Pouvoirs 2009/4 n° 131

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Article de revue

Comprendre l'homme à partir de l'animal ?

Pages 5 à 17

Notes

  • [1]
    Donna Haraway, « Un manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du xxe siècle », in Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature, Éditions Jacqueline Chambon, 2009, p. 271-272.
  • [2]
    Temple Grandin et Catherine Johnson, Animals in Translation, Harvest Book, 2006.
  • [3]
    Ibid., p. 7.
  • [4]
    Ibid., p. 67.
  • [5]
    Ibid., p. 8.
  • [6]
    Irene Pepperberg, « Grey Parrots Intelligence », Proceedings of the International Aviculturists Society, janvier 1995, p. 11-15.
  • [7]
    Bruno Latour, postface à Voyage chez les babouins, de Shirley Strum, Eshel, coll. « Sciences », 1990, p. 337.
  • [8]
    Shirley Strum et Linda Fedigan, Primate Encounters : Models of Science, Gender and Society, University of Chicago Press, 2001.
  • [9]
    Shirley Strum, Voyage chez les babouins, op. cit.
  • [10]
    Eleni Varikas, « Naturalisation de la domination et pouvoir légitime dans la théorie politique classique », in Delphine Gardey et Ilana Löwy (dir.), L’Invention du naturel, Éditions des archives contemporaines, 2000, p. 89-108.
  • [11]
    Donna Haraway, op. cit., p. 31.
  • [12]
    Bruno Latour et Shirley Strum, « Human social origins : Oh please, tell us another story », Journal of Social and Biological Systems, vol. 9, n° 2, 1986, p. 169-187.
  • [13]
    Stephen Jay Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, trad. Daniel Lemoine, Seuil, 1979.
  • [14]
    Vinciane Despret, Naissance d’une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé, Les Empêcheurs de penser en rond, 1996 ; Quand le loup habitera avec l’agneau, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001.
  • [15]
    Bruno Latour, Petite Réflexion sur le culte moderne des dieux fétiches, Les Empêcheurs de penser en rond, 1996, p. 77.
  • [16]
    Ce qu’affirme, par exemple, Shirley Strum dans son Voyage chez les babouins, op. cit.
  • [17]
    Isabelle Stengers, L’Invention des sciences modernes, La Découverte, 1993, p. 113.
  • [18]
    Jonathan Burt, Rat, Reaktion Books, 2006, p. 103.
  • [19]
    Cité par Donna Haraway, op. cit., p. 34.
  • [20]
    Vinciane Despret, Bêtes et Hommes, Gallimard, 2008.
  • [21]
    Et dont rend compte l’échec patent de nombre d’expériences, dont certains scientifiques disent aujourd’hui qu’elles sont d’autant plus problématiques qu’on ne peut pas comparer, de manière fiable, deux groupes de souris différentes.
  • [22]
    Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La Mètis des Grecs, Flammarion, 1974, p. 10.

1« À la fin du xxe siècle et dans la culture scientifique des États-Unis d’Amérique, écrit l’historienne des sciences Donna Haraway, la frontière séparant l’humain de l’animal est profondément entamée. Les dernières têtes de pont de l’exception humaine sont contaminées, quand elles n’ont pas été transformées en parcs de loisirs : rien désormais ne justifie de manière convaincante la séparation de l’humain et de l’animal, pas plus le langage que l’usage de l’outil, le comportement social ou les fonctions mentales. Beaucoup de gens ne voient d’ailleurs plus la nécessité de cette séparation [...]. Au cours des deux derniers siècles, la biologie et la théorie évolutionniste ont produit les organismes modernes en objets de savoir et simultanément réduit la frontière entre le règne humain et le règne animal à une trace à peine visible, mais réaffirmée par les affrontements idéologiques et les disputes professionnelles des sciences sociales et des sciences de la vie [1]. »

2Cette longue remarque de Donna Haraway annonce à quel point la tentative à laquelle je vais me soumettre s’avère périlleuse. Comment aborder la question de « l’animal modèle pour l’homme » en évitant le piège qui me forcerait à choisir mon camp entre la vieille rengaine de l’exception humaine et l’idée selon laquelle l’homme ne serait qu’un animal comme les autres ? Comment, puisque ces deux idées suivent approximativement les frontières des champs disciplinaires (avec, évidemment leurs contrebandiers de part et d’autre), ne pas se laisser prendre dans ces disputes professionnelles entre sciences naturelles et sciences humaines ? Quand une alternative aussi rigide semble s’imposer, la solution la plus saine est de ne pas accepter son incontournabilité et de décliner, avec un poli « non merci, cela ne m’intéresse pas », l’invitation aux oppositions frontales qu’elle propose.

3Plusieurs voies s’ouvrent à nous. J’en choisirai trois qui me semblent éviter, chacune à sa manière, quoique partiellement, le double écueil de l’exception humaine et de la naturalisation. Je vais les résumer brièvement avant de les explorer et, le cas échéant, d’en relever les limites.

4Avec la première, je vous convierai à procéder à une forme d’expérimentation : la question de l’exception, qui empoisonne ce débat, peut perdre son pouvoir nocif si on confère cette exception aux animaux. Nous allons y venir assez rapidement, je ne vais pas l’expliciter plus avant.

5La deuxième voie est plus classique. Je la résumerai lapidairement : on ne peut naturaliser l’homme qu’à condition d’avoir socialisé la nature. Cette démarche s’appuie sur les ressorts de la pensée critique. Cependant, avec la critique, on n’échappe pas réellement au conflit des champs disciplinaires. Les sciences sociales, finalement, opposent une forme de rétorsion aux sciences biologiques : vous dites que tout est biologique, nous vous montrons que tout est socialisé, même vos propres savoirs portent la marque du social, affirment-elles.
La troisième voie, quant à elle, sera brièvement esquissée. Elle tient plutôt de la prospective ou d’une proposition à expérimenter. Avec elle, je tenterai de chercher dans quelles conditions l’animal peut s’avérer un modèle pour l’homme. Un accès prometteur me semble s’ouvrir dans les recherches qui renoncent au régime de la reproduction pour s’engager dans celui de l’invention.

Cultiver l’exception

6Temple Grandin est une scientifique américaine travaillant depuis de longues années avec des animaux d’élevage. Elle conçoit et dessine les bâtiments dans lesquels les animaux sont amenés pour y être gardés, soignés, manipulés ou abattus. Une part de son travail consiste également à vérifier si les conditions d’élevage et d’abattage sont conformes aux normes du bien-être animal et, si elles ne le sont pas, à conseiller les propriétaires de ferme ou d’abattoir en la matière. Un des critères retenus par Grandin repose sur la conduite non violente des animaux. Dans les élevages intensifs, comme dans les lieux de mise à mort, aux États-Unis, les travailleurs utilisent les chocs électriques lorsque les animaux résistent à ce qui est attendu d’eux. Pour Grandin, l’usage de la violence peut être évité si on comprend que les animaux résistent parce qu’ils ont peur ; il faut dès lors trouver ce qui les effraie et remédier au conflit, à sa source. Pourquoi une vache refuse-t-elle brusquement de s’engager dans un couloir, d’entrer dans telle étable, de suivre tel chemin, de changer de prairie ? Grandin est appelée sur les lieux et tente de trouver l’origine du problème. Ce sont souvent de minuscules détails, une bouteille d’eau en plastique abandonnée au milieu du passage, une veste jaune accrochée à la barrière, les pales d’un ventilateur tournant au ralenti, une tache sombre sur le chemin, un éclat de lumière sur une pièce de métallique, une zone d’obscurité, détails que personne ne perçoit. Personne, sauf Grandin et les animaux. Et si Grandin les voit, dit-elle, c’est parce qu’elle pense comme un animal, et parce qu’elle voit comme les animaux.

7Temple Grandin est autiste. Elle comprend difficilement les émotions des humains, ce qui lui fait dire qu’elle se sent parfois comme un « anthropologue sur Mars ». Mais son état lui donne accès à d’autres modes de compréhension, c’est ce qui lui permet de faire son métier ; elle voit, selon ses propres termes, le « monde en images », elle est, comme elle le dit encore, « penseur visuel », contrairement à la plupart des gens, qui sont des « penseurs verbaux ». Le fait qu’elle soit autiste, explique-t-elle, la rend sensible aux environnements, d’une sensibilité semblable à celle des animaux [2].

8Sa compréhension fine de ces derniers, sa capacité d’adopter leur perspective, repose en fait sur une sorte de pari : les animaux sont des êtres exceptionnels, comme elle-même, en tant qu’autiste, l’est. « L’autisme, écrit-elle, m’a dotée d’une perspective sur les animaux que la plupart des professionnels n’ont pas, quoique des gens ordinaires puissent y accéder : le fait que les animaux sont plus malins que nous ne le pensons. […] Il y a plus, pour les animaux, que ce que notre regard rencontre [3]. » Les animaux, comme certains d’entre nous parmi les autistes, dit-elle encore, voient, entendent et sont sensibles « à quantité de choses que personne d’autre ne peut percevoir [4] ». C’est cette capacité qui lui permet de traduire, dans la langue des humains, ce que les animaux comprennent de leur environnement. Elle se met « à la place des animaux », et elle le fait littéralement ; elle emprunte le couloir, entre dans l’étable, traverse la route, suit le chemin, et elle regarde : les pales du ventilateur, quand celui-ci tourne lentement, oscillent ; la zone d’ombre sur la route apparaît comme un ravin sans fond ; la veste jaune est effrayante car elle est trop lumineuse, le contraste « saute aux yeux » et le reflet sur la plaque de métal est éblouissant.

9Les animaux et les autistes, dit Grandin, partagent en commun le fait que le monde est pour eux une « masse tourbillonnante de menus détails ». Ce sont des génies de la perception. Certains autistes, explique-t-elle, sont mentalement très retardés mais s’avèrent toutefois capables de faire des choses que les humains normaux sont quant à eux incapables d’apprendre à faire, par exemple connaître le jour où vous êtes né d’après la date, en une fraction de seconde, ou encore vous dire si le numéro de votre maison est un nombre premier. Les animaux sont comme les savants autistes, continue-t-elle, puis se reprenant, « en fait, j’irais même plus loin en affirmant que les animaux sont, réellement, des autistes savants. Les bêtes ont des talents que les gens n’ont pas, de la même manière que les personnes autistes ont des talents que les gens normaux n’ont pas ; certains animaux ont des formes de génie que les gens n’ont pas, de la même manière que les savants autistes ont des formes spéciales de génie [5] ».

10Avec Grandin, l’animal se constitue comme un modèle, mais un modèle très particulier. Certes, la mise en analogie des malades mentaux et des animaux est un geste qui n’a rien de neuf, et qui n’a pas souvent été très sympathique, ni pour les malades ni pour les animaux. La science par ailleurs nous a fourni une relativement longue histoire en cherchant, chez les bêtes les plus diverses, les modèles les plus variés de dysfonctionnements, depuis les rats de la dépression jusqu’aux souris droguées ou infanticides en passant par les singes de la séparation qui, avec Harry Harlow, ouvraient un champ aussi considérable que terrifiant de recherches scientifiques sur les pathologies dues aux traumatismes de l’enfance.

11Mais le geste est ici différent. D’une part, cette analogie n’a rien d’immédiat, elle repose sur la construction de deux différences et leur mise en rapport, celle entre les hommes et les animaux et celle entre les autistes et les gens normaux. D’autre part, elle se fonde sur la retraduction de ces différences en différences qualifiantes. Ce qui était bêtise des bêtes et handicap de l’humain devient talent particulier, exceptionnel, génie dans l’usage du monde. La comparaison, ainsi construite, réinvente les identités. Elle fait grandir.

12C’est dès lors une tout autre perspective qui aboutit, de fait, à entrer dans le monde de l’animal en faisant le pari d’une compréhension fondée sur le talent, sur le génie commun à certaines bêtes et à quelques humains, et qui redistribue l’exceptionnalité. Devons-nous toutefois accepter ce modèle et conclure que les animaux sont comme les autistes ? Grandin l’affirme, avec une certitude, il est vrai, difficile à partager pour ceux qui ne sont ni animaux ni autistes. Mais le régime de vérité qui accompagne cette affirmation relève du pragmatisme ; en se comportant comme si elle avait affaire à des êtres qui, comme elle, voient le monde d’une certaine façon, ont le génie du détail et le talent de la perception, elle arrive à d’étonnants résultats ; la violence diminue dans les élevages.

13Ce qui m’intéresse chez Grandin, dans le cadre de cet article, tient toutefois plus à la structure de ce qu’elle propose. Elle inscrit le modèle dans le régime de l’exception, d’une double exception. D’une part, les êtres qui fondent la comparaison et autorisent la compréhension sont convoqués dans et pour ce qu’ils ont d’exceptionnel, en d’autres termes, ils sortent grandis de la comparaison – fait plutôt rare dans les procédures du modèle. Notons en outre, et c’est lié, qu’ils peuvent apprendre l’un de l’autre par la construction de l’analogie, ce qui, à mon sens, constitue un mérite important (et de nouveau, rarement présent dans le cas des modèles animaux). D’autre part, certains êtres peuvent faire l’objet de la comparaison, et non pas tous ; être autiste et posséder ce talent n’ont rien d’une situation généralisable. C’est un kairos, diraient les Grecs anciens, un événement singulier qui fait occasion.

14C’est à cette même culture de l’occasion que je rattacherais le travail qu’a accompli la psychologue Irene Pepperberg, avec Alex, le perroquet gris du Gabon avec lequel elle a réussi à créer le bel événement de la conversation interspécifique [6].
Je résumerai brièvement les conditions de sa réussite, pour m’intéresser aux conclusions qu’elle en tire. Pepperberg a modifié le dispositif que les behavioristes utilisaient jusque-là, d’ailleurs sans grand succès. En premier lieu, affirme-t-elle, il faut renoncer à la conception référentielle du langage, on ne voit pas très bien pourquoi un perroquet pourrait trouver de l’intérêt à décrire les choses ou l’état du monde. Elle privilégie donc une définition pragmatique : parler, cela sert à influencer les autres, à obtenir des choses, à faire agir. C’est pourquoi le perroquet peut demander des récompenses de son choix, il doit simplement les nommer. Ensuite, Pepperberg va, au début, se servir d’une ruse. Ces oiseaux ont, nous apprend-elle, un intérêt particulièrement prononcé pour les situations de rivalité. Il suffit de les créer : au cours des premières leçons, on ne demande rien au perroquet si ce n’est d’assister à une pseudo-leçon entre Pepperberg et un assistant. Cela marche, Alex, pris au jeu, coupe la parole à l’assistant. Au cours des années, Alex est devenu le perroquet le plus brillant de l’aventure scientifique.
Or, son expérience, explique la psychologue, ne permet en rien d’affirmer que tous les perroquets peuvent parler, ni même que les perroquets du Gabon peuvent le faire. Elle indique seulement que, en parlant, Alex juge de la pertinence du dispositif qui lui est proposé. Ce qui veut dire qu’on se retrouve à présent avec une situation d’exception, mais cette fois, à deux niveaux : non seulement on a un être exceptionnel (tous les perroquets ne peuvent pas parler), mais on a surtout des dispositifs d’exception ; il faut des conditions exceptionnelles, risquées, bricolées, faites d’invention et d’opportunisme. L’expérience témoigne d’elle-même et d’un perroquet, pas des perroquets en général. Parce que Alex est exceptionnel, il ne peut pas constituer un modèle. Et si on ne peut pas passer d’un perroquet à un autre, sans le mettre à l’épreuve, on peut encore moins espérer passer d’un perroquet à tous les humains.
La condition de la substituabilité des êtres, qui fait que n’importe quel animal peut valoir pour tous les animaux, et à laquelle le laboratoire cherchant les modèles doit incontournablement soumettre ceux qu’il étudie, nous indique alors, par contraste avec le travail de Pepperberg, ce que le « modèle » implique comme coût : tout dispositif expérimental cherchant le modèle ne tient qu’à réduire et donc à appauvrir ceux qu’il interroge. Nous y reviendrons à la fin de l’exploration de notre deuxième voie.

On ne peut naturaliser l’homme qu’à condition d’avoir socialisé la nature

15Cette deuxième voie consiste à évaluer ce dont on parle quand on essaie de comprendre les humains en interrogeant les animaux. Notons-le d’emblée, en voulant comprendre l’homme à partir des animaux, la science n’a rien inauguré dans le fond, seulement dans la forme de cette interrogation. On a de tout temps créé des analogies entre les bêtes et les hommes. Les Grecs avaient développé des modèles très organiques de la société humaine ; le xixe siècle s’est particulièrement inspiré de la vie des insectes sociaux ; quant au darwinisme, on ne pourra manquer de noter son étonnante perméabilité aux théories économiques et, chez certains de ses héritiers, une tendance nettement plus fâcheuse à vouloir organiser le monde des hommes et des femmes selon les lois d’une nature inspirées des théories racistes, sexistes, impérialistes et capitalistes.

16Dans la quête du modèle, histoire humaine et histoires animales manifestent une étonnante propension à se mêler. Ce phénomène est particulièrement lisible du côté de la primatologie, dans la mesure où elle s’est longuement attachée à retrouver, chez le singe, les origines de l’homme. On remarquera, par exemple, que depuis les années trente jusqu’à la fin des années soixante-dix, les babouins mâles ont assez fidèlement illustré une société rigidement hiérarchisée autour d’un mâle autoritaire et jaloux, dont les conduites assez peu diversifiées semblaient en apparence déterminées par des règles aussi simples qu’inflexibles. Ils sont devenus aujourd’hui, comme les a nommés Bruno Latour [7], de véritables sociologues à fourrure, aux comportements inventifs et flexibles, soucieux de leurs liens d’amitié avec les femelles.

17De fait, chez les babouins, remarquent les primatologues Shirley Strum et Linda Fedigan, les rôles ont été conçus de manière étonnamment similaire à ceux qu’on attend des hommes et des femmes dans la société des humains [8]. Comme le décrit par ailleurs Shirley Strum [9], on a eu souvent affaire à « une société dominée par les mâles, caractérisée par une division claire du travail ; une société où les mâles détiennent le pouvoir et où les femelles ne peuvent être promues qu’en s’associant à un mâle dominant ». On peut suivre sur ce point l’analyse de Eleni Varikas : dans la mesure où cette différenciation des rôles apparaît, en Occident, en tout cas depuis le xviiie siècle, comme appartenant à la nature même des hommes et des femmes et non comme une forme singulière d’organisation politique, il était dès lors tout à fait légitime, voire nécessaire, de la retrouver chez les ancêtres « naturels » [10]. Et cela n’a rien d’innocent. Car, comme le souligne Donna Haraway, « les sciences bio-sociales ne sont pas simplement des reflets sexistes de notre univers. Ce sont aussi des outils servant à reproduire ce monde, à la fois parce qu’elles produisent des théories légitimantes et parce qu’elles renforcent le pouvoir matériel [11] ».

18Certains chercheurs, et plus particulièrement certaines chercheuses, ont d’ailleurs pris conscience du fait que ce qu’on raconte sur les singes pouvait affecter la manière dont les humains s’organisent et que, par exemple, les théories de la « dominance des mâles » avaient, en retour sur le social, un pouvoir de légitimation des rapports de force tels qu’ils sont instaurés. On notera à cet égard, et ce n’est pas une coïncidence quoique d’autres facteurs doivent être pris en compte, que les femelles de nombreuses espèces ont donné lieu à de tout autres observations et de tout autres théories au moment même de l’essor des théories féministes. Elles ont délaissé les rôles de compagne docile ou de mère Courage pour prendre une place de plus en plus importante dans la construction de leur société et dans la gestion des relations.
Les structures narratives mêmes de l’histoire naturelle semblent profondément imprégnées des histoires humaines. D’une part, remarquent Bruno Latour et Shirley Strum, on ne peut négliger le fait que nombre de recherches sur la socialité des primates tendent à vérifier, ou à légitimer, une certaine version du contrat social, à la Hobbes pour les uns, à la Rousseau pour les autres [12]. Ensuite, on ne pourra manquer de relever, avec Stephen Jay Gould, que la nature est, dans une bonne part des fictions, étonnamment morale. Elle est sage et économe ; elle répond, notamment dans les schèmes hyper-adaptationnistes (et chez le Konrad Lorenz de L’Agression), à des principes d’utilité, ce qui n’est pas sans évoquer une sorte de « morale bourgeoise » de la biologie lorsque celle-ci privilégie, comme explication des comportements, ce qu’ils « rapportent ». Gould illustre notre tendance à faire de l’histoire naturelle une histoire morale avec l’exemple de l’élan d’Irlande. Celui-ci, disparu depuis près de 10 000 ans, possédait des bois d’une taille impressionnante. L’histoire de son extinction a donc donné lieu à des fictions édifiantes dans lesquelles l’extravagance des ornements (dans ce cas contraire au principe de l’utilité et de l’économie) a été sanctionnée comme une faute. Les histoires traditionnelles racontent par exemple que ce qui au départ devait constituer un avantage, les ramures, connurent une croissance telle qu’elles en sont devenues un fardeau mortel : « Tel l’apprenti sorcier, le cerf géant comprit que les meilleures choses ont une fin. Ployant sous le fardeau de leurs excroissances crâniennes, empêtrés dans les arbres, noyés dans les marais, tous moururent [13]. »

Quand le savant regarde la lune

19On pourrait multiplier les exemples à l’infini [14] et aboutir, chaque fois, au même constat : tout cela relève bien de nos histoires. L’animal modèle pour l’homme semble plutôt participer à un jeu de miroirs dans lequel les humains découvrent d’autant mieux leur identité qu’ils y rencontrent leur propre reflet.

20Or, si cette critique est juste, j’y mettrais toutefois une limite. Elle néglige complètement le fait que les animaux ne sont pas de simples supports passifs de ces histoires, même si leur contribution est largement instrumentalisée. En quelque sorte, en reprochant, du point de vue des sciences sociales, aux sciences naturelles de négliger leurs objets et de ne parler que des humains, les sociologues ou philosophes critiques répètent le geste même qui fonde leur dénonciation. Bruno Latour n’a cessé de mettre les chercheurs des Sciences Studies en garde, en rappelant ce proverbe chinois : « Quand le savant montre la lune, les imbéciles regardent le doigt [15]. » Dire aux primatologues et aux éthologues que toutes leurs histoires ne sont que des fictions dépendantes de leurs intérêts n’est pas la bonne manière d’entamer une conversation.

21Cette critique néglige en outre que ces scientifiques eux-mêmes, en tout cas les plus intéressants d’entre eux, ne cessent d’interroger leurs propres manières de produire de la connaissance et manifestent, à cet égard, une compétence réflexive qui n’a rien à envier à celle des chercheurs en sciences humaines. Et que ces chercheurs sont arrivés eux-mêmes à la conclusion à laquelle cette critique nous a conduits : demander aux animaux de témoigner pour nous, pour nos histoires, n’est pas une bonne manière de les interroger. Ce ne sont pas des questions pertinentes pour eux. Elles sont trop lourdes et trop chargées [16]. On aura, disent-ils encore, d’autant plus de chances de construire des histoires intéressantes et des savoirs fiables qu’on s’intéresse à ce qui, eux, les animaux, les intéresse.

22Dans ce cadre alors, ces chercheurs peuvent répondre à la critique des sciences sociales. Ils pourraient dire que, certes, ces histoires d’animaux sont nos histoires, mais qu’elles ne sont pas que les nôtres. Car nous devons aussi comprendre que, si leur existence dépend de nos histoires et de la multiplicité de celles-ci, ces histoires ont toutes, comme le rappelle la philosophe Isabelle Stengers, « pour trait commun de renvoyer à eux » ; elles désignent ceux qu’elles font exister « comme condition sinon suffisante, du moins nécessaire à leur possibilité [17] ». En quelque sorte, la recherche du modèle, c’est un peu trop de notre histoire et trop peu de la leur. Notre deuxième voie, la voie de la critique, s’avère alors pertinente, à condition qu’elle n’invalide pas toutes les recherches, mais qu’elle réclame en quelque sorte des comptes à celles qui demandent aux animaux de parler pour nous.

23Si cette condition de pertinence repose sur l’exigence que les animaux soient bien présents et bien actifs dans les histoires que nous produisons à leur sujet, on est alors conduits à interroger certains dispositifs expérimentaux qui ambitionnent de nous comprendre en utilisant des modèles animaux. La critique doit alors se radicaliser. Pour le dire brièvement : l’être auquel nos histoires sont renvoyées, dans ce cadre de recherches, s’est pour ainsi dire volatilisé dans le processus. Il n’est même plus condition nécessaire de l’histoire qu’on raconte à son sujet.

24Lorsque le behavioriste John Watson envisage d’évaluer le rôle des caractères perceptifs optiques, tactiles et olfactifs dans la façon dont le rat s’y retrouve dans un labyrinthe, que fait-il ? Il retire au rat, raconte l’historien Jonathan Burt, ses yeux, son bulbe olfactif et ses vibrisses, essentiels au sens du toucher chez le rat, avant de le lancer à la découverte du dispositif. Et comme le rat ne veut plus ni courir dans le labyrinthe ni aller chercher la récompense de nourriture, le psychologue l’affame. Watson conclut laconiquement, « le rat commença à ce moment à apprendre le labyrinthe et finalement devint l’automate habituel [18] ». L’être issu de cette pratique de destruction systématique n’est plus, on le voit, un rat. Il n’est plus possible de renvoyer l’histoire à lui, tout simplement parce qu’il n’y a plus de « lui » dans cette histoire. C’est d’ailleurs exactement le sens de ces opérations : créer un nouvel organisme, réduit au minimum de ses sens, et qui, de ce fait, vaut pour tous les autres. La procédure n’a d’autre but, et c’est la condition de la généralisation possible qui instaure le modèle en modèle, que de démembrer, réduire, purifier pour chercher le dénominateur commun, « ce qui reste », l’automate, le comportement qui, d’une espèce à l’autre, va rendre tous les organismes commensurables.

25Toutes les recherches que j’ai pu analyser autour de cette question du modèle, en laboratoire, reposent sur cette même opération, parfois avec un maximum de cruauté, parfois avec juste ce qu’il faut d’indifférence. Robert Yerkes, qui a longtemps travaillé à l’étude des singes en cherchant explicitement un modèle pour l’être humain, rendait très lisible cet enjeu en écrivant qu’« une des caractéristiques de l’utilisation du chimpanzé en tant qu’animal d’expérimentation a toujours été de le conformer intelligemment à la spécification au lieu d’essayer de préserver ses caractéristiques naturelles. Nous avons estimé qu’il était important de transformer l’animal en sujet aussi idéal que possible de la recherche biologique [19] ».
Loin de moi l’idée d’entrer ici dans la controverse au sujet de la dénaturation de l’animal, qui n’a, à mon sens, pas beaucoup d’intérêt [20]. Ce qui m’importe, c’est ce sur quoi le modèle est finalement fondé, ce qui le fait tenir, et ce qui témoigne en même temps de son manque total de robustesse [21]. On ne peut pas ne pas remarquer l’immense écart qui se constitue entre les recherches que je décrivais en ouvrant la première voie et celles-ci : dans les premières, on entend dire « ce perroquet est tellement exceptionnel, il est tellement bien équipé par le dispositif, qu’il ne peut pas parler au nom des autres perroquets, mais il nous apprend des choses bien plus intéressantes » ; dans les autres procédures, on ne peut éviter de dire : « Ces animaux sont tellement appauvris par le dispositif qu’ils peuvent parler non seulement de tous les animaux mais aussi de tous les humains. » Quel succès !

Apprendre et s’inventer

26Une troisième voie pourrait constituer une sorte de réponse à ce que je vois comme une impasse des recherches fondées sur l’appauvrissement. Pour ouvrir cette voie, je retournerai loin dans le temps, à un moment où se cultivait non l’idée de se comprendre avec un animal comme modèle, mais d’apprendre avec lui, d’apprendre de ses inventions et de s’inventer dans cet apprentissage. Ici de nouveau, de la même manière qu’il l’était, avec Temple Grandin et Irene Pepperberg, pour les vaches, les cochons et le perroquet, le talent est convoqué. Ici encore, comme dans l’interprétation que je proposais de Temple Grandin, les affinités sont non pas données, mais sont activement construites. Si je retourne loin dans notre histoire, c’est parce qu’il me manque, dans notre langue, les termes qui pourraient désigner cet autre style de modèle fondé sur l’invention et le talent. Les Grecs en avaient l’usage, ils le nommaient mètis. La mètis signifiait cette forme de pensée, ce mode du connaître que l’on acquiert au contact des animaux. La mètis se signale particulièrement dans l’art de tendre des pièges, ou de les éviter. Elle traduit, pour reprendre la définition de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, une forme « d’intelligence et de pensée, un mode du connaître ; elle implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habilités diverses, une expérience longuement acquise [22] ». La mètis unissait sous le signe d’une même intelligence des dieux, des héros, de simples pêcheurs et chasseurs, des grenouilles, des poulpes, des renards et quantité d’autres animaux. La mètis devait s’acquérir, en observant les animaux. Il y a bien modèle, mais un modèle dans une histoire où l’on « apprend avec », et non pas « sur » ; un modèle dont les analogies qui le fondent ne lui préexistent pas : un modèle qui se crée dans une histoire de construction active de ressemblances. Un modèle avec lequel il s’agit de s’inventer comme homme.

27Les recherches sur la pharmacologie des chimpanzés pourraient s’inscrire dans cet héritage encore sans nom. De nombreuses recherches, dont celles de la vétérinaire Sabrina Krief, ont en effet montré que les chimpanzés du parc national de Kibale, dans le sud-ouest de l’Ouganda, connaissent l’usage des plantes : les feuilles de Ficus exasperata contiennent un antibiotique, les singes ne la consomment que s’ils sont blessés ; l’écorce d’Albizia grandibracteata n’est, quant à elle, utilisée que par les individus souffrant de problèmes intestinaux. Les essais biologiques pratiqués suite à cette observation ont confirmé une activité biologique sur les vers ainsi qu’une destruction des cellules cancéreuses en culture. De nouvelles molécules biologiquement actives ont pu être isolées grâce à cette observation.

28Si l’on mesure le chemin parcouru depuis les recherches de Watson ou de Harlow, on ne peut s’empêcher de penser que l’inversion est bien jolie : le terme « modèle animal » a changé de sens, les chimpanzés ont passé la barrière qui sépare le sujet d’expérimentation de l’acteur d’expérimentation.
La différence peut encore se décliner autrement, en comparant le « modèle animal » tel qu’il est usuellement mis à l’épreuve, avec la version que promeut un nouvel usage de la mètis : nous pourrions être invités, s’il faut garder le terme, à parler dorénavant de l’« animal modèle ». C’est avec lui qu’on apprendra à honorer des talents, de petits miracles de la technique des corps, des intelligences ou des savoir-faire. On arrivera alors peut-être à s’adresser au vivant dans ce qu’il a de plus inventif. On apprendra à célébrer des réussites.

Notes

  • [1]
    Donna Haraway, « Un manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du xxe siècle », in Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature, Éditions Jacqueline Chambon, 2009, p. 271-272.
  • [2]
    Temple Grandin et Catherine Johnson, Animals in Translation, Harvest Book, 2006.
  • [3]
    Ibid., p. 7.
  • [4]
    Ibid., p. 67.
  • [5]
    Ibid., p. 8.
  • [6]
    Irene Pepperberg, « Grey Parrots Intelligence », Proceedings of the International Aviculturists Society, janvier 1995, p. 11-15.
  • [7]
    Bruno Latour, postface à Voyage chez les babouins, de Shirley Strum, Eshel, coll. « Sciences », 1990, p. 337.
  • [8]
    Shirley Strum et Linda Fedigan, Primate Encounters : Models of Science, Gender and Society, University of Chicago Press, 2001.
  • [9]
    Shirley Strum, Voyage chez les babouins, op. cit.
  • [10]
    Eleni Varikas, « Naturalisation de la domination et pouvoir légitime dans la théorie politique classique », in Delphine Gardey et Ilana Löwy (dir.), L’Invention du naturel, Éditions des archives contemporaines, 2000, p. 89-108.
  • [11]
    Donna Haraway, op. cit., p. 31.
  • [12]
    Bruno Latour et Shirley Strum, « Human social origins : Oh please, tell us another story », Journal of Social and Biological Systems, vol. 9, n° 2, 1986, p. 169-187.
  • [13]
    Stephen Jay Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, trad. Daniel Lemoine, Seuil, 1979.
  • [14]
    Vinciane Despret, Naissance d’une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé, Les Empêcheurs de penser en rond, 1996 ; Quand le loup habitera avec l’agneau, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001.
  • [15]
    Bruno Latour, Petite Réflexion sur le culte moderne des dieux fétiches, Les Empêcheurs de penser en rond, 1996, p. 77.
  • [16]
    Ce qu’affirme, par exemple, Shirley Strum dans son Voyage chez les babouins, op. cit.
  • [17]
    Isabelle Stengers, L’Invention des sciences modernes, La Découverte, 1993, p. 113.
  • [18]
    Jonathan Burt, Rat, Reaktion Books, 2006, p. 103.
  • [19]
    Cité par Donna Haraway, op. cit., p. 34.
  • [20]
    Vinciane Despret, Bêtes et Hommes, Gallimard, 2008.
  • [21]
    Et dont rend compte l’échec patent de nombre d’expériences, dont certains scientifiques disent aujourd’hui qu’elles sont d’autant plus problématiques qu’on ne peut pas comparer, de manière fiable, deux groupes de souris différentes.
  • [22]
    Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La Mètis des Grecs, Flammarion, 1974, p. 10.
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