1Le nom même du bras de mer qui s’étend entre l’estuaire du Chatt-al-Arab – confluent du Tigre et de l’Euphrate – et le détroit d’Ormuz, séparant la côte nord-orientale de la péninsule arabique et la rive méridionale de l’Iran, est disputé entre les États riverains. Pour Téhéran, suivant en cela la tradition cartographique dominante, ce bras d’eau par où transite près du quart des exportations mondiales d’hydrocarbures s’appelle « golfe Persique ». Pour les États arabes, qui comportent les six membres du Conseil de coopération des États arabes du Golfe (cceag) – soit le Koweït, l’Arabie saoudite, Bahreïn, le Qatar, les Émirats arabes unis et Oman – à quoi s’ajoute l’Irak, qui dispose d’une étroite mais cruciale bordure maritime de quarante-six kilomètres entre le Koweït et l’Iran, cette mer quasi fermée se nomme « golfe Arabique » et forme la frontière mentale vers l’orient du monde arabe moderne, défini en extension « du golfe à l’océan » (atlantique). Les pressions diplomatiques des deux bords sont intenses pour convaincre les interlocuteurs d’adopter leur dénomination de prédilection ; certains adoptent le syntagme de « golfe Arabo-Persique » – qui ne satisfait aucun des antagonistes… On optera ici pour le vocable « Golfe » par souci de simplification et de neutralité axiologique.
2Cette polémique linguistique n’est pas insignifiante : ces eaux sont disputées, à la fois parce qu’elles recèlent, tant offshore que sur leurs rives, des champs et des réserves considérables de pétrole et de gaz essentielles pour fournir son énergie à la planète, mais aussi car elles combinent plusieurs frontières ethniques et religieuses interpénétrées – entre les univers persan et arabe d’une part, sunnite et chiite (outre la présence de l’ibadisme à Oman) de l’autre. Elles constituent une zone commerciale de première importance à l’échelle planétaire, mais dont les enjeux financiers considérables se traduisent par des menaces lancinantes d’instabilité politique et militaire : les conflits récurrents au cours des dernières décennies en sont l’expression paroxystique.
Les trois guerres du Golfe
3Le début de la déstabilisation contemporaine de cet ensemble régional peut être daté de la révolution iranienne de 1978-1979. Jusqu’alors, l’Iran, fort de sa domination démographique et de l’ancienneté de ses structures étatiques millénaires, du rayonnement de sa culture et de sa puissance militaire, jouait le rôle de « gendarme » de l’Occident dans la région. Il surveillait tant les frontières méridionales de l’Union soviétique, attentif qu’il était à contenir son expansion vers les mers du Sud, que ses velléités de créer des mouvements révolutionnaires à proximité des champs d’hydrocarbures, qui auraient perturbé les approvisionnements de l’Occident durant la guerre froide. Avec l’appui militaire de Washington et de Londres, les armées du chah avaient ainsi mis en 1976 un terme à la révolte procommuniste du Dhofar, province occidentale d’Oman jouxtant le Yémen du Sud, alors affidé de Moscou. L’effondrement du régime Pahlavi, les velléités de la République islamique instaurée par l’ayatollah Rouhollah Khomeini d’exporter la révolution vers les pétromonarchies de la péninsule arabique, dont certaines comptent d’importantes populations chiites – plus de 70 % à Bahrein, 30 % au Koweït, de 5 à 10 % dans les autres États – alors que les familles régnantes sont sunnites (à l’exception d’Oman), ont précipité la création en 1981 du cceag – destiné à prémunir les États membres de la soudaine menace iranienne. Celle-ci faisait prévaloir la dimension révolutionnaire et messianique du chiisme, réinterprété à cette fin par les nouveaux maîtres de Téhéran, sur la realpolitik traditionnelle de la Perse. Les fragiles États du cceag, pour la plupart issus de la décolonisation britannique au début de la décennie 1970, territoires désertiques faiblement peuplés par des tribus bédouines, des pêcheurs de perles et des marchands des ports, où la population expatriée attirée par le boom des hydrocarbures l’emporte partout sauf en Arabie saoudite et à Oman sur les autochtones, étaient abrités sous les parapluies militaires occidentaux – principalement américain, mais également britannique, voire français (ainsi des Émirats arabes unis). Ils affermèrent toutefois au régime de Saddam Hussein la défense de leur sécurité face à l’imminente menace iranienne. Le maître de Bagdad, lui-même nationaliste arabe et sunnite, régnait sur un pays dont la majorité de la population est chiite (et arabe) et un cinquième environ d’ethnie et de langue kurdes (outre diverses minorités chrétiennes ou yézidie). Ce fut la première guerre du Golfe, déclarée par l’Irak à l’Iran, qui dura de septembre 1980 à l’été 1988, combinant de sanglantes batailles de tranchées dignes des horreurs de la Première Guerre mondiale à des bombardements de l’arrière par l’aviation la plus moderne, à des destructions de puits et raffineries, ainsi qu’à des menaces sur les pétroliers et méthaniers, contraints de naviguer en convois protégés par les marines occidentales et sous leur pavillon. En juillet 1988, Khomeini fut obligé de « boire le calice empoisonné » de l’armistice, l’Irak ayant acquis la suprématie aérienne grâce au soutien occidental et menaçant de détruire les villes iraniennes. L’exportation de la révolution islamique était stoppée et la menace iranienne contre le cceag éradiquée. L’Iran subit une autre défaite, idéologique et symbolique, l’année suivante, lorsque des moudjahidine afghans et djihadistes arabes (tous sunnites), financés par les États du cceag et équipés par l’Agence centrale de renseignement américaine (cia), forcèrent l’Armée rouge à quitter le 15 février 1989 l’Afghanistan qu’elle avait envahi depuis 1979 – précipitant l’effondrement de l’Union soviétique sanctionné par la chute du mur de Berlin le 9 novembre suivant. En dépit de la fatwa de Khomeini condamnant à mort la veille, 14 février, Salman Rushdie pour avoir blasphémé le prophète de l’islam dans son roman Les Versets sataniques – par laquelle l’ayatollah s’efforçait de reprendre la main en tant que champion et héraut de l’islam universel, et qui focalisa l’attention mondiale des médias – l’islamisme sunnite, anticommuniste et antichiite, d’obédience wahhabite saoudienne et empreinte de la pensée politique des Frères musulmans, dont le djihad victorieux était soutenu par les États arabes du Golfe et les États-Unis, apparaîtrait désormais comme hégémonique dans le grand récit de l’islam politique mondial, face à la révolution islamique iranienne.
4Pourtant, cette victoire des pétromonarchies sunnites du cceag sur leur adversaire iranien, par djihadistes et Irak interposés, fut de courte durée. Si le défi irakien fut le premier à se manifester, le génie de l’islamisme djihadiste était désormais sorti de sa bouteille, et il s’avérerait impossible de l’y faire rentrer, au péril de ceux-là mêmes qui, de Riyad à Washington, en avaient débouché le flacon. Entre-temps, l’Irak de Saddam Hussein, ruiné et incapable de rembourser les dettes qu’il avait contractées auprès du Koweït pour financer la guerre, crut résoudre ce problème en envahissant le prêteur. Ce fut la deuxième guerre du Golfe, commencée en août 1990 avec la conquête et le pillage de l’émirat par les troupes irakiennes et achevée en février suivant, grâce à l’opération « Tempête du désert ». Celle-ci mobilisa derrière les États-Unis une coalition internationale qui mit à genoux l’Irak de Saddam, sans toutefois éliminer ce dernier – tout en créant les conditions d’un régime d’autonomie kurde au nord-est du pays. Pour les pays du cceag, la leçon était multiple. Tout d’abord, l’élimination momentanée de l’un d’entre eux avait été causée par un « pays frère » arabe et sunnite, et non par l’adversaire iranien et chiite qui avait suscité la création de leur Conseil de coopération. Ensuite, l’Arabie saoudite, « parrain » de celui-ci, avait été impuissante à défendre le Koweït, malgré les fortunes dépensées pour acquérir des armements en Occident. Enfin, le royaume avait dû appeler à la rescousse, le 8 août, soit six jours après l’invasion, des soldats non musulmans sur son territoire – pour d’abord protéger ses frontières de l’offensive irakienne, puis organiser la libération de l’émirat voisin et la restauration de sa souveraineté. Or cela contredisait certaines interprétations rigoristes des injonctions du prophète (hadith) qui stipulent que la péninsule arabique est exclusivement terre d’islam – et cela aiguisa les antagonismes entre la dynastie de Riyad et les djihadistes issus de la saga afghane, qui firent fond sur les franges les plus conservatrices de la population endoctrinées par des oulémas prêchant traditionnellement la soumission à la famille régnante. Pour cette nébuleuse salafiste, la vision de soldates américaines conduisant des véhicules sur ce sol consacré (alors que les femmes saoudiennes n’ont pas le droit de prendre le volant) était de l’ordre du blasphème. Huit ans plus tard jour pour jour, pour célébrer l’anniversaire infâme de l’appel aux troupes impies, Al-Qaïda commettrait le double attentat contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie – causant deux cent vingt-quatre morts et près de six mille blessés et lançant la série d’attaques du tournant du xxe siècle qui culminerait le 11 septembre 2001.
5Dans la mesure où quinze des dix-neuf kamikazes de la « double razzia bénie » (selon la terminologie djihadiste) contre New York et Washington ce jour-là détenaient la nationalité saoudienne et avaient été éduqués dans ce pays par des oulémas défendant une vision conquérante de l’islam, la relation entre les États-Unis et l’Arabie saoudite subit la pire détérioration de sa brève histoire. Celle-ci avait commencé le 14 février 1945, quand le président Franklin D. Roosevelt avait rencontré, au sortir des accords de Yalta, le roi d’Arabie Abd al-Aziz ibn Saoud sur le croiseur Quincy, au mouillage dans les lacs amers du canal de Suez, et échangé avec lui, sous les auspices de la Saint-Valentin, des serments éternels de protection militaire en échange de l’approvisionnement pérenne de l’Occident en pétrole saoudien. La relation de confiance fut profondément affectée et, après avoir pourchassé en vain Oussama ben Laden et ses affidés dans les montagnes afghanes et renversé le régime des talibans qui leur avait donné l’asile, les États-Unis, au prétexte fallacieux de la détention d’armes de destruction massive par Saddam Hussein, envahirent et occupèrent l’Irak en mars 2003 – initiant ainsi la troisième guerre du Golfe. Celle-ci, par-delà l’élimination de Saddam Hussein et l’expression de la supériorité de l’armada occidentale face à un adversaire conventionnel alors qu’elle était prise en défaut par la stratégie terroriste de Ben Laden, avait surtout pour objectif de punir l’Arabie saoudite et avec elle les alliés sunnites qui avaient trahi l’Amérique en réchauffant Al-Qaïda dans leur sein. La stratégie des « néoconservateurs » qui entouraient George W. Bush et plus particulièrement le chef du Pentagone Donald Rumsfeld consistait en un renversement d’alliances qui élèverait les chiites irakiens au rang de partenaires privilégiés dans la région. En favorisant l’accès au pouvoir à Bagdad de cette population majoritaire dans le pays occupé, Washington avait pour objectif de faire d’une pierre deux coups. D’une part, la remise en marche de l’Irak lui permettrait de revenir en force sur le marché pétrolier où les sanctions onusiennes du programme « Pétrole contre nourriture » faisant suite à la guerre précédente l’avaient marginalisé. L’Irak devait y remplacer, grâce à ses immenses réserves, l’Arabie saoudite comme « producteur élastique » (swing producer), régulateur des prix et des quantités, affaiblissant le royaume et la dépendance de l’Occident envers celui-ci. Ce refroidissement saoudo-américain, qui passa par la fermeture des bases militaires américaines dans le royaume et leur transfert au Qatar – à la demande de Riyad initialement soucieux de faire ainsi baisser la pression exercée sur le pouvoir par les franges les plus anti-occidentales de sa population –, inquiéta considérablement les cercles dirigeants de la pétromonarchie. L’auteur de ces lignes se rappelle personnellement combien ceux-ci s’émouvaient alors d’une carte qui circulait dans la région et représentait la projection géographique fantasmatique prêtée aux « néocons » : l’Arabie saoudite y était dépecée, la région occidentale du Hedjaz, avec les lieux saints de l’islam à La Mecque et Médine revenant à la dynastie hachémite (qui en avait été chassée par les Saoud dans la décennie 1920) tandis que celle-ci quittait la Jordanie où s’installaient les Palestiniens, réglant ainsi la question démographique et territoriale du « Grand Israël » dont la population juive s’étendrait du littoral méditerranéen aux rives du Jourdain. La partie orientale du royaume saoudien – où se situent les champs pétrolifères et la minorité chiite (environ 10 % de la population globale, dans les oasis et sur la côte opposée à Bahreïn) – serait découpée pour en faire un « Pétrolistan » dirigé par un ayatollah éduqué aux États-Unis et américano-compatible… Outre cette volonté de « punir Riyad », la promotion des chiites irakiens devait, dans l’esprit des néoconservateurs américains, avoir un effet attractif sur leurs coreligionnaires d’Iran et précipiter, par un effet heureux de la théorie des dominos, la chute de la mollarchie de Téhéran, remplacée par un régime modéré et pro-occidental, comme l’avait été celui du chah avant 1979, qui pourrait rééquilibrer le Golfe au détriment de sunnites complices d’Al-Qaïda en exerçant de nouveau un rôle de « gendarme » régional.
Soft power dans le Golfe et recomposition des alliances régionales
6Ces projets restèrent à l’état de chimères géopolitiques. Mais, pour prévenir leur mise en œuvre, des milieux sunnites du Golfe appuyèrent en sous-main et financèrent l’insurrection des sunnites d’Irak contre l’occupation américaine et leur propre éviction du pouvoir – révolte instrumentalisée par la franchise locale d’Al-Qaïda. Sous le nom d’« Al-Qaïda en Mésopotamie », dirigé par le Jordano-Palestinien Abou Moussab al-Zarqaoui (éliminé en 2006), cette insurrection constitua le prototype de « l’État islamique » califal qui a été proclamé le 29 juin 2014 dans ce pays et la Syrie voisine en conséquence des révolutions arabes de 2010-2011. Face à l’insurrection sunnite, l’occupant américain fut contraint de composer avec la bienveillance de l’Iran, principal soutien et mentor des chiites d’Irak, et dut abandonner en contrepartie de cette neutralité ses velléités de regime change à Téhéran. Plus encore, l’affermissement final de la communauté chiite au pouvoir à Bagdad, qui fut extrêmement coûteuse en hommes et en dollars pour Washington, se traduisit par le renforcement paradoxal de l’influence des Gardiens de la révolution iraniens à Bagdad : les apprentis sorciers néoconservateurs avaient détruit le régime de Saddam Hussein pour faire de l’Irak un quasi-satellite de la mollarchie de Téhéran.
7Ainsi, les équilibres globaux de la région changèrent à la suite de la troisième guerre du Golfe : le basculement de l’Irak dans le camp chiite dirigé par Téhéran aggrava la fragilisation des États sunnites du cceag. Cette guerre eut également des conséquences sur la stabilité intérieure du plus important d’entre ces pays, l’Arabie saoudite. Le royaume dut faire face sur son sol, entre 2003 et 2006, à une offensive terroriste d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (aqpa) – autre franchise locale d’une organisation dont le dirigeant suprême, Oussama ben Laden, était un ressortissant saoudien qui, bien que déchu de sa nationalité, conservait des réseaux tentaculaires dans une population roturière se partageant les miettes de l’immense rente pétrolière, tandis que la famille royale récupérait la plus grosse part du gâteau. Le terrorisme fut vaincu grâce à une répression sans faiblesse, mais la coercition exercée laissa libre le champ du soft power aux rivaux de Riyad au sein du cceag, soucieux d’émancipation envers le grand frère saoudien empêtré dans ses contradictions entre islam rigoriste et islam terroriste. Ce qui se manifesta d’abord par la politique spécifique du Qatar, riche d’une rente gazière exceptionnelle, choisissant de se prémunir du terrorisme et des tensions régionales en leur fournissant une catharsis médiatique par le biais de la chaîne de télévision par satellite Al-Jazeera, devenue durant la première décennie du xxie siècle le plus important média arabe et l’une des plus influentes chaînes de télévision de la planète. Forum obligé de toutes les causes arabes et islamiques, la chaîne servait d’exutoire rhétorique à l’ensemble des frustrations politiques de cet univers – immunisant toutefois de toute critique la monarchie qatarienne qui la finançait et lui servant de police d’assurance face aux appétits multiples qui s’exerçaient à l’encontre d’un émirat comptant à peine deux cent mille ressortissants, second exportateur mondial de gaz après la Russie, grâce à un champ offshore partagé avec l’Iran, mais dont celui-ci peinait à exploiter sa part du fait de l’embargo occidental sur la technologie adaptée. Al-Jazeera devint le passage obligé des invités de talk-shows, regardés dans les foyers arabophones depuis le Maroc jusqu’à Oman et aux banlieues populaires occidentales, organisant des joutes où s’affrontaient salafistes et libéraux, nationalistes et Frères musulmans. Ces derniers bénéficiaient des encouragements discrets de la chaîne, dont la rédaction était dirigée par l’un d’eux, sympathisant du Hamas palestinien, et produisait un grand récit arabo-islamique standardisé dont les Frères s’avéreraient les bénéficiaires – comme cela se manifesta durant les révolutions arabes en 2011-2012. Ce tropisme aiguisa les antagonismes avec l’Arabie voisine, où les Frères musulmans – organisation prônant la conquête du pouvoir afin d’appliquer la loi islamique (charia) – sont perçus comme des rivaux pour l’hégémonie sur l’islam sunnite par la monarchie, qui encourage au contraire un salafisme rigoriste, doctrine prônant une stricte allégeance à la famille régnante des Saoud. En parallèle au développement d’Al-Jazeera, certains émirats du Golfe virent dans une politique accrue de soft power un investissement nécessaire pour justifier leur fabuleuse opulence rentière. Aux yeux des ressortissants de pays arabes moins fortunés mais plus prolifiques, ils firent miroiter la possibilité de venir faire fortune dans leur eldorado, à condition de prêter allégeance. À l’Occident auquel ils facturaient très cher les hydrocarbures, ils tendirent un miroir culturel et civilisationnel qui lui renvoyait son image dûment polie, propre à exorciser les peurs engendrées par islamisme, djihadisme et terrorisme. Ainsi, le Qatar, Dubaï, Abou Dhabi et, dans une moindre mesure, Bahreïn et le Koweït se lancèrent dans des projets immobiliers pharaoniques : les plus vastes centres commerciaux du monde, des hôtels d’un luxe inouï, de grands musées à visibilité internationale… tout en captant et finançant de grands événements sportifs planétaires à coups de milliards de dollars – dont le plus fameux, mais régulièrement remis en cause, est la Coupe du monde de football prévue en 2022 au Qatar. Cette politique de sponsoring tous azimuts visait à traduire en termes d’influence dans le domaine immatériel de la culture ou des loisirs de masse et de leur retransmission télévisée universelle la fortune rentière des États concernés du cceag. Elle servait de contrepoids dans l’ordre symbolique et médiatique à la pure fortune matérielle, légitimant par l’évergétisme postmoderne la rente des hydrocarbures. La leçon du Koweït, rayé de la carte pour un semestre après son invasion par Saddam Hussein en 1990, applaudie par les masses paupérisées du monde arabe se sentant humiliées par les nouveaux riches égoïstes et arrogants de l’émirat, avait été bien comprise et l’on prenait ses précautions pour éviter la reproduction de ce traumatisme en investissant dans le panem et circenses globalisé de l’ère numérique.
8En parallèle, à l’échelle planétaire, les États du Golfe ont tenté d’organiser la gestion de leur soft power afin de se constituer comme l’un des centres majeurs du monde multipolaire. Outre leur capacité financière, qui les a vu sollicités par les économies du reste du monde en quête d’investissements et qu’ils ont monnayée en termes d’influence politique auprès de divers dirigeants européens, ils ont maximisé leur situation à mi-chemin entre l’Europe et l’Asie pour faire de leurs ports et aéroports le cœur d’une nouvelle région, qui décentre tout à la fois l’Europe et le bassin méditerranéen. À l’atonie économique et au déclin démographique de l’Europe, ils opposent leur dynamisme dans ces deux domaines – et leur force d’attractivité qui oriente vers leurs cités champignons des flux migratoires considérables. À l’ancienne civilisation méditerranéenne, berceau des cultures européennes et musulmanes, lieu d’affrontement mais aussi de métissage entre celles-ci, ils opposent un autre islam, à la fois nourri du rigorisme wahhabite des Bédouins du désert et des influences venues des cultures iranienne et indienne. Ce dynamisme, qui s’accompagne d’une forme d’arrogance culturelle, recèle aussi d’importantes faiblesses : la population immigrée, qui fait l’objet d’une stricte surveillance policière et sécuritaire, et accepte une soumission politique totale tant qu’elle bénéficie d’un différentiel de prospérité par rapport à son pays d’origine, a fait souche et à terme va finir par exiger des droits, posant un problème d’identité nationale aux ressortissants des États membres du cceag, d’autant que les Indiens en constituent la majorité et que les affrontements entre hindouistes et musulmans sont une ligne de faille structurante dans le sous-continent. De plus, comme on le verra ci-dessous plus en détail, s’approfondissent les clivages entre ces différents États. S’affrontent d’une part les stratégies d’introversion culturelle par exacerbation des valeurs islamiques – ainsi de l’Arabie saoudite, où alcool et cultes non musulmans sont prohibés, où les droits des femmes sont limités et les relations entre les sexes soumises à une masse d’interdits drastiques, bastion du wahhabisme, islam rigoriste que le royaume exporte partout dans le monde pour y construire un système d’allégeances autour d’une vision hégémonique du sunnisme – et d’autre part les stratégies d’extraversion culturelle par projection dans un universalisme contrôlé – ainsi notamment de Dubaï, du Qatar et, désormais, d’Abou Dhabi, où une très grande tolérance est manifestée envers les mœurs des expatriés à condition que celles-ci ne « contaminent pas » la société indigène.
9La multiplication de ces initiatives faisant du Golfe un nouveau centre du monde, concurrençant en premier lieu l’Europe et la Méditerranée, cette ancienne matrice des échanges mondiaux depuis l’Antiquité, capta en outre vers la région des flux commerciaux et touristiques internationaux. Les compagnies aériennes de Dubaï (Emirates Airlines), d’Abou Dhabi (Etihad Airways) et du Qatar (Qatar Airways), qui cumulent les plus grosses commandes d’avions de ligne auprès des constructeurs européens et américains, bénéficiant de conditions de compétitivité très avantageuses qui leur permettent de détourner la clientèle entre l’Europe et l’Asie, ont largement contribué à ce recentrage dont Dubaï a été à l’initiative. Financée par les revenus des hydrocarbures, une économie de services évoquant les précédents de Venise, Amsterdam ou plus récemment Singapour a connu une expansion considérable depuis la première décennie du siècle. Entouré de trois États richissimes mais dysfonctionnels, l’Iran, l’Irak et l’Arabie saoudite, où des restrictions d’ordres divers, religieuses, culturelles, politiques ou sécuritaires, mettent des entraves à la fluidité économique ou financière, Dubaï a construit la première économie d’entrepôt de la planète. La cité est devenue la plaque tournante, le hub d’un univers dont elle a redessiné les routes commerciales, les flux humains et financiers, qui s’étend de la Russie à l’Afrique de l’Est et du sous-continent indo-pakistanais au Maghreb, autour de son gigantesque et fonctionnel port franc et de son immense aéroport. De plus, la masse des expatriés nécessaire au fonctionnement de cette économie marchande a tissé autour des États arabes du Golfe une toile d’araignée qui s’étend, quant à elle, à l’ensemble de la planète, établissant une hiérarchie implacable des compétences et des rémunérations. Maçons bengalais, chauffeurs pakistanais, employées de maison philippines, comptables indiens, intermédiaires levantins, hauts fonctionnaires et gestionnaires européens, australiens ou américains, forment une masse d’expatriés, population majoritaire au Koweït, à Bahreïn, au Qatar et aux Émirats arabes unis, bénéficiant d’un avantage de rémunération comparatif par rapport au pays d’origine et d’une fiscalité quasi inexistante, mais soumise à l’arbitraire des expulsions et privée de la plupart des droits du travail. Cette population fait tourner l’économie des pays par son activité incessante dont les immenses chantiers sont menés jour et nuit, tandis que la plupart des citoyens golfiens émargent directement ou indirectement, à des degrés variables en fonction de la proximité vis-à-vis des familles régnantes, à la rente des hydrocarbures.
10Ce développement fabuleux, qui défie et bouleverse les modèles d’accumulation traditionnels de la richesse par le travail et l’épargne dans l’Europe et l’Amérique du xxe siècle, repose sur la primauté des hydrocarbures dans l’énergie mondiale et l’importante part relative des États du cceag dans l’exportation de ceux-ci, ainsi que sur des cours stables ou haussiers liés à la rareté – engendrant des marges énormes pour les pays producteurs. Il recèle toutefois un grand nombre de fragilités. Les politiques de diversification, depuis l’économie d’entrepôt jusqu’au sport et aux loisirs ainsi qu’à l’investissement dans le soft power, constituent des précautions contre certains aléas politiques liés à la situation particulière des systèmes rentiers. Mais elles sont onéreuses et ont eu pour conséquence la montée en flèche de la consommation sur place d’une énergie subventionnée. Par-delà les conséquences écologiques, qui voient la carte carbone des pays du cceag se dégrader de manière préoccupante, ce phénomène a diminué le ratio d’exportation par rapport à la consommation, obérant les revenus. La principale incidence en a été l’établissement de budgets nationaux basés sur un prix du baril élevé, qui avoisine dans certains cas la centaine de dollars. De la sorte, les équilibres sociopolitiques locaux se trouvent extrêmement sensibles à la conjoncture du marché des hydrocarbures. Le ralentissement de la demande dans une Europe à l’économie atone, l’arrivée sur les marchés du gaz de schiste, ainsi que la découverte et l’exploitation de champs gaziers dans le monde entier (y compris au large d’Israël, prochainement exportateur de gaz), font craindre une baisse tendancielle des prix qui menacerait rapidement, si elle se concrétisait durablement, le modèle économico-politique des États du cceag – voire la pérennité des plus fragiles d’entre eux, Bahreïn notamment. Ainsi, les investissements collatéraux à la rente pétrolière, réalisés afin de prendre des précautions politiques et de diversifier les revenus, ne sauraient constituer une assurance définitive dans une région dont les trois précédentes guerres du Golfe ont, en l’espace de trois décennies, manifesté l’extrême volatilité. Et le déclenchement du grand bouleversement dont les « révolutions arabes » ont été le symptôme à partir de décembre 2010, quand le vendeur ambulant Mohamed Bouazizi s’immole par le feu en s’aspergeant d’hydrocarbures dans la bourgade tunisienne de Sidi Bouzid, a impacté en profondeur les équilibres sur lesquels le système du Golfe reposait.
Le Golfe : des révolutions arabes à Daech
11Ces révolutions arabes ont d’emblée menacé les régimes du cceag à plusieurs titres. Dans la première année, qualifiée de « Printemps arabe », qui a vu la montée d’aspirations démocratiques et l’exigence d’élections libres, le modèle dynastique des monarchies absolues du Golfe a été placé en porte-à-faux. Seuls le Koweït et Bahreïn disposent de parlements élus – même si le corps électoral ne concerne que la population citoyenne, qui représente une minorité des résidents. Mais ces élections mêmes ont été contestées, se traduisant au Koweït par des affrontements récurrents entre la famille royale au pouvoir et une chambre où les conflits entre familles marchandes sunnites et chiites, les représentants des grandes tribus bédouines, les salafistes, Frères musulmans et libéraux, ont compliqué la gouvernabilité du pays, ce qui a conduit aux émeutes de la fin 2011. À Bahreïn, le boycott des élections et le soulèvement de l’opposition qui s’appuie sur la majorité chiite a projeté directement le petit « royaume des deux mers » dans la tourmente révolutionnaire puis contre-révolutionnaire. Le soulèvement face à la dynastie (sunnite) initié le 14 février 2011, trois jours après la chute de Hosni Moubarak et calqué sur les manifestations de la place Tahrir au Caire, a été étouffé un mois plus tard par l’intervention des forces armées saoudiennes, soutenues par des éléments de police venus des Émirats arabes unis et du Qatar – dans le cadre des accords de défense mutuelle entre États membres du cceag menacés par la déstabilisation extérieure, justifiée en l’occurrence par des accusations portées contre la « manipulation iranienne » des organisations protestataires chiites. Mais la menace provenant des révolutions arabes a été perçue par les capitales du cceag dans un contexte plus global, car elle allait entraîner, en sus du risque politique porté par les velléités de « démocratisation » – resté limité –, un coût économique considérable en termes d’aides et de subventions. Celles-ci auraient d’abord pour objet de maintenir à flot des économies impactées par la désorganisation politique et dont l’effondrement s’accompagnerait d’effets pervers sur l’ensemble de la région – l’Égypte et ses 80 millions d’habitants pour la plupart paupérisés au premier chef. Elles ont aussi été considérées comme une opportunité pour fragiliser l’Iran, en soutenant la rébellion contre son allié syrien – un phénomène qui devait par la suite aggraver la déstabilisation de l’ensemble du Moyen-Orient et menacer le cceag lui-même.
12La réaction aux révolutions arabes approfondit les lignes de faille au sein du Conseil de coopération. Avant la survenue de celles-ci, l’opposition entre l’Arabie saoudite et le petit Qatar constituait un axe conflictuel structurant. Le royaume s’appuie sur un appareil idéologique fort de dizaines de milliers d’oulémas de doctrine wahhabite (salafistes) formés dans ses universités religieuses et prônant un islam rigoriste de soumission universelle à la dynastie de Riyad ; l’émirat, riche de sa rente pétrolière, de l’extraordinaire outil idéologique de propagande constitué par Al-Jazeera, voit dans la puissante organisation des Frères musulmans à travers le monde un contrepoids en termes de ressources humaines et doctrinales à l’appareil idéologique d’État saoudien. Les Émirats arabes unis s’étaient tenus à équidistance de cette dispute, hostiles aux Frères qui ne reconnaissaient pas plus la famille régnante des Al-Nahyan d’Abou Dhabi que celle des Saoud de Riyad, mais également méfiants envers l’idéologie wahhabite. Des incidents de frontière saoudo-émiriens étaient venus rappeler, avant 2011, que Riyad ne renonçait pas à s’appuyer sur la cité marchande de Dubaï contre la capitale pétrolière Abou Dhabi et que les Al-Nahyan, forts de leurs alliances occidentales et de leur richesse, ne sauraient tolérer que leur hégémonie sur les six émirats de la fédération des Émirats arabes unis fût remise en cause. Les révolutions arabes simplifièrent ces clivages : l’Arabie saoudite et les Émirats, auxquels s’adjoignirent les dynasties de Bahreïn et le Koweït, satellisées par Riyad, s’opposèrent aux révolutions, perçues comme une menace subversive à leur encontre. Le Qatar, au contraire, les accompagna, en transformant Al-Jazeera en forum médiatique en direct de celle-ci et en promouvant les Frères musulmans comme l’aboutissement nécessaire du processus révolutionnaire. Quant à Oman, après avoir réprimé quelques troubles internes, il resta en dehors du débat, dont il ne sortirait que pour abriter secrètement en 2013 les négociations américano-iraniennes en parallèle du processus de négociation nucléaire, ce qui lui valut une mise au ban par les autres capitales du cceag. Le clivage entre le bloc saoudo-émirien et le Qatar s’exprima notamment dans leur positionnement face aux trois révolutions du littoral nord-africain. En Égypte, le soutien qatarien au président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, élu fin juin 2012 et destitué en juillet 2013, s’opposa au soutien saoudo-émirien au régime du maréchal Abdel Fattah al-Sissi, bénéficiaire d’une aide financière de quelque 12 milliards de dollars en provenance de ces deux pétromonarchies et du Koweït. En Tunisie, le soutien du Qatar au parti Ennahdha, dirigé par le cheikh Rached Ghannouchi, n’empêcha pas celui-ci, arrivé en tête aux élections d’octobre 2011, de quitter le pouvoir dans la foulée de la destitution de Morsi en Égypte. En Libye enfin, dans le chaos engendré par la chute du colonel Mouammar Kadhafi et les conflits entre tribus, pour la première fois, deux États membres du cceag se sont livrés en 2014 à une véritable guerre par procuration, le Qatar armant et finançant la branche locale des Frères musulmans et leurs alliés de la ville de Misrata, tandis que les Émirats arabes unis ont soutenu la coalition opposée aux Frères et appuyée par la ville de Zintan et le général Haftar, par ailleurs aidé par l’Égypte. L’aviation émirienne a été accusée d’avoir bombardé des sites contrôlés par les proqatariens.
13C’est toutefois à l’occasion du conflit en Syrie que l’unité de façade du cceag a montré ses limites les plus criantes et posé le problème des contradictions existentielles du système de pouvoir et des ambitions des États membres. Dans un premier temps, l’ensemble de ceux-ci a communié dans la volonté de faire choir le régime de Bachar el-Assad, allié de Téhéran. La chute du maître de Damas affaiblirait nécessairement la République islamique, car la Syrie, par où transitait l’armement destiné au Hezbollah libanais et qui abritait la direction du Hamas palestinien, jouait un rôle de vecteur clé pour la pression qu’exerçait l’Iran sur Israël. Afin de se prémunir contre toute attaque militaire sur son territoire, à l’exemple d’une frappe sur son site de centrifugeuses nucléaires à Natanz, dont la menace était régulièrement agitée par divers cercles occidentaux à l’époque de la présidence de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013), la République islamique avait armé le parti chiite libanais et le parti islamiste (sunnite) palestinien d’une panoplie de missiles capables de frapper le territoire israélien. La guerre dite des 33 Jours de juin-juillet 2006 entre le Hezbollah, le Hamas et Israël avait démontré que les clients levantins de l’Iran avaient trouvé le talon d’Achille de l’État hébreu en atteignant assez aisément son territoire et que Téhéran pourrait compenser sa faiblesse défensive en répondant à une frappe sur son territoire par des frappes sur Haïfa. Or cette stratégie passait par la plaque tournante syrienne et la chute d’Assad porterait un coup terrible à Téhéran, amenuisant ses capacités défensives en l’empêchant de faire pression sur Israël et l’affaiblissant dans sa volonté hégémonique sur le Golfe face à ses adversaires du cceag. La révolte syrienne contre le régime de Bachar el-Assad, qui débute en mars 2011, fait l’objet d’un soutien unanime des États membres, même ceux qui, comme l’Arabie saoudite, abhorrent la revendication démocratique dont les révolutions arabes du début de la décennie 2010 sont porteuses. Pour Riyad et les capitales voisines, le maître de Damas est d’abord l’allié de leur ennemi iranien, sa chute et son remplacement par un régime issu de la majorité sunnite de la population sont donc un objectif bienvenu. Dans cette perspective, en coopération avec cette autre puissance sunnite qu’est la Turquie, dont la frontière méridionale est commune à la Syrie, diverses organisations paragouvernementales des États du cceag ont apporté à la rébellion syrienne un soutien financier et militaire essentiel. En 2011 et au début de 2012, celui-ci se coordonnait au soutien des pays occidentaux à l’Armée syrienne libre, qui faisait état de ses ambitions démocratiques. Mais, à partir de l’automne 2012, la manne financière golfienne, clé de la capacité d’acquérir des armements et de la hiérarchie militaire entre rebelles armés, a abondé exclusivement les groupes les plus islamistes, qui épousaient la vision des Frères musulmans, puis des djihadistes, considérés comme des combattants plus déterminés, efficaces et proches idéologiquement des milieux qui les finançaient. Ainsi, la branche locale d’Al-Qaïda, Jabhat al-Nusra, puis sa scission issue d’Al-Qaïda en Mésopotamie, connue à partir de cette époque comme « L’État islamique en Irak et au Levant » (Daech, selon son acronyme arabe), ont acquis la suprématie sur leurs rivaux, au cours d’une « guerre civile » sur les territoires ayant échappé au contrôle de Bachar el-Assad – lequel voyait d’un bon œil cette lutte fratricide, quand il n’encourageait pas Daech, dont la brutalité, le goût des égorgements de prisonniers et d’otages occidentaux, servait sa propagande. Mais la multiplication des succès de Daech, dont les armes confisquées aux arsenaux syriens lui permirent de mener une offensive fulgurante en Irak en juin 2014, de conquérir Mossoul et d’y confisquer les armements ultramodernes livrés par les États-Unis à l’armée irakienne (chiite) qui avait fui la ville sunnite devant les djihadistes, changea radicalement la donne. L’allié de Téhéran, le Premier ministre irakien chiite, Nouri al-Maliki, se trouvait considérablement affaibli par la poussée sunnite, ce qui affaiblissait par transitivité l’Iran – et ne pouvait que satisfaire ses adversaires du cceag. L’auteur de ces lignes, qui se trouvait à Téhéran à cette époque, ne put que constater l’acrimonie des dirigeants de la République islamique, qui incriminaient les dirigeants des États de l’autre rive du Golfe pour avoir donné le feu vert aux égorgeurs de Daech. Mais, très rapidement, Riyad et les autres capitales commencèrent à s’inquiéter de l’énergie du groupe djihadiste, qui menaçait à la fois ses alliés occidentaux, ayant recruté plusieurs milliers de ses membres parmi des musulmans européens transitant par la Turquie, et sa propre sécurité, l’Arabie saoudite partageant une longue frontière avec l’Irak, notamment ses territoires contrôlés par les tribus sunnites qui nomadisent des deux côtés de celle-ci. En outre, bon nombre de djihadistes issus des États du cceag ont rejoint les rangs de Daech, pour lequel les dirigeants du Golfe sont des apostats alliés de l’Occident impie, coupables d’accaparer la rente pétrolière et gazière au profit des princes et des émirs, au détriment des populations roturières locales, gonflées par l’explosion démographique.
14Une fois encore, comme aux lendemains des attentats du 11 septembre 2001, l’équilibrisme des milieux dirigeants du cceag se trouve pris en défaut. Les États membres, que taraudent désormais des oppositions structurelles autour du devenir des révolutions arabes et qui se combattent par tribus interposées sur le champ de bataille libyen, font face à des contradictions existentielles qui obèrent leur devenir. D’un côté, ils ont fait preuve, pour le moins, de benign neglect (« négligence bienveillante ») envers des militants islamistes qui présentent des affinités idéologiques avec l’islamisme djihadiste le plus extrême, afin de favoriser la suprématie régionale du sunnisme contre le chiisme et l’Iran. De l’autre, ils redoutent que le monstre djihadiste désormais sorti de sa bouteille ne veuille plus y rentrer et menace jusqu’à leur propre sécurité intérieure – comme aqpa l’avait fait entre 2003 et 2006. De plus, ils prêtent le flanc au soupçon de leurs alliés occidentaux, préoccupés par les attentats sur leur territoire et à l’encontre de leurs ressortissants, perpétrés par les militants islamistes européens endoctrinés et entraînés par Daech en Syrie et en Irak. Face à cet immense désordre et à cette tectonique des plaques qui fissure le Moyen-Orient, les États-Unis et l’Europe risquent de reconsidérer dans un sens plus favorable leur attitude envers l’Iran, pays qui apparaît paradoxalement comme une force de stabilisation potentielle dans une région cruciale et tourmentée et avec lequel Oman, membre désormais tenu pour « relaps » du cceag, a joué le rôle d’intermédiaire. Tel est le nœud gordien des États membres du Conseil de coopération des États arabes du Golfe, et l’avenir planétaire dans lequel ils se projettent par leur fabuleuse rente et leur soft power dépendra de leur capacité à trancher ce nœud hic et nunc.