Notes
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[1]
Gerda Falkner, EU Social Policy in the 1990s, Londres, Routledge, 1988, p. 77. Cf. aussi Susan Milner, « Protection, Reform and Political Will. France and the European Social Model », in Helen Drake (dir.), French Relations with the European Union, Londres, Routledge, 2005, chap. 6.
-
[2]
Martin Rhodes, « A Regulatory Conundrum. Industrial Relations and the Social Dimension », in Stephen Leibfried, Paul Pierson (dir.), European Social Policy. Between Fragmentation and Integration, Washington (D. C.), Brookings, 1995, p. 99-101, 119-120.
-
[3]
Stephen Leibfried, Paul Pierson (dir.), European Social Policy : Between Fragmentation and Integration, Washington (D. C.), The Brookings Institution, 1995, p. 63 ; cf. aussi p. 51-53, 62-65.
-
[4]
George Ross, « Assessing the Delors Era and Social Policy », in Stephen Leibfried, Paul Pierson (dir.), European Social Policy, op. cit., p. 368 ; cf. aussi p. 364-366, 371-373.
-
[5]
Wolfgang Streeck, « From Market-Making to State Building : Reflections on the Political Economy of European Social Policy », in Stephen Leibfried, Paul Pierson (dir.), European Social Policy, op. cit., p. 426.
-
[6]
Michel Moran, « Review Article : Understanding the Regulatory State », British Journal of Political Science, vol. 32, n° 2, avril 2002, p. 397-404, 406-413.
-
[7]
Giandomenico Majone, Dilemmas of European Integration. The Ambiguities and Pitfalls of Integration by Stealth, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. viii. Cf. aussi Giandomenico Majone, Regulating Europe, Londres, Routledge, 1996.
-
[8]
Giandomenico Majone, Dilemmas of European Integration, op. cit., p. 100 ; cf. aussi p. 50-52, 78-79.
-
[9]
Ibid., p. 145-146, 151-155, 160-161.
-
[10]
Ibid., p. 107-108 ; cf. aussi p. 102-106, et Giandomenico Majone, Europe as the Would-Be World Power. The eu at Fifty, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 127.
-
[11]
Martin Lodge, « Regulation, The Regulatory State and European Politics », West European Politics, vol. 31, n° 1-2, janvier-mars 2008, p. 295-296 ; cf. aussi p. 289-292.
-
[12]
Deborah Mabbett, Waltraud Schelkle, « The Politics of Conflict Management in eu Regulation », West European Politics, vol. 32, n° 4, juillet 2009, p. 710 ; cf. aussi p. 710.
-
[13]
Ibid., p. 705.
-
[14]
Adrienne Héritier, Policy-Making and Diversity in Europe. Escaping Deadlock, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 96 ; cf. aussi p. 97.
-
[15]
Cf. B. Guy Peters, Vincent Wright, « The National Coordination of European Policy-Making : Negotiating the Quagmire », in Jeremy Richardson (dir.), European Union. Power and Policy-Making, 2e éd., Londres, Routledge, 2001, p. 156-161.
-
[16]
Stephen Leibfried, Paul Pierson, « The Dynamics of Social Policy Integration », in Stephen Leibfried, Paul Pierson (dir.), European Social Policy, op. cit., p. 461 ; cf. aussi p. 443-447, 464.
-
[17]
Scott Greer, « Policy-Making without Policy-Making : European Union Healthcare Services Policy », in Jeremy Richardson (dir.), Constructing a Policy-Making State ? Policy Dynamics in the eu, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 283-290.
-
[18]
Susanne K. Schmidt, « When Efficiency Results in Redistribution : The Conflict over the Single Services Market », West European Politics, vol. 32, n° 4, juillet 2009, p. 856 ; cf. aussi 849, 859.
-
[19]
Ibid., p. 862 ; cf. aussi p. 857.
-
[20]
Oliver Trieb, Gerda Falkner, « Bargaining and Lobbying in eu Social Policy », in David Coen, Jeremy Richardson (dir.), Lobbying the European Union : Institutions, Actors and Issues, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 259-261. Sur le rôle de Delors, cf. Jacques Delors, Mémoires, Paris, Plon, 2004, p. 309-310 et chap. 12 ; cf. aussi Stephen Leibfried, Paul Pierson (dir.), European Social Policy, op. cit., p. 102-103, 245-246.
-
[21]
Oliver Trieb, Gerda Falkner, « Bargaining and Lobbying in eu Social Policy », art. cité, p. 271 ; cf. aussi p. 257-265.
-
[22]
Gerda Falkner et al., Complying with Europe : eu Harmonization and Soft Law in the Member States, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 301 ; cf. aussi p. 279.
-
[23]
Ibid., p. 272-75 ; cf. aussi p. 267.
-
[24]
Ibid., p. 272-276 ; cf. aussi p. 321-326, 333-340.
-
[25]
Yves Mény, Pierre Muller, Jean-Louis Quermonne (dir.), Adjusting to Europe, Londres, Routledge, 1996, p. 7.
-
[26]
Deborah Mabbett, Waltraud Schelkle, « The Politics of Conflict Management in eu Regulation », art. cité, p. 708 ; cf. aussi p. 706.
-
[27]
Dorte Sindbjerg Martinsen, « Conflict and Conflict Management in the Cross-Border Provision of Healthcare Services », West European Politics, vol. 32, n° 4, juillet 2009, p. 794 ; cf. aussi p. 792.
-
[28]
Ibid., p. 803-806 ; cf. aussi p. 795.
-
[29]
Ibid., p. 792.
-
[30]
Maurizio Ferrera, The Boundaries of Welfare. European Integration and the New Spatial Politics of Social Protection, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 130 ; cf. aussi p. 123-138.
-
[31]
Ibid., p. 164 ; cf. aussi p. 163, 207, 218.
-
[32]
Gerda Falkner, « European Union », in Francis Castles et al. (dir.), The Oxford Handbook of the Welfare State, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 293-99.
-
[33]
David Natali, « The Open Method of Coordination on Pensions : Does it Depoliticise Pensions Policy ?” West European Politics, vol. 32, n° 4, juillet 2009, p. 811-21.
-
[34]
Ibid., p. 822.
-
[35]
Ibid., p. 826 ; cf. aussi p. 823-824.
-
[36]
Deborah Mabbett, « Supplementary Pensions between Social Policy and Social Regulation », West European Politics, vol. 32, n° 4, juillet 2009, p. 774-788.
-
[37]
Dorte Sindbjerg Martinsen, « Conflict and Conflict Management in the Cross-Border Provision of Healthcare Services », art. cité, p. 793 ; cf. aussi p. 800.
-
[38]
Ibid., p. 803-804.
-
[39]
Paul Pierson (dir.), The New Politics of the Welfare State, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 410.
-
[40]
Nick Parsons, « Social and Labour Market Policy : the (Re-) Emergence of Competitive Tensions », in Jack Hayward, Rüdiger Wurzel (dir.), European Disunion. Between Sovereignty and Solidarity, Londres, Palgrave Macmillan, 2012, p. 211 ; cf. aussi p. 205.
1Avant la mise en place de l’Union européenne, des États-providence avaient déjà été établis en Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par tous les États-nations individuels. La principale motivation en faveur de la création de systèmes de sécurité sociale protecteurs était de maintenir ou renforcer la cohésion nationale et d’institutionnaliser la solidarité. Il y avait certes eu auparavant des tentatives partielles d’instauration de systèmes d’assurance ou d’assistance depuis Bismarck, mais ce qui était nouveau, c’était la volonté d’établir des systèmes de soutien publics complets, intergénérationnels et interclasses, protégeant les citoyens du berceau au tombeau. Même si des tentatives d’européanisation de ce type de système furent faites au sein de la Communauté économique créée en 1957, il ne s’agissait là que d’un correctif limité et subsidiaire au processus prioritaire de création d’un marché commun – centré sur l’union économique puis monétaire. Dès le départ, il faut souligner que les États membres souverains ont résisté jalousement à la création d’une union sociale européenne. Confrontés à une ingérence de plus en plus forte des forces internationales du marché et soucieux de préserver le fondement social de leur autorité politique, les gouvernements nationaux ont cherché de façon indépendante à réglementer l’offre et le financement des services sociaux. Un État-providence européen était et est toujours un mirage intégrationniste.
La poursuite illusoire d’un modèle social européen
2Traditionnellement, les familles ont été la principale source d’aide sociale, jouant un rôle particulièrement important quant au partage des revenus et aux services d’aide à l’enfance et aux personnes âgées mais, au cours du xxe siècle, l’affaiblissement des structures familiales et la remise en cause du fait que l’homme soit le principal soutien du foyer ont renforcé le besoin d’une intervention publique. On peut identifier quatre groupes européens d’États-providence qui tous cherchaient à atteindre le plein-emploi et la réduction des inégalités sans être indûment freinés par le besoin de réduction budgétaire, mais qui se distinguent par des approches différentes.
3Les États-providence nordiques ont été dès le départ et demeurent à cet égard les plus complets et égalitaires, offrant des droits sociaux universels liés à la citoyenneté et financés par des taux élevés d’imposition progressive. Ensuite, et de façon tout à fait opposée, le modèle restrictif anglo-américain néolibéral préfère fournir des services sociaux par le biais d’un marché non réglementé. Il le fait à travers des programmes sous condition de ressources s’adressant aux pauvres (à l’exception partielle de l’éducation et de la santé) afin de limiter les avantages sociaux et de réduire les impôts, se détournant ainsi de la solidarité sociale. En troisième lieu, le modèle de l’Europe continentale est lié à l’emploi et opère une distinction entre les travailleurs intégrés jouissant d’un emploi sûr et de droits sociaux, et les exclus – en particulier les jeunes et les personnes âgées – qui ne profitent pas de la sécurité apportée par l’emploi. La France et l’Allemagne en sont les meilleurs exemples, les États d’Europe du Sud étant plus fragiles et s’appuyant davantage sur la famille. Quatrièmement, les pays ex-communistes d’Europe centrale sont passés d’un État-providence collectiviste, global et lié à l’emploi à une combinaison néolibérale d’assurance sociale et de filet de sécurité résiduel lié au niveau de ressources, entraînant un accroissement de l’insécurité et de l’inégalité.
4Étant donné cette diversité des politiques sociales parmi les États membres, les discours politiques évoquant une « politique sociale européenne » représentent plus une aspiration équivoque et un vœu pieu que la réalité. Les présidents français François Mitterrand et Jacques Chirac, avant la crise financière de 2007-2008, faisaient fréquemment référence à ce concept afin d’exprimer la force de leur engagement en faveur de dépenses sociales publiques qu’ils espéraient voir effectuées au niveau européen, en opposition et comme correctif à la réticence britannique à l’idée que la construction européenne aille au-delà d’un simple marché commun. Si la notion de solidarité était en général populaire quand les mouvements sociaux-démocrates et travaillistes étaient forts, à partir des années 1970 les partis de droite et les organisations patronales ont réussi à promouvoir la notion rivale de compétitivité. Dans le contexte de la mondialisation économique, la réduction des dépenses fut à l’ordre du jour, affaiblissant la protection réglementaire au niveau national. Après 2000, l’Union mit fin aux tentatives de protection sociale transnationale formelle et générale initiées par la Commission européenne et arbitrées par la Cour de justice de l’Union européenne et s’orienta vers des mesures informelles et partielles prises au niveau intergouvernemental par le biais de la méthode ouverte de coordination.
5Plutôt que la mondialisation des pressions économiques visant à maximiser l’efficacité aux dépens de la solidarité sociale menant à la convergence, ce sont les réponses spécifiques de chaque État à l’accroissement des risques socio-économiques et leurs contraintes budgétaires et d’endettement qui ont servi de fil rouge. De façon significative, au xxie siècle, l’Union n’a utilisé ni ses pouvoirs budgétaires ni ses pouvoirs réglementaires pour protéger la cohésion sociale à une période d’intégration monétaire partielle entre les pays de la zone euro. Le modèle social européen est désormais identifié à un processus de réduction des dépenses qui s’accommode des forces du marché, et non à un système de réglementation qui corrige le marché.
6S’il faut chercher un sens au modèle social européen au-delà de l’aspiration à dépasser les standards minimums communs et de l’encouragement au dialogue entre des « partenaires sociaux » qui sont en fait des adversaires – les employeurs s’opposant aux efforts des syndicats pour établir un système européen de négociations collectives pour les politiques sociales et industrielles –, c’est dans la comparaison avec les États non européens qu’on peut le trouver [1]. Le traité de Rome, signé en 1957, avait laissé aux États membres le soin de gérer la politique sociale, se contentant de faire quelques références à l’égalité hommes-femmes et de créer un modeste Fonds social européen visant à faciliter la mobilité géographique et professionnelle. À partir de 1974, l’adoption de plusieurs programmes d’action sociale n’eut guère d’effet jusqu’à ce que, dans l’Acte unique européen de 1987, l’article 118a du traité révisé reconnaisse à l’Union une compétence explicite, ne requérant pas l’unanimité, de légiférer sur la santé et la sécurité au travail. Cependant, les questions litigieuses comme la sécurité sociale continuaient à exiger que l’unanimité des États membres s’accorde.
7Sous la présidence de Jacques Delors, la Commission fit ce que l’on a appelé le « treaty-base game » afin d’infléchir l’interprétation des dispositions du traité à la formulation vague dans le but d’arriver à une « réglementation créative » à soumettre au Conseil de l’Union européenne pour approbation [2]. Malgré les efforts de Delors en vue d’établir un régime de réglementation transnational, celui-ci resta fragile sur le plan de la procédure comme du fond, faute d’établir des mécanismes de mise en œuvre et d’application adéquats. Comme nous le verrons, malgré l’activisme de la Cour de justice, il existait de larges disparités entre les législations concernant la santé et la sécurité, étant donné les différences nationales en matière de mécanismes et de pratiques réglementaires. Le traité de Maastricht de 1992 augmenta l’incertitude en établissant un protocole social séparé à cause de la décision britannique, en mai 1989, de ne pas signer la Charte des droits sociaux fondamentaux. Néanmoins, « une mosaïque complexe de réglementations et de décisions de la Cour a partiellement restreint la portée du principe de souveraineté des États membres en matière de politique sociale [3] ».
8Malgré le fait que les premières réglementations graduelles et partielles de la politique sociale aient été motivées par la construction même du marché de l’Union, le traité de Maastricht a déçu les espoirs de Delors de voir l’intégration du marché entraîner une intégration croissante de la politique sociale. Néanmoins, ce dernier se servit de la décision de doubler le budget des fonds structurels pour la redistribution régionale afin de promouvoir la solidarité interrégionale et d’éviter ainsi un « dumping social Nord-Sud » ayant pour conséquence un nivellement par le bas [4]. Il chercha à assurer un nivellement par le haut à travers une directive-cadre de 1989 visant à améliorer la sécurité et la santé au travail qui déboucha sur une douzaine de directives spécifiques. Cependant, les présidents de la Commission qui lui ont succédé ont été incapables d’assumer l’héritage de Delors en raison d’une incapacité à créer un effet d’entraînement qui aurait corrigé les effets de déréglementation inhérents à la construction du marché. Un climat d’europessimisme s’imposa alors que le désengagement des réglementations nationales et la baisse des dépenses sociales n’étaient pas compensés au niveau de l’Union. Le concept de subsidiarité propre au catholicisme social fut réinterprété pour justifier une Union faible, sujette aux contraintes des États membres, laissant l’autorégulation du marché gérer la politique sociale, alors que son sens originel invitait les États interventionnistes à déléguer certaines tâches à des institutions subétatiques [5]. En conséquence, les grandes entreprises se sont vues libres d’affirmer leur pouvoir aussi bien au niveau politique qu’au niveau économique. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, signée à Nice en 2000, faisait référence à la solidarité sociale et au bien-être social dans ses articles 20-30 concernant les droits des travailleurs. Cependant, l’article 34 sur la sécurité sociale et l’aide sociale ainsi que l’article 35 sur la santé étaient moins ambitieux que les lois et pratiques nationales, tandis que l’article 51 stipulait que la Charte ne modifiait pas les traités et reprenait l’interprétation marchande de la subsidiarité.
Réglementation et autorégulation du marché
9Dans la mesure où le rôle de l’Union en matière de politique sociale a généralement été indirect, la réglementation revenant aux États membres, il est nécessaire d’examiner brièvement l’émergence des normes réglementaires afin d’en évaluer l’impact au sein de l’Union. L’abandon des pratiques dirigistes par les gouvernements semble avoir été provoqué principalement par l’échec de la mise en place d’une politique réglementaire active entraînant en cours d’application des scandales répétés – notamment dans certains pays comme on le verra plus loin – qui ont débouché sur une préférence pour l’autorégulation. Comme l’Union n’est pas un État, elle ne gouverne pas. Elle s’appuie sur des réseaux de pilotage, sur la gouvernance plutôt que sur les ordres, qu’elle est trop faible pour donner et faire appliquer [6]. Étant donné ses capacités restreintes de redistribution dues à son absence de pouvoir budgétaire mais aussi de pouvoir bureaucratique qui puisse influencer la politique des États membres, l’Union doit laisser ces derniers prendre en charge le coût et l’application des réglementations. Cependant, vu la faible crédibilité des accords intergouvernementaux, l’Union a eu recours à des directives de re-réglementation afin de compenser les efforts de déréglementation des États sur la gestion des risques sociaux.
10Giandomenico Majone, dont les analyses pionnières ont présenté la politique européenne comme étant d’abord réglementaire, considère que la relation entre les réglementations européennes et nationales est complémentaire plutôt que conflictuelle. Le fait que l’Union ne dispose pas de la légitimité démocratique des États membres et les risques politiques qu’implique un amendement formel des traités pour dépasser la retenue des États qui a déterminé son retard en matière de politique sociale expliquent que la délégation réglementaire soit passée de « l’initiation politique et de l’harmonisation légale à l’intégration négative, qui est un moyen plus efficace d’appliquer les règles européennes [7] ». Malgré le système de comitologie et le rôle des experts nationaux dans la formulation des règlements de l’Union, on a assisté à un abandon de la méthode des « petits pas » grâce à laquelle la Commission pouvait innover. Cette dernière a perdu de sa crédibilité lorsqu’elle a été confrontée à une Union de plus en plus diverse et politisée au sein de laquelle la concurrence organisée par le marché l’emportait. Cela a freiné l’harmonisation des réglementations nationales. Majone avait averti que le hiatus au sein de « l’infrastructure bureaucratique européenne signifie qu’entre le niveau supranational où sont formulés les règlements et le niveau national d’application il existe un vide institutionnel, qui est censé être comblé par la coopération locale des autorités nationales. Malheureusement, dans de nombreux cas cette coopération ne se produit pas, tandis que des différences importantes en matière de ressources, de compétence et d’indépendance politique des autorités réglementaires nationales – des différences qui ne peuvent qu’augmenter avec l’élargissement de l’Union – empêchent une application uniforme des règles communes [8] ».
11Les États membres doivent assumer les coûts politiques et administratifs de la mise en œuvre des règles de l’Union, règles qu’ils n’ont pas produites mais qu’ils doivent respecter. Les groupes de pression en faveur des dépenses sociales dans des pays qui connaissent un faible niveau de réglementation dans le domaine de la santé et de la sécurité sont susceptibles de souhaiter un nombre toujours plus important de réglementations européennes tandis que les pays ayant des niveaux élevés de réglementations auront tendance à demander au premier groupe de pays d’adopter des standards réglementaires communs. Il y a donc peu de preuves d’un nivellement social par le bas et la concurrence entre États pourrait bien en fait renforcer les niveaux de protection sociale. Cependant, l’élargissement signifie que les différences entre les États membres, combinées aux tensions entre l’intégration du marché et la protection sociale, tendent à favoriser l’autonomie réglementaire nationale [9]. Malgré la préférence de la Commission pour une standardisation européenne, l’autorégulation informelle a l’avantage de réduire le coût de la réglementation et d’accélérer sa mise en œuvre par rapport à l’application par les États de règles imposées par l’Union. Majone aborde de façon pertinente la « tendance des dirigeants de l’Union à mélanger processus et résultat, et à ignorer les risques d’échec », et il critique même « la volonté affichée des dirigeants européens d’augmenter le risque d’échec pour des raisons politiques qui ne sont jamais exprimées de façon explicite – et qui sont en fait souvent niées [10] ».
12S’appuyer sur les réglementations est généralement perçu comme susceptible de dépolitiser les mesures controversées, telles que la réduction des avantages sociaux découlant des contraintes budgétaires et les coûts de mise en œuvre. Faire porter la responsabilité aux régulateurs plutôt qu’au ministre est une pratique commune, mais les États membres se sont comportés différemment vis-à-vis de certains domaines de politique sociale et des méthodes de réglementation. Transposer de façon discrétionnaire les directives de l’Union alors que ces États étaient confrontés aux coûts politiques engendrés n’a pas tant mené à « l’érosion » des réglementations publiques qu’à leur réorganisation politisée de façon formelle et informelle. Cependant, Martin Lodge a signalé qu’au vu du manque de clarté qui en résultait, dans un contexte européen marqué par de nombreuses questions transfrontalières – telles les allégations extravagantes de tourisme social –, le sens « ne changerait guère si le mot “politique” était utilisé au lieu de “réglementation” ». De la même façon, les mots « réglementation » et « gouvernance » pourraient aussi souvent être utilisés de façon interchangeable. Étant donné les limites incertaines du champ réglementaire, le risque inhérent est qu’étudier la réglementation revienne à « tout étudier » [11].
13Comment résoudre le paradoxe selon lequel la recherche par l’Union d’un consensus par la réduction des controverses politiques entre en collision avec les conséquences en matière de répartition des décisions réglementaires prises dans le contexte de l’intégration par le marché ? Comme nous le verrons, la Commission joue un rôle clé dans l’initiation et la discussion des politiques sociales européennes par le biais de ses directives. « Le processus d’élaboration et de discussion d’une directive est lui-même un processus de réglementation dominé par la recherche d’un terrain commun et, à de très rares exceptions, l’évitement de la surenchère politique [12]. » Les vicissitudes de la directive Bolkestein du 12 décembre 2006 sur les services en général et les retraites en particulier reflètent le fait que, lorsque les conflits sur les objectifs à atteindre au sein du Conseil européen mènent à une impasse, on a recours à « des directives vagues et ambiguës qui reportent la résolution de nombreuses questions au moment de leur mise en œuvre [13] ». Le caractère problématique de cette stratégie du contournement est typique de la méthode ouverte de coordination qui délègue l’autorité d’application aux États membres, les échecs qui en résultent étant attribués aux régulateurs nationaux. Comme nous le verrons, cela implique que la Cour de justice agisse en tant qu’arbitre afin de régler les conflits non résolus qui découlent du choix des méthodes informelles d’une gouvernance persuasive. Puisqu’il est difficile de vérifier si les accords issus de négociations intergouvernementales sont mis en œuvre correctement, le recours à la saisine judiciaire devient assez fréquent. La souveraineté des États est ainsi préservée en apparence par ce qui a été appelé des « stratégies de tromperie » et un subterfuge politique [14].
Les participants au processus de réglementation de la politique sociale
14Vincent Wright a décrit sans pareille la complexité déroutante du cadre dans lequel les participants au processus d’interaction entre les États membres et les institutions de l’Union menaient leurs activités. Il a pointé l’ambivalence structurelle du mode de prise de décision, ambivalence exacerbée par l’hétérogénéité induite par les élargissements successifs qui ont déstabilisé le processus et retardé les résultats. L’incertitude s’est accrue avec la portée, la diversité et la nature politique controversée des décisions interdépendantes de l’agenda de l’Union et elle a été masquée par des arrangements forfaitaires et des compensations annexes visant à garantir des accords préparés par des centaines de comités d’experts au niveau local et de groupes de travail à Bruxelles. La formation de coalitions est rendue plus compliquée par les multiples négociations bilatérales et transversales entre des réseaux nationaux formels et informels qui n’ont souvent pas d’équivalent au niveau de l’Union. En particulier, l’inadéquation entre l’exécutif de l’Union et les ministres responsables au niveau national entrave la coordination entre l’élaboration des mesures et leur application au niveau des États membres [15]. Ce sont ces aspects paralysants de l’intégration que les principaux participants au processus d’élaboration de la politique sociale de l’Union cherchent à surmonter.
15Si les réglementations nationales sont impopulaires ou inefficaces, les États peuvent se tourner vers la Commission pour dépasser leurs propres limites. Selon la méthode communautaire, la Commission prend des initiatives pour définir les priorités, en particulier par le biais des fonds structurels, du protocole social, le treaty-base game et l’encouragement du dialogue social. Les réglementations concernant la santé et la sécurité ont été élaborées via la coordination de réseaux et de comités d’experts nationaux. Cependant, sa capacité à promouvoir des réformes ambitieuses par le biais de directives rigides a été sérieusement affaiblie depuis 1995 sous les présidences de Jacques Santer, de Romano Prodi et de José Manuel Barroso ; en conséquence, la majeure partie de la politique sociale est restée du ressort des États membres. Néanmoins, l’incapacité des États-providence nationaux à résister au processus de construction du marché européen, accentué par la mondialisation, les a déstabilisés du fait des pressions en faveur de la réduction des dépenses sociales, malgré leurs tentatives désespérées d’éviter les conséquences électorales qui en découlent. La légitimité démocratique et le champ d’action réglementaire limités de la Commission et de sa direction générale pour la santé et la protection sociale font de ceux-ci un bouc émissaire de moins en moins plausible pour les gouvernements nationaux qui cherchent à parer aux critiques. L’immobilité au sein de l’Union résulte du fait « qu’il est beaucoup plus facile de bloquer des mesures politiques que de les mettre en œuvre [16] ».
16La Commission « entrepreneuriale » n’a pas réussi à éviter l’émasculation d’une grande partie du contenu – notamment les mesures concernant les services de santé – de la directive Bolkestein sur les services émise par la direction générale du marché intérieur en 2004. Malgré les efforts de la direction générale la plus faible – celle pour la santé et la protection sociale – et des lobbies de santé, l’européanisation de la réglementation sur la santé a été limitée aux produits pharmaceutiques par le biais de pressions au sein de l’Agence européenne pour l’évaluation des médicaments. Une autre agence spécialisée, le Centre européen pour le contrôle et la prévention des maladies, a été poussée à agir par les fréquentes crises comme celles provoquées par le VIH/Sida, la maladie de la « vache folle » et la grippe porcine. Elle a renforcé les réseaux du secteur public en les coordonnant et en accroissant leur efficacité politique. Il y a donc eu quelques résultats, malgré une mise en œuvre limitée et nominale [17]. Bien que le potentiel de déréglementation de la directive sur les services exempte la santé et les services sociaux, l’intervention au niveau national a signifié que « les gouvernements ne peuvent plus garantir un traitement égal à tous leurs citoyens [18] ». La discrimination nationale est une conséquence controversée, car « les États membres peuvent être forcés d’introduire un système de discrimination à l’encontre de leurs propres citoyens dans leur réglementation nationale », en raison de la logique de reconnaissance mutuelle [19].
17Delors avait fait de grands efforts pour promouvoir un dialogue social non seulement par le haut au sein du Comité économique et social, mais en particulier par le bas entre les partenaires sociaux, s’appuyant sur la société civile pour faire contrepoids aux politiques d’affrontement des organisations nationales et des gouvernements des États membres. Son objectif était de souligner l’interdépendance des entreprises et des syndicats et, quand cela était possible, de transformer les accords au niveau de l’Union en directives-cadre contraignantes. La sécurité sociale avait fait l’objet de décisions unanimes jusqu’à Maastricht, mais Delors souhaitait transformer les accords collectifs entre partenaires sociaux en législation européenne contraignante. S’ils en faisaient la demande conjointe, les États membres pouvaient confier à ces mêmes partenaires sociaux la mise en œuvre des directives européennes. La Commission était également obligée de les consulter avant d’élaborer des propositions concernant la politique sociale. Par la suite, le traité d’Amsterdam de 1997 incorpora le protocole social de Maastricht après que le gouvernement Blair fut revenu sur la non-participation britannique [20].
18Miser sur l’autoréglementation par des accords volontaires entre des « partenaires » engagés de manière structurelle dans des conflits présupposait qu’entreprises et syndicats puissent accepter des compromis ou se reconnaître des intérêts communs. Les trois principales associations européennes sont Business Europe (unice jusqu’en 2007, qui ne comprend pas l’Association européenne des petites et moyennes entreprises mais représente environ quarante fédérations d’employeurs), la Confédération européenne des syndicats (ces, qui regroupe environ quatre-vingts fédérations syndicales nationales et douze fédérations européennes, de même que son affiliée Eurocadres) et le Centre européen des entreprises à participation publique (ceep, qui représente environ cinq cents entreprises et organismes publics et semi-publics).
19Le lobbying en faveur de la politique sociale s’effectue surtout au niveau national. Lorsque le Conseil menace de légiférer, Business Europe est plus disposée au compromis mais, lorsque les gouvernements du Royaume-Uni et des États d’Europe centrale sont hostiles à la réglementation, l’organisation patronale gagne en pouvoir dans la négociation. Le lobbying sert à promouvoir « ses options privilégiées, qui favorisent l’absence de réglementation, les accords volontaires et un maximum de flexibilité au niveau de la mise en œuvre [21] ». Néanmoins, la capacité de Business Europe de s’opposer à la réglementation et de faire progresser la déréglementation à des fins concurrentielles est affaiblie par les divisions internes entre les firmes, les secteurs et les pays, et elle ne peut donc pas nécessairement présenter un front uni ou imposer un veto des entreprises. De façon plus générale, le dialogue social, concentré au niveau national plutôt qu’au niveau de l’Union, représente plus un obstacle qu’un tremplin ou une impulsion pour une réglementation sociale paneuropéenne.
20Alors que le Conseil et le Conseil européen renvoient certaines questions de détail importantes aux comités d’experts de la Commission et à la Cour de justice, ils se sont montrés de plus en plus enclins à garantir aux gouvernements nationaux un certain contrôle. Ils agissent sur la base de deux motivations complémentaires : les principes et la commodité. Contrairement à la Commission et à la Cour qui sont des organes non démocratiques, les gouvernements des États membres doivent rendre des comptes à leurs électorats nationaux. Définir le niveau politique auquel sera prise une décision est donc essentiel pour aboutir à des compromis et éviter l’indécision qui mène à l’impasse. Comme ce sont les gouvernements et non la Commission qui sont responsables de la transposition des directives européennes dans les législations nationales et, ensuite, de leur application, les retards ou les échecs dans ce processus mènent à un « déficit de mise en œuvre » délétère, dû au non-respect des dispositions. Certains ont expliqué de façon convaincante que, en général, « le type de procédure réglementaire était beaucoup moins important dans la détermination des résultats de la transposition que des facteurs tels que les conflits politiques, la surcharge administrative ou l’attitude générale dominante parmi les élites politiques vis-à-vis du respect des directives de l’Union » [22].
21Gerda Falkner a montré que la non-application des politiques de l’Union par les États membres variait selon quatre axes. Premièrement, les capacités de coordination et de direction sont faibles en Grèce, en Italie et en Espagne. Deuxièmement, les ressources au service de l’inspection sont limitées en Grèce, en Irlande et au Portugal. Troisièmement, les sanctions ne sont pas très appliquées en France à cause de la congestion des tribunaux. Quatrièmement, la disponibilité d’information fiable est particulièrement déficiente en Grèce [23]. La Commission n’est pas efficace lorsqu’il s’agit de réagir face aux cas de non-respect de ses dispositions, non seulement lorsqu’elle s’en aperçoit mais surtout, et bien entendu, lorsqu’elle l’ignore. Elle a opéré une distinction entre deux types de non-conformité. Les pays nordiques présentent une culture politique et administrative qui invite au respect universel de la loi. Le calcul du rapport coût/bénéfice politique au niveau national prévaut à la fois vis-à-vis des lois strictes ou des lois discrétionnaires en Autriche, en Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Espagne et au Royaume-Uni. Par ailleurs, l’inertie politique et administrative dans la mise en œuvre et l’absence d’activisme social qui caractérisent certains pays impliquent que ces derniers ne se conforment aux directives que s’ils y sont contraints, qu’il s’agisse de la transposition et de la mise en œuvre au Portugal et en Grèce, de la transposition mais pas de la mise en œuvre en France et au Luxembourg, de la mise en œuvre mais pas de la transposition en Irlande et en Italie. Les intérêts – en particulier les intérêts égoïstes à court terme – l’emportent sur la culture réglementaire générale, surtout en dehors des pays nordiques [24]. La Grèce s’est montrée ostensiblement incapable de respecter la réglementation anticorruption, dans le domaine social comme dans le domaine fiscal.
22La réglementation de l’Union en matière de politique sociale est particulièrement victime d’une mise en œuvre inadéquate ou inexistante, ce qui nécessite que la Cour de justice accepte un grand nombre de poursuites et de décisions préjudicielles. Les acteurs nationaux tentent de récupérer à l’étape de la mise en œuvre ce qu’ils ont perdu à l’étape de la prise de décision en « retardant l’application des directives, en en donnant une interprétation laxiste, par la fraude intentionnelle ou tolérée, la corruption des objectifs de départ, la mauvaise volonté de la part des autorités judiciaires, ou même le refus pur et simple de mettre en œuvre les mesures [25] ». La Cour de justice réagit aux conflits émergents et est caractérisée par une argumentation qui demande du temps et vise à réduire l’incertitude légale. Le cycle réglementaire de la politique sociale est clos de façon provisoire lorsque la Commission applique et généralise les décisions de la Cour de justice, de telle sorte « qu’une symbiose entre l’intégration judiciaire et la réglementation est un des facteurs qui expliquent les tendances réglementaires de la politique de l’Union [26] ». En référence aux arguments légaux de la Cour de justice, la Commission « traduit le problème politique identifié en un “besoin réglementaire” [27] ». Elle donne une suite administrative à l’identification de problèmes réglementaires par la Cour de justice et, par voie de conséquence, aux options de politique de redistribution des États-providence nationaux de telle sorte que les deux institutions déterminent conjointement le cadre de la politique sociale de l’Union [28]. L’exigence de la Cour de justice qui veut que la mise en œuvre au niveau national soit à la fois nécessaire et appropriée autorise la Commission à s’en assurer. Ce contrôle interprétatif et progressif des législations sociales des pays membres permet à la politique sociale traînarde de l’Union d’échapper à l’immobilisme grâce à ce qui a été désigné comme le « tandem Commission-Cour [29] ». Cependant, l’intention affichée de la Commission d’abolir l’ancienne réglementation chaque fois qu’une nouvelle est adoptée signale que la phase expansive de l’intégration réglementaire de l’Union risque d’enregistrer un coup d’arrêt, sinon un renversement total.
Réglementer les conséquences sociales de la coordination intergouvernementale
23Les frontières des États ne sont pas seulement politiques, elles sont aussi sociales. La mise en commun solidaire des risques découlant du chômage, de la maladie, du handicap et de l’allongement de la vie a entraîné une divergence entre, d’un côté, la plupart des pays de l’Europe continentale qui ont adopté la logique de l’assurance privée liée à l’emploi et, de l’autre, l’Europe du Nord et le Royaume-Uni qui ont adopté un système d’assurance sociale universelle à caractère plus redistributif. Au Royaume-Uni, l’État-providence d’après-guerre combinait un programme d’assurance nationale, d’aide sociale, d’allocations familiales et un système national de santé. Les Trente Glorieuses qui ont précédé la première d’une longue série de crises économiques constituèrent le point culminant pour les États-providence, dont les spécificités étaient alors défendues par les gouvernements car elles étaient le fondement de la loyauté des citoyens et de la cohésion nationale. Cependant, les décisions de la Cour de justice agissant comme la « police du marché » de l’Union ont réduit le pouvoir discrétionnaire des autorités nationales. Par exemple, les réglementations de la Cour de justice ont « forcé à redessiner les frontières domestiques entre l’État et le marché dans la sphère de la santé, abolissant des avantages ou protections traditionnelles dont bénéficiaient les acteurs et institutions non marchandes [30] ». Les plans d’aide sociale minimale en direction des plus démunis ont été les victimes collatérales de l’activisme de la Cour de justice, notamment du fait de la réduction de l’autonomie des États membres par le biais d’une bataille réglementaire sur l’éligibilité en fonction de la résidence.
24La réaction des États membres vis-à-vis des réglementations d’arrière- garde de l’Union a suivi quatre directions. Premièrement, des protections constitutionnelles ont été introduites, par exemple les exigences de résidence et le refus décidé en 1992 d’empêcher les ressortissants de pays extracommunautaires d’accéder aux programmes sociaux. Les États membres ont résisté à la perte de loyauté des bénéficiaires au niveau national qui ne s’est pas transférée à l’Union en accordant des droits aux extracommunautaires au nom de la non-discrimination. Deuxièmement, la préemption législative a pris la forme de directives sur les fonds de pension visant à limiter le champ d’action de la solidarité sociale. Troisièmement, comme on l’a vu plus haut, il a souvent été fait recours au non-respect des réglementations de l’Union, par certains États membres plus que par d’autres, afin de bloquer leur application. Quatrièmement, la mobilisation politique organisée par les gouvernements, notamment s’agissant des fonds de pension, a mené à la formation de coalitions au sein du Conseil et du Conseil européen, qui sont ainsi devenus des arènes où l’on peut « bloquer, modifier ou retarder la législation dans les domaines sensibles [31] ».
25La transformation de normes européennes contraignantes ou de strictes directives, qui étaient au nombre de quatre-vingts en 2009 – et qui portaient majoritairement sur le domaine de la santé, de la sécurité et de l’égalité au travail –, en quelque cent vingt normes non contraignantes ou recommandations de coordination souples depuis la mise en place de la stratégie de Lisbonne en 2000 a permis d’étendre l’action de l’Union à des domaines comme la réforme des retraites, l’inclusion sociale et l’égalité des chances. Cependant, la préemption politique par les gouvernements nationaux a, en grande partie, entravé l’empiétement supranational de l’Union. Même en ayant recours à la méthode ouverte de coordination, l’Union n’a pas pu développer la réglementation sur la redistribution abandonnée par les États membres aux forces du marché, et encore moins corriger les défauts de ce même marché [32]. L’autoréglementation et la réglementation a posteriori par l’établissement de normes ou par le biais de conseils ou de circulaires ont été entreprises par le Comité de la protection sociale (cps) établi en 2000 sous l’autorité conjointe de la Commission et du Conseil, et doté d’un rôle consultatif technique qui est supervisé par la direction générale de l’emploi, des affaires sociales et de l’inclusion de la Commission. La mise en œuvre spécifique des réformes est confiée aux États membres qui auront, bien entendu, interprété différemment les orientations censées être communes, en partie à cause de conflits entre les ministres de l’Économie et les ministres des Affaires sociales – ce qui se traduit au niveau de la Commission par des pressions exercées par le conseil Ecofin et la direction générale de l’emploi, des affaires sociales et de l’inclusion. Alors que le cps recherche un consensus entre les signaux contradictoires provenant des États membres, il a dû se résigner à accepter de s’accorder sur le plus petit dénominateur commun [33].
26La réglementation souple n’a pas entraîné une participation significative des « partenaires sociaux » ou des organisations non gouvernementales de la société civile. Ces derniers ont été consultés a minima au niveau national et rarement invités à participer aux débats du cps. L’absence de transparence et de débat à propos des politiques nationales de l’Union a entraîné « une “déconnexion” entre les objectifs européens et l’expérience de leur mise en œuvre au niveau national [34] ». La conséquence en a été non pas une méthode ouverte mais « une méthode “fermée” de coordination fondée sur le rôle clé de la Commission et des bureaucraties nationales [35] ». Certes, des améliorations ont eu lieu dans la surveillance et l’évaluation des performances nationales grâce à l’instauration d’indicateurs communs définis par le sous-groupe Indicateurs du cps, mais les compromis réalisés sur les orientations vagues ont fourni aux États membres une marge de manœuvre conséquente au stade décisif de l’application. Nous retrouvons donc notre thème central, le fossé béant entre les politiques sociales nationales et la réglementation européenne.
27Les retraites complémentaires forment un domaine où les frontières entre la réglementation sociale et le marché sont en train de bouger, et ce en faveur des valeurs du marché parce qu’elles sont, justement, des instruments de marché. La responsabilité de la Commission vis-à-vis de la promotion du développement du marché interne européen l’amène à s’intéresser à l’aspect transfrontalier des fonds de pension. Ceux-ci affectent à la fois les marchés de capitaux du fait de leurs règles d’investissement et le marché du travail via la portabilité des droits à la retraite. La directive 2003/41/CE du 3 juin 2003 sur les fonds de pension fut le résultat de longues négociations intergouvernementales en vue d’assurer le contrôle par les États membres ayant auparavant entravé la mobilité des travailleurs par la directive 98/49/CE du 29 juin 1998 relative à la sauvegarde des droits à pension complémentaire des travailleurs salariés et non salariés qui se déplaçaient à l’intérieur de la Communauté. Les partenaires sociaux n’ayant pas réussi à trouver un accord, les employeurs ont appuyé la directive sur les fonds de pension pour faire face aux propositions plus ambitieuses de la cps. La directive de la Commission sur la portabilité des droits à la retraite s’appuya sur ses compétences dans le domaine de la construction du marché interne plutôt que sur celles en matière de politique sociale pour se contenter d’exigences minimales vis-à-vis des lois et des pratiques nationales. Est ainsi confirmée une fois de plus l’incapacité des initiatives réglementaires de la Commission à dépasser les divergences entre les États-providence nationaux, révélées lorsqu’est utilisé le pouvoir de blocage du Conseil [36].
28La prestation de services de santé transfrontaliers fut retirée de la directive générale sur les services du marché intérieur proposée par la Commission en 2004 à cause de l’objection des ministres de la Santé. Ils craignaient que « l’institutionnalisation de la prestation de services transfrontaliers ne permette aux patients mobiles de contourner les listes d’attente et d’accéder plus rapidement à un traitement, et aussi sans doute d’obtenir des traitements qui ne sont pas disponibles dans leurs pays [37] ». Le Parti socialiste européen au Parlement se montra particulièrement inquiet à l’idée de voir les États membres perdre l’autonomie induite par leur souveraineté qui leur permet d’empêcher les systèmes de santé nationaux d’être saignés financièrement par le tourisme médical. La directive de 2008 de la Commission sur la mobilité des patients réussit à éviter les controverses politiques en s’appuyant sur les interprétations de la Cour de justice, notamment le principe de proportionnalité selon lequel des mesures nationales telles que le contournement des listes d’attente quand le délai ne le justifie pas sont nécessaires et appropriées. Les conflits sont repoussés à l’étape de la mise en œuvre administrative, la Cour de justice jouant les arbitres [38]. Les États membres sont déterminés à conserver le contrôle des services sociaux et de leurs destinataires, sur le plan de la procédure comme du fond.
La Némésis d’une décennie d’austérité sociale
29Dès 2001, Paul Pierson signalait sur un ton apocalyptique qu’ajuster la protection sociale dans des temps difficiles d’accroissement des besoins et de déclin des ressources créait un contexte inhospitalier d’« austérité permanente [39] ». Dans la mesure où la science politique est assez pertinente dans l’analyse a posteriori, assez perspicace concernant le présent, mais guère clairvoyante sur l’avenir, je n’irai pas jusque-là. L’impact de l’accroissement des besoins sur la politique sociale est renforcé par la hausse rapide du fardeau des retraites d’une population vieillissante, principalement à cause de traitements médicaux certes très performants mais très coûteux. La poussée démographique qui s’accompagne d’une augmentation de la demande de services de santé et de soins se heurte au problème de dépenses publiques insoutenables, étant donné l’inélasticité des revenus budgétaires. La participation électorale des personnes âgées est extrêmement élevée, et il est donc particulièrement difficile, pour des politiciens en concurrence sur le plan électoral, de proposer de réduire les dépenses sociales. Une tendance générale à l’allongement de l’âge du départ à la retraite s’est dessinée, avec des différences nationales en termes d’échéance de départ et de montant des retraites. Malgré l’hostilité qui se développe vis-à-vis de l’immigration, il est admis avec réticence que, au moins à moyen terme, celle-ci accroît plus les revenus qu’elle n’absorbe de dépenses publiques. D’âpres conflits de valeurs à propos de la redistribution intergénérationnelle se traduisent par la réduction du montant des retraites, des conditions de ressources plus strictes et un report de l’âge de départ afin de faire face à une hausse inexorable du coût des retraites et de la santé dans un contexte de crises économiques, de déficits budgétaires élevés et de dettes publique et privée croissantes. Dans la zone euro en particulier, les pressions en faveur d’une politique d’austérité au niveau national ont été exacerbées plutôt que contrecarrées, provoquant des poussées nationalistes et europhobes, qui se sont ajoutées à une montée plus soutenue de l’euroscepticisme. L’Union est, aujourd’hui et pour les années à venir, identifiée à l’appauvrissement du fait du marché et à l’impuissance politique. Les citoyens ne sont pas prêts à pardonner ces attentes déçues, car ils voient l’Union comme un projet élitiste et même étranger, dans lequel l’argent est la mesure de toute chose.
30La prétention de l’Union à porter un modèle social fut abandonnée implicitement par l’article 151 du traité de Lisbonne lorsque l’aspiration à de hauts niveaux de protection sociale fut rabaissée au niveau de ce qui était vaguement présenté comme « une protection sociale adéquate ». La souveraineté nationale comme la solidarité européenne ont été les victimes des « pressions concurrentielles déclenchées par l’intégration asymétrique et la mondialisation économique [40] ». L’attachement national à l’État-providence et l’aspiration à une Union toujours plus étroite se sont avérés des idéaux invraisemblables face aux réalités économiques dominées par les forces du marché non réglementées. L’hétérogénéité accrue de l’Union élargie a contribué à son déclin, de la diversité à la désunion. Des circonstances défavorables et des failles institutionnelles et décisionnelles ont fait de l’Union un ensemble d’organisations aux visées intégrationnistes qui l’ont finalement dévoyée de leur objectif de départ. Le discrédit qui en a résulté a transformé l’Union qui est passée d’un rêve de sécurité accrue, de justice sociale et d’opulence à un cauchemar d’insécurité et de pauvreté imposée de l’extérieur et vaguement compensée par la charité. La soumission aux impératifs du marché en général et du marché des obligations en particulier a privé l’Union de la légitimité que son intervention réglementaire visant à garantir des mesures populaires n’a compensée que partiellement. Elle s’est montrée incapable de remplacer les processus institutionnels qui assuraient sa légitimité. L’Union occupe une place équivoque entre d’un côté des États dont l’autorité est fondée sur le pouvoir politique et qui font appel à ce qu’ils considèrent être leur sacro-sainte souveraineté, et de l’autre des institutions de marché fondées sur la régulation et qui s’appuient sur les traités de l’Union pour imposer des restrictions transitoires et quasi constitutionnelles face aux assertions discrétionnaires et téméraires du pouvoir d’État.
31Le désengagement de la protection sociale collective menace de provoquer un retour à des politiques économiques nationalistes, protectionnistes, du chacun pour soi. L’interdépendance des pays de l’Union s’étant montrée socialement inefficace, le sanctuaire illusoire de l’indépendance nationale se présente comme un recours qui substitue une souveraineté faiblarde à une solidarité abandonnée. La quête désespérée de sortie de la violente spirale descendante de l’austérité sociale se montre illusoire alors que chaque État membre tente de travailler à son propre salut. Reste à espérer que, malgré l’incompétence des responsables et irresponsables politiques, il sera possible de traverser la crise tant bien que mal et de sortir en titubant de ce bourbier.
Notes
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[1]
Gerda Falkner, EU Social Policy in the 1990s, Londres, Routledge, 1988, p. 77. Cf. aussi Susan Milner, « Protection, Reform and Political Will. France and the European Social Model », in Helen Drake (dir.), French Relations with the European Union, Londres, Routledge, 2005, chap. 6.
-
[2]
Martin Rhodes, « A Regulatory Conundrum. Industrial Relations and the Social Dimension », in Stephen Leibfried, Paul Pierson (dir.), European Social Policy. Between Fragmentation and Integration, Washington (D. C.), Brookings, 1995, p. 99-101, 119-120.
-
[3]
Stephen Leibfried, Paul Pierson (dir.), European Social Policy : Between Fragmentation and Integration, Washington (D. C.), The Brookings Institution, 1995, p. 63 ; cf. aussi p. 51-53, 62-65.
-
[4]
George Ross, « Assessing the Delors Era and Social Policy », in Stephen Leibfried, Paul Pierson (dir.), European Social Policy, op. cit., p. 368 ; cf. aussi p. 364-366, 371-373.
-
[5]
Wolfgang Streeck, « From Market-Making to State Building : Reflections on the Political Economy of European Social Policy », in Stephen Leibfried, Paul Pierson (dir.), European Social Policy, op. cit., p. 426.
-
[6]
Michel Moran, « Review Article : Understanding the Regulatory State », British Journal of Political Science, vol. 32, n° 2, avril 2002, p. 397-404, 406-413.
-
[7]
Giandomenico Majone, Dilemmas of European Integration. The Ambiguities and Pitfalls of Integration by Stealth, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. viii. Cf. aussi Giandomenico Majone, Regulating Europe, Londres, Routledge, 1996.
-
[8]
Giandomenico Majone, Dilemmas of European Integration, op. cit., p. 100 ; cf. aussi p. 50-52, 78-79.
-
[9]
Ibid., p. 145-146, 151-155, 160-161.
-
[10]
Ibid., p. 107-108 ; cf. aussi p. 102-106, et Giandomenico Majone, Europe as the Would-Be World Power. The eu at Fifty, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 127.
-
[11]
Martin Lodge, « Regulation, The Regulatory State and European Politics », West European Politics, vol. 31, n° 1-2, janvier-mars 2008, p. 295-296 ; cf. aussi p. 289-292.
-
[12]
Deborah Mabbett, Waltraud Schelkle, « The Politics of Conflict Management in eu Regulation », West European Politics, vol. 32, n° 4, juillet 2009, p. 710 ; cf. aussi p. 710.
-
[13]
Ibid., p. 705.
-
[14]
Adrienne Héritier, Policy-Making and Diversity in Europe. Escaping Deadlock, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 96 ; cf. aussi p. 97.
-
[15]
Cf. B. Guy Peters, Vincent Wright, « The National Coordination of European Policy-Making : Negotiating the Quagmire », in Jeremy Richardson (dir.), European Union. Power and Policy-Making, 2e éd., Londres, Routledge, 2001, p. 156-161.
-
[16]
Stephen Leibfried, Paul Pierson, « The Dynamics of Social Policy Integration », in Stephen Leibfried, Paul Pierson (dir.), European Social Policy, op. cit., p. 461 ; cf. aussi p. 443-447, 464.
-
[17]
Scott Greer, « Policy-Making without Policy-Making : European Union Healthcare Services Policy », in Jeremy Richardson (dir.), Constructing a Policy-Making State ? Policy Dynamics in the eu, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 283-290.
-
[18]
Susanne K. Schmidt, « When Efficiency Results in Redistribution : The Conflict over the Single Services Market », West European Politics, vol. 32, n° 4, juillet 2009, p. 856 ; cf. aussi 849, 859.
-
[19]
Ibid., p. 862 ; cf. aussi p. 857.
-
[20]
Oliver Trieb, Gerda Falkner, « Bargaining and Lobbying in eu Social Policy », in David Coen, Jeremy Richardson (dir.), Lobbying the European Union : Institutions, Actors and Issues, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 259-261. Sur le rôle de Delors, cf. Jacques Delors, Mémoires, Paris, Plon, 2004, p. 309-310 et chap. 12 ; cf. aussi Stephen Leibfried, Paul Pierson (dir.), European Social Policy, op. cit., p. 102-103, 245-246.
-
[21]
Oliver Trieb, Gerda Falkner, « Bargaining and Lobbying in eu Social Policy », art. cité, p. 271 ; cf. aussi p. 257-265.
-
[22]
Gerda Falkner et al., Complying with Europe : eu Harmonization and Soft Law in the Member States, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 301 ; cf. aussi p. 279.
-
[23]
Ibid., p. 272-75 ; cf. aussi p. 267.
-
[24]
Ibid., p. 272-276 ; cf. aussi p. 321-326, 333-340.
-
[25]
Yves Mény, Pierre Muller, Jean-Louis Quermonne (dir.), Adjusting to Europe, Londres, Routledge, 1996, p. 7.
-
[26]
Deborah Mabbett, Waltraud Schelkle, « The Politics of Conflict Management in eu Regulation », art. cité, p. 708 ; cf. aussi p. 706.
-
[27]
Dorte Sindbjerg Martinsen, « Conflict and Conflict Management in the Cross-Border Provision of Healthcare Services », West European Politics, vol. 32, n° 4, juillet 2009, p. 794 ; cf. aussi p. 792.
-
[28]
Ibid., p. 803-806 ; cf. aussi p. 795.
-
[29]
Ibid., p. 792.
-
[30]
Maurizio Ferrera, The Boundaries of Welfare. European Integration and the New Spatial Politics of Social Protection, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 130 ; cf. aussi p. 123-138.
-
[31]
Ibid., p. 164 ; cf. aussi p. 163, 207, 218.
-
[32]
Gerda Falkner, « European Union », in Francis Castles et al. (dir.), The Oxford Handbook of the Welfare State, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 293-99.
-
[33]
David Natali, « The Open Method of Coordination on Pensions : Does it Depoliticise Pensions Policy ?” West European Politics, vol. 32, n° 4, juillet 2009, p. 811-21.
-
[34]
Ibid., p. 822.
-
[35]
Ibid., p. 826 ; cf. aussi p. 823-824.
-
[36]
Deborah Mabbett, « Supplementary Pensions between Social Policy and Social Regulation », West European Politics, vol. 32, n° 4, juillet 2009, p. 774-788.
-
[37]
Dorte Sindbjerg Martinsen, « Conflict and Conflict Management in the Cross-Border Provision of Healthcare Services », art. cité, p. 793 ; cf. aussi p. 800.
-
[38]
Ibid., p. 803-804.
-
[39]
Paul Pierson (dir.), The New Politics of the Welfare State, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 410.
-
[40]
Nick Parsons, « Social and Labour Market Policy : the (Re-) Emergence of Competitive Tensions », in Jack Hayward, Rüdiger Wurzel (dir.), European Disunion. Between Sovereignty and Solidarity, Londres, Palgrave Macmillan, 2012, p. 211 ; cf. aussi p. 205.