauvais usage qui était fait de son concept, victime de son succès. Il déplorait ainsi en 2011 qu’« une trop grande utilisation du concept ait parfois signifié son utilisation erronée comme synonyme de tout ce qui n’est pas de la force militaire [5] ». Et la principale confusion consistait pour Jospeh Nye à placer le pouvoir économique du côté du soft power alors qu’il relève pleinement dans sa terminologie du hard power : obtenir l’obéissance en échange d’un salaire n’est pas exercer son soft power. Or c’est précisément l’erreur qui continue à être commise vis-à-vis des musées du Qatar et d’Abou Dhabi. Joseph Nye a défini le soft power en pensant à l’Amérique de la fin de la guerre froide où il vivait et dont le modèle économique et politique était devenu attractif pour une partie de la jeunesse vivant dans le bloc de l’Est, sans que cette demande d’Amérique ne résultât d’un intéressement financier. Au contraire, la consommation des produits culturels américains à l’Est avait un coût élevé.
8Le Qatar et Abou Dhabi, avec leurs régimes monarchiques autoritaires, leur économie rentière qui laisse peu de place à l’entreprise privée et leur hiérarchisation sociale de la population suivant la nationalité, la confession, l’ethnicité et la lignée tribale, ont efficacement assuré la survie politique de leurs familles régnantes depuis les indépendances, accordées par le Royaume-Uni en 1971. Mais ils peinent à incarner une alternative politique attractive pour les classes moyennes dans les pays environnants et, au-delà, dans le reste du monde arabe et en Occident, comme le Printemps arabe l’a montré. Dépourvus par ailleurs de tradition scolastique, ils ne produisent pour le moment aucun point de vue spécifique sur l’islam à même de trouver des adhérents dans la masse des croyants d’un monde musulman qui s’est mondialisé, englobant désormais l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Australie. Tel n’est pas le cas de Dubaï, et encore moins de l’Arabie saoudite, pour lesquels les critères relatifs au concept de soft power sont remplis.
Les universités islamiques, véhicules d’un soft power saoudien
9S’il fallait retenir un couple de pays pour comprendre les dispositifs à forte visibilité mis en place par ceux-ci – ces structures prises à tort pour du soft power –, ce serait le Qatar et l’Arabie saoudite. Les musées à rayonnement international sont nés de l’étreinte trop forte entre les deux pays dans les années 1980, dont l’émirat chercha à se libérer dans les années 1990. Contrairement à l’Égypte, à la Turquie ou à l’Iran, la modernisation en Arabie saoudite au xxe siècle ne s’est pas faite au détriment des oulémas mais bien à leur profit [6]. Alors qu’en Turquie le califat fut aboli par Mustafa Kemal Atatürk en 1924, qu’en Égypte l’université Al-Azhar fut soumise à l’autorité de l’État nationaliste dans les années 1950 et qu’en Iran le clergé chiite fut affaibli par la perte de son monopole sur l’éducation et la justice sous le règne du chah Reza Pahlavi (1925-1941), en Arabie saoudite la seconde moitié du xxe siècle vit la structuration des oulémas sunnites de « tradition hanbalo-wahhabite » en un véritable clergé hiérarchisé [7]. Dans les années 1950 et 1960, alors que la nationalisation des biens d’Al-Azhar par Nasser et la réforme agraire du chah d’Iran Mohammad-Reza Pahlavi (1925-1979) menaçaient l’indépendance financière des clercs égyptiens et iraniens, la famille régnante des Saoud donna aux oulémas les fonds nécessaires pour créer un parc universitaire islamique qui allait non seulement dominer l’enseignement supérieur en Arabie, mais également rayonner en dehors des frontières du royaume, sur tous les continents, en commençant par l’Asie et l’Afrique, pour atteindre dans sa phase actuelle l’Europe et l’Amérique du Nord [8]. Le processus de sécularisation à travers la création d’écoles modernes et l’introduction d’un droit positif d’inspiration française, qui avait débuté dans les années 1920 en Arabie saoudite comme ailleurs au Moyen-Orient, fut ainsi contré très tôt, dès le mitan du xxe siècle, et même inversé.
10Dans les années 1980, face à la menace d’une expansion des idées révolutionnaires islamistes qui firent tomber le chah d’Iran, le Koweït, Bahreïn, le Qatar, le sultanat d’Oman et les Émirats arabes unis acceptèrent l’initiative américaine d’une union régionale dominée par l’Arabie saoudite. Le cceag naquit le 25 mai 1981 pour se défendre face à la jeune République islamique. L’intégrer eut un coût politique élevé pour les émirs de la côte. En s’adossant à l’Arabie saoudite contre l’Iran, ces derniers cédèrent aux Saoud une part non négligeable de leur souveraineté, rétablissant une relation de vassalité que les Britanniques avaient permis de dissiper pendant un siècle et demi. Le siège du cceag était à Riyad et son administration centrale presque exclusivement saoudienne. Par ailleurs, profitant du déséquilibre à son avantage entre l’offre éducative le long de la côte et la sienne, l’Arabie facilita l’inscription dans ses universités islamiques d’étudiants venus des autres pays du cceag [9]. Une fois rentrés chez eux, ces jeunes devenaient les agents de diffusion du soft power saoudien, fondé sur l’interprétation wahhabite de l’islam et un parc universitaire qui lui était dédié.
11Le Qatar étant le seul autre État de la péninsule arabique où la tradition hanbalo-wahhabite domine, il fut aussi un terrain particulièrement propice à la diffusion de ce courant de pensée religieuse. Il n’est alors pas surprenant de constater que c’est de Doha que partit la dynamique de multiplication des plateformes à forte visibilité internationale sur la rive arabe du golfe Persique. Le Qatar, qui fut la principauté où l’immixtion saoudienne dans la vie politique intérieure fut la plus forte dans les années 1980, devint durant la décennie suivante l’épicentre du mouvement de desserrage de l’étreinte wahhabite, par la multiplication de dispositifs rayonnants, destinés à réfléchir un point de vue occidental sur l’islam, aux antipodes de celui du clergé saoudien.
12Le tournant dans cette inversion du jeu des alliances régionales établies au cours de la décennie 1980 fut la deuxième guerre du Golfe, celle de 1990-1991. En envahissant le Koweït, Saddam Hussein, l’ancien allié des pétromonarchies du Golfe contre l’Iran, s’était retourné contre elles. La menace iranienne qui avait présidé à la création du cceag était remplacée par un autre danger, provenant du bloc qui avait cherché en vain à renverser la République islamique. Mais, plus encore, la décision de Saddam Hussein invalidait le pacte qui avait justifié que les émirs cèdent au roi d’Arabie des pans entiers de leur souveraineté : le roi s’était avéré incapable de protéger l’un de ses vassaux, en l’occurrence l’émir du Koweït. Le retour au pouvoir de ce dernier avait été l’œuvre des États-Unis, à la tête d’une coalition internationale dont les autres acteurs majeurs étaient des pays d’Europe occidentale. Ce conflit poussa les principautés à demander elles-mêmes la protection de ces États, sans passer par l’Arabie. Le Qatar fut la première principauté à s’engager dans cette voie, en proposant et en obtenant l’installation d’une base militaire américaine sur son sol, ce qui provoqua l’ire de l’Arabie. Le roi chercha à punir le félon et à arrêter en vain la dynamique centrifuge qui menaçait son hégémonie. Le 30 septembre, l’Arabie saoudite attaqua le poste-frontière qatarien d’Al-Khaffus. Deux soldats de l’armée du Qatar furent tués. L’Arabie nia les faits et prétendit qu’il s’agissait d’affrontements entre Bédouins des deux pays sur le sol saoudien. Cet acte visait directement le prince héritier du Qatar, le cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, alors également ministre de la Défense et commandant en chef des forces armées. En réponse à l’attaque armée saoudienne, le prince retira le Qatar du « Bouclier de la péninsule » (Dir’ al-Jazeera), la force de protection du cceag, et se rapprocha des États-Unis, mais aussi de l’Iran, seul contrepoids régional à l’Arabie.
Les musées-miroirs et le reflet des attentes occidentales
13En 1995, fort du soutien de ses nouveaux protecteurs, le cheikh Hamad prit le pouvoir par un coup d’État contre son père, que les Saoudiens cherchèrent en vain à ramener au pouvoir par un contre-coup d’État l’année suivante. L’ancien ministre de la Défense contrôlait désormais tous les segments de l’action publique. Il pouvait mettre en place les trois volets de sa lutte contre le soft power saoudien : un parc universitaire autonome, des événements sportifs de portée mondiale diffusant les valeurs d’un mode de vie occidental et des musées prenant le contre-pied du point de vue saoudien sur le sens de l’islam [10]. Parce que les universités étaient le foyer de la puissance culturelle saoudienne, le nouvel émir créa dès 1995 une « Fondation du Qatar pour l’éducation, la science et le développement social » (Mu’assasa Qatar lil-tarbiya wal-‘ulum wa tanmiyat al-mujtama’) dont le projet phare est « la Cité de l’éducation » (al-Madinat al-ta‘limiyya), un parc universitaire préfigurant avec dix ans d’avance, par son recours aux noms de prestigieuses universités américaines transformés en marques commerciales, l’île des musées d’Abou Dhabi avec son Louvre et son Guggenheim [11].
14Bien que n’étant pas lui-même un amateur d’art mais un sportif, le cheikh Hamad, émir du Qatar jusqu’en 2013, fut également à l’origine d’un vaste programme de dotation de son pays en musées d’un type nouveau. Il conçut personnellement le premier d’entre eux, le Musée d’art islamique de Doha, dit mia. La collection de ce musée est à l’image du marché de l’art islamique basé en Europe. Elle est dominée par la production iranienne. Ainsi, depuis le 22 novembre 2008, jour de son inauguration, le mia donne à voir, en les célébrant dans un bâtiment monumental situé à quelques heures de route de Riyad, les réalisations artistiques du monde chiite, considéré comme hérétique par le wahhabisme. En 2004, la création de trois autres grands musées fut annoncée : un musée d’histoire naturelle au sein d’une bibliothèque nationale dessinée par le Japonais Arata Isozaki, un musée de la photographie par l’architecte espagnol Santiago Calatrava et un musée national rénové par le Français Jean Nouvel.
15Ces établissements n’inauguraient pas l’histoire du musée dans le Golfe mais un nouveau rapport à cette institution d’origine européenne. Le premier musée de la péninsule arabique fut inauguré à Aden en 1931 et le second au Koweït en 1957. Les années 1970 furent non seulement la décennie de la généralisation des indépendances, mais aussi de celle des musées nationaux. Tous les États de la côte en étaient dotés au tournant de cette décennie. Le mia marquait néanmoins une forte rupture par rapport à ces lieux de légitimation des symboles visuels d’une tradition inventée. Il ne visait plus un public local qu’il fallait convaincre de son unité nationale sous le leadership de la famille régnante, ni même régional auquel il fallait montrer que le Golfe avait sa propre identité arabe et donc un droit à l’indépendance vis-à-vis de Bagdad et du Caire. La cible de ce nouveau musée pourtant consacré à l’art islamique était d’abord occidentale. Le bâtiment n’était plus un ancien fort rénové, mais une création d’un architecte de renommée internationale. Il était l’œuvre de Ieoh Ming Pei, architecte américain d’origine chinoise, mondialement connu pour sa pyramide du Louvre. La collection du mia n’était plus constituée d’objets folkloriques et d’antiquités préhistoriques locales, comme ce fut le cas pour la première génération de musées du Golfe, mais de chefs-d’œuvre d’un segment de l’histoire très prisé par le marché de l’art londonien et exposé depuis la fin du xixe siècle dans les grands musées universels d’Occident.
16Mais le trait le plus distinctif du mia, partagé avec les autres musées à forte visibilité internationale, que nous appelons pour cette raison précise des musées-miroirs, est de chercher à maximiser les chances de réflexion des attentes occidentales vis-à-vis d’un prince arabe et musulman idéal. Pour ce faire, l’élaboration du contenu des musées-miroirs a été retirée à la bureaucratie culturelle du Qatar et d’Abou Dhabi, alors que celle-ci existe et est forte de quatre décennies d’expérience dans la gestion des musées et du public local, pour être confiée à des Occidentaux, qu’il s’agisse des conservateurs britanniques et allemands du mia ou des conservateurs français fabriquant à Paris le projet scientifique du Louvre Abou Dhabi depuis 2007.
17Cet effet miroir a doté le Qatar et Abou Dhabi d’une nouvelle forme de rente, venant s’ajouter à celle des hydrocarbures. Ils peuvent désormais monnayer leur appartenance au monde musulman. Le Louvre Abou Dhabi doit ainsi également être vu comme la mise en location d’une parcelle du territoire de l’émir aux dirigeants du plus grand pays d’immigration musulmane d’Europe. À l’heure où les hauts fonctionnaires et hommes politiques français peinent à légiférer sur cette religion, ce projet leur offre la possibilité de légitimer leur point de vue sur l’islam en le mettant en scène depuis la péninsule arabique, sur une île certes déserte, au large d’Abou Dhabi, mais stratégiquement située entre Téhéran et Riyad, entre Ispahan et La Mecque.
18La contrepartie des avantages accordés à travers les musées-miroirs n’est pas le versement d’un loyer, mais la défense des principautés contre les États voisins et la sécurité des familles régnantes face à leur propre population qui, comme les révolutions arabes l’ont montré en 2011 et 2012, présente des groupes contestataires, qu’ils soient islamistes ou libéraux. Ici, le locataire est même payé, pour produire l’effet miroir, mais aussi et surtout pour être « clientélisé ». Si diversification il y a, à travers les dispositifs à forte visibilité internationale, ce n’est pas celle de l’économie locale mais celle des réseaux de soutien à l’étranger des cheikhs. Durant les sept mois d’occupation du Koweït, d’août 1990 à fin février 1991, la famille régnante des Al-Sabah, en exil forcé, dut financer à la hâte une onéreuse campagne de relations publiques pour convaincre les hommes politiques et l’opinion publique aux États-Unis et en Europe de la nécessité de libérer le Koweït. La deuxième guerre du Golfe, tournant historique majeur pour le Moyen-Orient que le 11-Septembre d’un côté et la Révolution iranienne de 1979 de l’autre éclipsent à tort, montra non seulement que l’adossement à l’Arabie saoudite n’offrait pas les avantages militaires qui en avaient justifié les lourds inconvénients politiques et culturels dans les années 1980. Elle révéla aussi aux dirigeants des principautés que leurs nouvelles puissances tutélaires d’Occident étaient des démocraties, où l’opinion publique joue un rôle fondamental. Les musées, le sport et les universités allaient multiplier les plateformes légales de redistribution d’une partie des rentes pétrolière d’Abou Dhabi et gazière du Qatar aux Occidentaux qui les façonnent, exprimant le pouvoir économique des cheikhs, loin de la définition du soft power de Joseph Nye.
19Paradoxalement, le Koweït, théâtre de cette deuxième guerre du Golfe et, en dehors du Qatar et d’Abou Dhabi, seule principauté du golfe Persique à disposer de grandes réserves d’hydrocarbures, n’a pas emprunté ce chemin de la « clientélisation » des segments influents des populations occidentales. Plusieurs facteurs l’expliquent qu’il serait trop long de décrire ici. Retenons-en un, qui les résume : cette principauté est plus démocratique que toutes les autres. La clientélisation des Occidentaux signifie la marginalisation de la bureaucratie nationale et, à travers elle, celle des classes moyennes locales. Or au Koweït celles-ci sont plus puissantes qu’ailleurs et la famille régnante plus faible. Le Parlement koweïtien qui avait été dissous en 1986, laissant l’émir, adossé à l’Arabie saoudite dans le cceag, régner par décrets, fut rétabli en 1992. Depuis, les députés ont constitué une force de blocage de tous les projets à forte visibilité internationale que des membres de la famille régnante ont cherché à lancer et à faire financer par le budget de l’État.
20*
21Considérer toutes les principautés comme des entités similaires constitutives d’un tout nommé « le Golfe », où un même appétit de sport, d’art et de culture s’exprimerait, est un discours répandu dans les médias qui masque beaucoup de disparités entre elles. Les lignes qui précèdent ont néanmoins cherché à montrer qu’une même dynamique a porté le Qatar et Abou Dhabi après 1991, celles des musées-miroirs, et par extension des dispositifs universitaires et sportifs de même fabrique. Mais, même entre le Qatar et Abou Dhabi, des différences subsistent. Abou Dhabi a créé ses musées non pas contre l’Arabie saoudite mais Dubaï. Cette cité-entrepôt, qui a épuisé ses ressources énergétiques, faibles dès l’origine, dans les années 1980, s’est adossée à l’Iran, devenue la principale destination de ses réexportations dès la fin des années 1990. Dubaï a transformé l’isolement américain de la République islamique en une ressource économique, un substitut aux réserves pétrolières qui font défaut à son émir. Cette indépendance financière a permis que se développe une économie diversifiée par le tourisme, l’immobilier et l’installation des sièges régionaux des multinationales occidentales, employant des Européens et des Américains, mais aussi beaucoup de jeunes diplômés arabes, iraniens, indiens et pakistanais. Dubaï a construit son attractivité, son soft power, sur ce modèle d’une réussite économique en apparence déconnectée des hydrocarbures et fondée sur l’emploi des talents du monde arabe.
22En 2006, lorsqu’Abou Dhabi annonça la création sur l’île de Saadiyat, au large de sa capitale, d’un « district culturel » structuré autour de quatre musées, dont un Louvre, l’émirat le plus riche de la fédération voulait prendre à Dubaï les marques de souveraineté associées au tourisme, sans pour autant accueillir les flux de classes moyennes des bassins de population environnants. Contrairement au Qatar qui prit le contre-pied des outils du soft power saoudien, Abou Dhabi opta pour la surenchère dans le libéralisme culturel vis-à-vis de Dubaï. Cette stratégie était adaptée au différentiel de richesse qui plaçait les cheikhs d’Abou Dhabi au-dessus de ceux de Dubaï, mais ceux du Qatar en dessous des princes d’Arabie.
23Les mécanismes mis en place furent néanmoins les mêmes qu’au Qatar : confiscation des projets à la bureaucratie nationale, désormais marginalisée ; recours à des experts occidentaux, « clientélisés » ; et recherche de l’effet miroir, qui éloigne la perspective de formation d’un soft power à soi. Abou Dhabi a suivi le Qatar avec une dizaine d’années de retard, cependant l’émirat a porté le modèle à son apogée. Le 21 avril 2013, l’exposition de présentation de la collection du Louvre Abou Dhabi, intitulée « Naissance d’un musée », fut inaugurée dans la capitale des Émirats arabes unis. L’effet miroir était assuré par la présentation d’un Christ montrant ses plaies sculpté en Bavière au xvie siècle et d’une Vénus nue de dos montrant ses fesses, peinte dans le Paris du xviiie siècle par Louis Jean-François Lagrenée. Abou Dhabi légitimait ainsi le projet scientifique élaboré par la France pour un pays arabe et musulman conformément aux attentes de la République née de la Révolution de 1789. Mais au même moment se déroulaient, loin des espaces de mise en visibilité des factions les plus puissantes de la famille régnante, les sessions du procès collectif, que ces princes avaient décidé, de quatre-vingt- quatorze Émiriens accusés de menacer la sécurité de l’État par leur appartenance à l’organisation Al-Islah (« la Réforme »), affiliée aux Frères musulmans, mouvement islamiste que les révolutions arabes venaient de porter au pouvoir en Égypte et en Tunisie.
Notes
-
[1]
La campagne publicitaire de la marque automobile française Renault en 1993 montrait un homme en tenue traditionnelle de la péninsule arabique refusant que son fils conserve sa Clio au prétexte comique que cette voiture n’était « pas assez chère ».
-
[2]
La première guerre du Golfe opposa l’Iran à l’Irak entre 1980 et 1988. La deuxième guerre du Golfe débuta avec l’entrée des troupes irakiennes au Koweït en août 1990 et se termina par leur retrait forcé en février 1991. La troisième guerre du Golfe correspond à l’intervention militaire américaine en Irak de 2003, qui aboutit à la chute du régime de Saddam Hussein.
-
[3]
Pour un exemple d’article de presse réduisant la menace sur les principautés à l’Iran, cf. Natalie Nougayrède, « La France s’installe militairement dans le Golfe », Le Monde, 26 mai 2009.
-
[4]
Joseph S. Nye, « Soft Power », Foreign Policy, n° 80, automne 1990, p. 153-171 (nous traduisons).
-
[5]
Joseph S. Nye, The Future of Power, New York (N. Y.), Public Affairs, 2011, p. 81 (nous traduisons).
-
[6]
Le mot « ouléma », entré dans la langue française, désigne un clerc musulman. Il est formé à partir du terme arabe ‘ulama’, pluriel de ‘alim qui signifie « un savant », « un clerc ».
-
[7]
Le hanbalisme est une des quatre grandes écoles juridiques de l’islam sunnite, la plus rigoriste. Le wahhabisme, qui est le courant de pensée religieuse dominant en Arabie saoudite, en émane, sur le mode de la radicalisation. Sur la formation de ce clergé, cf. Nabil Mouline, Les Clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie saoudite, xviiie-xxie siècle, Paris, puf, 2011.
-
[8]
Ibid., p. 170-186.
-
[9]
Au milieu des années 1980, sur les neuf universités que comptait le cceag, six se trouvaient en Arabie saoudite (Muhammad Rumaihi, Beyond Oil : Unity and Development in the Gulf (1983), Londres, Al Saqi Books, 1986, p. 102).
-
[10]
Sur la compétition internationale pour le monopole de la définition du « sens de l’islam » dans les années 1980 et 1990, cf. Gilles Kepel, « Genèse et structure de l’espace de sens islamique contemporain », in Zaki Laïdi (dir.), Géopolitique du sens, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 201-226.
-
[11]
La Cité de l’éducation qui ne comptait initialement que des branches d’universités américaines (Texas A & M University at Qatar, Weill Cornell Medical College in Qatar, Georgetown University School of Foreign Service in Qatar, Virginia Commonwealth University in Qatar, Northwestern University in Qatar) accueille depuis 2010 l’University College London et depuis 2011 l’école de commerce française hec.