Pouvoirs 2011/1 n° 136

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Article de revue

La question linguistique en Belgique dans une perspective historique

Pages 37 à 50

Notes

  • [1]
    Cet aperçu se fonde essentiellement sur Els Witte et Harry Van Velthoven, Strijden om taal. De Belgische taalkwestie in historisch perspectief. Kapellen, Bruxelles, VUBPress, 1998, rééd. 2010 (trad. fr. Langue et Politique. La situation en Belgique dans une perspective historique, Bruxelles, VUBPress, 1999).
  • [2]
    Nous soulignons ici qu’il est question d’une perception.

1Depuis les prémices de la révolution belge de 1830, la question linguistique en Belgique est l’objet de dissensions politiques. Au cœur des préoccupations communautaires depuis la fin du xixe siècle, elle a donné lieu à plusieurs occasions à de violents conflits. Cela n’a guère changé aujourd’hui. De ce combat a émergé une législation linguistique extrêmement complexe. Son évolution se résume difficilement en quelques pages. Différentes approches sont possibles pour l’analyser : on peut étudier les querelles linguistiques en Belgique sous l’angle de la constitution de la nation et d’entités infranationales ou bien en tant qu’élément central du modèle belge de conflit et de pacification. Pour donner dans ce bref exposé un aperçu de ce qu’est l’essence même de la question, l’approche choisie est celle de la sociologie linguistique [1]. Selon cette approche, le comportement et les évolutions linguistiques, et par conséquent les réactions des individus face à la politique linguistique, sont analysés comme des comportements sociaux. La langue est associée à un statut social. D’une part, la perte ou le maintien d’une langue et, d’autre part, la mobilité sociale sont étroitement liés. La langue est associée à l’intégration sociale. Le comportement linguistique est en outre stimulé à travers des processus structurels qui privilégient une langue ou une autre. Différentes institutions (organes politiques, éducation, associations culturelles, médias, etc.) y contribuent. Il importe par conséquent, dans le cadre d’une étude, d’accorder une attention toute particulière aux stratégies linguistiques de la classe politique et d’autres groupes actifs sur la scène politique.
La Belgique est un excellent laboratoire pour l’application d’une telle approche. Elle n’est cependant pas unique en son genre, car les pays où la relation entre langue et politique génère des situations problématiques sont bien plus nombreux qu’on ne le pense communément. En Belgique, cependant, les modèles les plus divers ont été expérimentés, ce qui a donné naissance à un système particulièrement original, mais extrêmement complexe. Nous espérons pouvoir exposer ici dans les grandes lignes sa naissance et son évolution.

Le point de départ : un État dont les langues ont un statut social inégal

2La relation langue-politique est en général particulièrement complexe dans les États où des langues coexistent sans bénéficier d’un statut social équivalent. En pareil cas, une langue au statut social perçu comme étant « supérieur » et une langue au statut social perçu comme étant « inférieur » [2] se font face. La domination de la langue de prestige sera d’autant plus grande que sa standardisation est achevée, que ses dialectes sont essentiellement refoulés et qu’elle est associée à une culture raffinée, cultivée et à une supériorité intellectuelle. La domination n’est pas purement linguistique mais comporte des éléments socio-économiques importants. La langue dominante est en effet souvent celle des élites socio-économiques, politiques et culturelles. Elle est dès lors surtout parlée dans les régions urbanisées car, dans une société industrielle, c’est surtout là que les élites exercent leurs activités. Les locuteurs de la langue dominante font en sorte que celle-ci domine tous les domaines de la vie sociale. La nécessité de suivre un enseignement, et donc d’utiliser une langue usuelle commune standardisée, accentue considérablement cette tendance, qui est d’ailleurs plus favorable au processus de modernisation.

3Dans cette description, on reconnaîtra sans difficulté la position du français dans la société belge du xixe siècle et jusqu’au milieu du xxe siècle. Depuis, bien des changements sont survenus et le néerlandais a considérablement progressé en termes de prestige social, ce qui peut s’expliquer – comme nous le verrons plus loin – par plusieurs mécanismes, mais ne veut pas dire que les idées sur le français en tant que langue dominante ont aujourd’hui totalement disparu. Dans certains milieux francophones de Bruxelles et de Wallonie, elles restent bien ancrées. Elles sous-tendent encore les efforts destinés à laisser dominer la francité à Bruxelles, de même que les réticences de certains groupes francophones à apprendre le néerlandais.

4Selon ce schéma, la langue de statut « inférieur » présente toutes les caractéristiques de la subordination, surtout quand la standardisation est très faible et que l’usage des dialectes prédomine. Si elle est, de surcroît, liée manifestement au retard matériel du groupe linguistique, l’impuissance est encore plus grande ; elle est alors associée à la pauvreté et à l’infériorité intellectuelle. Elle constitue une barrière sociale, en particulier sur le marché du travail intellectuel et non manuel. Une supériorité numérique peut même en pareil cas déboucher sur une position d’infériorité sociologique. La langue, qui n’est plus que celle des catégories en bas de l’échelle sociale et des régions rurales, ne se parlera que dans le circuit informel et sera exclue des canaux de communication officiels. La langue de statut « inférieur », associée au populaire et au rustique, sera stigmatisée, ce qui rendra son usage impropre dans les sphères de la connaissance et autres formes élevées de la pensée. On aboutit alors à une situation où les locuteurs de la langue au statut « supérieur » sont en mesure de rejeter toute forme d’équivalence des deux langues. Ce processus retire à la longue aux locuteurs de la langue de statut « inférieur » toute dignité, ce groupe linguistique ne pouvant plus jouer de rôle en tant que référence sociale. Des sentiments de frustration profondément enracinés peuvent en découler.
On reconnaît là encore un des tableaux de l’histoire linguistique belge : le néerlandais s’est retrouvé dans cette position jusqu’au milieu du xxe siècle. Cette image n’a, elle non plus, pas totalement disparu, surtout parmi les groupes que nous venons d’évoquer. Même si le statut du néerlandais s’est effectivement amélioré en Belgique, une récente enquête à grande échelle réalisée à Bruxelles parvient à des conclusions frappantes : la majorité des habitants francophones continuent de trouver que le néerlandais n’est pas une belle langue. Une information tout aussi éloquente est que la majorité des élèves dans l’enseignement secondaire francophone ne choisissent pas le néerlandais comme deuxième langue. Quand les francophones souhaitent l’étudier, ils sont le plus souvent motivés par des raisons socio-économiques et non par un intérêt pour la langue, qui est pourtant la sixième langue la plus parlée de l’Union européenne.

Évolutions linguistiques en faveur de la langue de statut « supérieur »

5Nous avons une tendance naturelle à nous orienter vers le monolinguisme. Même si l’enquête montre que les jeunes enfants ont plus de facilités à apprendre une deuxième langue, on peut poser comme principe que la maîtrise d’une deuxième langue nécessite des efforts que d’habitude des adultes ne sont prêts à effectuer que par nécessité. On comprend donc aisément que ce sont surtout les locuteurs de la langue de statut « inférieur » qui en paient le prix. Les locuteurs de la langue dominante ne sont pas vraiment tenus d’apprendre une langue dont le prestige socio-culturel est plus limité. Comme la langue de statut « supérieur » constitue un tremplin vers une plus grande reconnaissance et une plus haute position sociales, les locuteurs de la langue de statut « inférieur » se donnent en revanche du mal pour devenir bilingues. On assiste alors à une évolution linguistique compliquée, dans le cadre de laquelle la langue de prestige est apprise en tant que langue instrumentale et culturelle. Les partisans du groupe linguistique dominant estiment qu’il ne faut surtout pas enrayer ce processus : chaque individu doit avoir le droit et la possibilité de progresser et de s’intégrer dans le groupe linguistique qui est le plus prestigieux et obtient les meilleurs résultats socialement. Aujourd’hui encore, ces conceptions n’ont pas complètement disparu au sein de certains groupes. Elles ont dominé tout le xixe siècle et la première moitié du xxe siècle et ont conduit à une francisation de catégories importantes de locuteurs du néerlandais.

6Cela s’explique également par les efforts déployés par l’élite politique pour stimuler ce processus à travers son action publique. Non seulement la langue de statut « supérieur » constitue un ciment interne idéal, mais elle est aussi censée faire bénéficier la nation d’un rayonnement à l’échelle internationale. La liste des stratégies mises en œuvre est facile à dresser. L’exigence de maîtriser la langue de statut « supérieur » concerne en tout premier lieu l’armée et ses instances dirigeantes. Cette institution a besoin d’une unité de commandement, mais elle joue aussi un rôle central dans la formation de la nation. Par ailleurs, pour s’assurer que la future élite maîtrise et utilise la langue de culture, l’éducation joue évidemment un rôle primordial. Par ordre d’importance décroissante, la politique linguistique s’intéressera donc prioritairement à l’université, puis à l’enseignement secondaire, et en dernière instance à l’école primaire. La mise en place de classes d’enseignement préparatoire et de systèmes de transition permettant aux enseignés de passer de la langue de statut « inférieur » à la langue de statut « supérieur » sur de courtes périodes de transition entre dans le cadre de cette politique, mais il n’est pas rare que des mesures plus énergiques et répressives soient adoptées. Dans l’administration publique, on cherche à éliminer autant que possible la langue populaire et à mettre progressivement un terme aux traductions. Le même phénomène se produit dans les tribunaux : les procédures, les condamnations et les arrêtés utilisent la langue de statut « supérieur ». Autrement dit, dans ces secteurs, ceux qui n’ont pas acquis la maîtrise de la langue culturelle officielle se heurtent à un obstacle.
Cette politique linguistique a été appliquée en Belgique jusque dans les années soixante du siècle dernier. L’histoire de la législation linguistique dans l’armée, les institutions judiciaires, l’administration et l’enseignement en comporte d’intéressants exemples. Le néerlandais a mis plusieurs décennies avant de pouvoir s’introduire dans tous ces secteurs. Ce n’est qu’à partir de 1932 qu’un enseignement secondaire en néerlandais a pu être suivi en Flandre. Dans l’armée, il a fallu attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour qu’un compromis linguistique conclu dans les années trente du xxe siècle soit appliqué.

Lois destinées à la protection linguistique

7Les personnes refusant de se soumettre à l’exigence du bilinguisme et à la domination linguistique existante – on les rencontre surtout parmi les groupes sociaux pour lesquels la langue revêt essentiellement un intérêt professionnel – essaient ensuite, au moyen de lois linguistiques, d’obtenir une protection de la langue de statut « inférieur ». Leur stratégie consiste avant tout à demander des mesures politiques permettant à leur propre langue, en termes de statut, de mieux concurrencer la langue officielle, afin de rattraper le retard, d’instaurer une certaine équivalence et de contrer la perte de la langue. Le bilinguisme obligatoire, mais pour tout le monde, et/ou la parité entre les communautés linguistiques sont les exigences les plus poussées d’une telle stratégie. Ces mesures de protection profitent à une collectivité culturelle linguistique. En tant que telles, elles sont naturellement en contradiction avec la conception dominante qui rejette tout protectionnisme linguistique légal. Les partisans de cette stratégie accordent en effet quant à eux une priorité absolue à l’exercice des droits linguistiques individuels de ceux qui veulent se laisser assimiler dans la langue de statut « supérieur », autrement dit, dans le cas de la Belgique, être francisés.

8Bien évidemment, ces exigences visant à protéger la langue de statut « inférieur » ne sont prises en compte dans les programmes politiques que lorsque les défenseurs de cette dernière langue ont conquis un pouvoir politique suffisant. Ce n’est qu’une fois que le groupe s’est massivement élargi et a voix au chapitre sur la scène politique que la pression électorale exercée sur les locuteurs de la langue de prestige leur donne la possibilité de défendre leur communauté linguistique. Le processus général de démocratisation en cours depuis la fin du xixe siècle a largement contribué à cette évolution. Cela vaut aussi pour le rapport numérique entre les différents groupes. Les secteurs sensibles à la politisation linguistique, tels l’enseignement ou la justice, étant de plus en plus nombreux, les groupes de pression organisés ainsi que les médias peuvent susciter une plus forte mobilisation culturelle linguistique.

9La Belgique constitue aussi un exemple de ce processus. Les premières lois de protection linguistique n’y ont en effet été adoptées que parallèlement à un élargissement, en premier lieu, du suffrage communal, qui a permis la mobilisation d’un plus grand arrière-ban et la montée d’une force politique. Les lois de 1873 relative au droit pénal, de 1878 relative à l’administration publique et de 1883 relative à l’enseignement secondaire ont accordé aux personnes ignorant le français en Flandre des droits linguistiques sans cependant remettre en cause ceux des francophones. Après l’introduction en 1894 du suffrage universel plural (masculin), une loi a été adoptée en 1898 accordant au néerlandais un statut officiel, tandis qu’une véritable avancée se produisait avec l’instauration d’un suffrage universel unique (masculin). Comme on le verra plus loin, dans les années vingt et trente du xxe siècle, les efforts en faveur d’une plus grande égalité linguistique entre la Wallonie et la Flandre ont été couronnés de succès.

10Quelle portée peut-on attribuer à cette législation sur la protection linguistique ? Si elle se déroule parallèlement à la montée en force d’un groupe linguistique dominé, ce processus évolue en permanence. Plus le lien entre la langue et la population est étroit, plus les lois s’appliquent facilement. Aussi n’est-ce pas un hasard si le droit pénal s’adapte plus tôt que le droit civil, si l’enseignement primaire change plus facilement que l’enseignement secondaire et universitaire, si le ministère de l’Intérieur soulève moins de difficultés que le personnel des Affaires étrangères en poste à l’étranger ou la formation de l’armée. Les lois linguistiques s’appliquent d’ailleurs sans aucun doute plus tôt dans le secteur public que dans le secteur privé. Un examen chronologique de la naissance de la Belgique fait clairement apparaître tous ces mécanismes.

11La même progressivité s’observe concernant le contenu des lois. Une grande distance sépare le droit de comprendre les décisions des pouvoirs publics et celui de se faire comprendre. Jusqu’où doit aller précisément le bilinguisme du fonctionnaire ? Doit-on plutôt opter pour un service bilingue reposant sur des fonctionnaires monolingues ? En Belgique, nous avons fait l’expérience des deux systèmes, même si, du côté francophone, on s’oppose autant que possible au bilinguisme individuel. Les francophones ne veulent pas se laisser imposer l’apprentissage du néerlandais. La distance est tout aussi grande entre les lois linguistiques qui cantonnent la langue d’enseignement, dans les études secondaires, à quelques matières seulement (un phénomène habituel en Belgique jusqu’en 1932) et celles qui la hissent au rang de langue universitaire (la néerlandisation de l’université de Gand en 1930). Inutile de dire que des techniques plus puissantes de protection vont apparaître à mesure que le pouvoir de la communauté linguistique subordonnée va se consolider. On peut analyser les lois linguistiques de 1962 et 1963 sous cet angle : les lois linguistiques des années trente en constituaient la base, mais les mécanismes de contrôle existants ont été considérablement renforcés et de nouvelles instances de contrôle ont été créées.

12L’introduction progressive de lois linguistiques toujours plus rigoureuses déclenche un processus extrêmement interactif. Quand la langue qui n’est pas dominante est utilisée comme moyen de communication officiel et comme langue culturelle, la standardisation progresse manifestement à grands pas. Après la reconnaissance de la langue, l’envie naît de chercher à maîtriser la langue. L’enseignement, la production culturelle et universitaire jouent un rôle fondamental pour populariser une langue standard. Les contacts linguistiques avec les pays où se parle cette même langue peuvent encourager ce processus. La Flandre en a fait l’expérience surtout dans les années cinquante. Les réunions associatives sur l’Algemeen Beschaafd Nederlands (abn, néerlandais standard) et la collaboration avec les Pays-Bas connaissent alors un essor. La création de la Taalunie (union linguistique) avec les Pays-Bas (1980) a eu à cet égard une grande importance.

13Les lois linguistiques sont toujours proposées de façon groupée, ce qui est logique. Une loi linguistique en génère une autre. L’introduction de la langue dans le droit pénal, par exemple, a des répercussions sur l’enseignement du droit. C’est ce qui explique la néerlandisation de la plupart des formations en droit en Flandre et à Bruxelles dans les années trente du siècle dernier. L’introduction du néerlandais dans l’enseignement primaire puis secondaire nécessite que le cursus pour devenir enseignant prévoie également une formation dans cette langue. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la plupart des réglementations aient un caractère général. Mais cela peut facilement générer une politique du donnant-donnant, la communauté linguistique dominante accordant des concessions à un secteur, mais les atténuant dans un autre. Plus les rapports de force internes sont complexes entre les groupes, plus cette stratégie politique est appliquée. Bruxelles a ainsi très souvent servi de monnaie d’échange pour les lois plus radicales concernant la Flandre.
Les défenseurs d’une politique linguistique protectionniste attendent généralement beaucoup des lois linguistiques. Pourtant, leur impact est limité. Tout d’abord parce qu’elles portent sur un phénomène compliqué, peu clair et difficile à évaluer et à définir. Il n’est parfois pas simple de déterminer où commence un groupe linguistique et où commence l’autre, surtout dans les régions ou groupes où existe une mixité linguistique. Dans les processus de changements linguistiques, les facteurs psychologiques jouent un rôle tout aussi grand et ces facteurs se laissent difficilement manipuler par des initiatives politiques. Une intervention politique suppose des situations claires, des critères et des normes applicables. Il ne faut donc pas sous-estimer les difficultés pour élaborer des lois linguistiques efficaces.
Les partisans de ces lois accordent par conséquent une grande importance au contrôle de leur application et aux sanctions prévues. Il existe par exemple une grande différence entre l’obligation de passer un examen de langue et l’obligation de présenter un diplôme dans la langue demandée. Les lois linguistiques de 1962 stipulaient par exemple, à la demande des Flamands, que le diplôme soit le seul critère pour entrer dans un cadre linguistique, soit francophone, soit néerlandophone. En définitive, un fossé assez grand sépare la réalité linguistique complexe de la manière dont la classe politique traduit cette réalité politiquement et conçoit une stratégie. Il n’est pas rare que la communauté linguistique dominante adopte la tactique de l’obstruction pour freiner l’application effective des lois de protection linguistique. Plus la communauté linguistique dominée doit attendre longtemps l’application correcte de la loi, plus le risque de radicalisation du mouvement linguistique est grand. Le mouvement flamand en a fait l’expérience. L’application des lois linguistiques de la fin du xixe siècle et des années trente du xxe siècle s’est longtemps fait attendre, ce qui a conduit à une radicalisation des groupes flamingants.

La délimitation des régions linguistiques et la définition des frontières

14La tendance à tourner le dos à cette politique linguistique inefficace et à opter par exemple pour une délimitation territoriale va donc se manifester. Quand les lois linguistiques prennent comme point de départ le monolinguisme des régions, elles encouragent naturellement la tendance à se retrancher derrière des frontières sûres au sein de la communauté de statut non dominant. D’où les querelles pour savoir si une région appartient ou non à une région linguistique homogène, un problème qui reste en suspens jusqu’à aujourd’hui en Belgique et qui sous-tend, entre autres, la discussion autour de la circonscription Bruxelles-Hal-Vilvorde.

15On en arrive à un deuxième réflexe de défense et de protection, cette fois plus radical : la délimitation de régions linguistiques homogènes et la définition de frontières entre ces régions. Au sein de son propre territoire, le groupe linguistique de statut non dominant peut alors contribuer à l’instauration du monolinguisme et à l’essor de sa propre communauté linguistique. La communauté linguistique dominante est le plus souvent opposée à un bilinguisme individuel généralisé et ne tolère pas d’hétérogénéité linguistique sur son territoire. C’est ce qui s’est passé en Belgique. Le mouvement wallon a rejeté le bilinguisme généralisé et par conséquent l’apprentissage du néerlandais. Ce principe devait être appliqué jusqu’aux instances centralisées de l’administration publique. Cette approche est devenue manifeste lors de la promulgation des lois linguistiques dans les années vingt et trente du xxe siècle, mais aussi en 1963, quand des propositions pour accorder également des droits linguistiques élémentaires (les facilités) aux communes néerlandophones dans le Brabant wallon ne se sont pas matérialisées. Le principe selon lequel la territorialité joue un rôle d’homogénéisation est ainsi devenu la seule alternative pour les deux groupes linguistiques.

16Ce principe de territorialité a pour conséquence que l’on n’accorde pas de droits aux minorités linguistiques respectives. En 1932, l’élite francophone de Flandre a donc été abandonnée. Elle a perdu dans la sphère publique flamande toute protection juridique et elle a dû se contenter de droits linguistiques purement individuels dans la sphère privée. Durant les dix années qui ont suivi, le reste des mesures de protection de la minorité (qui avait ses propres écoles et une université à Louvain) a été supprimé. La décision de transférer les facultés francophones de l’université de Louvain, ville située dans la partie néerlandophone de la Belgique, au Brabant wallon (1968) a provoqué une confrontation et une polarisation.

17Avec l’introduction de ce principe, les locuteurs de la langue de statut « supérieur » risquent de perdre de nombreux emplois dans l’administration publique centrale. De toute évidence, ils vont s’y opposer et des querelles éclatent également concernant cet aspect de la politique linguistique. Le mouvement wallon doit son existence essentiellement à ce mécanisme. C’est surtout l’exigence du bilinguisme au sein de l’administration publique centrale (et de la capitale) qui est ressentie comme la source d’une concurrence déloyale, car les Flamands ont le plus souvent une connaissance des deux langues. Il n’est donc pas rare que le combat linguistique aille de pair avec le combat syndical.

18Cette solution territoriale a d’autres conséquences, de grande portée. Une guerre va s’engager entre les communautés concernant les frontières linguistiques. Pour les locuteurs de la langue qui n’est pas dominante, elles doivent rester les mêmes, tandis que pour les locuteurs de la langue de prestige, elles doivent pouvoir être déplacées en faveur de la langue de prestige. Dans les lois linguistiques de 1932, ce principe a été approuvé et a donné lieu par la suite à des déplacements linguistiques au détriment de la Flandre. Au sein du mouvement flamand, des militants se mobilisent contre les recensements linguistiques qui, à partir de 1962, seront supprimés. La frontière linguistique est désormais instituée dans la loi, non sans provoquer de conflits. L’attribution des Fourons et de Comines-Mouscron respectivement au Limbourg (néerlandophone) et au Hainaut (francophone) provoquent des conflits qui durent des années.
C’est surtout lorsque l’unilinguisme s’étend, dans le secteur public comme dans le secteur privé, que peuvent se développer très facilement au sein des régions linguistiques des courants infranationaux cherchant à s’exprimer politiquement dans des mouvements fédéralistes, confédéralistes ou même séparatistes. Ainsi, la naissance du modèle fédéral belge peut être imputée pour une part aux lois linguistiques de 1932, qui reposaient sur le principe suivant : la langue de la région doit être la langue véhiculaire. C’est d’ailleurs ce qui a permis à terme de favoriser le fédéralisme. Un système fédéral ne peut être appliqué que s’il existe des lignes strictes de démarcation.

Problèmes linguistiques dans les zones frontalières

19La délimitation territoriale est une stratégie qui crée cependant aussi des régions à problèmes. Le long des frontières naissent des régions de transition où vivent des minorités et des groupes linguistiques mixtes. Les groupes qui parlent une autre langue peuvent également être à l’origine de problèmes ailleurs. Autrement dit, les solutions territoriales ne garantissent en aucun cas une coexistence sans conflit des communautés culturelles linguistiques.

20Les concentrations de locuteurs de langues d’un statut « inférieur » dans la région de la langue de prestige ou dans les zones frontalières posent le plus souvent moins de problèmes. Dès la première génération, des processus d’assimilation y ont lieu et la troisième génération est toujours entièrement intégrée presque partout dans la communauté de la langue de prestige. Cela a été le cas des dizaines de milliers de Flamands qui, au xixe siècle, sont partis vers les villes industrielles wallonnes. Cette minorité flamande prolétarienne ne s’est pas vu octroyer de droits linguistiques et, en 1932, lors de l’introduction du principe de territorialité, il n’y a plus eu besoin de tenir compte de ce groupe. Dans la situation inverse, tout est loin de se passer aussi facilement, surtout quand on est en présence de fortes concentrations et que l’on peut se fonder, au niveau local, sur le principe démocratique de majorité. Les locuteurs de la langue de prestige exigent alors des droits linguistiques collectifs.

21On connaît dans l’Histoire suffisamment d’exemples de comportements brutaux de communautés linguistiques vis-à-vis de leurs minorités respectives, surtout quand il est aussi question de différences religieuses. Dans des cas extrêmes, on assiste même à des opérations de purification. Le recours à des mécanismes de pacification est bien entendu une forme plus humaine de gouverner. Mais cette stratégie présente elle aussi de nombreuses gradations. Les aménagements linguistiques pour les locuteurs d’une autre langue peuvent être par exemple de nature collective, le bilinguisme dans le secteur public peut être contrôlé ou les concessions peuvent être au contraire limitées aux facilités, le locuteur d’une autre langue ne pouvant dans ce cas être entendu dans sa langue qu’en tant que particulier. En 1963, c’est ce système qui a été adopté à Val Duchesse. La remise en cause de ce système constitue, jusqu’à aujourd’hui, une source de conflits dans les communes à facilités à la frontière entre Bruxelles et le Brabant flamand, où beaucoup de francophones bruxellois se sont installés.
Le système peut être définitif ou conçu comme une mesure transitoire, l’idée étant d’aider le locuteur d’une autre langue durant le processus d’adaptation et donc de favoriser son intégration à terme dans la communauté linguistique. On comprend aisément pourquoi la plupart des locuteurs de la langue de prestige n’en ont pas envie. On sait que ces deux points de vue différents sont aussi à l’origine de conflits dans les communes à facilités et d’autres communes à la lisière de la Flandre. D’innombrables francophones partis de Bruxelles pour s’installer dans ces communes les considèrent d’ailleurs comme une extension naturelle de Bruxelles où doit être instauré le même statut linguistique qu’à Bruxelles.

Problèmes linguistiques dans la capitale commune

22Les deux communautés linguistiques ont une capitale commune, où les membres vivent ensemble et mélangés – phénomène qui n’a rien d’unique –, et ce territoire de mixité linguistique constitue également une source de conflits. Une décentralisation territoriale est en effet impossible, d’autant que la population comporte aussi un grand groupe de personnes parlant à la fois le néerlandais et le français, ainsi que des locuteurs d’une autre langue, auquel il est difficile d’appliquer des solutions de type collectif. Celles-ci supposeraient en effet l’introduction de sous-nationalités, l’une regroupant les locuteurs flamands et l’autre les locuteurs francophones, et ces personnes à cheval sur ces deux langues ou parlant une autre langue ne sont guère prêtes à se laisser imposer cette solution. Il existe pourtant une sorte de fédéralisme personnel, dans la mesure où la minorité a obtenu des droits pour développer son identité culturelle linguistique. À Bruxelles, les Flamands ont approfondi cette forme de fédéralisme et constitué un réseau étendu dans les domaines éducatifs et culturels. Cela a d’ailleurs abouti au modèle bruxellois : chaque communauté soutient par ses propres institutions (la Commission communautaire francophone (cocof) pour le Bruxelles francophone, la Vlaamse Gemeenschapscommissie (vgc) pour le Bruxelles néerlandophone) son identité culturelle linguistique. Dans la capitale, lieu de rencontre des deux communautés linguistiques, chacune des deux communautés a une place équivalente.

23Dans cette stratégie du bilinguisme, cette équivalence doit aussi s’exprimer. Dans la vie publique, on met par conséquent les deux langues sur un pied d’égalité, soit à travers un bilinguisme individuel, soit à travers l’organisation de deux services composés de fonctionnaires monolingues. Entre ces deux solutions, il existe bien entendu d’autres modèles, dans lesquels des stratégies différentes peuvent être associées. À Bruxelles, un modèle combiné a été choisi : au niveau communal domine le bilinguisme individuel du fonctionnaire qui est en contact avec le public, au niveau régional celui de services bilingues. Cette dernière formule a la faveur des francophones, non seulement pour imposer le moins possible l’obligation de bilinguisme individuel, mais parce que cela permet aussi de tenir compte de la position minoritaire des néerlandophones à Bruxelles. Majoritaires au niveau fédéral, ces derniers défendent bien entendu le principe du bilinguisme individuel dans la capitale.
Tous ces scénarios ont un point commun : ils sont indissociables des rapports de force entre les deux communautés linguistiques, tant à l’intérieur du territoire de la capitale qu’en dehors. Cette dernière remarque est cependant générale car, comme nous l’avons constaté au fil de cet exposé, cela vaut pour tous les aspects de ce combat linguistique qui est politique et complexe. Nous ne pouvons pas ici, comme nous l’avons dit plus haut, entrer dans les détails des différentes phases de ce combat. Mais nous pouvons pour conclure tout de même en faire une synthèse. À chaque phase du combat, des groupes radicaux se sont toujours opposés. Du côté wallon francophone et bruxellois, il s’agissait de ceux qui étaient fermement attachés à la défense des intérêts linguistiques des francophones et n’étaient pas prêts à faire des concessions aux défenseurs de la langue qui n’était pas dominante. Le français devait être parlé non seulement en Wallonie et à Bruxelles, mais aussi dans toute la Belgique, et par conséquent en Flandre. De l’autre côté, les flamingants adoptaient aussi des solutions plus radicales et militaient en faveur de la plus grande autonomie possible pour pouvoir déterminer et appliquer librement leur politique linguistique. Bien qu’ils n’aient pas eu le monopole de la collaboration – la Wallonie et Bruxelles connaissaient aussi le phénomène –, des groupes de nationalistes flamands ont soutenu l’occupant pendant les deux guerres mondiales, ce qui a jeté le discrédit sur eux et le mouvement flamand dans son ensemble. Les nationalistes flamands sont cependant parvenus par la suite à exercer des pressions sur les flamingants prêts à des compromis, qui étaient surtout présents dans les partis traditionnels (catholiques, socialistes et libéraux) et y étaient en contact avec des francophones prêts eux aussi à des compromis. Les importantes lois linguistiques des années trente et soixante du xxe siècle ont ainsi vu le jour. Jusqu’à la fin des années soixante, ces compromis ont eu leur place dans l’État unitaire et les unitaristes ont joué un rôle modérateur. À partir des années soixante, quand on s’est mis à penser tant du côté flamand que wallon en termes fédéraux, la problématique linguistique est devenue un élément du processus de fédéralisation. À mesure que les communautés flamande et francophone ont obtenu plus d’autonomie, elles ont pu déterminer leur propre politique linguistique et il a fallu que soit trouvée au niveau fédéral la solution aux conflits encore dominants. Bien que ce processus ait été laborieux et le reste, il n’y a pas lieu de le souligner ici. Les points de vue et les stratégies évoqués dans ce bref aperçu demeurent à ce jour divergents.


Date de mise en ligne : 24/02/2011

https://doi.org/10.3917/pouv.136.0037

Notes

  • [1]
    Cet aperçu se fonde essentiellement sur Els Witte et Harry Van Velthoven, Strijden om taal. De Belgische taalkwestie in historisch perspectief. Kapellen, Bruxelles, VUBPress, 1998, rééd. 2010 (trad. fr. Langue et Politique. La situation en Belgique dans une perspective historique, Bruxelles, VUBPress, 1999).
  • [2]
    Nous soulignons ici qu’il est question d’une perception.

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