Notes
-
[1]
Patrice Vanlerberghe, « La capacité d’expertise scientifique : une valeur et une marque. Rapport de l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, 2008-2009 », juillet 2009.
-
[2]
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 544.
-
[3]
Didier Tabuteau, « Les services publics de santé et d’assurance maladie entre repli et renouveau », in Didier Tabuteau (dir.), Service public et santé, Paris, éditions de Santé-Presses de Sciences Po, 2012, p. 23.
-
[4]
Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, rapport de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique présidée par Jean-Marc Sauvé, 26 janvier 2011.
-
[5]
David Leloup et Stéphane Foucart, « Guerre secrète du tabac : des recherches sous influence », Le Monde, supplément « Science et techno », 2 juin 2012.
-
[6]
Edwin Cartlidge, « Prison Terms for L’Aquila Experts Shock Scientists », Science, n° 338, 2012, p. 451.
-
[7]
Edwin Cartlidge, « Convictions Leave Italy’s Civil Protection in Chaos », ibid., p. 589.
-
[8]
Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil, 2008, p. 153.
-
[9]
Loi du 16 avril 2013 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte, JOAN, 17 avril 2013.
-
[10]
Conseil d’État, Charte de déontologie des membres de la juridiction administrative, Principes et bonnes pratiques, édition 2011, p. 7.
-
[11]
Conseil d’État, Stés Laboratoires Joly et autres, 12 février 2007, n° 290164.
-
[12]
« Management of H1N1 Influenza. European Parliament Resolution of 8 March 2011 on Evaluation of the Management of H1N1 Influenza in 2009-2010 in the EU (2010/2153INI) », Official Journal of the European Union, 7 July 2012, n° 55, p. 8-16.
-
[13]
World Health Organization, Sixty-fourth World Health Assembly, « Implementation of the International Health Regulations (2005). Report of the Review on the Functioning of the International Health Regulations (2005) in relation to Pandemic (H1N1) 2009 », 5 May 2011.
1La santé étant le bien le plus précieux et la santé publique portant au niveau collectif le constat ainsi fait à propos de chaque individu, il est logique que les décisions prises en matière de santé publique suscitent une grande attention. D’autant plus que les enjeux financiers liés à la santé sont lourds : en France, le budget de l’assurance-maladie est d’environ 170 milliards d’euros, c’est-à-dire bien près de la moitié des 394 milliards du budget de l’État.
2Cet article se centrera sur les décisions de santé publique prises au niveau national ou international. Ne seront pas considérées les décisions individuelles qui peuvent avoir une portée en termes de santé publique, comme la décision d’une personne ou d’un professionnel de santé de suivre ou non une recommandation de vaccination.
3Beaucoup de décisions prises en matière de santé publique, en forme de loi ou de règlement, résultent d’arbitrages politiques qui témoignent du rapport des forces et des alliances entre les partis politiques et tiennent compte, à des degrés divers, des positions défendues par de très nombreux acteurs, parmi lesquels les représentants des associations de malades, des professionnels de santé, des établissements de santé publics et privés, et des acteurs économiques du secteur.
4Cet article ne portera pas sur la volonté des décideurs politiques ou des citoyens que les décisions politiques soient ou non fondées sur la science. Partant de l’idée que leur préférence va à une telle « information » de la décision politique, il s’attachera aux conditions dans lesquelles une décision relative à la politique de santé publique peut s’appuyer sur des avis scientifiques.
L’expertise en appui des décisions de santé publique
5Dans beaucoup de cas, la décision de santé publique s’appuie sur des avis scientifiques. Ainsi des questions telles que : faut-il restreindre l’usage du téléphone portable ? L’utilisation d’un nouveau modèle de cœur artificiel peut-elle être autorisée ? Est-il justifié que l’assurance-maladie rembourse un nouveau médicament antidiabétique susceptible d’être prescrit à des millions de malades ? Faut-il constituer un stock de vaccins contre le virus de la variole dans la perspective, un jour peut-être, d’une attaque bioterroriste ? L’expertise scientifique est alors précieuse [1] pour fonder une décision qui cherche à éviter de verser dans l’arbitraire ou le hasardeux.
La structuration de l’avis scientifique
6En matière de santé publique, les champs disciplinaires dans lesquels un avis scientifique peut déterminer fortement une décision sont très nombreux. La prolifération des techniques et les nécessités d’encadrement de leur application ont fait que les avis scientifiques résultant d’un travail d’expertise ont occupé une place croissante. Longtemps, ils avaient été produits par les académies. L’accroissement quantitatif, la diversification des besoins d’expertise, les contraintes temporelles s’exerçant sur la production de l’expertise et la nécessité que l’expertise soit en prise directe avec des dispositifs, de surveillance par exemple en épidémiologie, de vigilance concernant les produits mis sur le marché, ou de recherche, ont conduit à la mise en place d’organismes spécialisés jouant un rôle de conduite ou d’organisation de l’expertise. Depuis une vingtaine d’années, des « agences sanitaires » spécialisées ont ainsi joué un rôle croissant dans la production ou l’organisation de l’expertise à l’échelon national mais aussi européen.
Les émetteurs de l’avis scientifique
7Sauf à considérer que l’opinion sur un sujet vaut avis scientifique, de tels avis ne peuvent être produits que par des personnes ayant, du sujet concerné, une profonde connaissance qui ne peut résulter que d’une longue expérience professionnelle, d’une activité de recherche sur ce thème ou d’un rôle d’enseignant dans ce domaine. L’expertise se fonde alors sur un savoir, « par définition limité, mais qui se rapporte à ce qui est pour lui le référent dernier, reconnu comme tel par la communauté scientifique de la même discipline, ce référent n’étant dernier que dans ce domaine et se définissant en même temps que lui [2] ».
8Dans la mesure où l’avis détermine fortement la décision de santé publique qui sera prise, une question émerge aussitôt, résumant le débat actuel sur la confiance qui peut être mise dans l’expertise : l’avis est-il vraiment de nature scientifique ? Est-il bien fondé sur une synthèse des connaissances sur le sujet ? A-t-il pris en compte et comparé les éléments scientifiques les plus récents ? A-t-il su les soumettre à une analyse critique des méthodes employées, des résultats observés et de leur interprétation ?
9Est-il donc scientifiquement solide ou, au contraire, est-il le produit de personnes peu compétentes ? Est-il impartial ou, au contraire, a-t-il pu être influencé par des considérations autres que scientifiques ? Dans le cas contraire, la décision en résultant risque de ne plus être scientifiquement fondée.
10Avant d’examiner les moyens par lesquels les États ou de grands organismes internationaux, tels que l’Organisation mondiale de la santé, s’efforcent de garantir que les décisions qu’ils prennent en matière de santé publique sont scientifiquement fondées, il est utile d’identifier les facteurs qui peuvent conduire à l’altération de la scientificité de ces avis.
Les déterminants de la scientificité des avis rendus en amont des décisions
11Les déterminants de la scientificité des avis peuvent avoir deux principaux points d’accrochage : la compétence scientifique et l’impartialité du jugement scientifique.
La compétence scientifique
12Si l’accent est aujourd’hui surtout mis sur le risque de partialité de l’avis rendu, l’incompétence scientifique est cependant aussi un risque important. Ce risque peut être lié à la faible compétence de l’expert retenu, parce que son expérience est limitée, ou trop ancienne, voire absente dans le domaine concerné, ou parce qu’il consacre trop peu d’effort et de temps au travail d’expertise. L’accent aujourd’hui fortement mis sur l’indépendance de l’expertise est sans doute à même de faire croître le risque lié à la compétence, dans la mesure où il peut conduire à écarter des experts notoirement compétents mais ayant des liens d’intérêt avec des acteurs économiques. À l’inverse, si la seule qualité d’un expert est son indépendance, il y a un risque que cette indépendance résulte en fait d’une compétence peu reconnue par la communauté scientifique.
L’impartialité de l’avis scientifique
13Au cours des années récentes, le soupçon s’est développé que certaines décisions de santé publique, s’étant appuyées sur des avis scientifiques, aient pu émaner d’experts dont l’avis était partial. En France, depuis l’affaire du sang contaminé, diverses crises sanitaires ont alimenté ce doute. C’est sans doute pour cette raison que, « dans ce seul secteur, des réformes législatives sont intervenues en 2011, alors pourtant qu’un important projet de loi à vocation générale avait été élaboré [3] » à propos de la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique [4].
14La partialité, qui dénature la scientificité de l’avis scientifique, est au cœur de la question des conflits d’intérêts concernant les experts dont les avis viennent en appui des décisions de santé publique. La partialité de l’avis rendu peut alors résulter d’une influence, délibérée ou non, s’exerçant sur l’avis de l’expert et dont ce dernier peut être ou non conscient. Dans la mesure où l’observateur extérieur n’est pas à même de juger de la validité de l’avis scientifique rendu, le soupçon de partialité a une forte capacité à décrédibiliser un avis scientifique. Même s’il ne s’appuie sur aucun élément objectif démontrant le conflit d’intérêts, un doute sur l’impartialité d’un tel avis peut résulter du constat d’un lien d’intérêt, fût-il ténu, concernant un des experts, comme une participation de celui-ci à une manifestation scientifique organisée par une association soutenue financièrement par un industriel ou un lien familial indirect avec une personne employée par une entreprise concernée.
L’influence des acteurs économiques
15Le moteur d’influence auquel il faut songer dans le champ de la santé publique est avant tout celui de l’intérêt économique.
16Le regard se tourne naturellement alors vers les grands acteurs économiques. En matière de santé publique, le secteur des produits de santé est au premier rang, qu’il s’agisse de médicaments ou de dispositifs médicaux. L’affaire judiciaire en cours à propos du Mediator porte notamment sur l’influence qu’un laboratoire pharmaceutique a pu avoir sur des experts chargés de donner des avis sur la balance bénéfice-risque liée à l’utilisation du médicament.
17S’agissant des relations entre santé et environnement ou santé et travail, tous les secteurs de production peuvent cependant être concernés. Un exemple connu, dans lequel l’influence d’un acteur économique a pu s’exercer sur des experts, est celui de l’industrie du tabac [5]. Cette influence a pu se faire directement, certains experts étant « achetés » par les industriels du secteur. Elle a pu s’exercer indirectement, via le financement de laboratoires publics de recherche par l’industrie du tabac, à deux niveaux : en orientant la recherche scientifique dans un sens propice aux intérêts de cette industrie et en influant sur les responsables des laboratoires concernés lorsqu’ils étaient sollicités comme experts en appui de décisions publiques. Les affaires judiciaires en cours à propos de l’amiante et les débats sur les produits chimiques, les ondes, les produits alimentaires, les boissons alcooliques ou non, démontrent que les secteurs économiques potentiellement concernés sont très nombreux.
Les autres types d’influence
18En matière de santé publique, le risque d’influence lié à un effet d’« école de pensée » est faible, en tout cas beaucoup moins important que s’agissant de l’expertise mise en œuvre, par exemple, dans l’évaluation des activités de recherche ou de formation en économie, en sociologie ou en psychologie.
19En France, c’est immédiatement à l’influence des acteurs économiques que l’on songe avec soupçon. Dans d’autres pays, le soupçon se portera d’abord sur l’État. Si la décision à prendre expose à un risque politique, l’État peut avoir avantage en matière de risque sanitaire à fonder sa décision sur un avis scientifique qui déchargera la responsabilité politique. Dans certaines circonstances, l’État peut alors être enclin à tenter d’influer préalablement sur l’avis des experts qu’il sollicite.
20Un récent procès en Italie mena à la condamnation d’experts ayant rassuré les habitants de la région de L’Aquila quant au risque d’un grave séisme. Celui-ci survint six jours plus tard tuant 309 personnes [6]. L’enquête révéla que les experts avaient pu, avant de rendre leur avis, être soumis à des pressions de la part du responsable représentant l’État en matière de sécurité civile [7].
Les moyens de sécuriser la nature scientifique des avis rendus en amont des décisions
S’assurer de la compétence des experts
21Afin d’assurer un repérage soigneux des compétences nécessaires au sein du vivier des experts potentiels, la sélection des experts doit être faite par des personnalités scientifiques reconnues dans le cadre d’un appel à candidature précisant la nature de la mission, la charge de travail prévisible, les éventuelles indemnisations et prises en charge des frais, et les exigences en termes de publicité des liens d’intérêt. Il est important de faire appel à des personnes réputées pour leur sens du service public.
22Les experts sollicités pour donner un avis en vue d’une décision de santé publique sont en général des chercheurs ou des enseignants-chercheurs. Il est fréquent, dans le cadre de leur activité de recherche ou de leur pratique professionnelle, qu’ils aient été en lien avec telle ou telle firme, au sein d’un projet de recherche partenariale entre leur institution et cette firme ou à titre de consultant auprès d’elle. Cette situation dévoile alors un cas qui peut sembler résulter de deux injonctions contradictoires. En 1999, une loi encouragea fortement les chercheurs français du secteur public à établir des liens avec les entreprises et, au nom de l’innovation, du transfert de compétences, de la compétitivité et de l’emploi, cette impulsion n’a pas faibli depuis. À l’inverse, la sélection d’experts en vue de venir en appui des décisions de santé publique s’efforce aujourd’hui d’éviter les experts ayant des liens étroits, notamment avec l’industrie des produits de santé.
23À cette contradiction, qui mène beaucoup d’experts à refuser de contribuer à des avis scientifiques venant en appui des décisions de santé publique, s’ajoute l’effet dissuasif, non pas tant d’une indemnisation de niveau modeste que d’une faible prise en compte des activités d’expertise dans le cadre de la carrière des chercheurs et enseignants-chercheurs. En dépit des efforts faits pour donner une meilleure place à cette mission, notamment dans le cadre de l’évaluation des unités de recherche, les critères aujourd’hui retenus par les instances nationales d’évaluation des personnels chercheurs ou enseignants-chercheurs font encore une faible place aux résultats obtenus en matière d’expertise. Pourtant, certains travaux d’expertise ont un impact social, économique, sanitaire ou culturel et une audience internationale beaucoup plus grande que certains résultats de travaux de recherche.
Garantir l’impartialité de l’avis scientifique
24L’impartialité s’appuie d’abord sur la volonté d’objectivité des experts eux-mêmes. D’évidence, cela ne peut aujourd’hui suffire.
25La légitimité d’impartialité, telle que construite dans plusieurs autorités administratives indépendantes, s’appuie aussi sur diverses mesures d’organisation : la construction de la collégialité, grâce au regard que portent, les uns sur les autres, des experts qui se connaissent et qui connaissent en général les interactions que chacun d’eux a avec son environnement ; l’élaboration d’une légitimité d’exercice forgée par trois types d’épreuves, procédurales, d’efficacité et de contrôle [8].
26Une des manifestations visibles de ces mesures est la mise en ligne, sur le site de l’institution concernée [9], des déclarations publiques d’intérêts des experts retenus, ce qui permet de documenter le degré d’indépendance, donc de présumer du degré d’impartialité de ces experts, par exemple vis-à-vis des acteurs économiques.
27La procédure de gestion des séances d’expertise est aussi une mesure importante pour garantir l’impartialité de l’avis produit. La séance débute par une mise à jour des liens d’intérêt qui ont été déclarés au départ et se poursuit par une gestion stricte de la séance : lorsque de tels liens, fussent-ils ténus, concernent un expert, celui-ci doit se déporter ou être invité à le faire par le président de la séance, afin qu’il ne soit pas présent en séance et qu’il ne participe ni à la discussion ni, a fortiori, à la production de l’avis.
28La documentation de toutes les mesures prises au sujet de la prévention des conflits d’intérêts permet ensuite d’attester qu’une attention soigneuse a été portée à cette question.
Limites et perspectives de l’expertise en matière de santé publique
29Les mesures prises en vue de garantir l’impartialité des avis scientifiques fournis en appui des décisions de santé publique ont cependant des limites.
Les limites pratiques de la garantie d’impartialité
30La tenue impeccable de la mise à jour des déclarations publiques d’intérêts, de la gestion des séances d’expertise, ainsi que de sa documentation sous l’angle de la prévention des conflits d’intérêts, constitue une charge de travail importante qui pèse sur les fonctions supports de ces activités d’expertise. À l’heure de la contraction des moyens publics et en dépit des facilités considérables offertes par la gestion électronique des documents, ces limites pratiques se traduisent avant tout dans la capacité des institutions d’expertise concernées à assurer ces fonctions en termes de ressources humaines.
Les liens d’intérêt ténus
31La prévention des conflits d’intérêts trouve aussi sa limite dans le maquis des degrés de proximité qui caractérise l’entourage familial, amical ou professionnel d’un expert. Un lien ténu peut suffire à bâtir une apparence de conflit d’intérêts. C’est pourquoi le Conseil d’État a adopté « le principe de la prévention des situations dans lesquelles un doute légitime pourrait naître, même du seul point de vue des apparences, quant à l’indépendance ou l’impartialité des membres de la juridiction administrative [10] ».
La question du contrôle de la véracité des déclarations de liens d’intérêt
32Une des critiques souvent faite du dispositif de déclaration publique des liens d’intérêt tient à l’absence de contrôle exercé sur la véracité de ce qui a été déclaré. Dans le cadre de la loi relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé, une Commission nationale de déontologie et des alertes est mise en place qui a pour mission, notamment, de formuler des recommandations sur les principes et sur les codes de déontologie adoptés par les différentes institutions concernées.
33Cette commission garde cependant un pouvoir d’investigation très limité. Face à la dissimulation d’un lien d’intérêt, seul un pouvoir de police permet les investigations nécessaires. Celles-ci ne sont en fait possibles que lorsqu’une action judiciaire a été engagée.
La mise en cause de l’expertise scientifique
34La suspicion sur le sujet des liens d’intérêt peut être portée à une limite : défendre une expertise qui serait vraiment indépendante, parce que restant totalement à l’écart aussi bien des acteurs économiques du secteur que des financeurs publics, tels que l’État.
35Derrière la notion d’expertise citoyenne ou d’expertise organisée par les parties prenantes, il faut cependant voir des intérêts de nature diverse : idéologiques et généraux, comme la défense de l’environnement ; directement liés au domaine concerné, par exemple concernant un expert mobilisé par la présence d’une antenne relais à proximité de chez lui ; ou tenant simplement à la volonté de pouvoir exercer une influence sur la décision publique.
36Il n’est pas exclu que la stratégie de certains acteurs économiques les ait conduits à susciter ce type d’expertise, afin de détourner l’attention susceptible d’être portée sur des problèmes de santé publique liés directement à leur activité. Ainsi, il a été soupçonné que certaines demandes d’expertise indépendante sur la pollution aérienne aient eu pour but de détourner l’attention du risque ayant dans ce domaine le poids le plus lourd en termes de santé publique : le tabagisme ; ou que d’autres demandes centrées sur le risque relatif aux produits chimiques aient eu pour but de détourner l’attention du risque lié au plus banal d’entre eux : l’alcool.
37La place des stratégies de détournement ou de saturation orientant la demande publique d’expertise et le débat qui l’entoure sur des sujets tels que les ondes, la pollution aérienne, la diversité biologique ou le changement climatique, qui détournent l’attention de sujets ayant un impact massif en termes de santé publique (tabac, alcool, sécurité routière), mériterait sans doute d’être investiguée.
La portée globale de l’expertise en matière de santé publique et de prévention
38En droit français, le principe d’impartialité « implique que ne prennent pas part à une décision tous ceux qui peuvent être motivés à son propos par des préoccupations autres que la poursuite de l’intérêt général [11] ». Il s’agit d’un principe général du droit applicable, même sans texte, à tout organe administratif et à toute personne susceptible d’exercer une influence sur le sens des avis d’une commission d’expertise.
39Il revient ainsi au juge administratif de fixer les limites de l’acceptable dans une matière où une réglementation trop fine serait vouée au risque de laisser échapper des cas qui relèveraient de la partialité. La sanction de la participation à l’avis d’une personne partiale est l’irrégularité de la procédure consultative et donc l’irrégularité de la décision qui a pu être prise au vu d’un tel avis. S’agissant d’une décision politique, c’est aussi la crédibilité politique de la décision prise qui est en jeu.
40La question de l’impartialité de l’expertise se pose dans les mêmes termes sur la scène internationale en matière de santé publique. C’est le cas en particulier des sujets relevant d’accords internationaux, à l’instar du Règlement sanitaire international qui fonde la sécurité sanitaire au niveau global.
41Ainsi, une des principales leçons tirées de la gestion de la pandémie grippale de 2009 liée à un nouveau virus H1N1 a été la nécessité de renforcer la gestion des conflits d’intérêts s’agissant d’instances d’expertise scientifique, telles que le comité d’urgence placé auprès de l’Organisation mondiale de la santé. En effet, compte tenu de la portée mondiale des décisions résultant de l’avis d’un tel comité, par exemple la déclaration officielle d’un état de pandémie par cette organisation, il est apparu essentiel d’assurer au mieux la crédibilité des avis scientifiques d’un tel comité par une gestion plus précise de la question des éventuels conflits d’intérêts des experts concernés. Cette nécessité a fait l’objet d’une recommandation aussi bien du Parlement européen [12] que du comité indépendant chargé en 2010 de l’évaluation de la mise en œuvre du Règlement sanitaire international instauré en 2005 [13].
42*
43En raison de l’impact, à la fois humain et économique, des décisions prises en santé publique au niveau national mais aussi international et de la nécessité qu’elles soient autant que possible appuyées sur les données les plus récentes et solides acquises par la science, la crédibilité des avis scientifiques fournis en appui de ces décisions est devenue un enjeu important. Ce constat a conduit à mettre en lumière l’exigence que l’expertise scientifique puisse être jugée impartiale et donc à placer au centre des préoccupations la prévention et la gestion des conflits d’intérêts touchant les experts.
Notes
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[1]
Patrice Vanlerberghe, « La capacité d’expertise scientifique : une valeur et une marque. Rapport de l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, 2008-2009 », juillet 2009.
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[2]
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 544.
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[3]
Didier Tabuteau, « Les services publics de santé et d’assurance maladie entre repli et renouveau », in Didier Tabuteau (dir.), Service public et santé, Paris, éditions de Santé-Presses de Sciences Po, 2012, p. 23.
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[4]
Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, rapport de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique présidée par Jean-Marc Sauvé, 26 janvier 2011.
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[5]
David Leloup et Stéphane Foucart, « Guerre secrète du tabac : des recherches sous influence », Le Monde, supplément « Science et techno », 2 juin 2012.
-
[6]
Edwin Cartlidge, « Prison Terms for L’Aquila Experts Shock Scientists », Science, n° 338, 2012, p. 451.
-
[7]
Edwin Cartlidge, « Convictions Leave Italy’s Civil Protection in Chaos », ibid., p. 589.
-
[8]
Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil, 2008, p. 153.
-
[9]
Loi du 16 avril 2013 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte, JOAN, 17 avril 2013.
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[10]
Conseil d’État, Charte de déontologie des membres de la juridiction administrative, Principes et bonnes pratiques, édition 2011, p. 7.
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[11]
Conseil d’État, Stés Laboratoires Joly et autres, 12 février 2007, n° 290164.
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[12]
« Management of H1N1 Influenza. European Parliament Resolution of 8 March 2011 on Evaluation of the Management of H1N1 Influenza in 2009-2010 in the EU (2010/2153INI) », Official Journal of the European Union, 7 July 2012, n° 55, p. 8-16.
-
[13]
World Health Organization, Sixty-fourth World Health Assembly, « Implementation of the International Health Regulations (2005). Report of the Review on the Functioning of the International Health Regulations (2005) in relation to Pandemic (H1N1) 2009 », 5 May 2011.