Pouvoirs 2013/4 n° 147

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Article de revue

Les conflits d'intérêts chez les élus

Pages 53 à 64

Notes

  • [1]
    Les auteurs remercient Emma Chenillat, doctorante en droit public, pour ses recherches bibliographiques.
  • [2]
    Crim., 22 octobre 2008, 08-82.068 ; AJDA 2008. 2144 ; D. 2008. 3013 ; AJ pénal 2009. 34, obs. G. Royer.
  • [3]
    Crim., 14 novembre 2007, 07-80.220 ; AJDA 2007. 2346 ; D. 2008. 89 ; AJ pénal 2008. 35.
  • [4]
    CAA Marseille, 20 juin 2011, Cne de Sainte-Maxime, req. n° 08MA01415 ; AJCT 2011. 564, obs. S. Dyens.
  • [5]
    Le Conseil de l’Europe parle d’« agent public ».

1Le cardinal de Richelieu estimait « normal qu’un ministre veille sur sa fortune en même temps que sur celle de l’État ». Il allait même plus loin en déclarant préférer un ministre corrompu à un ministre incompétent, car il arrive à un ministre corrompu de prendre de bonnes décisions. Le citoyen du xxie siècle ne saurait plus tolérer ces préceptes de gestion publique, en témoignent les actions mises en œuvre par ses représentants pour s’affranchir du risque et du soupçon de conflit d’intérêts : commissions spécifiques, réflexions dans les deux chambres du Parlement, projets de loi...

2Pourtant, si les représentants du peuple sont notoirement plus préoccupés par cette notion, le conflit d’intérêts des élus reste un concept flou et mal appréhendé par les textes qui le sanctionnent. Dès lors, la mise en cause des élus à ce titre reste traumatisante, pour eux-mêmes ainsi que pour les valeurs de la démocratie. Plus que de répression, il semble que la France ait besoin de prévention ainsi que d’outils pratiques et publics permettant aux élus d’exposer clairement leurs différents intérêts privés. Ceci afin qu’ils ne puissent traiter une affaire mettant en cause leur indépendance, au plus grand bénéfice d’une confiance démocratique renouvelée.

Un délit mal appréhendé

3Le conflit d’intérêts n’étant pas défini par les textes, le délit de prise illégale d’intérêts – qui a remplacé depuis le 1er mars 1994 le délit d’ingérence – sanctionné à l’article 432-12 du code pénal peut constituer une clé de compréhension : il s’agit du « fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement ». Le délit « est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende ». Dans une lecture littérale du texte pourrait ainsi être coupable de prise illégale d’intérêts l’élu qui détient un intérêt propre (des parts, une rémunération ou même une fonction bénévole) dans un organisme (entreprise ou association) dont la gestion peut, même partiellement, être influencée par les décisions prises par lui ou auxquelles il a contribué dans le cadre de son mandat électif. C’est dans cet esprit qu’un ancien maire de station de sports d’hiver a été récemment condamné pour prise illégale d’intérêts, après avoir fait voter par le conseil municipal une modification du plan local d’urbanisme pour situer en zone constructible un terrain qu’il avait acquis quelques années auparavant. Ce changement de zonage lui a permis de revendre le terrain en question avec une très forte plus-value à un promoteur.

4L’intérêt privé en cause peut donc, en toute première analyse, consister en la perception, directe ou indirecte, de bénéfices, d’avantages financiers ou en nature. Mais la jurisprudence a notablement élargi les conditions de mise en jeu de la responsabilité des élus. Elle considère que l’intérêt peut être politique, moral ou relationnel. Il en est ainsi de l’élu qui participerait au vote d’une subvention pour une association dont il est par ailleurs président, même s’il n’en retire aucun profit et si l’intérêt en cause n’est pas en contradiction avec l’intérêt communal [2]. Au-delà, un élu peut être poursuivi pour prise illégale d’intérêts, y compris quand son rôle s’est limité à la proposition ou à la préparation de la décision, entérinée au cours d’un vote auquel il n’a pas pris part. A ainsi été condamné un élu ayant exercé les seules fonctions de secrétaire de séance lors d’un conseil municipal au moment du vote d’une délibération l’intéressant : « nonobstant le fait qu’il n’ait jamais pris part aux votes et soit sorti lors de ces derniers, sa participation active aux séances déclaratives du conseil municipal […] vaut surveillance ou administration au sens de l’article 432-12 du code pénal [3] ». Sans le définir non plus, le code général des collectivités territoriales traite du conflit d’intérêts dans son article L. 2131-11, issu de la loi 96-142 du 21 février 1996 : « Sont illégales les délibérations auxquelles ont pris part un ou plusieurs membres du conseil intéressés à l’affaire qui en fait l’objet, soit en leur nom personnel, soit comme mandataires. » La jurisprudence est venue préciser la large portée de cet article, en considérant comme illégale la décision d’un conseil municipal attribuant une délégation de service public à une société dont le cogérant était par ailleurs président d’une association des amis du maire, dont l’édile n’était pourtant pas membre, situation qui « a été de nature à exercer une influence sur la délibération [4] ». Si le code pénal comme le code général des collectivités locales sanctionnent la réalisation du conflit d’intérêts, sans préciser pour autant la notion, le juge est intervenu pour tenter de l’éclairer.

5Au vu de la jurisprudence, et en paraphrasant le Conseil de l’Europe, on peut dès lors considérer que le conflit d’intérêts « naît d’une situation dans laquelle un [élu[5]] a un intérêt personnel de nature à influer ou paraître influer sur l’exercice impartial et objectif de ses fonctions officielles ». C’est donc la position dans laquelle se trouve un décideur ayant à gérer deux intérêts divergents, l’un public et l’autre privé dans le cas des élus. La notion d’intérêt public pour un élu pourrait être aisée à définir, en se fondant par exemple sur le mandat qu’il détient : un conseiller général défend les intérêts publics de son canton, un député celui de la nation tout entière. Un éventuel conflit d’intérêts publics apparaît d’ailleurs, pour un conseiller général, qui serait également parlementaire et tenté de profiter de son pouvoir national pour favoriser son canton, en l’intégrant dans un territoire aidé ou en cherchant à le faire bénéficier de niches ou d’avantages fiscaux, par exemple. Le conflit d’intérêts publics, conséquence directe du cumul des mandats, n’est cependant pas sanctionné, considérant sans doute que l’électeur est conscient des différents mandats déjà détenus par l’élu !

6La question de l’intérêt privé peut aller au-delà du seul élu et toucher son cercle familial. Ainsi le président d’une chambre consulaire a-t-il été condamné à une peine d’amende et d’inéligibilité pour avoir attribué un contrat de communication à une société qui appartenait à sa compagne, d’ailleurs également condamnée. S’il est plus facile à identifier au niveau local, le conflit d’intérêts peut également affecter les élus nationaux. Ceux-ci n’en sont protégés que par un régime d’incompatibilités complexe et paradoxal. Ainsi, un député qui exerçait la profession d’avocat ou de conseil avant d’être élu peut poursuivre cette activité, mais ne peut débuter en cours de mandat une activité de conseil différente. La logique sous-jacente se comprend : il s’agit de permettre aux avocats nouvellement élus de conserver une attache avec le cabinet qu’ils réintégreront à la fin de leur mandat. Ceci tout en empêchant que certains profitent de leur statut pour se constituer une clientèle prête à payer les services d’un avocat susceptible d’influencer le travail législatif dans un sens qui lui serait favorable. Mais ce régime incomplet ne couvre pas tous les risques. Les ministres sont concernés à double titre par les conflits d’intérêts. En effet, pour donner aux membres du gouvernement une légitimité démocratique, la tendance récente est de les solliciter pour une mandature locale ou régionale. Si ces fonctions leur confèrent effectivement une assise certaine, elles font peser un risque supplémentaire de conflits d’intérêts, qui n’existait pas avec la seule fonction ministérielle.

Des conséquences néfastes pour la démocratie

7La notion de conflit d’intérêts n’étant pas définie dans les textes, la bonne compréhension de la prise illégale d’intérêts exige, quant à elle, le recours à une jurisprudence complexe, que les élus ne maîtrisent pas suffisamment. Nombre d’entre eux s’exposent en toute bonne foi à une sanction pénale : une condamnation est, de ce fait, une blessure personnelle tout autant qu’une mise en cause de la démocratie. Quel élu local n’a pas cru simplement bien faire en permettant à un fils, un neveu ou un enfant d’ami en difficultés de travailler à la mairie ou de bénéficier en priorité d’un logement social ? Même un élu de premier plan ne semblait pas réaliser le conflit d’intérêts dans lequel il s’enferrait en attribuant à son fils, à un loyer minoré, un appartement du parc privé de la ville dont il était alors adjoint au maire. Il déclarait à ce propos ne pas comprendre le reproche qui lui en était fait. Il indiquait avoir « en tête des arbitrages plus compréhensifs » et ne pas penser « mal faire ».

8Outre le drame personnel qu’elle représente pour un élu, la sanction du conflit d’intérêts fragilise le lien de confiance entre les administrés et leurs représentants. Plusieurs études d’opinion font apparaître une défiance allant croissant à l’encontre des élus. Ne différenciant pas forcément prise illégale d’intérêts avérée, situation de conflit d’intérêts potentielle et prévarication réelle, les électeurs ne font alors pas le distinguo entre franchissement des limites juridiques et corruption. Ainsi les « baromètres de la confiance politique » du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), publiés régulièrement, tout autant que le niveau du taux d’abstention aux élections, témoignent-ils d’une dégradation régulière du lien de confiance entre le citoyen et les élus. Cette méfiance est toutefois paradoxale puisque certains sont régulièrement reconduits, y compris quand la justice a mis en évidence et condamné leurs manquements. L’organisation Transparency International publie chaque année un « indice de perception de la corruption », mettant en évidence que la classe politique française est jugée plus sévèrement par les milieux d’affaires internationaux que celle de la plupart des grands pays européens. La France se situe selon cet indicateur au vingt-deuxième rang du classement mondial et au neuvième rang du classement européen, loin derrière le Danemark, la Finlande, ou encore le Royaume-Uni. Dans son rapport publié en décembre 2012, l’organisation non gouvernementale dresse un constat de la corruption en France, en amalgamant cependant corruption réelle au sens du code pénal, prise illégale d’intérêts, favoritisme et même fraude fiscale, ce qui aggrave (inutilement) son propos. De même, et l’organisation le rappelle, son indice est un indice de « perception » de la corruption, ce qui laisse une large part à la subjectivité des sondés et ne garantit pas que la perception de la corruption soit fondée.

Intégrer la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique

9Les textes sanctionnant les conflits d’intérêts étant peu connus des élus et les conséquences, pour la démocratie et les représentants des citoyens, d’une sanction mal comprise étant délétères, les différents intervenants concernés s’accordent à préconiser la mise en place de dispositifs évitant (ou au pire limitant) le risque de prise illégale d’intérêts. Des travaux et réflexions se sont engagés, au cours des dernières années, dans ce domaine. Plusieurs affaires ayant mis en lumière une possible confusion entre intérêts publics et privés et défrayé la chronique, le président de la République d’alors, Nicolas Sarkozy, avait souhaité créer une Commission de réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, présidée par Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État. La lettre de mission qui lui avait été adressée limitait toutefois le champ de réflexion de cette commission aux seuls titulaires du pouvoir exécutif, excluant de fait les élus.

10Le rapport de la commission dite Sauvé a été remis le 26 janvier 2011 et a pu nourrir les réflexions des assemblées, ainsi que de la nouvelle Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, présidée par Lionel Jospin. Créée par décret du 16 juillet 2012, cette structure avait, notamment mais pas uniquement, pour objectif de « faire des propositions relatives à la prévention des conflits d’intérêts, tant à l’égard des parlementaires et des membres du gouvernement que des titulaires de certains emplois supérieurs de l’État, de manière à garantir, par la définition de règles déontologiques, la transparence de la vie publique », aux termes de la lettre de mission adressée par le président de la République, François Hollande. À la différence de nombreux pays occidentaux, dont la Norvège, le Danemark, ou encore le Canada, il faut en France que le conflit d’intérêts soit consommé pour être condamnable. Dès lors, les propositions des différentes structures de réflexion insistent sur la prévention.

Un préalable : définir clairement la notion de conflit d’intérêts et les régimes d’incompatibilités en découlant

11Pour que l’élu soit pleinement averti des risques auxquels il s’expose, un cadre juridique précis doit s’imposer à lui. Les représentants des citoyens ne sauraient en effet se satisfaire d’une construction essentiellement jurisprudentielle, et judiciaire, d’une notion aussi centrale, sauf à les empêcher de siéger et donc de remplir le mandat qui leur est confié. S’inscrivant dans le prolongement de la commission Sauvé, la commission Jospin propose ainsi de retenir comme caractéristique du conflit d’intérêts une « interférence » entre intérêts publics et privés de nature à compromettre l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction. Elle renvoie toutefois à un texte législatif la définition normative de celui-ci. À cet égard, le projet de loi relatif à la déontologie et à la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique n’apporte qu’une réponse a minima, puisqu’il définit comme relevant du conflit d’intérêts la situation dans laquelle la « probité ou impartialité [des personnes en cause] pourrait être mise en doute ». Il appelle dès lors les agents intéressés à saisir leur autorité hiérarchique, à s’abstenir de siéger dans une instance collégiale ou à être suppléés. Mais les élus ne sont pas concernés par ce projet de loi…

12Quant à ces derniers, la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique insiste sur la transcription la plus opérationnelle de ces textes régissant le conflit d’intérêts : le régime d’incompatibilités. Actuellement, le dispositif qui s’applique aux parlementaires présente des incohérences. Un député exerçant une activité parallèle de conseil d’entreprise doit la déclarer au bureau de l’Assemblée nationale, mais cette information n’est pas rendue publique. Aucune disposition n’empêche par ailleurs ce député de déposer des propositions de lois ou des amendements favorisant les entreprises qui le rémunèrent en tant que conseil. Un avocat déjà établi peut ainsi être parlementaire, s’intéresser tout particulièrement au secteur de l’énergie, par exemple, et conserver une clientèle de groupes énergétiques qu’il peut conseiller sur la meilleure stratégie juridique à mettre en œuvre dans un contexte législatif en cours d’évolution. Certains élus de grande notoriété ont eu à connaître ce cas de figure. Il est seulement interdit à l’avocat député de plaider dans certaines affaires pénales spécifiques (crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique, délits de presse), désormais très rares. Mais a contrario un député déjà élu ne peut accepter d’heures d’enseignement dans une faculté, le statut de professeur ou de maître de conférences associé étant incompatible avec son mandat. Les textes en vigueur obligent les seuls experts du domaine sanitaire, qui ne sont pas des élus, à déclarer leurs liens financiers avec des entreprises, cette déclaration étant rendue publique. Pour autant, aucun scandale n’a été enregistré du fait que les experts qui préconisaient la vaccination de toute une population contre la grippe A entretenaient parallèlement des relations d’affaires avec les laboratoires fabriquant les vaccins. Au moins, le fait était connu et les décisions politiques ont, ou auraient, dû tenir compte de ce contexte… Si les incompatibilités professionnelles doivent être repensées, elles doivent l’être de façon pragmatique. Il s’agit de permettre à un député ou un sénateur nouvellement élu de pouvoir retrouver son emploi ou sa profession libérale à l’issue de son mandat.

13Peu de cumuls induisent en réalité un risque de conflit d’intérêts. Un mandat parlementaire semble incompatible, tout d’abord, avec des fonctions de direction, ou des participations significatives au capital, de certaines entreprises privées, dont le champ d’activité relève de dossiers auxquels ce parlementaire prend une part active. Mais aussi avec les activités de conseil, quand elles sont exercées auprès d’un opérateur économique et financier. Une vigilance particulière doit être exercée sur ce point, car le secret professionnel de l’avocat fait obstacle à ce que l’identité du client et la nature des missions effectuées pour son compte soient portées à la connaissance du public dans le cadre d’une déclaration d’intérêts ou d’activités. Le projet de loi de moralisation de la vie politique, présenté en conseil des ministres le 24 avril 2013, ne mentionne plus, dans sa version actuelle, d’incompatibilités entre les fonctions parlementaires et celles d’avocat, mais interdit cependant aux élus nationaux les « activités de conseil et consultant ». Compte tenu des enjeux locaux parfois forts dans un contexte continu de décentralisation et de transferts de compétences, les élus locaux pourraient se voir appliquer un régime d’incompatibilités adapté. Toutefois, une politique de prévention des conflits d’intérêts qui se traduirait notamment par une rénovation et une clarification du régime d’incompatibilités serait vouée à l’échec si les intérêts privés des élus n’étaient pas parfaitement connus. La déclaration d’intérêts prend alors une importance capitale, dans une approche déontologique.

La déclaration d’intérêts, outil déontologique

14Depuis 1988, des dispositions du code électoral obligent les députés et les sénateurs à déposer auprès de la Commission pour la transparence financière de la vie politique, dans les deux mois suivants leur élection ou réélection, une déclaration de patrimoine. À l’issue de leur mandat, un document similaire doit être également fourni, pour comparaison. Il a fallu attendre la loi du 14 avril 2011 pour qu’un régime de contrôles et de sanctions soit mis en place. Il prévoit des sanctions pénales en cas de non-dépôt de déclaration de fin de mandat, d’omission de déclaration d’une part substantielle du patrimoine ou encore de déclaration mensongère.

15Parallèlement, les parlementaires doivent établir une déclaration d’activités, mentionnant les activités professionnelles ou d’intérêt général, rémunérées ou non, qu’ils exercent pendant la durée de leur mandat. Le bureau de chaque assemblée doit s’assurer de l’existence de cette déclaration, qui permet de vérifier que le parlementaire ne tombe pas sous le coup d’un régime d’incompatibilités. En cas de non-déclaration, la sanction est la démission d’office. Il appartient au Conseil constitutionnel, saisi par le bureau compétent, de constater la réalité de l’incompatibilité, d’inviter le parlementaire à régulariser sa situation et, à défaut, de le déclarer démissionnaire d’office de son mandat.

16Après son renouvellement, en juin 2012, l’Assemblée nationale a voulu aller plus loin en mettant en place un dispositif de déclaration d’intérêts, qui vient compléter les informations fournies dans les déclarations de patrimoine et d’activités. Le Sénat a suivi une démarche similaire. Le projet de loi relatif à la déontologie et à la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique a le mérite de prévoir la production, la mise à jour et la conservation de déclaration d’intérêts. Mais il ne précise pas le contenu de celle-ci et surtout n’inclut pas les élus dans son champ d’application, s’adressant seulement à certains agents publics…

17Les efforts que représente, au sein des assemblées parlementaires, la mise en œuvre de déclarations de patrimoine, d’activités et d’intérêts s’inscrivent dans une volonté plus large et cohérente de définir un cadre déontologique propre. Dans les deux chambres en effet, une réflexion a été engagée, allant bien au-delà des obligations et incompatibilités légales, et même de ce que prévoit le projet de loi en la matière. Ainsi chaque assemblée a-t-elle mis en place une structure chargée de veiller au respect de la déontologie de ses membres. Le bureau de l’Assemblée nationale a nommé, en avril 2011, un déontologue, professeur émérite de l’université. Sa mission consiste à s’assurer du respect, par les députés, des principes énoncés dans leur code de déontologie, adopté en avril 2011. Ce texte rappelle qu’en toutes circonstances les députés doivent faire prévaloir les intérêts publics dont ils sont garants, conformément aux articles 3, 26 et 27 de la Constitution. Ils s’engagent ainsi à respecter six principes : celui de l’intérêt général à l’exclusion d’un intérêt privé ou de l’obtention d’un bénéfice financier ou matériel (art. 1er du code de déontologie) ; celui de l’indépendance à l’égard d’une personne morale ou physique (art. 2) ; au nom de l’objectivité, les députés ne peuvent intervenir dans une situation personnelle qu’en considération des seuls intérêts de la personne (art. 3) ; les députés sont responsables (art. 4), ils s’engagent à rendre compte de leurs décisions et actions aux citoyens qu’ils représentent ; ils doivent agir de manière transparente dans l’exercice de leur mandat ; l’article 5 consacre enfin l’obligation déontologique, la probité, ou la rectitude, les députés ayant le devoir de faire connaître tout intérêt personnel qui pourrait interférer dans leur action publique.

18L’Assemblée nationale a une perception plus vaste de l’intérêt personnel, puisque sont également concernés les intérêts détenus par les proches (conjoint, concubin, pacsé, enfants, parents). Pour le député, spécifiquement, doivent être prises en considération ses activités professionnelles rémunérées en cours de mandat, celles qui l’ont été au cours des cinq dernières années, les activités de consultant, les participations financières directes et en cours dans le capital d’une société. Pour les proches, la déclaration se limite aux activités professionnelles. Cette politique de prévention des conflits d’intérêts au sein de l’Assemblée nationale met en évidence les situations qui pourraient jeter le discrédit ou le doute sur une convergence inappropriée. Pour autant, le déontologue ne peut que saisir le bureau dans un cas litigieux, lorsque ses préconisations ne sont pas acceptées. Si le député persiste à ne pas clarifier sa situation, le bureau ne peut le sanctionner qu’en rendant publique sa situation, en espérant que l’opprobre qui naîtrait d’une telle situation poussera les députés à se mettre en conformité avant que le bureau n’en arrive à une telle extrémité.

19Le bureau du Sénat, pour sa part, a constitué dès novembre 2009 un comité de déontologie parlementaire composé d’un représentant de chaque groupe politique. Ce comité est saisi pour avis par le bureau ou par le président du Sénat de toute situation de conflit d’intérêts potentiel et peut décider de la publication de son avis. Le rapport d’information rendu par le groupe de travail sur les conflits d’intérêts, enregistré à la présidence du Sénat le 12 mai 2011, propose une approche plus opérationnelle : « Un conflit d’intérêts naît d’une situation dans laquelle un parlementaire détient des intérêts privés qui peuvent indûment influer sur la façon dont il s’acquitte des missions liées à son mandat et le conduire ainsi à privilégier son intérêt particulier face à l’intérêt général. Ne peuvent être regardés comme de nature à susciter des conflits d’intérêts les intérêts en cause dans les décisions de portée générale ainsi que les intérêts qui se rattachent à une vaste catégorie de personnes. » La transparence des engagements des sénateurs serait appréciée à partir de déclarations d’intérêts, qui prennent une importance cruciale, puisque c’est à leur analyse que certains d’entre eux ne pourront être nommés rapporteurs de textes concernant certains secteurs. Ces déclarations d’intérêts seraient limitées aux intérêts matériels, et non moraux, des sénateurs et concerneraient prioritairement leurs intérêts professionnels et financiers, en remontant aux trois années précédant leur élection. Le groupe de travail propose également une remise à plat des incompatibilités sénatoriales, en rendant l’exercice de fonctions de conseil nouvelles incompatibles avec un mandat, même lorsque ces fonctions sont exercées dans le cadre de professions réglementées. Seraient ainsi incompatibles avec un mandat : la présidence d’un syndicat professionnel ; l’exercice de fonctions de direction, d’administration ou de surveillance dans des entreprises percevant des subventions d’un État étranger ; l’exercice de fonctions de direction, d’administration ou de surveillance dans des sociétés mères des sociétés visées par le code électoral. Les activités professionnelles accessoires ne pourraient donner lieu à une rémunération supérieure à la moitié de l’indemnité parlementaire.

20Le Sénat va plus loin que l’Assemblée nationale dans la publicité donnée aux déclarations d’activités et d’intérêts, qui sont publiées sur son site Internet, les éléments relatifs au patrimoine des sénateurs restant confidentiels. La Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique proposait de prolonger les démarches initiées par les deux chambres du Parlement, en inscrivant dans une loi organique le principe de l’obligation de déclaration d’intérêts, qui ne relevait jusqu’à ce jour que des textes internes à chaque assemblée. Identique pour les députés et les sénateurs, celle-ci pourrait être fusionnée avec la déclaration d’activités en un document unique, qui serait rendu public. La commission Jospin préconisait de confier l’analyse et le suivi de ces documents, fondamentaux dans toute politique de lutte contre les conflits d’intérêts, à une instance extérieure aux organisations en cause ou, à tout le moins, placée en dehors de toute filière hiérarchique.

21Ce principe d’externalisation justifierait alors la création d’une Autorité de déontologie de la vie publique. Celle-ci, au constat d’une lacune dans une déclaration ou d’un conflit d’intérêts potentiel ou patent, serait fondée à saisir le bureau de l’assemblée concernée, auquel il incomberait de prendre les mesures appropriées dans le respect des dispositions internes à chaque chambre. Une extension des missions de la Commission pour la transparence financière de la vie politique française était proposée, pour lui permettre de gérer les déclarations d’intérêts des élus, en plus des déclarations de patrimoine qu’elle traite déjà, et de structurer, ou bien proposer, un réseau déontologique idoine. La condition sine qua non était que cette extension de missions s’accompagne des moyens nécessaires, notamment en matière d’investigation. Mais si le projet de loi relatif à la déontologie et à la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique a bien instauré une autorité, il ne l’a pas autorisée à traiter des élus et ne prévoit aucun moyen d’instruction spécifique. Cette autorité s’inscrit dès lors comme une simple évolution de la commission de déontologie qui existe déjà pour les fonctionnaires et qui ne rend que quelques avis défavorables par an sur les dizaines de cas traités, n’ayant à sa disposition qu’un dossier sommaire et aucun pouvoir d’enquête.

En conclusion : bâtir une déontologie

22Bâtir une déontologie organisée, structurée, avec à sa tête un déontologue reconnu par les parlementaires, aurait pu être une façon pertinente de traiter les conflits d’intérêts. On serait passé de la constatation d’un délit – la prise illégale d’intérêts – dommageable à la démocratie, à une approche constructive qui encadre et certifie l’honneur et l’altruisme des représentants du peuple. Pour autant, les dispositifs mis en place à l’Assemblée nationale comme au Sénat relèvent de dispositions internes. Ils auraient gagné en visibilité, pour le citoyen, à s’inscrire dans une loi générale, ce que le projet de loi relatif à la déontologie et à la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique ne prévoit pas. Tout comme il n’octroie d’ailleurs aucun moyen d’instruction aux autorités éventuellement mises en place. En outre, force est de constater que les premières discussions parlementaires ne s’orientent pas vers un élargissement du champ de compétence de la loi. L’attente citoyenne, légitime et récurrente, s’en trouverait déçue et la confiance envers les élus davantage affaiblie. Encore faudrait-il que les autorités mises en place aient des moyens d’instruction. Par ailleurs, les élus locaux sont les grands oubliés de cette approche déontologique, fort peu d’organismes locaux ayant mis en place des dispositifs adaptés. Or le secteur local est propice aux conflits d’intérêts, ne serait-ce qu’au regard du nombre d’élus. La question est d’autant plus cruciale avec le cumul des mandats : il ne faudrait pas que les contraintes d’un élu soient plus souples dans le cadre d’un mandat local, au risque de déplacer la zone de risque vers le niveau territorial, où elle est moins bien appréhendée. Les efforts d’une loi, même élargie aux parlementaires, en seraient vains.

Notes

  • [1]
    Les auteurs remercient Emma Chenillat, doctorante en droit public, pour ses recherches bibliographiques.
  • [2]
    Crim., 22 octobre 2008, 08-82.068 ; AJDA 2008. 2144 ; D. 2008. 3013 ; AJ pénal 2009. 34, obs. G. Royer.
  • [3]
    Crim., 14 novembre 2007, 07-80.220 ; AJDA 2007. 2346 ; D. 2008. 89 ; AJ pénal 2008. 35.
  • [4]
    CAA Marseille, 20 juin 2011, Cne de Sainte-Maxime, req. n° 08MA01415 ; AJCT 2011. 564, obs. S. Dyens.
  • [5]
    Le Conseil de l’Europe parle d’« agent public ».
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