Pouvoirs 2009/1 n° 128

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Article de revue

La pénalisation du droit des affaires : vrai constat et fausses rumeurs

Pages 87 à 102

Notes

  • [1]
    En décembre 2001, Enron, l’une des plus grandes entreprises américaines par sa capitalisation boursière, fit faillite en raison des pertes occasionnées par ses opérations spéculatives sur le marché de l’électricité ; elles avaient été masquées en bénéfices via des manipulations comptables.
  • [2]
    Antoine Garapon et Denis Salas, « La victime plutôt que le droit », Esprit, novembre 2007, p. 74.
  • [3]
    Philippe Conte, « La dépénalisation de la vie des affaires : une question de proportion », Journal des sociétés, n° 53, avril 2008.
  • [4]
    Marie-Anne Frison-Roche, « La constitution d’un droit répressif ad hoc entre système juridique et système économique et financier », in Marie-Anne Frison-Roche, Jean-Claude Marin et Claude Nocquet, La Justice pénale face à la délinquance économique et financière, Dalloz, 2001.
  • [5]
    « La dépénalisation de la vie des affaires », rapport au garde des Sceaux, ministre de la Justice, La Documentation française, 2008.
  • [6]
    Jean-Marie Coulon, « Dépénalisation de la vie des affaires : “Construire un travail équilibré, cohérent, en proposant des règles claires” », Revue Lamy Droit des affaires, n° 25, mars 2008.
  • [7]
    Voir, pour les affaires dites d’une grande complexité, l’article 704 du Code de procédure pénale.
  • [8]
    L’affaire Stavisky est une crise politique française survenue en décembre 1933, succédant au décès dans des circonstances mystérieuses d’Alexandre Stavisky, dit « le beau Sacha ». Ce scandale devait symboliser la crise d’un régime instable soupçonné de corruption et contribuer à la chute du gouvernement Camille Chautemps et au déclenchement des émeutes antiparlementaires du 6 février 1934.
  • [9]
    « La dépénalisation de la vie des affaires », rapport cité.
  • [10]
    Recours entrepris pour le compte de personnes identifiées ayant subi des préjudices individuels qui ont été causés par le fait d’un même auteur et dont l’origine est commune.
  • [11]
    Voir Emmanuel Combes, Économie et Politique de la concurrence, Dalloz, « Précis », 2005.
  • [12]
    Voir Jean Veil, « Sanctions pénales et sanctions administratives : complémentarité ou ordonnancement à repenser ? », supra.

1Que le monde des affaires bruisse de rumeurs, le constat n’est pas nouveau. Y réussir suppose d’être le mieux informé en temps utile. Et pourquoi pas d’y prêcher le faux, en sachant le vrai ! Toutefois, à l’opinion de la place, feutrée, se juxtaposent par médias interposés les clameurs de l’opinion ou les fausses nouvelles. La pénalisation des affaires n’échappe alors pas à un paradoxe. Elle contribue à maintenir une déontologie des activités économiques ; en revanche, par ses menaces, elle désoriente les marchés et compromet l’équilibre des échanges et celui des ordres juridiques sensibles à la moindre rumeur.

2Rumeur, fausses rumeurs, ni les économistes ni les juristes ne peuvent se désintéresser de ce phénomène récurrent. Surtout que les rumeurs ne visent pas seulement les entreprises et leurs dirigeants mais tout aussi bien les systèmes juridiques et leurs institutions qui sont mis en accusation. D’où des cris et des chuchotements : garde à vue, mise en examen ; des images « chocs » : un ministre entre « ses » juges d’instruction… L’opinion publique s’enflamme malgré l’affirmation hypocrite de la présomption d’innocence et du secret de l’instruction. Enron [1], prêts hypothécaires, etc. : que font les juristes ?

3Si de nos jours, en raison de l’éparpillement d’informations éclatées, il ne reste souvent dans la conscience collective qu’un vague souvenir des protagonistes, demeure en surimpression le malaise d’une morale affaiblie.

4Dans une approche plus psychologique de pénalisation du droit des affaires, il est nécessaire de distinguer les sentiments d’agents rationnels sur un marché comme les entreprises en concurrence, qu’elles soient auteurs ou victimes d’infractions, de ceux des particuliers, consommateurs ou épargnants qui rejoignent le courant sécuritaire et la prééminence de la parole des victimes. Où l’on voit un « souverain » au côté des victimes selon la formule d’Antoine Garapon [2].

5Certes la vie des affaires, par sa complexité croissante et sa mondialisation, facilite la commission d’infractions par de véritables délinquants. Les mafieux sont unanimement dénoncés. Mais la morale des affaires n’est pas la morale évangélique, les « affaires » ne se confondent pas avec la vie des affaires et, a fortiori, le droit des affaires. Que de lois liées à des scandales jalonnent notre droit pénal !

6Les rumeurs peuvent donc naître du degré de pénalisation du droit des affaires. Sont d’une autre nature les calomnies visant des agents économiques. Il ne s’agit pas d’un simple jeu de mots. Dans ce domaine toute rumeur a des conséquences sur les investisseurs et les épargnants. On sait que certains États font de leur laxisme un argument. D’autres, au contraire, se glorifient de leur sévérité. Ils ne visent pas les mêmes opérateurs ! Dans ce palmarès, le droit français est loin d’être particulièrement répressif si on le compare par exemple à celui des États-Unis. Ainsi apprend-on qu’à l’issue de l’enquête « opérations hypothécaires malhonnêtes », 406 personnes ont été inculpées pour fraude dont 60 ont été arrêtées.

7En revanche, une multitude d’incriminations formelles a une influence pernicieuse sur l’opinion par les insécurités qu’elle génère. Sur ce point le droit français présente bien des imperfections. Il est statistiquement significatif de comparer aux dispositions pénales du Code de commerce, le nombre de poursuites et a fortiori de condamnations effectives. La loi n’est pas seule en cause. En outre, devraient être pris en considération les moyens mis à la disposition de la justice et notamment de la section financière du parquet.

8D’où les dangers d’une pénalisation légale purement démagogique (d’effet d’annonce) par l’image, archaïque, qu’elle donnera du droit d’un État dans la compétition internationale.

9Dès lors, pris à la lettre, le sujet de la pénalisation du droit des affaires reviendrait à déterminer si elle est en hausse ou décroît. Ce qui impliquerait de déterminer précisément le domaine du droit des affaires, puis de ses dispositions pénales. Premier obstacle. Ensuite, en fonction des abrogations, créations et modifications, d’en évaluer la sévérité ou le laxisme subséquents, ce qui appellerait une comparaison conjoncturelle des peines principales et des peines complémentaires dans leur coordination ! Aussi est-ce une autre approche qui sera retenue, en écartant un jugement, en l’état de nos informations, subjectif. Comme l’a déclaré Philippe Conte : « par rapport à quels seuils peut-on postuler qu’il y a trop de droit pénal ? Je pourrais tout aussi bien affirmer qu’il n’y a pas assez de droit pénal !… l’arrière-plan idéologique n’est pas assez perçu [3] ».

10L’impressionnisme législatif s’est accentué. Bien des dispositions pénales ont cependant pour fonction de renforcer l’effectivité d’une règle à finalité économique, plus rationnelle que morale. L’« étiquetage » pénal attire l’attention sur l’importance pratique de la solution sans que la sanction soit effective. Pour ne prendre qu’un exemple, hors de l’actualité qui en fournit trop d’anecdotiques, lors de la réforme du droit des sociétés en 1966, la suppression de nombreuses causes de nullités néfastes dans la constitution des sociétés ou leur fonctionnement, surtout en raison de leur rétroactivité, avait été compensée par de très nombreuses sanctions pénales. Cette systématisation n’était pas d’une grande efficience, mais pouvait troubler des dirigeants qui se livreraient à une lecture attentive des textes. En réalité, un nouvel aléa, judiciaire, pouvait offrir à des partenaires mal intentionnés des facultés de chantage. Cette « délinquance » est évidemment, psychologiquement et techniquement, fort différente de la criminalité organisée.

11La pénalisation moderne de la vie des affaires conduit déjà une distinction entre des infractions qui relèvent du domaine traditionnel du droit pénal et celles qui n’ont qu’un rôle d’appui à la mise en œuvre du droit économique. Dans un premier cas, le Code pénal est « pilote », dans le second cas, il est « suiveur ». D’ailleurs, formellement, certains délits sont édictés par le Code pénal, d’autres par le Code de commerce. Il arrive donc qu’ils soient moins perçus que d’autres, parce que les commercialistes ne s’y appesantiront pas et que des pénalistes qui ne seraient pas spécialistes du droit des affaires les négligeront. Or ce droit n’en existe pas moins et peut apparaître au hasard d’une recherche. Heureusement qu’existent des spécialités pour les pénalistes ou pour les commercialistes. Encore que cette dualité montre que des questions de prééminence scientifique sont sous-jacentes.

12Étudie-t-on le seul droit pénal des affaires ou le domaine coordonné des sanctions civiles, commerciales, déontologiques et pénales du droit des affaires ? Sans jouer sur les mots, est-ce de droit pénal ou de droit pénalisant qu’il s’agit ?

13Les dispositions légales définissant les infractions et leurs sanctions n’en étant que la structure, il faut aussi prendre en considération les procédures de mise en œuvre et distinguer les sanctions encourues des peines prononcées.

14Pour appréhender les réactions subjectives des protagonistes c’est à un autre échelon qu’il faut se placer : celui des enquêtes policières ou de gendarmerie, des décisions des parquets et du déroulement d’une instruction. Les confrontations humaines y sont plus sensibles que lors de la phase ultime de jugement. La place reconnue (ou non) aux avocats n’étant pas à négliger. La garde à vue a fait l’objet de la part d’une association patronale de formations spécifiques à ses pratiques usuelles !

15En revanche, lorsqu’il est parlé, à propos du rapport Coulon, de dépénalisation du droit des affaires, avant de s’alarmer encore faut-il savoir quelle est sa rationalité. Pour un public mal informé, cette seule annonce risque d’être interprétée comme favorable aux « patrons voyous ». D’où l’importance du vocabulaire, dans la communication des juristes.

16La complexité de notre droit des affaires et du pénal qui l’accompagne est une inépuisable source d’incompréhension et de dévalorisation démagogique de la norme juridique.

17Certes, le droit ne peut se résumer en quelques vagues principes. La sophistication de l’« ingénierie » financière et l’ouverture des frontières appellent des adaptations constantes et une imagination créatrice active. La société anonyme, ce merveilleux instrument du capitalisme moderne, génère le meilleur et le pire sur les marchés financiers. Un équilibre est donc à instaurer en permanence entre le dynamisme économique et la politique criminelle. Mais abuser du droit pénal, serait-ce pour satisfaire l’émotion (légitime) de l’opinion publique, provoque une dénaturation de ce droit et affaiblit son exemplarité jusqu’à la caricature. Ne pas avoir été poursuivi deviendrait-il le signe chez un dirigeant d’apathie et de manque d’ambitions professionnelles ? Depuis Platon ne dit-on pas que ce sont les anciens prisonniers qui font les meilleurs gardiens ?

18Or l’un des progrès historiques fondamentaux du droit pénal est celui de l’individualisation de la peine. Si la reconnaissance de la responsabilité pénale des personnes morales est en phase avec l’évolution de la vie des affaires, en revanche, cette « modernisation » ne saurait s’accompagner d’une régression démagogique, celle de la résurgence de la responsabilité collective et de la vengeance. Une prétendue catégorie (classe) sociale ne se substitue pas à la gens des droits antiques. D’où l’importance de préciser les régimes de délégation de pouvoir et de dissocier la culpabilité d’une société de celle de ses dirigeants personnes physiques.

19En second lieu, ce thème doit être élargi. Malgré le langage courant, la peine n’est pas du domaine exclusif du droit pénal, bien au contraire. Si en droit positif on réservera l’emprisonnement, les autres sanctions préventives comme la faillite personnelle et autres interdictions professionnelles ou comme la suspension des droits de vote sont de la compétence traditionnelle du droit civil et commercial. Les sanctions pécuniaires, amendes ou astreintes sont des instruments à la disposition de toutes juridictions comme des autorités administratives indépendantes.

20Si une branche du droit, au-delà de l’anecdote, mérite le qualificatif de droit pénal des affaires, elle n’est pas isolée. Bien des constructions théoriques sont envisageables pour délimiter des champs disciplinaires. Pourtant, un vrai constat s’impose, le droit pénal des affaires s’enseigne. Si Richard Posner a pu faire valoir que les juristes ont l’art de s’attribuer des marchés qu’ils délimitent par des barrières, autoproclamées, d’autres branches seraient concernées.

21Dans ce champ de compétence la pluridisciplinarité est inévitable. Économie du droit, droit pénal, droit commercial y ont leur légitime influence. Seules (comme toujours) les questions de frontières deviennent conflictuelles et l’interdisciplinarité délicate. Si le domaine du droit pénal des affaires recoupe celui du droit commercial, il ne s’en trouve pas dénaturé. C’est bien de droit pénal qu’il s’agit et la matière se rattache au droit pénal général comme à la procédure pénale.

22Ce droit pénal spécial n’est pas plus impressionniste que d’autres. Or, de nos jours, la technicité de nos droits rend nécessaire une spécialisation. On ne s’improvise ni pénaliste ni fiscaliste.

23En revanche, s’il existe un droit pénal, par hypothèse, se découvre un « non-droit » pénal. Schématiquement, la frontière repose sur le constat d’une atteinte ou non à l’intérêt général. En droit pénal, il ne s’agit pas de réparer (un dommage) mais de punir l’auteur d’une faute. Étymologiquement d’ailleurs, « sanction » dérive de « sanctuaire » et vise celui qui viole les lois sacrées de la cité. D’où l’ambivalence du terme sanction : pénale et non pénale.

24À une époque où l’économie est sacralisée par certains, une autre menace se profile, celle de voir le « marché » accéder au même rang que l’État et l’ordre public économique devenir prépondérant. L’Union européenne n’hésite-t-elle pas entre modèle de marché et modèle d’État ? Une politique criminelle doit donc réaffirmer la prééminence de valeurs morales ou éthiques (comme on voudra dire) sur des rationalités économiques mécanistes. Dans cette recherche de la mesure, un concept est éclairant, celui de proportionnalité [4].

25À s’en tenir aux principes, en droit pénal, la sanction doit être proportionnelle à la gravité de la faute. Elle comporte une fonction rédemptrice. Le condamné qui a purgé sa peine « a payé sa dette à la société ». D’où les controverses actuelles sur les internements administratifs, fût-ce pour des raisons de dangerosité psychologique. Le repentir actif est inefficace dès lors que l’infraction a été commise : la peine accomplie, l’auteur est libre.

26En droit économique, qu’il s’agisse du droit commun de la responsabilité ou de la restauration d’un marché, la proportionnalité s’apprécie en fonction de la gravité du dommage et des capacités contributives. Le repentir actif est donc pris en considération par exemple par des autorités de marché. Or une faute par ses conséquences peut relever de l’une ou l’autre approche.

27En 2007, la garde des Sceaux confiait à un groupe de travail présidé par le Premier président Jean-Marie Coulon, une réflexion sur la dépénalisation du droit des affaires [5]. Après avoir rappelé qu’à l’occasion d’une allocution prononcée le 30 août 2007, lors de l’université d’été du Mouvement des entreprises de France, le président de la République avait exprimé le souhait de lutter contre une pénalité excessive du droit des affaires qui contribue à l’insécurité juridique et handicape l’esprit d’entreprise, la mission cantonnait l’étude aux seules dispositions de nature pénale concernant le droit des sociétés, le droit financier et le droit de la consommation. L’étude se trouvait ainsi limitée (utilement) à l’analyse de dispositions répressives ayant pour fonction de renforcer l’effectivité du droit des affaires. En quelque sorte, étaient codes pilotes : le Code de commerce et le Code monétaire et financier. Des pans entiers de la sphère économique restaient en dehors : droit du travail, fiscalité, environnement.

28Ce choix est rationnel, regroupant des matières qui sont ordonnées selon la structure d’un code préexistant et qui permettent de respecter la cohérence et de résoudre les contradictions entre l’éthique et la finalité économique. Il permet, à partir d’expériences concrètes, de dégager une méthode. Jean-Marie Coulon, résumant les idées conclusions de ce rapport, déclarait : « Nous avons donc tenté de construire un travail équilibré, cohérent, en proposant des règles claires, lisibles, s’inspirant le plus souvent de la pratique de nos voisins européens. Il s’agissait d’améliorer la sécurité juridique et la confiance légitime de tous les acteurs économiques envers les normes et envers ceux qui les exécutent [6]. »

29Ainsi dans certains domaines de la vie des affaires apparaît une recherche de dépénalisation ou de pénalisation rationnelle, mais la réflexion est relancée avec la prise en considération de l’efficience économique dans une économie de marché qu’exacerbe la « crise » bancaire.

La complémentarité du droit des affaires et du droit pénal

30La codification commerciale napoléonienne était suspicieuse à l’égard des commerçants. Incapacités et interdictions écartaient les trop habiles comme les plus faibles. L’esprit a changé. Bien des dispositions commerciales ont été étendues à toutes les professions indépendantes, y compris civiles (libéraux, agriculteurs). Toute profession est par nature spéculative : « Les affaires, c’est l’argent des autres. » L’argent reste un instrument de pouvoir qui se déploie grâce à des techniques sophistiquées. La pénalisation nécessaire ne doit pas être abstraite et suppose de découvrir la réalité derrière l’apparence.

Les instruments de la criminalité d’affaires

31La criminalité économique a de multiples aspects qui justifient le recours à une sanction pénale qu’il s’agisse, évidemment, de la criminalité organisée ou de la banale criminalité en col blanc. L’intervention de l’État, le rôle du parquet et les modalités de l’instruction [7] méritent d’être renforcés sur le plan international avec la reconnaissance d’un espace judiciaire et de réseaux pour pallier les lacunes tenant aux conflits de compétences législative ou judiciaire comme aux law et forum shopping.

32La criminalité organisée ne menace pas seulement des intérêts économiques mais l’existence même des États (de droit). En sont des illustrations pertinentes les dispositifs de lutte contre le blanchiment d’argent étendus à tout produit provenant d’un crime ou d’un délit et non aux seuls revenus du trafic de stupéfiants. Tout aussi spectaculaires sont les affaires de corruption, qui ne se limitent pas à de banals pots-de-vin, et s’insèrent dans des montages complexes. Ces scandales publico-financiers ont permis d’alimenter les juridictions pénales comme les chroniques journalistiques.

33Certes le souci d’une répression efficace ne va pas sans provoquer des contradictions avec le respect des droits de la défense tel le symbolique secret professionnel ou l’extension des pouvoirs des enquêteurs. Il est vrai que l’opinion publique admet mal que des années d’instruction puissent être anéanties pour une lacune procédurale. Pourtant le Code de procédure pénale n’a-t-il pas été qualifié de code des honnêtes gens ? Afin d’accroître l’efficacité de ces mesures, des conventions ont été conclues à l’échelle mondiale et européenne (voir la Convention des Nations unies du 31 octobre 2003 et la Convention du Conseil de l’Europe du 27 janvier 1999).

34La réprobation de la corruption a eu pour conséquence de vivifier l’abus de biens sociaux que des dirigeants ont pu commettre pour se procurer l’argent nécessaire à une corruption. La corruption prescrite, l’abus pouvait ne pas l’être.

35Où apparaît la question de l’interprétation stricte du droit pénal. Or tout abus de biens sociaux n’est pas instrument de corruption.

36Toutefois la criminalité courante, parce qu’elle serait en col blanc, ne s’en trouve pas ipso facto absoute (malgré certaines rumeurs malveillantes). Les chefs d’entreprise, comme d’autres, peuvent être voleurs, escrocs. Mais les activités commerciales, la gestion des sociétés peuvent présenter des particularités qui les démarquent des agissements courants.

37Selon l’article 111-3 du Code pénal (ou encore l’article 7 de la Ced) ne sont punissables que les faits expressément visés par la loi au moment où ils ont été commis. L’article L 111-4, lapidaire, affirme : « la loi pénale est d’interprétation stricte ». Ainsi ne pas payer à un restaurateur un repas dégusté en connaissance de cause n’est ni vol ni escroquerie, mais filouterie d’aliments, infraction spéciale voisine. Pour éviter des lacunes (inégalitaires), des infractions viennent ainsi compléter l’arsenal de droit commun. C’est ainsi que le droit des sociétés connaît aussi l’abus de biens sociaux, la majoration frauduleuse d’apport, etc., distincts de l’abus de confiance ou de la fraude.

38Historiquement, le droit pénal des affaires est né avec la loi du 17 juillet 1865 incriminant la distribution de dividendes fictifs dans les sociétés en commandite par actions ; l’affaire Stavisky est à l’origine de la promulgation au décret-loi du 8 août 1935 sur l’abus de biens sociaux [8].

39L’après-guerre, notamment avec les ordonnances du 30 juin 1945 relatives à la réglementation des prix et aux infractions à la législation économique, a été une période de pénalisation affirmée.

40Mais à partir de 1985 commence une période de dépénalisation, par exemple avec la loi du 25 janvier 1985 qui va adoucir la situation des « banqueroutiers » ou, encore plus nettement, avec l’ordonnance du 1er décembre 1986 qui a abrogé le délit d’entente illicite, donnant au Conseil de la concurrence un rôle fondamental. Toutefois – mais le texte ne visait que les personnes physiques –, demeure une infraction pénale la réalisation intentionnelle d’une entente prohibée ou d’un abus de position dominante. Or, depuis la loi du 31 décembre 2005, les personnes morales sont responsables pénalement des infractions commises pour leur compte, par leurs organes ou représentants. Nouvelle incertitude. Ne faut-il pas que chaque nouveau scandale, ou prétendu tel pour aguicher le public, soit suivi de nouvelles incriminations d’autant plus inutiles qu’elles ne sont alors que des doublons du droit commun ?

41La ligne directrice n’en demeure pas moins celle d’une dépénalisation rationnelle notamment en droit des sociétés avec la loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques et les textes du 1er août 2003 et des 25 mars et 24 juin 2004.

42Il est vrai, en revanche que, paradoxalement, l’abrogation de certaines infractions spéciales, utiles, provoquerait des extensions d’incrimination, par interprétation jurisprudentielle créative à partir du droit commun. L’abus de biens sociaux n’est prévu que dans les sociétés par actions et à responsabilité limitée. S’il disparaît, l’abus de confiance ne lui serait-il pas parfois substitué et cela dans toutes les sociétés ? Or, selon la Cour de cassation française, l’abus de biens sociaux n’est punissable que dans les sa et sarl de droit français ! Article 4 oblige. Une entreprise française incorporée selon le droit anglais n’en relève pas. Ce droit spécial par son pointillisme est une des causes du sentiment de pénalisation excessive et de culpabilité latente, même si les statistiques en démontrent la légèreté (Damoclès n’a pas reçu son épée sur la tête, il n’en est pas moins célèbre pour sa crainte).

43Si l’on examine la liste des infractions au Code de commerce visées par les condamnations inscrites au casier judiciaire national et prononcées entre 1995 et 2006, le « palmarès » est le suivant :

  1. falsifications de chèques et de cartes de paiement ;
  2. cas de banqueroute dans les sarl ;
  3. abus de biens sociaux ;
  4. participations réciproques ;
  5. irrégularités dans les facturations, les liquidations, soldes et ventes à perte.
Le nombre total de condamnations annuelles, toutes infractions confondues, oscille autour de 3 000, nombre pour lequel le célèbre abs représente environ 500 condamnations pour les sarl et 250 pour les sa, en concours avec les distributions de dividendes fictifs et les comptes irréguliers !

Du non-droit pénal dans la vie des affaires

44Le droit des affaires et le droit des sociétés, en particulier, assurent la prévisibilité des solutions et la sécurité des entreprises par de nombreuses formalités fondatrices ou périodiques, destinées aux tiers et aux associés. La menace d’une sanction pénale est-elle la meilleure incitation ? Le doute est permis, des mesures préventives étant plus conformes à l’objectif poursuivi que des condamnations aléatoires et tardives.

45La préférence doit être donnée à des contrôles a priori (fût-ce sous la forme de déclaration préalable), des injonctions de faire sous astreinte ou des interdictions d’exercice (peines privatives de liberté professionnelle). La peine de mort existe même pour les personnes morales avec la peine de la liquidation et l’amputation avec la fermeture d’établissement.

46La proportionnalité s’impose. Un exemple : les assemblées dans les pme : le cérémonial est formel, le dirigeant se fie à des intermédiaires. Pourquoi le menacer de six mois d’emprisonnement s’il ne réunit pas l’assemblée annuelle dans les six mois ? En revanche, a fortiori pour les sociétés faisant appel publiquement à l’épargne, les dispositions relatives aux comptes sociaux et à l’information des associés et des tiers doivent demeurer dans l’orbite du droit pénal. Transparence oblige.

47Par conséquent, la rationalité économique peut, à l’inverse, conduire à accroître la pénalisation dans un souci de cohérence. Dans les groupes de sociétés, l’omission d’informer sur les franchissements de seuils de participation est susceptible d’entraîner une suspension temporaire des droits de vote. Un éventuel majoritaire est à la merci des minoritaires ! La sanction pénale n’est qu’une amende de 18 000 euros. Pénalisation dérisoire face aux enjeux financiers.

48Cette dévalorisation du droit pénal tient enfin, caricaturalement, aux hypothèses où l’adaptation n’a pas suivi l’évolution des règles commerciales. Plutôt qu’une sanction couperet, il est préférable de prévoir une gradation. Avec le « piratage » des œuvres en ligne, il a été suggéré de mettre en place un système d’avertissement en cas de téléchargement illégal, suivi en cas de récidive d’une résiliation d’abonnement.

49Qui plus est des anachronismes demeurent. Il n’existe plus que des valeurs mobilières dématérialisées, pourtant, le Code de commerce contient des dispositions spéciales visiblement écrites pour punir ceux qui fabriqueraient et feraient circuler des « actions-papiers ». Le bon sens ou l’escroquerie suffisant à y faire face, quel intermédiaire agréé s’y laisserait prendre ?

50Utilement, le rapport sur la dépénalisation de la vie des affaires procède à un toilettage de ces dispositions. Autrement plus novatrices sont ses propositions concernant les risques d’instrumentalisation de la justice pénale.

51Ce rapport procède à un constat, celui d’accroître l’attractivité de la justice civile : « La justice pénale financière souffre aujourd’hui d’un problème récurrent, celui de la coexistence, à côté de véritables infractions financières qui doivent être sanctionnées, d’un contentieux pénal virtuel, artificiel créé par les acteurs économiques dans un but de déstabilisation concurrentielle. C’est essentiellement dans les cabinets d’instruction financiers que cette prolifération d’affaires prétendument pénale est la plus importante, entretenue par un nombre considérable de plaintes avec constitution de parties civiles infondées [9]. »

52Bien que théoriquement envisageable, une scission des poursuites pénales et de l’indemnisation de ses conséquences serait inopportune. Elle éloignerait les membres de la société civile de ce fondamental « combat pour le droit ».

53Toutefois, le choix de la victime d’agir soit selon la voie civile soit selon la voie pénale se trouve pipé, non seulement par l’attrait de la vengeance, mais surtout par l’avantage (financier) qu’apporte une instruction pénale efficace poursuivie aux frais de l’État, avec des moyens exorbitants du droit civil pour la collecte des preuves et des pressions sur les récalcitrants, ne serait-ce que par le rôle du ministère public et des juges d’instruction.

54Les gardes à vue par leur aspect humiliant ont contribué au sentiment de pénalisation abusive de certains.

55La loi du 5 mars 2007, pour renforcer l’équilibre, a imposé une plainte préalable à la constitution de partie civile dont la recevabilité est soumise à un délai et à un complément de consignation en cas de frais d’expertise.

56Le rapport sur la dépénalisation de la vie des affaires, tout en suggérant de renforcer ces mesures, propose des voies nouvelles pour rendre la justice civile plus attractive. Sans tomber dans les travers reprochés, par exemple, au système des États-Unis, avec les class actions[10], il propose de dépénaliser la réparation des préjudices collectifs en droit de la consommation tout en renforçant les droits des victimes, en instaurant en droit français une action de groupe. Elle permettrait à une association d’exercer une demande en justice au nom d’un groupe de personnes ayant subi du fait d’un même acteur économique des préjudices similaires. Afin d’éviter les errements précédemment dénoncés, l’action de groupe serait encadrée. La réparation de ce préjudice collectif serait de la compétence du juge civil à l’exclusion de la voie pénale. En revanche, l’action publique stricto sensu pourrait évidemment prospérer. Le droit de la consommation est un domaine où l’ordre public de protection s’impose.

57Le juge civil statuerait en premier lieu sur la responsabilité civile du professionnel et fixerait un délai durant lequel tout consommateur pourrait présenter une demande d’indemnisation à l’entreprise.

De la prescription extinctive de l’action publique

58Le temps de l’action n’est pas une question propre au droit pénal français. Le droit commun de la prescription civile vient d’être réformé. Mais alors que le sujet devrait être abordé sereinement, ce délit (médiatique) qu’est l’abus de biens sociaux a perturbé les débats, jusqu’à ce que cet arbre cache la forêt des infractions prescriptibles. Parce que la corruption était prescrite, la jurisprudence s’est appuyée sur l’abus de biens sociaux pour sanctionner des délinquants. Le point de départ du délai de trois ans en a été retardé au cas de dissimulation. D’où une casuistique subtile.

59Or, s’il serait regrettable de ne légiférer que pour l’abus des biens sociaux, il le serait tout autant de ne pas moderniser notre droit sous le prétexte de ce seul délit. C’est d’une manière cohérente qu’il faut tendre vers un droit harmonisé en France et en Europe. Cette exigence ne contredit pas les besoins d’une économie efficiente bien au contraire.

L’influence de l’approche économique

60La cohérence s’y impose encore. Le déclin de l’interventionnisme étatique dans la vie économique et la généralisation de l’économie de marché ont renouvelé l’approche de l’efficience et non plus de la seule effectivité des sanctions, en raison de leur coût d’une part, et des exigences de transparence inhérentes à ces modèles libéraux d’autre part.

Le coût de la sanction

61Si l’affirmation symbolique demeure : « la justice n’a pas de prix » c’est qu’elle consacre la prééminence éthique du droit sur une conception mécaniste et matérialiste du marché. En revanche la pénalisation a un coût et les institutions des contraintes budgétaires. À l’idéal normatif se juxtapose sa « rentabilité ». Il n’est pas sacrilège de procéder à des évaluations des politiques pénales.

62L’économie du droit s’est, notamment, penchée sur l’efficacité des sanctions en matière de pratiques anticoncurrentielles [11]. Partant de la rationalité des agents économiques, les spécialistes modélisent des comportements à partir d’une hypothèse simple. Une firme met en balance son espérance de gain avec le risque de perte aléatoire. Afin que la sanction dissuade l’entreprise, le montant théorique de la sanction n’est pas le seul paramètre, il faut prendre en considération l’effectivité de la détection et de la sanction. Un système performant dans la recherche des infractions et la collecte des preuves est coûteux. Les autorités de concurrence, grâce à des facultés de clémence et de transaction, obtiennent des réductions de coût et une meilleure destruction des cartels.

63Encore doivent-elles être conciliables avec les exigences de droit pénal et les droits de la défense. La clémence repose sur la délation puisque le membre d’un cartel qui en révèle l’existence bénéficie d’une réduction de peine de la part du conseil. Ce qui n’a pas d’effet, en l’état de notre droit, sur les poursuites pénales susceptibles d’être exercées. Quant à la transaction qui réduit les coûts d’instruction et de jugement, elle risque d’achopper sur l’épineux sujet de la reconnaissance ou non de culpabilité de l’entreprise qui transige. Aussi le rapport sur la dépénalisation de la vie des affaires propose l’instauration d’une « homologation » par le parquet de la clémence et une homologation par l’autorité judiciaire des transactions entre l’entreprise et l’autorité administrative afin d’éviter des poursuites pénales « intempestives ».

La régulation des marchés

64Comme Léon Walras l’avait compris, un marché n’est pas que le lieu où sont offerts des produits et des services, il est un mécanisme d’arbitrage des offres et des demandes par les prix grâce à une transparence supprimant les asymétries d’information. La règle du jeu ne doit pas être faussée, fût-ce par l’intervention de l’État. La régulation s’est donc accompagnée d’une déréglementation et de la mise en place d’arbitres impartiaux : les autorités administratives indépendantes. D’où ces dispositifs non pénaux pour détecter les manquements qui faussent un marché, accompagnés de sanctions allant jusqu’au prononcé d’amendes non pénales.

65Même si le modèle économique est protégé et le jeu normal du marché restauré, la simple morale et la protection des épargnants appellent le droit pénal. En théorie, le manquement peut être, intellectuellement ou matériellement, distingué du délit. En pratique, dans les textes, ces éléments constitutifs sont analogues : délits d’initié, de fausses informations ou de manipulation des cours par exemple. Leurs auteurs sont cumulativement passibles de sanctions administratives et pénales. Certes le principe de proportionnalité a conduit à limiter le cumul d’amendes au maximum le plus élevé encouru, lequel a été récemment augmenté. La peine correctionnelle d’emprisonnement n’est pas écartée. Une controverse s’est donc élevée à propos de l’applicabilité de la règle non bis in idem, sans que les arguments strictement juridiques réciproques soient déterminants. En revanche, les décalages, les successions de procédures provoquent des perversions procédurales.

66Mais renoncer à la voie pénale serait d’autant plus malencontreux que la criminalité bénéficie d’instruments particulièrement efficaces pour spolier les épargnants. Écarter la régulation est inconcevable d’autant que les scandales récents obligent à promouvoir une meilleure surveillance des opérateurs et des agences de notation par les autorités de marché.

67Devant ce dilemme, le rapport sur la dépénalisation propose que soit renforcée la collaboration des deux institutions avec des équipes communes et que le parquet, ayant la maîtrise de l’aiguillage, choisisse la voie, judiciaire ou administrative, selon la gravité du comportement [12].

68La réflexion est relancée.

69Une conclusion ? Pour que la pénalisation des affaires ne soit ni laxiste ni rigide, une exigence s’impose : analyser l’impact réel des textes et, dans un art tout d’exécution, doter les autorités compétentes des moyens budgétaires adéquats à la mise en œuvre de normes cohérentes et prévisibles. La prévention restant un idéal, la sanction est réaliste.

Notes

  • [1]
    En décembre 2001, Enron, l’une des plus grandes entreprises américaines par sa capitalisation boursière, fit faillite en raison des pertes occasionnées par ses opérations spéculatives sur le marché de l’électricité ; elles avaient été masquées en bénéfices via des manipulations comptables.
  • [2]
    Antoine Garapon et Denis Salas, « La victime plutôt que le droit », Esprit, novembre 2007, p. 74.
  • [3]
    Philippe Conte, « La dépénalisation de la vie des affaires : une question de proportion », Journal des sociétés, n° 53, avril 2008.
  • [4]
    Marie-Anne Frison-Roche, « La constitution d’un droit répressif ad hoc entre système juridique et système économique et financier », in Marie-Anne Frison-Roche, Jean-Claude Marin et Claude Nocquet, La Justice pénale face à la délinquance économique et financière, Dalloz, 2001.
  • [5]
    « La dépénalisation de la vie des affaires », rapport au garde des Sceaux, ministre de la Justice, La Documentation française, 2008.
  • [6]
    Jean-Marie Coulon, « Dépénalisation de la vie des affaires : “Construire un travail équilibré, cohérent, en proposant des règles claires” », Revue Lamy Droit des affaires, n° 25, mars 2008.
  • [7]
    Voir, pour les affaires dites d’une grande complexité, l’article 704 du Code de procédure pénale.
  • [8]
    L’affaire Stavisky est une crise politique française survenue en décembre 1933, succédant au décès dans des circonstances mystérieuses d’Alexandre Stavisky, dit « le beau Sacha ». Ce scandale devait symboliser la crise d’un régime instable soupçonné de corruption et contribuer à la chute du gouvernement Camille Chautemps et au déclenchement des émeutes antiparlementaires du 6 février 1934.
  • [9]
    « La dépénalisation de la vie des affaires », rapport cité.
  • [10]
    Recours entrepris pour le compte de personnes identifiées ayant subi des préjudices individuels qui ont été causés par le fait d’un même auteur et dont l’origine est commune.
  • [11]
    Voir Emmanuel Combes, Économie et Politique de la concurrence, Dalloz, « Précis », 2005.
  • [12]
    Voir Jean Veil, « Sanctions pénales et sanctions administratives : complémentarité ou ordonnancement à repenser ? », supra.
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