1Il y a quelque paradoxe à s’interroger, dans le cadre d’un numéro de revue consacré à l’élection présidentielle sous la Ve République, sur ceux qui précisément l’ont boudée, sur ces non-candidats, anti-héros d’un scrutin qu’ils ont choisi d’ignorer, non-participants volontaires à la course dont on tient la chronique. Il peut sembler singulier de s’intéresser ainsi à des événements qui n’ont pas eu lieu et à des acteurs qui n’ont pas agi. Et pourtant depuis l’origine du système, dans leur quasi-totalité, les scrutins présidentiels ont été partiellement caractérisés par l’absence d’un candidat attendu et plus ou moins brutalement escamoté. En 1965, Gaston Defferre et Pierre Mendès France dansent l’un et l’autre au bal des absents. Quatre ans plus tard, c’est François Mitterrand qui choisit de ne pas tenter sa chance. En 1974, l’entourage de Georges Pompidou souhaite ardemment la candidature du Premier ministre Pierre Messmer, mais ce dernier est, bon gré mal gré, amené à s’effacer. Les années suivantes sont marquées par l’irrésistible ascension de Michel Rocard qui se termine par la candidature... de François Mitterrand, et l’opération se répète sept ans plus tard. Pour l’échéance de 1995, le Parti socialiste attend Delors et découvre... Jospin. En 2002, en revanche, tous les candidats attendus sont là et seul le résultat est inattendu : Jean-Marie Le Pen au second tour. En 2007 enfin, le grand absent s’appelle François Hollande, Premier secrétaire du Parti socialiste que ses responsabilités d’arbitre empêchent de participer au match.
2Au-delà même de son caractère paradoxal, l’analyse des non-candidatures, qui rappelle la démarche d’Alice au Pays des merveilles célébrant les « non-anniversaires », est inévitablement suspecte, d’un point de vue républicain s’entend, car elle oblige à s’engager hardiment, voire témérairement, sur un terrain insolite et incertain, celui des motivations psychologiques, des pulsions et des répulsions, des désirs et des craintes, du courage et de la lâcheté. C’est un fait que la République n’aime pas la psychologie et que, plus généralement, elle se méfie des personnes. La République n’imagine le pouvoir qu’abstrait, pouvoir des idées et des programmes, et ne l’envisage que collectif. Les personnes échappent à la tradition républicaine, par le haut ou par le bas : par le haut, c’est la Liberté de Delacroix, belle femme aux seins lourds, qui quitte l’humanité pour rejoindre la mythologie. Par le bas, ce sont les présidents Fallières, Doumergue ou Lebrun, hominicules à l’insignifiance rassurante, qui symbolisent d’autant mieux la République qu’ils sont parfaitement incapables d’en incarner la grandeur. L’État républicain est, selon le mot de Georges Burdeau, « une fiction qui permet aux hommes de ne pas obéir aux hommes [1] » mais à un principe. Il faut être chrétien ou monarchiste, ce qui est à bien des égards synonyme, pour s’intéresser à l’incarnation du pouvoir, pour penser, tel Emmanuel Mounier, qu’il n’est de pouvoir que personnel, car le pouvoir est exercé par des personnes. François Mitterrand ne s’y était pas trompé qui avait bâti son odyssée élyséenne sur la dénonciation vertueuse du « pouvoir personnel ». Bracke-Desrousseaux, moraliste officiel de l’antique SFIO, avait sur le sujet dit l’essentiel : « La République n’a pas besoin de surhommes mais d’hommes sûrs. »
3Étudier des non-candidats à l’élection présidentielle, c’est s’intéresser à des gens qui certes ne sont pas des surhommes, puisqu’ils ont calé devant la tentation nietzschéenne de la grande transgression, mais qui ne sont pas davantage des hommes sûrs puisque ceux dont on s’occupe ne sont évidemment pas les soixante-trois millions de Français qui ne se présenteront jamais à une élection présidentielle, mais les quelques-uns, les unhappy few, que tout le monde attendait et qui, pour des raisons mystérieuses et complexes, ont plus ou moins délibérément choisi de décevoir. Certaines absences sont sans doute légitimes, celle de François Mitterrand en 1969 rendue nécessaire par le rapport des forces issu de Mai 68. D’autres défections se justifient par des raisons idéologiques : les premières années de la Ve République sont remplies de non-candidatures de refus du nouvel ordre institutionnel, mais l’essentiel est ailleurs, quelque part entre la tête, les reins et le cœur, dans ce mouvement qui pousse celui qui meurt d’envie d’y aller à laisser mourir son envie et à renâcler, mauvais cheval, devant l’obstacle. S’interroger sur les non-candidatures présidentielles, c’est enquêter sur le mystère de la non-incarnation, c’est préférer La Bruyère à Rousseau, l’Ancien Régime à la Révolution, dresser face au sens de l’Histoire et à la dialectique des sociétés la carte des résistances individuelles, établir la typologie de ceux que de Gaulle évoquant Pierre Mendès France qualifie de « chevaux qu’on n’attelle pas ». Sans prétendre à l’exhaustivité, je m’attacherai à esquisser cette typologie et à classer les auteurs de la grande dérobade en cinq catégories distinctes : les surnuméraires, les contestataires, les mandataires, les légataires et les atrabilaires.
Les surnuméraires
4C’est une catégorie pour mémoire. Celle qui regroupe ceux qui nous intéressent le moins, ceux qui n’envisagent pas sérieusement d’y aller et que d’ailleurs personne n’envisage vraiment comme candidats sérieux. Il y a d’abord les saltimbanques qui, tel Coluche en 1980, font trois petits tours et puis s’en vont. Il y a aussi ceux que Sabine Jansen appelle « les premiers rôles de deuxième plan [2] ». Sous la IVe République, il était bon pour exister de présider un groupe charnière à l’Assemblée nationale. Sous la Ve République, le pouvoir ayant émigré rive droite, il est bon de faire figure de candidat potentiel à défaut de l’être vraiment. Il faut faire partie du club. Sous la IVe République, on devenait ministre, fût-ce pour une paire de jours, dans le dessein de graver sur sa carte de visite le titre d’ancien ministre. Sous la Ve République, il n’y a que deux destins possibles : être candidat ou servir un candidat. D’où la tentation d’être un candidat de l’avant-campagne, afin d’être pris au sérieux par la suite. Il s’agit de rassembler ses petites idées, d’animer son petit courant, de fédérer ses rares amis pour mettre au service de l’autre un peu plus que soi-même. Naguère ces candidatures de témoignage, dont Marcel Barbu a fixé l’archétype, vous menaient, sauf accident ou manque de signatures de parrainage, jusqu’au premier tour. Aujourd’hui, les primaires socialistes, qui feront sans doute ultérieurement des émules à droite, permettent d’organiser les fausses couches avant même le premier tour : de Pierre Moscovici à Arnaud Montebourg en passant par Manuel Valls, personnalités dont le talent est supérieur à la représentativité, la précampagne socialiste retentit de variations à la Dutronc : « Soixante millions de Français... et moi, et moi, et moi. »
Les contestataires
5Avec les surnuméraires et les prudents par tactique, comme François Mitterrand en 1969, ce sont les seuls candidats possibles mais non réels dont les motivations ne sont pas psychologiques mais politiques. Ils appartiennent pour l’essentiel sinon à la préhistoire, du moins aux premières années de la Ve République. Ils se recrutent parmi les adversaires du régime ou, à tout le moins, parmi ceux qui n’en ont pas intégré les nouvelles logiques. L’archétype en est fourni par Pierre Mendès France, réfractaire irréductible au principe de l’élection du président de la République au suffrage universel, qui refuse d’être candidat en 1965 et n’accepte de participer à la campagne de 1969 qu’en sa qualité de candidat au poste de Premier ministre du candidat à la présidence de la République Gaston Defferre. Le tandem se révélera au demeurant catastrophique puisque Defferre, champion de la famille socialiste, n’obtiendra qu’un peu plus de 5 % des suffrages et se brouillera quasiment avec son trop brillant second, au point de répondre à un journaliste qui lui demandait ce que serait sa première décision s’il était élu : « Je changerai de Premier ministre. »
6Il reste que l’ancien président du Conseil de la IVe République n’est pas pleinement représentatif de la catégorie, d’une part parce que, comme on le verra, les déterminants psychologiques pèsent sans doute aussi lourd que les choix idéologiques dans son refus de candidature, d’autre part parce que, chez certains, ce même refus s’alimente à d’autres sources que le non possumus moralisateur de Pierre Mendès France. Il est significatif, par exemple, qu’aucun des chefs des trois grands partis de gauche, le communiste Waldeck Rochet, le socialiste Guy Mollet et le radical René Billères, n’envisage sérieusement en 1965 de briguer la magistrature suprême. Le cas du secrétaire général de la SFIO est exemplaire : Guy Mollet rêve d’une candidature Pinay et se résigne à une candidature Mitterrand. Héritier d’une tradition guesdiste, qui fait du secrétaire général du parti et non du maître de l’exécutif le titulaire du vrai pouvoir, Guy Mollet est victime du syndrome de Warwick, le « faiseur de rois » mis en scène par Shakespeare, celui qui entend choisir le monarque plutôt que d’être soi-même ce monarque. Le précédent Mollet n’est pas sans intérêt, tant perdurent à gauche la tension entre les fonctions de Premier secrétaire du Parti socialiste et de candidat à la présidence de la République et la tentation, visible chez François Hollande en 2007 et manifeste chez Martine Aubry jusqu’à l’explosion de la candidature Strauss-Kahn, de céder à leur tour, et au bénéfice d’autrui, au syndrome de Warwick.
Les mandataires
7L’espèce est constituée de ceux qu’on attend et non de ceux qui attendent, des gens que l’on sollicite et non de ceux qui sollicitent. Les personnalités dont on parle ici ont toutes les qualités pour être candidats, à l’exception d’une seule, celle d’être vraiment, intimement, irréductiblement candidats. Ils sont le plus souvent humbles, sérieux, moralement respectables, politiquement respectés, intellectuellement préparés, rompus aux affaires publiques, réfractaires à la démagogie, mais ils souffrent tous d’un irrémédiable péché originel, ce sont les autres et non pas eux-mêmes que dévore l’ambition de les voir élus. S’ils n’ont pas choisi d’être candidats proprio motu, c’est parce qu’il y a quelque chose de profond qui leur répugne dans ce combat singulier, narcissique, histrionaire et impudique qu’est une campagne présidentielle au suffrage universel.
8La sollicitation vient parfois d’un grand journaliste, tel Jean-Jacques Servan-Schreiber qui lance en 1963 l’opération « Monsieur X », dessinant un portrait-robot du futur candidat qui se révèle bien vite être celui du maire de Marseille, Gaston Defferre. Même punition, même motif pour Jean Daniel, grand prêtre du Nouvel Observateur, qui au lendemain du retrait de la candidature Defferre lance en première page de son hebdomadaire un retentissant : « Pourquoi pas Mendès ? » Parfois ce sont les états-majors, les Warwick collectifs, qui tentent de jeter une personnalité réticente sur le devant de la scène : en 1974, Pierre Juillet et Marie-France Garaud tentent de faire échec à la candidature de Jacques Chaban-Delmas en propulsant celle du Premier ministre Pierre Messmer. La manœuvre échoue, pour une part parce que Jacques Chaban-Delmas s’y oppose et pour une part parce que Pierre Messmer, grand serviteur de l’État, estime avec humilité que, s’il a bien rempli les nombreuses et prestigieuses fonctions qui lui ont été confiées tout au long de sa vie, il n’est pas fait pour le premier rôle qu’on envisage pour lui.
9L’opinion, cette figure collective que font inlassablement parler les sondages, est à ses heures un solliciteur incroyablement pressant. Tout au long de l’année 1994, Jacques Delors est au firmament des enquêtes et, jusqu’à il y a peu, c’était au tour de Dominique Strauss-Kahn de voir son balcon assailli par les mandolines des instituts. La comparaison entre les deux hommes est toutefois trompeuse : si DSK ne s’était pas porté candidat avant le 15 mai, c’était moins parce que le désir lui manquait que parce que la parole lui était interdite et, s’il n’est plus candidat depuis lors, ce n’est évidemment pas, sauf à sonder témérairement son inconscient, parce qu’il ne veut plus mais parce qu’il ne peut plus être candidat. Dans le passé, en revanche, le mécanisme de la dérobade est clair. Il tient en un constat : si désiré que l’on soit, il faut pour aboutir désirer soi-même. Aucun consensus ne dispense du combat. Aucun combat n’est gagnable sans donner ou recevoir des coups injustes et douloureux. La légitimité de l’homme d’État ne peut pas être antérieure à la campagne dont il triomphe. C’est l’acceptation de l’affrontement, la transgression de l’égalité du vivre-ensemble qui transforme le chéri des sondages en monarque légitime. Bref, le mandataire finit toujours par caler, car ni la guerre ni les risques ne peuvent être abolis par la faveur des commencements.
10La conjoncture politique regorge heureusement de prétextes pour en sortir : Gaston Defferre évoque en 1965 l’échec de la « grande fédération », sans voir que celle-ci ne pouvait lui être donnée en préalable et ne pouvait être que l’aboutissement d’une campagne présidentielle réussie. Jacques Delors justifie sa décision négative du 11 décembre 1994 en prétendant n’avoir pas reçu de François Bayrou le signe politique que celui-ci n’avait en aucune manière les moyens de lui envoyer. C’est le drame du mandataire que de n’avoir jamais assez de mandats pour transformer la campagne présidentielle en parade nuptiale.
Les légataires
11Comme toutes les monarchies, la Ve République est rythmée par le mouvement des successions. Le pouvoir est au roi, l’espérance est au prince. Il est dans la nature des choses, et dans celle du complexe d’Œdipe, que le prince défie le roi, veuille lui arracher sa couronne et son sceptre vacillant. La tentation est d’autant plus forte quand le roi, comme François Mitterrand dans les années soixante-dix, n’est encore que celui de l’opposition, ou qu’il est, comme Valéry Giscard d’Estaing dans la décennie suivante, un roi déchu dont la majesté n’est plus qu’un souvenir. Pour réussir et s’imposer, le prince doit cependant transgresser, arracher au vieux monarque les insignes du règne. L’opération peut être violente et c’est la quasi-guerre civile dressant Jacques Chirac, le féal révolté, contre Valéry Giscard d’Estaing, le suzerain honni. Elle peut être discrète comme l’enterrement des pauvres chez les protestants, et c’est Lionel Jospin quittant à pas feutrés le gouvernement dans les dernières années du pouvoir mitterrandien. Elle peut être sournoise comme celle que conduit Georges Pompidou pendant l’hiver 1969 en faisant savoir à Rome et à Genève qu’il est prêt à succéder au général de Gaulle. Ce qui est clair, c’est qu’elle doit avoir lieu. Sans rupture nette et sans contestation assumée, malheur au prince héritier. S’il veut vivre, Œdipe doit tuer le père. Pas de transgression, pas de succession : c’est le défi de ces déclarations de Genève et de Rome qui permet à Georges Pompidou de l’emporter sur Alain Poher et de succéder au chef de la France libre et, à l’inverse, Laurent Fabius n’a jamais trouvé dans sa fidélité à François Mitterrand que la force d’occuper les grands seconds rôles. Le légataire, celui qui attend tout du testament, ne réussit pas car le pouvoir présidentiel se conquiert et ne s’hérite pas. La volonté d’être reconnu par celui qu’on prétend remplacer est une garantie d’échec. La candidature de Michel Rocard, plébiscitée par l’opinion au lendemain des élections législatives de 1978, meurt au congrès de Metz un an plus tard quand l’intéressé proclame son refus d’être candidat contre François Mitterrand. Dix ans plus tard, les « rénovateurs » échouent à succéder à Valéry Giscard d’Estaing comme chef de file de la droite modérée à l’occasion des élections européennes de 1989. Au spectaculaire « Retirez-vous, monsieur le Président ! », lancé à l’ancien chef de l’État sur les écrans des grandes chaînes de télévision par Dominique Baudis et Charles Millon, l’intéressé oppose une simple fin de non-recevoir et enterre sans coup férir les espérances de toute une génération. Quelques semaines plus tard, François Mitterrand tirera ironiquement dans une confidence à Michel Barnier les leçons de cet échec : « Une occasion comme ça, ça ne se rencontre que tous les trente ans. » Bref, le pouvoir se prend, mais ne se donne pas. Là encore la sagesse de Pierre Messmer mérite d’être relevée : succédant à Jacques Chaban-Delmas en qualité de Premier ministre, il confie à son ami Olivier Guichard qu’il n’a été nommé à Matignon que parce que Georges Pompidou, durement frappé par la maladie, ne pouvait pas supporter d’avoir en face de lui un homme qui pût lui succéder. Combien de chefs d’État sont malades sur ce point : les rois n’aiment pas les dauphins.
Les atrabilaires
12Dans Le Livre du ça, Groddeck décrit le symptôme de l’homme aux mains moites. Il pose en principe que cette moiteur déplaisante est une réaction inconsciente mais volontaire de l’organisme et répond au désir... d’être aimé, aimé pour ce qu’on est et non pour ce qu’on a et qu’on pourrait offrir, aimé malgré ses défauts et en dépit de ses mains moites. Dans Le Misanthrope, que Molière avait initialement envisagé d’intituler L’Atrabilaire amoureux, Alceste s’essaye lui aussi à la séduction par le vinaigre. Il se fait brutal, agressif, violent, incroyablement exigeant, dans le seul désir d’être aimé, malgré tout, de la belle Célimène.
13L’atrabilaire séducteur est une figure de candidat à l’élection présidentielle. Sans doute ne suffit-elle pas toujours à éviter à l’intéressé d’être candidat. Raymond Barre se vaccine contre la non-candidature à l’Élysée en boudant l’idée d’être candidat au poste de Premier ministre de cohabitation. Il ira donc jusqu’au bout d’une campagne présidentielle placée tout entière sous le signe d’une rigueur annoncée par un père Fouettard allègre et déterminé. Le mépris de ses alliés du PR, ostensiblement affiché, la multiplication des provocations programmatiques à l’égard du corps électoral le prémunissent aussi sûrement contre le risque d’aller à l’Élysée que l’eût fait une absence de candidature. Le destin véritable de l’atrabilaire candidat, c’est toutefois d’aller à la rupture avec sa propre ambition, de multiplier les conditions, les préalables, les provocations et les ultimatums, d’exiger de ses soutiens une soumission sans bornes, une véritable abdication, afin d’avoir les mains totalement libres pour agir. À la limite, seul le rejet du candidat, par les partis supposés le soutenir ou par l’opinion dont il attend tout, donne à l’intéressé le sentiment d’avoir été compris et la certitude amère et rassérénante que, décidément, on a eu bien raison de ne pas y aller car on aurait été incapable d’agir.
14Outre Raymond Barre, candidat suicidaire mais candidat tout de même, deux hautes figures illustrent la tentation : Pierre Mendès France et Philippe Séguin. Le premier a expliqué son refus d’être candidat en 1965 et en 1969, le second n’a jamais eu à le faire, s’étant mis, aux différentes étapes de sa carrière, dans une situation de soumission farouche ou de révolte impuissante qui excluait de l’amener au seuil même de la candidature. Le premier fut la mauvaise conscience de la gauche et de la IVe République. Le second fut la mauvaise conscience de la droite et de la Ve République. L’un et l’autre ont préféré l’exil intérieur à l’ambition présidentielle.
15Là toutefois s’arrête la comparaison. Seul Pierre Mendès France a été confronté directement au grand choix. Ce sont ses convictions paléo-républicaines qui l’ont en apparence retenu d’être candidat. Il serait injuste de voir dans les scrupules du vieux leader radical, élevé dans la tradition de la IIIe République, un simple prétexte, l’alibi commode d’une dérobade. Il reste que toute la carrière de Pierre Mendès France tend à cette décision finale, à ce refus de ce corps à corps honteux entre un homme et un peuple, un corps à corps dans lequel il ne voit que passion, démagogie, vils compromis, en lieu et place du dialogue de raison, de vérité et de courage qu’il appelle de ses vœux. L’atrabilaire Mendès France est amoureux d’un peuple imaginaire et désincarné, un peuple de citoyens, humble, digne et courageux, sensible à la raison et porté au sacrifice, le contraire même de cette plèbe manipulée que bonapartistes et gaullistes mobilisent en tant que de besoin depuis deux siècles.
16L’atrabilaire abstinent, dont Pierre Mendès France est le modèle indépassable, est l’archétype ou l’idéal-type du héros de la non-candidature. Comme Alceste, il exige tout de Célimène car il rêve de régner sans partage sur elle. Difficile de ne pas voir dans le hautain refus mendésiste de s’adresser au peuple tel qu’il est et de s’en remettre à sa volonté faillible l’orgueil de celui qui n’entend pas partager le pouvoir. Chez cet homme qui n’a pas de mots assez sévères pour stigmatiser la Ve République, la monarchie restaurée, le pouvoir absolu, le règne d’un seul, il est clair que le refus de se confronter au suffrage universel traduit le désespoir d’atteindre jamais un pouvoir idéal, celui qu’aucune consultation électorale ne pourra jamais donner, un pouvoir vide de toute compromission, de toute complaisance, de toute contrainte aussi, car la contrainte est signe de limite, l’autorité doit aller sans coercition, un pouvoir qui trouverait dans la délibération collective le secret de sa perfection. Là est fondamentalement l’origine de cette non-candidature érigée en règle de vie. De Gaulle voyait l’Histoire à la manière dont Paul Valéry voyait l’œuvre d’art, comme le fruit d’une lutte incertaine entre la volonté d’un créateur et la résistance du matériau. Il avait célébré en Louvois l’homme qui avait su « faire tout le possible en laissant sa part à l’inévitable ». Pierre Mendès France n’a jamais voulu laisser sa part à l’inévitable, il n’a jamais accepté la résistance du matériau. L’élection présidentielle telle que de Gaulle l’a conçue est le lieu privilégié de ses épousailles de la passion et de la raison, du désir et du devoir, de l’idéal et des appétits, du corps, du cœur et de l’esprit. C’est un produit impur comme les sociétés que ne gouverne que partiellement la raison et comme les hommes que leur dur désir de durer conduit à la fois au meilleur et au pire. Ceux qui ne veulent pas de cette élection, et Pierre Mendès France est la figure la plus haute et la plus parfaite de ce refus, sont ceux qui ressentent au plus profond d’eux-mêmes, même si leur conscience paraît l’ignorer, que leur royaume n’est pas de ce monde.