Notes
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[1]
Sur l’histoire de ce partenariat, cf. Nabil Mouline, Les Clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie saoudite, xviiie-xxie siècle, Paris, puf, 2011.
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[2]
Le terme « tribunal » (mahkama) étant, en Arabie, réservé aux cours de justice appliquant la charia.
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[3]
Stéphane Lacroix, Les Islamistes saoudiens. Une insurrection manquée, Paris, puf 2010, p. 33.
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[4]
Cf. par exemple Reinhard Schulze, Islamischer Internationalismus im 20. Jahrhundert, Leyde, Brill, 1990.
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[5]
Sur le « réveil islamique », ses origines et son passage à la contestation, cf. Stéphane Lacroix, Les Islamistes saoudiens, op. cit.
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[6]
Sur cette contestation post- « printemps arabe », cf. Stéphane Lacroix, Saudi Islamists and the Arab Spring, London School of Economics and Political Science, mai 2014 ; diponible sur lse.ac.uk.
-
[7]
Entretiens avec des étudiants, Riyad, mai 2007.
-
[8]
Sur ce décret, cf. Christopher Boucek, « Saudi Fatwa Restrictions and the State-Clerical Relationship », CarnegieEndowment.org, 27 octobre 2010.
-
[9]
Caryle Murphy, « Saudi to Codify Sharia “for Clarity” », TheNational.ae, 21 juillet 2010. Cf. aussi Nathan Brown, « Why Won’t Saudi Arabia Write Down its Laws ? », ForeignPolicy.com, 23 janvier 2012.
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[10]
Louise Lief, « With Youth Pounding at Kingdom’s Gates, Saudi Arabia Begins Religious Police Reform », CSMonitor.com, 23 mai 2013.
1L’Arabie saoudite présente cette spécificité au sein du monde arabe d’être un État religieux, dont l’islam dit wahhabite constitue le fondement de la légitimité. Le contrôle du référent islamique a constitué d’emblée un enjeu majeur pour la famille régnante. Au cours des presque trois siècles d’existence de l’État saoudien, cela s’est traduit par une concurrence sans merci avec les autres prétendants au magistère sur l’islam : d’abord l’Empire ottoman, garant proclamé de l’institution islamique du califat ; puis l’Égypte, dont l’université religieuse Al-Azhar s’est longtemps voulue le centre spirituel du monde sunnite ; enfin l’Iran, après la révolution islamique de 1979.
2Mais si le facteur externe est important, le maintien de la légitimité religieuse de la famille régnante dépend avant tout de la relation que cette dernière entretient, au sein même de la polis saoudienne, avec les dépositaires officiels de la prédication wahhabite, les oulémas. Usant de moyens variés – alliance aux bénéfices mutuels bien compris, cooptation, coercition parfois –, les princes ont tout fait pour s’assurer la loyauté de ces derniers. Or la modernisation du royaume au xxe siècle tout comme l’ouverture du champ religieux saoudien aux influences régionales à partir des années 1950 ont engendré entre princes et oulémas des tensions sans précédent, qui ont à plusieurs reprises manqué d’ébranler le système bâti au xviiie siècle. Si l’alliance fondatrice entre les deux élites du royaume perdure aujourd’hui (selon des termes en partie renégociés par les princes), la persistance d’une influente opposition religieuse montre qu’elle est plus fragile que jamais.
Islam et politique aux origines de l’État saoudien
3Le pacte fondateur qui donna naissance à l’État saoudien moderne remonte à 1744. Il est le fruit de l’accord entre un prince, Mohammed ibn Saoud, émir d’une petite localité d’Arabie centrale, Al-Dir‘iyya, et un prédicateur, Mohammed ibn Abd al-Wahhab, partisan d’un retour aux fondements de l’orthodoxie théologico-juridique sunnite. S’inspirant du théologien médiéval Ibn Taymiyya, Abd al-Wahhab proclamait la nécessité de s’en tenir à la lettre des textes religieux et n’hésitait pas à dénoncer la « mécréance » des écoles islamiques divergentes. Si les soufis et les chiites étaient ses cibles de choix, Abd al-Wahhab n’épargnait pas non plus l’Empire ottoman, dont il mettait ouvertement en doute l’islamité.
4Ibn Saoud s’engagea à faire appliquer l’islam tel qu’enseigné par Abd al-Wahhab, qui en retour lui apporta son soutien légitimant. La formule politico-religieuse ainsi instituée fit bientôt des miracles : en moins d’une soixantaine d’années, Ibn Saoud et ses descendants s’emparèrent de la quasi-totalité de la péninsule arabique, au nom d’un djihad mené tambour battant contre leurs coreligionnaires « égarés ». Après quelques péripéties historiques au xixe siècle, ce territoire devint en 1932 le « royaume d’Arabie saoudite ».
5Le pacte fondateur instituait, en théorie du moins, un pouvoir bicéphale : les oulémas, héritiers d’Abd al-Wahhab et dépositaires de son message, seraient en charge de l’interprétation religieuse (ce qui inclut notamment l’interprétation juridique) et de la définition des normes sociales, tandis qu’aux princes de la dynastie des Saoud échoirait la tâche de gouverner. Ce partenariat put se maintenir sans trop de heurts jusqu’au xxe siècle [1].
6Un premier accroc vint de la politique de modernisation engagée à partir des années 1920 par Abd al-Aziz ibn Saoud, refondateur de l’État saoudien après son effondrement temporaire dans les dernières décennies du xixe siècle. S’étant emparé des villes saintes de La Mecque et de Médine en 1924 avec un soutien limité de la couronne britannique, Abd al-Aziz comprit qu’il lui fallait faire quelques concessions. D’un côté, il s’efforça de modérer la rhétorique des oulémas wahhabites les plus enthousiastes, qui voyaient dans les conquêtes d’Abd al-Aziz les prémisses d’une « révolution permanente » destinée à ramener l’ensemble du monde musulman à « l’islam orthodoxe ». En 1929, il dut même affronter militairement certains de ses anciens soutiens lors de la fameuse bataille de Sabilla, qu’il remporta. D’un autre côté, Abd al-Aziz fit tout pour faire accepter l’Arabie saoudite dans le concert des nations : il prit le titre de « roi » et s’efforça de doter son royaume de frontières stables et d’institutions modernes, souvent avec l’aide d’experts étrangers. En 1945, il scella avec le président américain Franklin D. Roosevelt une alliance qui perdure jusqu’à nos jours. Ses fils Saoud, Fayçal, Khaled, Fahd et Abdallah, qui lui succédèrent sur le trône, poursuivirent son entreprise. La découverte du pétrole en 1933 allait permettre à la famille royale d’y consacrer des moyens colossaux.
7Dans le discours officiel, il n’était pourtant nullement question de remettre en cause la place de l’islam wahhabite dans le système politique. L’islam et la modernité – essentiellement comprise dans son sens administratif et technique – étaient même décrétés naturellement compatibles. Certaines décisions prises par les princes provoquèrent néanmoins l’ire des oulémas. Mohammed ibn Ibrahim, grand mufti du royaume de 1953 à 1969, se fit le porte-voix de cette contestation. Jusqu’à sa mort, il dénonça pêle-mêle le port de l’habit militaire « occidental » pour les soldats saoudiens, le code du travail, trop « séculier » à son goût, et la création de commissions juridiques non religieuses [2], en particulier dans le domaine économique. Dans un court traité publié en 1960, il alla jusqu’à proclamer, dans une allusion évidente aux décisions royales, que l’adoption de lois positives (c’est-à-dire non issues de la charia) constituait un acte d’impiété valant exclusion de la communauté des croyants [3].
Institutionnalisation et domestication de l’establishment wahhabite
8Émanant de la principale autorité religieuse du royaume, la critique était particulièrement dommageable. Pour y remédier, la famille régnante s’attela dès la mort de Mohammed ibn Ibrahim en 1969 à restructurer entièrement l’establishment religieux de manière à le rendre plus docile. La fonction de grand mufti, qui avait l’inconvénient de concentrer trop de pouvoir entre les mains d’un seul homme, fut abandonnée (elle sera réinstituée en 1993). En remplacement, un « Conseil des grands oulémas », composé de dix-sept clercs nommés par le roi, vit le jour en 1969. Dès lors qu’il apparaissait impossible – sauf à risquer d’ébranler la légitimité du pouvoir – d’écarter certains oulémas prestigieux qui, comme Ibn Ibrahim, se montraient critiques des orientations du pouvoir, l’objectif était d’étouffer toute voix dissidente dans une structure collégiale dominée par des clercs loyalistes.
9L’argent fit le reste. De fait, l’Arabie de la fin des années 1960 n’était plus celle de l’époque du roi Abd al-Aziz. Entre-temps, les revenus du pétrole avaient décuplé et la famille régnante avait désormais à sa disposition une manne colossale qui lui permettrait de juguler toute dissidence en cooptant ses opposants. Pour satisfaire les oulémas, la monarchie leur versa des milliards de dollars destinés à renforcer l’emprise de l’islam sur la société saoudienne. Cet argent bénéficia, par l’entremise des membres du Conseil des grands oulémas, à des dizaines de groupes et d’organisations non gouvernementales islamiques qui partageaient, dans les grandes lignes, la même « vision wahhabite » du monde. La prégnance sociale de l’islam wahhabite en sortit renforcée. L’exemple de la police religieuse – connue en Arabie sous le nom de Comité pour la promotion de la vertu et la prévention du vice – illustre cette évolution à merveille : bien que celle-ci existât depuis les années 1920, ce n’est qu’à partir de la fin des années 1970 qu’elle devint véritablement omniprésente.
10De surcroît, les princes autorisèrent les clercs à dépenser une partie de cette manne pour propager le « message wahhabite » hors des frontières du royaume. Des institutions furent mêmes créées à cette fin, à l’instar de l’université islamique de Médine, fondée en 1961, qui accueille une majorité de musulmans étrangers récipiendaires de bourses d’étude, et de la Ligue islamique mondiale, créée en 1962, qui possède des bureaux dans plus d’une centaine de pays. Cet expansionnisme religieux avait certes vocation, comme cela a été souligné ailleurs, à servir de vecteur au soft power de la monarchie saoudienne [4]. Mais il ne peut être véritablement compris qu’à travers le prisme des équilibres entre pouvoir saoudien et establishment religieux : en permettant aux oulémas d’accomplir leur vocation missionnaire, les princes espéraient faire taire les critiques de ces derniers quant aux orientations politiques suivies par le royaume. En somme, pour la famille régnante, l’exportation du wahhabisme, plus qu’une stratégie politique réfléchie, était un pis-aller.
Le défi du « réveil islamique »
11La domestication de l’establishment wahhabite ne marqua pourtant pas la fin de la dissidence religieuse. Le renouveau de l’opposition islamique au pouvoir résulterait néanmoins désormais d’autres causes, liées notamment à l’ouverture du champ religieux saoudien aux influences étrangères à partir du mitan du xxe siècle.
12La décennie 1950 représenta, dans le monde arabe, le début d’un conflit régional de grande ampleur, connu sous le nom de « guerre froide arabe ». Il opposait un bloc « progressiste » rangé derrière l’Égypte de Gamal Abdel Nasser et un bloc « conservateur » mené par l’Arabie saoudite. Dans ce contexte, l’Arabie s’allia avec les mouvements islamistes, notamment les Frères musulmans, principaux opposants aux régimes de Nasser et de ses émules en Syrie et en Irak. En conséquence, les Frères furent accueillis en Arabie par milliers et jouèrent un rôle majeur dans l’appareil de propagande mis en place par le roi Fayçal pour contrer la rhétorique du raïs égyptien. Surtout, à une période où le royaume, désormais riche en pétrodollars, connaissait un développement institutionnel exponentiel, les Frères, souvent diplômés du supérieur, furent largement mis à contribution. Beaucoup furent intégrés à l’appareil d’État, tandis que d’autres eurent un rôle clé dans la mise en place d’un système éducatif moderne.
13La présence des Frères musulmans au cœur du système saoudien eut pour effet de nourrir la politisation de l’islam saoudien. À la différence des wahhabites, dont le message de « réforme » porte surtout sur les questions religieuses mais qui sont prêts à sous-traiter le politique à un partenaire princier, les Frères musulmans sont en effet porteurs d’une idéologie essentiellement politique. Leur influence, directe et indirecte, produisit une sous-culture politico-religieuse, qui se constitua dans les années 1970 en mouvement social : pour le désigner, on parle de « réveil islamique » (al-sahwa al-islamiyya). Alors que les wahhabites traditionnels s’étaient laissés coopter par les princes et s’abstenaient de toute interférence dans les affaires du royaume, dès lors qu’ils pouvaient conserver le contrôle du social et propager leur message à l’étranger, les partisans du « réveil islamique » n’hésitaient pas à critiquer les choix politiques de la famille régnante. Particulièrement insupportable à leurs yeux était l’alliance entre l’Arabie et les États-Unis [5].
14Dans les années 1980, le réveil islamique étendit son influence, jusqu’à toucher des centaines de milliers de jeunes Saoudiens, notamment parmi les étudiants et diplômés des facultés religieuses du royaume. La crise couva jusqu’en août 1990 lorsque, au lendemain de l’invasion du Koweït par l’Irak, le roi Fahd, craignant que Saddam Hussein ne cherche à s’emparer des champs pétroliers du royaume saoudien, fit appel au soutien militaire de son allié américain. Des centaines de milliers de soldats – et de soldates – foulèrent bientôt le sol du « pays des deux lieux saints ». Les oulémas du réveil islamique prirent alors la tête d’une contestation sans précédent dans l’histoire du royaume. Par-delà la question des troupes américaines, la critique visait les termes de l’alliance entre princes et oulémas, dénonçant le partage des tâches implicite entre domaine politique, pour les premiers, et domaine socioreligieux, pour les seconds.
15Les membres du très officiel Conseil des grands oulémas réagirent, sans surprise, en légitimant la décision royale de faire appel aux Américains et en dénonçant toute opposition. Leur aura en sortit ébranlée. Face à eux, une nouvelle génération d’oulémas « rebelles » était, par le biais du réveil islamique, en train de s’affirmer ; dès 1991-1992, les noms de Salman al-Awda, Safar al-Hawali ou Aidh al-Qarni étaient sur toutes les lèvres. En 1994, le pouvoir perdit patience : il décida d’emprisonner des dizaines de ces oulémas contestataires.
16En 1999, le régime commença à libérer au compte-gouttes ses anciens opposants. Loin d’être une simple mesure de clémence, cet élargissement répondait à un impératif réel : l’establishment religieux officiel était en perte de crédibilité, il fallait pour la famille régnante trouver de nouveaux partenaires religieux afin de réactiver l’alliance fondatrice. Et pour ce faire, quoi de mieux que des oulémas contestataires repentis ? En échange de leur soutien, même passif, aux autorités, ceux-ci se verraient autoriser à reprendre toute leur place dans la vie publique du pays.
17La majorité des oulémas emprisonnés acceptèrent le marché qui leur était proposé et furent libérés. Dans les années qui suivirent, ils devinrent incontournables sur les chaînes satellitaires et sur internet. Ils sont aujourd’hui particulièrement influents sur les réseaux sociaux. Ainsi, les trois Saoudiens qui comptent en 2014 le plus de followers sur Twitter sont trois oulémas issus du réveil islamique : Mohamed al-Arifi, qui en a huit millions, suivi de Aidh al-Qarni, six millions, et Salman al-Awda, cinq millions. Al-Qarni est en outre l’auteur du livre le plus vendu de tous les temps dans le monde arabe : « Ne sois pas triste » (Lâ Tahzun), un long prêche entièrement apolitique sur la foi.
18Dans les dix années qui suivirent leur libération, la plupart de ces clercs s’en tinrent aux termes de l’accord passé avec les autorités en évitant d’aborder les sujets de politique intérieure saoudienne. Ce ne fut cependant pas suffisant pour les autorités. À l’inverse des « grands oulémas », la génération du réveil islamique est en effet porteuse d’une parole d’où le politique ne peut être complètement absent. Sur les crises régionales, ils n’hésitent pas à s’exprimer – même lorsque cela va à l’encontre de la position officielle du royaume. Ce fut le cas par exemple après 2003 par rapport à l’Irak, où les oulémas du réveil islamique s’opposèrent à l’invasion américaine, pourtant soutenue par les autorités saoudiennes. À l’été 2006, certains, comme Salman al-Awda et Awad al-Qarni, affichèrent leur soutien au Hezbollah dans sa guerre contre Israël. Cette prise de position était particulièrement inquiétante pour le régime : en appuyant le Hezbollah, ces cheikhs du réveil islamique remettaient en cause l’un des piliers de la politique étrangère du royaume – l’opposition à la République islamique d’Iran, légitimée religieusement par l’antichiisme consubstantiel au wahhabisme des origines.
19Surtout, lorsque débuta le Printemps arabe en 2010-2011, certains de ces oulémas renouèrent avec la critique du pouvoir. Ils s’enthousiasmèrent pour les soulèvements en Égypte, Tunisie, Libye et Syrie, et appelèrent à des réformes en Arabie. Les plus conservateurs demandèrent un surcroît d’islam dans l’espace social. Les plus libéraux, comme Salman al-Awda, appelèrent à l’inverse à une démocratisation du pouvoir à travers l’établissement d’une « monarchie constitutionnelle islamique ». Des pétitions, signées par tous les grands noms du réveil islamique, furent adressées au palais en février 2011, et la plus populaire, intitulée « Vers un État des droits et des institutions », fut même mise en ligne sur un site internet dédié et reçut près de neuf mille signatures [6].
La tentation d’un aggiornamento
20Pour désamorcer la contestation, le pouvoir choisit d’acheter la paix sociale en annonçant, au printemps 2011, des aides de près de 130 milliards de dollars à la population. La manœuvre fonctionna, et la contestation s’essouffla. Cet épisode finit pourtant de convaincre le pouvoir d’agir pour neutraliser durablement la menace représentée par ces oulémas contestataires. L’objectif était de dépolitiser le wahhabisme, en le débarrassant de l’influence, réelle ou perçue, des Frères musulmans.
21Cette idée n’était en réalité pas entièrement nouvelle. Dès le milieu des années 2000, le pouvoir avait pris des mesures pour vider les bibliothèques du royaume des ouvrages de certains des auteurs les plus controversés de la confrérie, comme Sayyid Qutb. Dans la principale université islamique de Riyad, on raconte même comment, après 2005, les étudiants devaient, pour être admis, réussir un entretien au cours duquel il leur était demandé leur avis sur l’organisation des Frères musulmans et sur différentes questions politiques [7]. Ces efforts restèrent néanmoins limités.
22Après 2012, le royaume s’engagea dans une véritable guerre contre les Frères – et par-delà, contre l’islam politique, perçu comme une menace existentielle pour les monarchies du Golfe. Dans ce contexte, l’élection de gouvernements islamistes en Égypte et en Tunisie fut un traumatisme. Aussi l’Arabie jouera-t-elle un rôle non négligeable – en coulisses – dans la chute du président égyptien Mohamed Morsi à l’été 2013. Depuis, le mouvement n’a fait que s’accélérer. En mars 2014, les autorités saoudiennes ont ainsi déclaré que les Frères musulmans constituent une « organisation terroriste », reprenant le qualificatif que le pouvoir égyptien leur applique depuis décembre 2013.
23Une politique de purge systématique s’est dès lors mise en place dans le royaume. Des dizaines de professeurs proches du réveil islamique ont été mis à pied. Toute référence aux conceptions politiques des Frères a été retirée des manuels scolaires. Après l’hybridation politico-religieuse des années 1950 et 1960, le pouvoir cherche à redonner vie au wahhabisme des origines. Qu’on ne s’y trompe pas : l’enjeu n’est pas, comme le répètent ostensiblement les autorités, de « modérer le discours religieux » saoudien ; les wahhabites traditionnels sont souvent plus antichiites et plus conservateurs encore que les oulémas du réveil islamique. L’objectif est, pour le pouvoir, d’avoir comme interlocuteurs des clercs moins politisés et donc potentiellement plus dociles.
24Pour rétablir la légitimité de l’establishment religieux officiel, les autorités ont d’ailleurs pris ces dernières années des mesures inédites. En 2010, par exemple, un décret royal a restreint le droit d’émettre des fatwas (ou avis religieux) aux grands oulémas et à leurs représentants dans les différentes régions du royaume. Les clercs indépendants, à commencer par ceux du réveil islamique, seront poursuivis s’ils continuent de faire valoir leur autorité propre [8]. En parallèle, le pouvoir a injecté un surcroît de pétrodollars dans les réseaux de l’islam officiel.
25Tout ceci se déroule sur fond de remise en cause discrète des prérogatives étendues dont jouissent les clercs dans le système saoudien. Depuis la fondation du royaume, ces derniers représentent, par exemple, le gros du corps judiciaire. La principale raison de l’omniprésence des oulémas-juges est que le droit – en théorie entièrement fondé sur la charia – n’est en Arabie pas codifié. Un tribunal saoudien se doit, dès lors, de maîtriser les textes religieux (le Coran et le recueil des traditions prophétiques) qui doivent servir de base unique à ses verdicts. Pour casser ce monopole des oulémas sur le pouvoir judiciaire, le régime pousse depuis les années 1980 vers une codification de la charia, qui permettrait, en théorie, de faire appel à des juges « séculiers » formés en droit plutôt qu’à des spécialistes des sciences religieuses. Comprenant l’enjeu, les clercs s’y sont toujours opposés. En 2007, le roi Abdallah a annoncé la relance du projet, jurant avoir cette fois-ci obtenu l’accord des grands oulémas. La presse saoudienne annonce depuis, régulièrement, l’achèvement imminent de cette codification – même si, pour le moment, rien de concret n’a été présenté [9].
26De la même manière, la police religieuse – qui dépend, en Arabie, du pouvoir de l’establishment religieux et représente en quelque sorte son bras armé – a vu ses prérogatives récemment amputées. Par exemple, elle n’a plus le droit de procéder à des arrestations de sa seule autorité – toute personne détenue doit être immédiatement transférée à la police régulière. En parallèle, des opérations de « relations publiques » ont été menées dans le but d’améliorer l’image des officiers de la police religieuse (mutawwa’in) auprès de la population [10].
27*
28L’argent du pétrole aidant, la famille régnante est donc parvenue à mettre au pas une partie de l’establishment religieux, rassemblée dans des organes officiels créés à la fin des années 1960. Dans le prolongement de cette « domestication », les princes cherchent aujourd’hui, discrètement, à restreindre les prérogatives des clercs – sans jamais néanmoins, loin s’en faut, remettre en cause le caractère religieux de l’État. Même conduite avec les précautions d’usage, cette politique a eu des effets délétères bien réels : trop de cooptation et d’affaiblissement des clercs finissent en effet par entamer leur légitimité.
29S’est ainsi développée, en marge des institutions officielles, une opposition faite d’oulémas indépendants issus du réveil islamique. Si le pouvoir a pu maintenir ces derniers sous contrôle tout au long des années 2000, le Printemps arabe a montré que leur loyauté n’est pas inconditionnelle et qu’ils peuvent, si les conditions s’y prêtent, renouer avec la contestation. La récente volonté d’aggiornamento de l’islam saoudien – que le pouvoir voudrait définitivement dé-Frériser, c’est-à-dire dépolitiser – a pour objectif d’affaiblir durablement la dissidence religieuse. Dans un monde globalisé, une telle tentative de restaurer l’orthodoxie wahhabite semble néanmoins vouée à l’échec. Couplée à une diplomatie hyperactive de soutien aux régimes autoritaires anti-islamistes de la région (l’Égypte du maréchal al-Sissi en tête), elle pourrait même avoir l’effet inverse, en remobilisant ce réveil islamique qu’elle cherche à affaiblir.
Notes
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[1]
Sur l’histoire de ce partenariat, cf. Nabil Mouline, Les Clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie saoudite, xviiie-xxie siècle, Paris, puf, 2011.
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[2]
Le terme « tribunal » (mahkama) étant, en Arabie, réservé aux cours de justice appliquant la charia.
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[3]
Stéphane Lacroix, Les Islamistes saoudiens. Une insurrection manquée, Paris, puf 2010, p. 33.
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[4]
Cf. par exemple Reinhard Schulze, Islamischer Internationalismus im 20. Jahrhundert, Leyde, Brill, 1990.
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[5]
Sur le « réveil islamique », ses origines et son passage à la contestation, cf. Stéphane Lacroix, Les Islamistes saoudiens, op. cit.
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[6]
Sur cette contestation post- « printemps arabe », cf. Stéphane Lacroix, Saudi Islamists and the Arab Spring, London School of Economics and Political Science, mai 2014 ; diponible sur lse.ac.uk.
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[7]
Entretiens avec des étudiants, Riyad, mai 2007.
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[8]
Sur ce décret, cf. Christopher Boucek, « Saudi Fatwa Restrictions and the State-Clerical Relationship », CarnegieEndowment.org, 27 octobre 2010.
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[9]
Caryle Murphy, « Saudi to Codify Sharia “for Clarity” », TheNational.ae, 21 juillet 2010. Cf. aussi Nathan Brown, « Why Won’t Saudi Arabia Write Down its Laws ? », ForeignPolicy.com, 23 janvier 2012.
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[10]
Louise Lief, « With Youth Pounding at Kingdom’s Gates, Saudi Arabia Begins Religious Police Reform », CSMonitor.com, 23 mai 2013.