Notes
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Maître des requêtes honoraire au Conseil d’État, avocat à la cour. Il est l’auteur, par ailleurs, de plusieurs ouvrages, dont Le Chemin des morts, Paris, Gallimard, 2013.
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Le préambule, qui n’est pas très « normatif », vise à situer la Constitution dans l’histoire générale de l’Égypte.
1Il y a une part d’utopie dans tout projet constitutionnel, et c’est d’ailleurs ce qui fait l’intérêt, y compris littéraire, de cet exercice auquel Jean-Jacques Rousseau a donné ses lettres de noblesse. Avec le projet de Constitution pour l’Égypte, nous sommes aux antipodes de la situation à laquelle Rousseau a naguère appliqué son génie : non pas une petite nation, mais une grande, non pas l’unité des vues du constituant, mais un compromis, non pas une mécanique d’où l’on pourrait déduire une philosophie de la société, mais un projet collectif dont on espère que la description influera de manière permanente sur le jeu des mécanismes institutionnels eux- mêmes.
2Le comité constitutionnel égyptien a été établi par le gouvernement de transition après la chute du président Mohamed Morsi. Il a reçu pour tâche non pas d’amender la Constitution précédente, mais d’en proposer une nouvelle, pour qu’elle soit soumise au peuple afin précisément de faire sortir l’Égypte de la période de transition en dotant le pays d’institutions démocratiques et stables. Ce comité, composé de représentants de la plupart des forces politiques, y inclus les salafistes du parti Al-Nour mais à l’exclusion des Frères musulmans, a rendu public le 1er décembre 2013 un projet en arabe qui n’a pas reçu pour l’instant de traduction officielle, seulement une traduction libre en anglais. Ce projet a donné lieu à une campagne assez brève, mais intense, où le contenu du texte a été commenté, à la télévision ou dans les journaux, de manière inhabituelle.
3Il a paru intéressant de le commenter aussi pour les lecteurs français. D’une part, parce que sa seule lecture permet de mesurer, en quelque sorte, les courants philosophiques et politiques qui traversent la société égyptienne ; d’autre part, parce que cette nouvelle Constitution se propose de mettre en place un régime dont le bon ou le mauvais fonctionnement sera déterminant pour l’avenir d’un des États les plus anciens au monde, dans le pays le plus peuplé de la région, celui dont le rôle symbolique est le plus fort et dont l’importance stratégique, régionale et mondiale n’est plus à relever.
4Ce n’est pas à dire pourtant que l’importance de ce texte aura été nécessairement mesurée à sa juste valeur. Alors même que rien n’est plus important que la Loi fondamentale, il y a toujours quelque chose d’ésotérique dans un texte constitutionnel, qui empêche les premiers intéressés de s’en saisir. Le raisonnement juridique, ses a contrario, son vocabulaire, y a sa part. Quand le peuple est consulté, il se prononce sur une ou deux idées simples, pas davantage. Les États étrangers, quant à eux, et les spécialistes qu’ils commettent à cet effet vont immédiatement chercher le détail, et s’en repaissent. Ainsi, pour l’Égypte, de la question de la charia. Les mouvements politiques nationaux se taisent s’ils ont été associés au compromis constitutionnel, protestent s’ils en ont été exclus. Les candidats aux plus hautes fonctions pensent à l’avenir immédiat et supputent leurs chances. Les religieux s’intéressent à leur religion. Les organisations de défense des droits de l’homme, le plus souvent, s’intéressent davantage à l’énoncé des droits qu’à l’effectivité des mécanismes prévus pour les garantir. Entre l’esprit d’assentiment des uns, l’esprit de rébellion des autres, l’indifférence de la plupart, il est rare qu’un véritable débat démocratique ait lieu sur un projet de Constitution. Le vote du 15 janvier n’a pas entièrement dérogé à cette règle, malgré les efforts d’explication mentionnés plus haut.
5Le contexte, il faut le souligner, n’y aidait pas. La répression policière a certainement pollué le débat constitutionnel. Le fait que la parole était enfin donnée au peuple sur un texte fondateur, permettant à la nation de se doter d’une Loi fondamentale sans laquelle aucun progrès démocratique n’est possible, n’a pas été mesuré à son juste prix. Pour les uns, plus soucieux des conditions matérielles d’existence, qui sont souvent dramatiques, ce n’était qu’un point de passage obligé pour retrouver enfin un gouvernement stable, fût-il autoritaire. Pour les autres, le projet constitutionnel ne pouvait faire oublier les atteintes aux libertés dont le gouvernement de transition s’est rendu coupable. À cet égard, on relèvera qu’ont appelé à voter contre le projet, outre les Frères musulmans, le mouvement du 6-Avril, le groupe No to Military Trials for Civilians, les socialistes révolutionnaires, la « nouvelle gauche » (non nassérienne). L’avenir dira si ces derniers ont été bien inspirés de refuser un progrès du droit au motif de l’indignité, à leurs yeux, des auteurs du texte. Quoi qu’il en soit, celui-ci a été adopté par 98,1 % des suffrages, avec un taux de participation de 38,6 %, supérieur à celui du référendum de 2012 (32,9 %), lequel n’avait porté que sur un texte amendant à la marge la Constitution antérieure. Ces chiffres ont donné lieu à de nombreux commentaires, nationaux et étrangers, dont l’analyse excéderait la portée de cette chronique, qui se limitera à la nouvelle Constitution elle-même.
6Je formulerai d’abord quelques remarques préliminaires avant d’en venir au projet collectif, puis de décrire les grands principes énoncés dans le texte, ainsi que le fonctionnement institutionnel qu’il vise à organiser. Je terminerai par quelques brèves remarques sur les mesures transitoires, qui sont évidemment importantes dans le contexte politique actuel de l’Égypte.
Remarques préliminaires
7Le choix qui a été fait n’est pas celui d’un « mode d’emploi » des institutions, mais celui de la définition d’un projet collectif, d’où la longueur. Le texte est l’objet d’un « compromis historique ». Il s’inscrit dans la perspective de l’histoire de l’Égypte. Il incorpore des éléments « nassériens » (laïcité, même relative, égalité des personnes et des conditions, rôle de l’État, rôle de l’armée), des éléments religieux mais plutôt présentés sous une forme « culturelle », à l’exception de la question de la charia sur laquelle je reviendrai, des éléments « libéraux » classiques (garantie des droits), des éléments plus modernes (environnement, santé, éducation). L’idée du texte est clairement de dépasser les difficultés actuelles et de rassembler autour d’un projet indiscutablement démocratique mais propre à l’Égypte.
8Dans la mesure où la Constitution garantit un nombre impressionnant de droits, parfois en des termes très radicaux (bien plus que dans les textes français ou américains comparables, par exemple), la question est celle de la sanction des violations de la Constitution. C’est-à-dire la question de la qualité et de l’indépendance des juges. Ceux-ci disposent, à la réserve près de la pérennité des normes antérieures à la transition, sur laquelle le texte n’est pas absolument clair, des moyens leur permettant de paralyser des actes inconstitutionnels, qu’ils soient législatifs ou réglementaires. Il reste à savoir s’ils pourront les mettre en œuvre.
9L’un des défauts peut tenir à une absence de priorités. Le système choisi est un système mixte, mi-présidentiel mi-parlementaire, avec une composante de démocratie directe. Il existe un gouvernement responsable devant le Parlement, avec un Premier ministre. Le Président dispose du droit de dissolution, mais ne peut l’exercer qu’après avoir fait trancher le problème par le peuple dans le cadre d’un référendum. Cette construction adaptée à la résolution des grandes questions qui se posent à l’Égypte comporte néanmoins deux inconvénients substantiels.
10D’une part, le texte précise que la responsabilité peut être à la fois la responsabilité individuelle des ministres et la responsabilité collective du gouvernement. En d’autres termes, l’Assemblée nationale peut renvoyer un, deux ou trois ministres par une motion de rejet sans renvoyer l’ensemble du gouvernement. Ces dispositions peuvent ruiner l’idée, pourtant si nécessaire, de responsabilité collective sur un programme. Elles peuvent favoriser les jeux individuels et partisans, dans une société politique éclatée en de nombreux partis. Elles autorisent en réalité le Parlement à s’immiscer, ou à pouvoir le faire, en permanence dans la gestion gouvernementale. Si la séparation des pouvoirs peut d’ores et déjà paraître fragile en Égypte, ce n’est pas relativement à l’autonomie du pouvoir judiciaire, mais au risque de confusion du législatif et de l’exécutif. Dans plusieurs États comparables (Turquie, Iran), ces mêmes dispositions ont déjà produit des effets fâcheux.
11D’autre part, définissant le rôle du Premier ministre, chef du gouvernement, le comité énumère toute une série de tâches variées. La définition d’un programme du gouvernement, et sa responsabilité à ce titre, ne vient qu’en quatrième ou cinquième position, alors que c’est un élément central sur lequel le texte aurait pu insister davantage. Ce texte peut être décomposé en quatre grandes parties : 1) le projet (préambule, chapitres 1 et 2 consacrés respectivement à l’État et à la société) ; 2) la garantie des droits (chapitre 3, « Droits et devoirs », chapitre 4, l’« État de droit ») ; 3) le système de gouvernement (ruling system), incorporant législatif, exécutif, autorités locales, autorité judiciaire, armée, conseils nationaux, autorités administratives indépendantes ; 4) les dispositions transitoires, concernant les modes d’entrée en vigueur et contenant une section intéressante sur « la guerre contre le terrorisme ».
12Je commenterai ces différents points en m’attachant surtout à ceux qui présentent une difficulté. D’une première lecture, on retire l’impression générale suivante : le projet et les droits sont satisfaisants, et ces droits sont même définis, dans leur principe comme en ce qui concerne les mécanismes de protection, de manière assez radicale par rapport aux textes comparables ; la mécanique institutionnelle, largement établie en réaction aux errements d’un passé dictatorial, ne distingue pas assez entre l’exécutif et le législatif, elle peut conduire à la paralysie et à l’instabilité ; le contrôle effectif du respect de l’État de droit par les juges peut achopper sur les garanties très insuffisantes qui leur sont données ; plusieurs mécanismes dérogatoires (état d’urgence, exemption) sont inquiétants ; une attention trop faible a été portée à des questions de second rang mais essentielles (mode de scrutin, contrôle de légalité en période électorale, hiérarchie des normes, définition des compétences des différents juges).
Le projet collectif
L’État (chapitre 1 [1])
13L’Égypte est un État souverain et « indivisible », dont la forme de gouvernement est la démocratie fondée sur le règne de la loi (« État de droit »). Les éléments adventices sont présentés sous une forme culturelle et non pas transcendante : l’Égypte « appartient » à la « Nation arabe », « fait partie du monde musulman », « appartient au continent africain » et s’efforce de contribuer au progrès de la civilisation.
14En, revanche, l’Égypte n’est pas en théorie un État laïc, « l’islam est la religion de l’État ». Ce qui ne signifie pas que ce soit une « république islamique », puisque le projet collectif ne se réduit aucunement à la dimension religieuse et que, par ailleurs, les droits des personnes sont garantis par d’autres moyens que ceux d’un droit religieux.
15Le droit présente en effet un caractère apparemment autonome. Le texte dit que « les principes de la charia sont la source essentielle de la législation ». Il s’en déduit que la législation effective ne se réduit nullement à la charia et que, dans cette dernière, ce sont seulement les « principes » qui sont la « source » de la législation. Ceci signifie en pratique qu’un juge, constitutionnel, civil ou administratif, pourra le cas échéant, pour interpréter une loi ou un règlement, se référer non à la charia, mais seulement à ses principes, dans la mesure où ils sont la source de la législation. Quant à l’éventuel conflit entre les principes de la charia et les normes proprement constitutionnelles, comme l’égalité devant la loi sans distinction de sexe, il est seulement traité par le préambule par une attribution générale de compétence, non à l’université d’al-Azhar comme dans une version antérieure du projet, mais au juge constitutionnel, ce qui est significatif.
16Au total, il n’y a pas de « table rase » : le texte ne se fonde pas sur l’idée d’un « contrat social » entre citoyens libres, pouvant décider à titre personnel d’avoir une religion ou de n’en pas avoir et protégeant toutes les libertés, y compris religieuses. Il part de l’islam comme d’une donnée, mais il met en place les normes et les mécanismes permettant d’atténuer les effets de cette position.
17Il ne semble pas à ce stade que la Constitution permette l’émergence d’un véritable statut civil, a-religieux, en ce qui concerne l’état des personnes, le mariage en particulier. L’article 2 a évidemment pour effet de soumettre les musulmans à la loi islamique. L’article 3 renvoie les chrétiens et les juifs (sic) à leurs lois religieuses propres pour la définition de l’état des personnes.
18Le choix fait en matière de citoyenneté est très ouvert : est citoyen égyptien toute personne née (où que ce soit) d’un père égyptien ou d’une mère égyptienne (art. 6).
La société (chapitre 2)
19On distingue trois grands ensembles, à caractère partiellement descriptif et partiellement normatif : les institutions sociales, l’économie et la culture.
Les institutions sociales
20Al-Azhar se voit donner un statut constitutionnel de première autorité administrative indépendante du pays, avec un grand Sheikh indépendant, insusceptible de révocation, et un financement obligatoire par l’État (art. 8).
21L’État garantit l’égal accès à tous (y compris les fonctions publiques, mais pas seulement : equal opportunity, sans aucune discrimination). Il s’agit là de l’exemple type d’une norme constitutionnelle qui, présentée d’une manière aussi absolue, peut servir de base à des avancées considérables si les juges sont indépendants (art. 9).
22La famille est la base de la société. Elle est fondée sur la religion, la moralité et le patriotisme. L’État protège sa cohésion, sa stabilité, ses valeurs. Ici, à l’inverse, on voit qu’il est possible en théorie de paralyser une législation « libérale » (sur les homosexuels, par exemple) en excipant de cet article (10).
23Les droits des femmes sont spécialement garantis, dans le principe mais aussi (art. 11, al. 2) parce que l’État s’engage (commits itself) à assurer une représentation « appropriée » (et non pas « égale ») au Parlement. De même l’État s’engage- t-il à assurer une protection spécifique des femmes contre toute forme de violence. Peut y être vu l’écho de la protestation générale contre les formes bizarrement sexuelles de la répression policière au cours des deux années passées.
24Les droits sociaux (art. 12 et 13) sont exposés de manière classique, y compris dans la référence à la négociation conventionnelle. On remarque quand même que les syndicats, s’ils sont mentionnés ailleurs, ne le sont pas même par renvoi dans cette partie relative aux droits sociaux, ce qui prive les autres dispositions d’une large part de leur portée. Pareillement, le droit de grève est garanti, mais seulement le droit de grève « paisible ». Il peut dès lors suffire pour interdire une grève d’imaginer qu’elle ne sera pas « paisible », voire de bâtir sur ce simple mot un dispositif d’autorisation préalable pour priver le droit de grève d’une partie de sa portée.
25Les emplois publics sont attribués au mérite et sans discrimination. L’État protège les fonctionnaires (en particulier contre les renvois arbitraires en dehors d’actions disciplinaires, ce qui est bien), mais s’assure aussi que ces derniers travaillent dans l’intérêt des citoyens.
26Les « martyrs de la nation », y inclus les blessés de la révolution, les vétérans, les familles des disparus, des tués au combat, etc., sont « honorés », ainsi que pourvus en emplois publics dans des conditions déterminées par la loi.
27En matière de sécurité sociale, il semble que le choix est fait d’un recours à l’assurance privée, garantie cependant par l’État, d’un dispositif minimal pour ceux qui n’ont pas d’assurance privée et d’un système de retraite spécifique et financé par l’État pour les petits paysans, les salariés agricoles et le « très petit commerce ».
28Le système de santé est public. Le comité propose une norme en volume : 3 % du produit intérieur brut (pib) est consacré à la santé. Le refus d’accès aux soins, largement défini, est un crime, ce qui pourrait fonder des actions judiciaires significatives dans un pays comme l’Égypte.
29Une norme de même type est prévue pour l’éducation (4 % du pib), qui est obligatoire et vise en particulier à promouvoir les concepts de tolérance et de non-discrimination. Là encore, les effets de cette norme constitutionnelle sur les programmes scolaires (par le biais d’actions judiciaires appropriées) peuvent être considérables (art. 19).
30L’indépendance des universités est garantie par la Constitution. Il n’existe pas en France de norme comparable.
L’économie
31Le concept de base est celui de l’« économie sociale de marché ». Le libre jeu des mécanismes du marché fonde le développement de l’économie, dans l’intérêt général. L’initiative privée et la concurrence sont encouragées. Les monopoles doivent être réprimés. Une régulation étatique appropriée doit par ailleurs permettre d’assurer la transparence, la redistribution (notamment fiscale), la protection des droits des travailleurs et des consommateurs, et la protection de l’environnement. Le salaire minimum et la retraite minimum reçoivent un fondement constitutionnel (art. 27). La Constitution garantit différentes formes d’actionnariat – les coopératives, l’actionnariat public et l’actionnariat privé (art. 33).
32La propriété privée est garantie par un article inspiré par la déclaration française des droits (art. 35). Il n’y a pas d’expropriation possible, sauf nécessité publique et « une juste et préalable indemnité ».
33L’égalité devant l’impôt est garantie en fonction des capacités contributives, ce qui est une norme constitutionnelle claire dont nombre de Constitutions gagneraient à s’inspirer (art. 38).
34La représentation des salariés dans les entreprises appelle en revanche davantage de critiques. Elle est d’abord envisagée sans jamais faire référence à un éventuel droit de présentation ou de représentation des syndicats, ce qui est curieux. À cet égard, 50 % de représentants des salariés dans les conseils d’administration du secteur public peut paraître excessif, surtout si les syndicats sont exclus de leur mécanisme de désignation, permettant en réalité à la direction de s’autoreprésenter – potentielle source d’enrichissements indus en cas de privatisations, comme le montrent l’exemple russe ou celui de nombreux pays de l’Est. Il serait plus avisé de prévoir que les conseils d’administration du secteur public soient obligés de comporter des administrateurs indépendants nommés par les autorités indépendantes. Enfin, une norme minimale de représentation des salariés dans les conseils d’administration des sociétés purement privées, au moins d’une certaine taille, aurait pu être établie par la Constitution, compte tenu de la logique d’exhaustivité qui est celle du texte.
35L’identité égyptienne est multireligieuse et multiculturelle (art. 47 et 50). Les atteintes au patrimoine sont des crimes, que ces atteintes concernent (dans l’ordre historique) le patrimoine pharaonique, copte, musulman ou moderne. Par ailleurs, la cession des antiquités est un crime imprescriptible – for which there is no statute of limitations (art. 49).
Les droits fondamentaux et leurs garanties
Droits et devoirs (chapitre 3)
36Les grands principes sont énoncés de manière radicale.
37La dignité de la personne est garantie. La torture est un crime imprescriptible (art. 52 et 53). L’égalité devant la loi est totale, sans considération de sexe, croyance, race, origine, couleur, classe sociale – l’énumération est complète. L’incitation à la discrimination est un crime. Toute forme de discrimination est bannie. Une autorité administrative indépendante sera chargée de mettre en œuvre le principe (idem).
38La liberté individuelle est également imprescriptible. La règle est celle de l’habeas corpus « classique ». En dehors des cas de flagrant délit, personne ne peut être détenu autrement qu’en vertu d’un acte judiciaire dûment motivé à des fins de recherche pénale. Les droits sont énoncés par écrit. La présentation à l’autorité d’investigation doit être faite dans les vingt-quatre heures. Il n’y a pas d’interrogatoire sans présence d’un avocat. La demande de remise en liberté, si elle est présentée, doit être jugée par un juge indépendant dans le délai d’une semaine. Le principe constitutionnel est celui de l’indemnisation au cas où une détention préventive serait suivie d’un non-lieu. Enfin (souvenir des procès récents), aucun procès criminel n’est valide en dehors de la présence d’un avocat. L’aide juridictionnelle est prévue (art. 54).
39Le droit de garder le silence est absolu. Les tortures, pressions ou, plus largement, conditions de détention inhabituelles constituent des crimes punissables. Ces dispositions sont en avance sur celles de la Convention européenne des droits de l’homme, qui se bornent à réprimer les « traitements inhumains et dégradants ». Ici, l’État est tenu de manière positive à des conditions de détention et de procès respectant la dignité des personnes, ce qui est tout autre chose (art. 55). Il est clairement énoncé que la prison poursuit des fins de réhabilitation et qu’elle est placée sous le contrôle direct de l’autorité judiciaire (art. 56).
40L’inviolabilité de la vie privée est un principe constitutionnel. Le secret des correspondances de toute nature est absolu (art. 57). Aucun moyen de communication public (internet compris) ne peut être interrompu, empêché, etc. ; aucune visite domiciliaire, perquisition, etc., ne peut avoir lieu sans un mandat « causal » (probable cause) de l’autorité judiciaire.
41La liberté d’aller et de venir est garantie. L’exil forcé est interdit. L’assignation à résidence ne peut avoir lieu que dans certains cas exceptionnels en vertu d’un mandat de l’autorité judiciaire (art. 62 et 63).
42Les « droits intellectuels » sont énoncés de manière également radicale. La liberté de croyance est absolue (art. 64). Ceci peut avoir pour effet d’interdire le prosélytisme religieux sur une base constitutionnelle, au moins à l’intérieur du cercle des « religions révélées » (idem). La liberté de pensée et d’opinion est garantie, sans limitation d’aucune sorte. Il est prévu qu’elle puisse s’exercer par tous moyens, textes, images, etc. (art. 65) ; idem pour la liberté de recherche scientifique (art. 66). La liberté artistique ne souffre aucune limitation sauf, et seulement par l’effet de lois spécifiques, si elle est diffamatoire ou incite à la violence (art. 67). C’est là encore plus protecteur que le droit français. La communication des documents administratifs est de droit et son refus peut faire l’objet de sanctions pénales (art. 68). La liberté de la presse est garantie sous réserve d’une simple notification à l’autorité administrative (art. 71).
43La liberté de manifester est garantie sans notification préalable. Les forces de sécurité ne peuvent s’infiltrer, surveiller ou enregistrer (art. 71 et 73).
44Les droits de l’enfant sont garantis dans une mesure supérieure à celle prévue par la Convention internationale des droits de l’enfant (art. 80).
45Les mécanismes utiles à la vie démocratique sont protégés.
46La constitution des partis politiques est libre. Il est à noter que les partis ne peuvent être dissous que par l’autorité judiciaire. Chose assez remarquable, les partis « discriminants » sont prohibés : aucun parti ne peut être fondé sur la base d’une religion, d’une région, etc. La liberté d’association est garantie, la seule formalité étant celle de la notification préalable (art. 74 et 75). Les syndicats sont reconnus, ils doivent rendre publics leurs comptes, sources de financement, modalité de désignation des dirigeants, etc. (art. 76 et 77).
47Le droit de vote est évidemment garanti. La révision périodique des listes électorales sous le contrôle d’une autorité indépendante est érigée en principe à valeur constitutionnelle (art. 87).
48L’insertion de l’Égypte dans la vie démocratique internationale est prévue.
49Le principe de l’asile politique est affirmé dans une acception plus large que celle de la convention de Genève elle-même. L’extradition des réfugiés politiques est interdite par l’effet de la Constitution (art. 91).
50Les droits et libertés ne peuvent être suspendus ou réduits. Il s’ensuit que les lois d’urgence peuvent encourir la censure du juge compétent, ce qui est nouveau. Un deuxième alinéa prévoit même que les lois qui encadrent nécessairement la pratique des droits ne peuvent avoir pour effet d’en réduire la portée (art. 92).
51Les traités internationaux de protection des droits signés par l’Égypte entrent immédiatement en vigueur après publication, sans qu’aucune loi de validation soit nécessaire (art. 93).
L’État de droit (chapitre 4)
52Le principe est que l’« État de droit » est la base du gouvernement de l’Égypte. L’État est donc soumis à la loi, l’autorité judiciaire indépendante ayant pour fonction de s’en assurer. C’est très clair et très bien écrit, très radical (art. 94).
53Les conséquences en sont donc tirées dans la meilleure tradition classique.
54Principe de personnalité des peines, de légalité des délits et des peines, non-rétroactivité de la loi pénale (art. 95) : il manque peut-être ici un élément sur le principe de proportionnalité. Pour les spécialistes, il est « compris » dans le principe de légalité des délits et des peines mais, comme la Constitution est exhaustive dans sa nature, il eût été préférable qu’elle soit explicite sur ce point.
55Les garanties de procédure sont parfaites : due process – régularité de la procédure –, présomption d’innocence, double degré de juridiction, etc. (art. 96).
56Je relèverai à cet égard certains points qui sont très en avance sur les Constitutions européennes, en particulier française : le principe de la rapidité de jugement a valeur constitutionnelle ; l’indépendance des avocats et la protection de leurs droits sont garanties parce que leur métier est indissociable de la défense des personnes.
57Le principe constitutionnel est que l’atteinte aux droits et libertés constitue un crime imprescriptible, qu’il s’agisse d’une procédure civile ou pénale – il s’agit donc d’une imprescriptibilité totale, au contraire de la plupart des systèmes de droit où celle-ci est limitée à des crimes particulièrement graves (crimes contre l’humanité, par exemple). Le Conseil national des droits de l’homme peut soit dénoncer les faits au procureur, soit se constituer directement partie civile, sans que cela fasse obstacle aux recours directs des personnes lésées. Là encore, c’est un exemple à suivre (art. 99).
58L’obstacle à l’exécution des décisions de justice, le refus, le retard mis à exécuter, de la part de l’administration, sont des crimes punissables par la loi. Mieux encore, la faute de service ne couvre pas le fonctionnaire individuel, qui peut être directement poursuivi sur cette base à titre personnel (art. 100).
Les institutions et leur fonctionnement
Le législatif
59Les principes de base sont les suivants :
- La séparation des pouvoirs est fixée par le préambule.
- Le système est monocaméral. La Chambre des représentants se compose de quatre cent cinquante membres au moins, élus au scrutin direct et secret (art. 102).
- Le mode de scrutin est simplement renvoyé à la loi (art. 102, al. 3). Il est clair qu’il n’y a pas dû y avoir d’unanimité sur ce point au sein du comité constitutionnel. C’est là que réside le défaut majeur du dispositif. Un système où se combineraient par exemple le scrutin proportionnel et la possibilité de mettre en jeu la responsabilité individuelle des ministres (qui est prévue par ailleurs) aboutirait à une structure ingouvernable où des alliances feraient et déferaient en permanence le gouvernement.
- Le Président peut « nommer » des députés dans une proportion n’excédant pas 5 %, ce qui est inhabituel.
- La règle est celle du non-cumul des mandats (art. 103).
- La durée du mandat est de cinq ans, alors que la durée du mandat présidentiel est de quatre ans. On voit ici le premier élément de méfiance à l’égard d’un exécutif fort. La disposition ressemble à l’ancien système français, mais inversé. Le risque est important de voir une Chambre élue à la proportionnelle faire et défaire les ministres, pendant que le Président tente de survivre en sachant qu’il a une durée de vie moindre que la Chambre, qu’il ne peut dissoudre qu’après un référendum gagné.
60Les grandes règles de fonctionnement sont assez classiques : l’Assemblée vote la loi, met en jeu la responsabilité collective du gouvernement et individuelle des ministres. Elle a le droit de questionner. Les membres de l’Assemblée jouissent de l’immunité à raison de leurs fonctions. Le texte reprend notre distinction des lois ordinaires et des lois organiques (celles qui complètent la Constitution et qui sont semblables à des mesures d’application), les premières étant votées à la majorité simple et les secondes à la majorité des deux tiers (art. 105 à 121). Le budget de l’État est voté par l’Assemblée, etc.
61Quelques dispositions particulières suscitent des interrogations :
- L’initiative des lois appartient concurremment non seulement à chaque parlementaire et au gouvernement, mais aussi au Président, ce qui paraît incongru et de nature à générer la confusion (art. 122).
- Le Président peut mettre son veto à un projet de loi. Celui-ci peut être vaincu par un vote à la majorité des deux tiers. Dans l’état d’affaiblissement relatif du Président dû à la discordance des mandats, on peut craindre que le veto reste lettre morte (art. 123).
- La question des « motions de défiance » est cruciale (art. 131). Une motion de défiance peut viser soit le gouvernement, soit certains ministres. Si le gouvernement ne s’est pas déclaré solidaire du ministre visé, celui-ci s’en va seul. On imagine sans mal les arrangements de tous ordres auxquels un mécanisme de ce genre peut donner lieu.
- L’engagement de responsabilité sur un texte n’est pas prévu, alors qu’un tel mécanisme serait cohérent avec celui qui a été établi pour la dissolution. Là encore, et compte tenu du mode de scrutin qui sera finalement adopté, une telle carence pourrait s’avérer gênante (dissolution-référendum, art. 137).
L’exécutif
Le président de la République
62Les données principales sont très classiques. Le Président est chef de l’État, chef de l’exécutif et chef des armées. C’est un président « de type français », qui a des pouvoirs normaux (et là, il est le chef de l’exécutif) et des pouvoirs exceptionnels. Mais il dispose en outre du droit de veto. Il est élu pour une durée de quatre ans, comme on l’a vu, et il est rééligible. Pour être candidat, il faut être « présenté » par vingt membres de l’Assemblée ou vingt-cinq mille électeurs dans quinze gouvernorats au moins, avec mille parrainages par gouvernorat. Le président de la République est élu au scrutin direct et secret à la majorité absolue (art. 140-145).
63La procédure de nomination du Premier ministre est bien faite. Le Président choisit un Premier ministre (qui n’est pas obligatoirement un parlementaire) dans la majorité de la Chambre. Celle-ci vote alors la confiance. Si elle est refusée, la Chambre est dissoute et de nouvelles élections ont lieu dans les soixante jours (art. 146).
64Le Président définit la politique générale que le cabinet doit exécuter (art. 150). Il peut s’adresser à la Chambre sur le modèle américain (idem). Il négocie et signe les traités, qui ne peuvent toutefois entrer en vigueur que par référendum lorsqu’ils concernent l’exercice de la souveraineté (art. 151). Le Président ne peut engager la force armée qu’après consultation du Conseil de la défense nationale et vote à la majorité des deux tiers de l’Assemblée nationale (art. 152). Il peut déclarer l’état d’urgence (art. 154) et dispose du droit de grâce.
65Le texte prévoit des décrets ayant force de loi, mais selon une procédure déficiente (art. 156), comme on le verra.
66Le Président peut appeler à un référendum portant sur « les intérêts suprêmes du pays ». Ce référendum peut comporter plusieurs questions distinctes (art. 157).
67Le renvoi du Président est prévu dans deux cas : un impeachment à l’américaine en cas de haute trahison, forfaiture, etc., mis en œuvre par l’Assemblée à la majorité des deux tiers et aboutissant au jugement devant une juridiction spéciale ; en dehors des cas de fautes, une « motion de défiance » peut être votée, à la majorité des deux tiers également.
68Une rapide lecture de ces dispositions appelle plusieurs remarques.
69D’une certaine manière, les rédacteurs ont voulu corriger les défauts d’un régime « très parlementaire » (durée plus longue du mandat, possibilité de révoquer non seulement le gouvernement mais chaque ministre, motion de défiance contre le Président lui-même), en établissant de l’autre main un régime « très présidentiel » (veto des lois, dissolution, référendum, décrets-lois, état d’urgence, etc.). C’est comme si l’on avait voulu créer en même temps une Chambre de modèle « IVe République française » et un Président qui aurait eu à la fois les pouvoirs du Président français et du Président américain. Le risque de paralysie est élevé. La première victime du dispositif est le Premier ministre, qui devient encore moins important qu’un Premier ministre français, si c’est possible.
70L’article relatif à l’élection du Président laisse perplexe. À la majorité absolue, soit, mais sur combien de tours ? Deux, trois, davantage ? Le comité eût été mieux inspiré de le prévoir, comme aussi de prévoir que le scrutin ne puisse durer plus de deux jours, séparés par une semaine en cas de scrutin à deux tours, pour éviter les votations interminables du passé, qui font naître des doutes sur la régularité du scrutin, et de déléguer à une loi organique les règles permettant d’assurer l’égalité matérielle des candidats par le remboursement des frais de campagne, la neutralité des instances étatiques pendant la campagne, l’égalité des temps d’usage des médias publics, etc. Il est remarquable que, alors que la Constitution prévoit la catégorie des lois organiques, elle n’en fait finalement guère usage.
71L’article 147 est, c’est un euphémisme, très inhabituel. Le Président « peut exempter le gouvernement de mener à bien ses tâches », s’il est approuvé par la Chambre à la majorité simple. Le Premier ministre se change en fantôme de l’Opéra. La Chambre peut priver ce malheureux Premier ministre de ses ministres, pendant que le Président le prive de son fauteuil.
72La déficience la plus importante du texte tient à la question de la séparation des pouvoirs. L’Égypte étant un pays de vieille tradition judiciaire, la question de l’indépendance des juges, à plusieurs questions d’organisation près, a été longuement débattue et convenablement traitée. Il n’en va pas de même de la distinction de l’exécutif et du législatif, surtout en matière de mise en jeu de la responsabilité. La possibilité pour la Chambre de renvoyer non seulement le cabinet mais chaque ministre pris individuellement est à cet égard fâcheuse en ce qu’elle est de nature à entraîner soit la confusion, soit la paralysie. Cette conception n’est pas neuve. On la trouve dans les Constitutions de plusieurs États similaires. L’article 99 de la Constitution turque, par exemple, prévoit le renvoi individuel des ministres par le truchement d’une motion de censure. L’article 89 de la Constitution de l’Iran donne également un pouvoir de même type à l’« Assemblée consultative islamique ». Ce qui est ici mis à mal, c’est l’idée de l’autonomie du gouvernement et celle de la solidarité de ses membres, dans une mesure tout à fait préjudiciable à la clarté du débat démocratique.
73Dans la logique même qui est celle du texte lorsqu’il énumère et garantit les droits fondamentaux, il n’est guère cohérent que les critères de mise en œuvre de l’état d’urgence ne soient pas définis par la Constitution. Il ne sert de rien que la Constitution prévoie qu’on peut réprimer les atteintes aux droits des citoyens, si l’état d’urgence peut les en priver sans qu’on dise comment. Inspiré comme il l’était dans son souci de respecter les principes, le comité aurait pu se montrer plus précis, en prévoyant des critères (menaces imminentes contre la souveraineté, interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels, atteinte à l’intégrité territoriale) ; en proscrivant le détournement de pouvoir, en disposant que le Président ne peut mettre en œuvre l’état d’urgence à seule fin de priver tout ou partie des citoyens d’exercer les droits constitutionnels garantis, notamment en ce qui concerne les droits des partis, le droit d’association, d’opinion ou de manifestation, en n’autorisant l’état d’urgence que s’il « n’existe aucun moyen relevant du droit commun permettant de réprimer les atteintes qui pourraient fonder sa mise en œuvre », en prévoyant enfin précisément les mesures que l’état d’urgence autorise et ceux qu’il ne peut autoriser. Par exemple, on peut imposer un couvre-feu ; on ne peut pas attribuer compétence générale à la juridiction militaire ou s’affranchir du droit à un procès équitable.
74Le vote d’une motion de défiance à l’égard du Président est critiquable. Cette disposition vise, comme bien d’autres, à empêcher le retour à un système dictatorial, mais c’est au prix du risque de paralysie. Au surplus, dans un paysage politique où l’armée joue un rôle important et voit certains droits tout à fait inhabituels garantis par la Constitution elle-même, peut-être n’est-il pas très judicieux d’affaiblir à ce point la tête de l’exécutif, chef des armées.
Le Premier ministre et le gouvernement
75Les définitions sont classiques. Les éléments à considérer sont les suivants :
- Le texte distingue le « mandat gouvernemental » du « mandat ministériel », ce qui en fait deux entités autonomes, au détriment de la solidarité gouvernementale et de l’engagement collectif d’une équipe sur un programme (art. 166 et 167).
- Le mandat gouvernemental décrit neuf fonctions, comme un traité de sociologie, au lieu de fixer comme règle que le gouvernement a le devoir d’exécuter un programme et de proposer toutes mesures à cet effet (art. 167).
- Le pouvoir réglementaire est relativement mal décrit. La Constitution prévoit le pouvoir d’exécution des lois (art. 170), de gestion des services publics (art. 171), mais pas le pouvoir réglementaire autonome.
- De manière générale, rien ne distingue le domaine de la loi de celui du règlement, ce qui peut être une source de complications et d’inefficacité, du moins si l’on pense que la clarté du système de normes est la base de la démocratie.
- Les règles de signature et de contreseing, éléments importants de la lisibilité de l’action gouvernementale, ne semblent pas prévues.
L’autorité judiciaire
76Le Conseil constitutionnel est évidemment l’élément clé du dispositif, au vu du nombre de droits constitutionnels à faire respecter dans la continuité.
77La composition est celle d’une juridiction suprême ordinaire, Conseil d’État ou Cour de cassation. Cette juridiction peut éventuellement présenter plusieurs centaines de juges, puisque leur nombre n’est pas fixé. Il ne s’agit pas d’une cour sur le modèle américain, allemand ou français. Les conditions de la nomination des juges sont floues, notamment en ce qui concerne la compétence. Certes, nommés, ils doivent être indépendants mais, comme pour les magistrats, il n’existe aucun statut organique prévoyant l’inamovibilité.
78Le mandat est plus large que celui d’une cour constitutionnelle classique, puisqu’il juge de la Constitutionnalité non seulement de la loi, mais aussi des règlements, ce qui auparavant relevait de la compétence du Conseil d’État égyptien. Là-dessus, les articles 190 (pouvoir du Conseil d’État) et 192 (pouvoirs du Conseil constitutionnel) paraissent incompatibles entre eux, ce qui ouvre la voie à de nombreux conflits, susceptibles de compromettre le respect des droits énoncés par ailleurs.
79La distinction entre la voie d’action et la voie d’exception n’est pas absolument claire.
80Le statut des recours contre les actes exceptionnels n’est aucunement prévu. Décision d’exemption du président relevant le gouvernement de ces devoirs, décision de mise en œuvre de l’état d’urgence, décisions prises sur le fondement de l’état d’urgence – devant qui ces mesures sont-elles contestées ? Y a-t-il un délai impératif de jugement, des procédures de référé ? Il est dommage qu’une Constitution aussi exhaustive sur les droits ne prévoie rien en termes de procédure.
81S’agissant des autres juges, on relève deux motifs d’inquiétude. Le texte constitutionnel lui-même ne prévoit pas le principe d’inamovibilité des magistrats du siège. Alors que la Constitution prévoit des « lois organiques » votées à la majorité des deux tiers, elle renvoie le statut des magistrats à une loi ordinaire, ce qui veut dire qu’une majorité parlementaire peut à sa guise diminuer les garanties statutaires des juges.
82En revanche, le statut de la défense, des avocats et de l’aide juridictionnelle est défini en termes novateurs, précis et excellents, qu’on aimerait voir appliquer en France.
Les forces armées
83On peut noter trois points essentiels.
84Tout d’abord, la juridiction militaire existe mais ne peut juger que des militaires, sur le modèle américain (art. 204). Elle n’a pas compétence pour juger des civils, hors les cas d’atteinte aux biens et à l’équipement militaire (casernes, etc.) et d’agressions directes contre des militaires lors de leur service.
85Ensuite, il n’est pas disposé par le texte que, si ce n’est pour réquisition spécifique et dans des circonstances d’une particulière gravité, l’armée ne peut être employée contre des citoyens dans le cadre d’opérations de police, ce qui est peut être une lacune compte tenu des enseignements du passé récent.
86Enfin, une incise habile et discrète (art. 203, al. 2) prévoit que le budget des armées est incorporated as a single figure in the state budget : il échappe en pratique aux pouvoirs du Parlement, ce qui réduit quand même singulièrement les pouvoirs financiers de l’Assemblée, privée du droit d’examen et du droit d’amendement. C’est très inhabituel, surtout pour une Constitution dont les « standards » sont à ce point élevés par ailleurs.
Les autorités indépendantes
87Il faut ici remarquer que le renvoi à la loi ordinaire est systématique. Ce qui veut dire que ces autorités sont dans les mains du Parlement. Cette option est absolument défendable. Mais, dans certains cas (le rôle du « Conseil national des médias » en matière d’égalité des droits pour les compétitions électorales, le rôle du « Conseil des élections » en matière d’élections), il aurait été raisonnable que les dispositions les plus protectrices des droits des citoyens soient fixées par des lois organiques votées à la majorité des deux tiers.
Les mesures particulières et transitoires
88La rédaction des dispositions de l’article 224 est dangereusement ambiguë. Les lois et règlements antérieurs demeurent en vigueur. Ils ne peuvent être amendés que selon les procédures prévues par la Constitution. Mais, comme le contrôle de constitutionnalité par voie d’exception n’est pas défini avec suffisamment de précision dans ses modalités, un doute s’installe sur la possibilité de faire déclarer inconstitutionnelle une disposition d’une loi antérieure attentatoire aux droits garantis par la Constitution elle-même.
89Dans le silence par ailleurs des dispositions constitutionnelles, les articles 228 à 231 sont bien trop vagues pour permettre une vraie régularité des scrutins. Il est regrettable que l’article 222 ne prévoie pas les normes essentielles (égal accès des candidats aux moyens d’information publics, remboursement des frais de campagne, durée des scrutins, etc.) qui d’ailleurs trouveraient ultérieurement leur place dans des lois organiques.
90L’article 234 prévoit que le ministre de la Défense est choisi par le scaf (« Conseil suprême des forces armées ») et que cette règle demeure en vigueur pendant deux mandats présidentiels consécutifs, soit huit années. Là encore, cette règle est à rapprocher de toutes celles qui peuvent diminuer l’autorité des contrepoids « civils » à l’autorité militaire.
91La « lutte contre le terrorisme » est reconnue, mais limitée par la nécessité de garantir les droits et libertés (lesquels ne sont pas limités par le texte aux seuls citoyens égyptiens) et compensée par la reconnaissance d’un droit indemnitaire de principe pour l’ensemble des préjudices causés par les actions engagées à ce titre (art. 237).
92La Chambre reçoit mission de voter au cours de sa première session une loi « réparatrice » visant à permettre la révélation de la vérité sur les actions de l’État au cours des périodes récentes, l’indemnisation des victimes et la réconciliation nationale. Cette disposition est appréciable, surtout si on se souvient qu’une amnistie générale était toujours possible, sans cette disposition, sur la base des autres dispositions de la Constitution (art. 241).
93L’article 244 suscite une certaine perplexité. L’État garantit une représentation appropriée à l’Assemblée, selon une loi à voter, à « la jeunesse », aux « chrétiens », aux Égyptiens vivant à l’étranger et aux handicapés. S’il s’agit d’affecter la composition de l’Assemblée et de déroger aux textes, alors cette loi aurait sans doute dû présenter le caractère d’une loi organique, et non celui d’une loi ordinaire. Sur le fond, le caractère « transitoire » de cette disposition, relativement à son objet, n’apparaît pas clairement. Enfin, qu’est-ce que « la jeunesse », alors surtout qu’on prévoit un âge minimal pour l’élection ? Et pourquoi faire un sort particulier aux chrétiens, alors même que le texte se montre par ailleurs rigoureux en matière de non-discrimination ?
94* * *
95Ainsi la Constitution adoptée par les Égyptiens s’établit-elle aux antipodes de la règle de l’abbé Sieyès, qui voulait qu’une Constitution soit courte et obscure. Elle se présente comme la mise en forme juridique d’un effort collectif pour établir la démocratie dans un contexte sociologique très particulier, en tenant compte des errements du passé. Elle déjoue à cet égard, notamment en ce qui concerne les libertés publiques, les pronostics, spécialement occidentaux, de ceux qui ne voient d’alternative que dictatoriale, ou militaire, au gouvernement terroriste des islamistes. Il existe dans cette Constitution un air de souveraineté auquel on peut être sensible, une appropriation nationale de l’esprit des libertés, aux antipodes d’une adaptation servile des grands modèles, autorisant bien des audaces, par comparaison avec les timidités et les accommodements qui sont souvent le fait, en ce domaine, des États donneurs de leçons, à commencer par la France. Il n’en reste pas moins que l’épreuve de la démocratie vivante reste à venir et que plusieurs règles constitutionnelles font douter qu’elle puisse être abordée dans les meilleures conditions possibles. À cet égard, on relèvera surtout le risque de confusion entre l’exécutif et le législatif, le trop grand nombre de règles de fonctionnement dérogatoires et l’insuffisance des garanties accordées au juge. Sous le rapport de la séparation des pouvoirs, la Constitution égyptienne marque le début d’un chemin, et non pas son aboutissement.
Notes
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[*]
Maître des requêtes honoraire au Conseil d’État, avocat à la cour. Il est l’auteur, par ailleurs, de plusieurs ouvrages, dont Le Chemin des morts, Paris, Gallimard, 2013.
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[1]
Le préambule, qui n’est pas très « normatif », vise à situer la Constitution dans l’histoire générale de l’Égypte.