Notes
-
[1]
Cette définition est inspirée par Lucien Poirier, Le Chantier stratégique. Entretiens avec Gérard Chaliand, Hachette-Pluriel, 1997, p. 129.
-
[2]
Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée (1re éd. 1932), in Le Fil de l’épée et Autres Écrits, Plon, 1990, p. 153-162, 195-208 ; et Lucien Poirier, avec Gérard Chaliand, op. cit., p. 74.
-
[3]
Loup Francart, « La démarche doctrinale », Objectif doctrine, janvier 1999, p. 10-12.
-
[4]
Ferdinand Foch, Des principes de la guerre (1re éd. 1903), Imprimerie nationale-Acteurs de l’histoire, 1996, p. 94.
-
[5]
Pierre Vendryès, De la probabilité en histoire. L’exemple de l’expédition d’Égypte, Albin Michel, 1952, rééd. Economica, 1997, p. 46.
-
[6]
Jean-René Bachelet, Pour une éthique du métier des armes. Vaincre la violence, Vuibert, « Espace éthique », 2006.
- [7]
-
[8]
Jean Rannou, « Éléments pour une nouvelle stratégie », Science et Vie, n° 215 (juin 2001), p. 131-160 ; Étienne de Durand, Bastien Irondelle, Stratégie aérienne comparée : France, États-Unis, Royaume-Uni, Les Documents du Centre d’études en sciences sociales de la défense, n° 83, 2006.
-
[9]
Armée de terre (Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur), L’Action des forces terrestres au contact des réalités. Une nouvelle approche doctrinale, CDES, 2000, p. 2.
-
[10]
Armée de terre, Les Forces terrestres dans les conflits aujourd’hui et demain, Economica, « Stratégies et doctrines », 2007, p. 4-10.
-
[11]
Paul Villatoux, Marie-Catherine Villatoux, La République et son armée face au péril subversif : guerre et action psychologiques en France, 1945-1960, Les Indes savantes, 2005.
-
[12]
Raphaëlle Branche, La Torture et l’Armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Gallimard, 2001.
-
[13]
Armée de terre, Les Forces terrestres dans les conflits aujourd’hui et demain, op. cit., p. 23-24.
-
[14]
Ibid.
-
[15]
Sur ce thème, Pierre Vendryès, De la probabilité en histoire. L’exemple de l’expédition d’Égypte, op. cit., p. 203.
1La doctrine militaire et les réflexions doctrinales occupent une place de premier plan dans les profondes transformations que les armées ont connues en France depuis les années 1990. Toutefois, en dehors de l’institution militaire, ce renouveau doctrinal n’a pas été apprécié à sa juste valeur et n’a pas (encore) suscité l’intérêt et les analyses critiques qu’il mérite. Il y a pourtant là matière, pour reprendre l’expression utilisée par Raymond Aron à propos de la stratégie nucléaire au début des années 1960, à un « grand débat » doctrinal et stratégique. L’objectif du présent article est de contribuer à ce débat en abordant trois questions : qu’est-ce que la doctrine militaire et pourquoi faut-il s’en soucier ? Quelles sont les principales caractéristiques du renouveau de la réflexion doctrinale en France ? Quelles en sont les limites et les perspectives ?
Doctrine militaire et réflexions doctrinales : quels enjeux ?
2Si l’importance des initiatives prises par les armées, notamment par l’armée de terre, pour encourager et développer les réflexions doctrinales n’a pas été pleinement mesurée, c’est en partie parce que la notion de doctrine est mal comprise et surtout parce que ses implications, notamment stratégiques et politiques, sont sous-estimées. Qu’est-ce que la doctrine militaire ? Quels sont les enjeux ?
3La doctrine militaire est une construction intellectuelle qui formule le savoir jugé nécessaire et suffisant pour guider les personnels militaires dans leur action opérationnelle. Elle prescrit les règles et les conditions optimales de leurs conduites d’action et les diffuse au sein de l’institution [1]. Avec la doctrine, les armées indiquent comment elles entendent s’organiser, s’entraîner et s’engager dans différentes opérations afin de remplir les missions qui sont susceptibles de leur être confiées. Elles précisent leur conception d’un emploi de la force réussi en disant les conditions dans lesquelles elles estiment pouvoir parvenir à leurs fins. La doctrine militaire est censée permettre au commandement de concevoir son action et sa finalité : elle reconnaît la complexité et la contingence mais se donne pour objet de les maîtriser [2]. Elle fournit aux chefs à différents niveaux des principes pour organiser les moyens dont ils disposent et elle énumère des modes d’action possible parmi lesquels ils peuvent choisir en fonction du contexte. Elle précise les règles et les procédures permettant de conduire l’action [3]. L’intention de la doctrine est donc de donner aux personnels militaires, en particulier au commandement, « une même manière de voir, de penser et d’agir [4] ». Comme l’indique l’étymologie du terme, la doctrine s’enseigne : elle se veut didactique et elle comporte une part de dogmatisme. Toujours du point de vue de l’institution militaire, la doctrine incorpore une interprétation de ce que les armées ont fait dans le passé (lointain et proche), de ce qu’elles font aujourd’hui et de ce qu’elles pourraient faire dans le futur. Elle repose sur des mythes et elle est formulée dans le langage propre à l’institution. La doctrine comporte aussi un aspect programmatique : elle veut aider le système militaire dans son ensemble à s’améliorer. La doctrine de l’armée de terre, par exemple, n’est pas faite pour tel ou tel régiment mais pour l’armée de terre dans son ensemble, ce qui explique également qu’elle peut se révéler ambiguë afin de favoriser le consensus.
4Ces caractéristiques principales des doctrines militaires n’en épuisent pas le contenu et l’importance. Du point de vue des pratiques politiques et stratégiques, la doctrine fait partie, au même titre que les diverses ressources matérielles que les acteurs sont susceptibles de mobiliser, des possibilités d’action, c’est-à-dire des intermédiaires nécessaires entre le projet à l’état virtuel et l’acte réalisé [5]. Les doctrines précisent les contours de ce qui est militairement possible en général et indiquent la manière dont la force peut être employée. Condensé de connaissances, fruit de l’expérience et de l’analyse, elles synthétisent ce que les armées pensent pouvoir faire, non pas dans une situation spécifique et unique, mais dans un ensemble de situations probables. Dès lors, la traduction des objectifs politiques en objectifs militaires et leur contribution à la réalisation de l’état final recherché sont affectées, aux niveaux stratégiques, opératifs et tactiques, par les doctrines militaires. Ces doctrines peuvent aider, ou au contraire empêcher, ou bien encore rendre plus difficile, le passage d’une action politico-stratégique imaginée à une réalité. Au total, elles expliquent comment les objectifs politico-stratégiques et les capacités militaires peuvent se convertir en actions : la doctrine donne des possibilités d’action et en restreint d’autres, elle canalise et oriente l’action.
5Naturellement, il peut exister – et il existe généralement – sinon de profonds désaccords, à tout le moins des conceptions différentes de ce que la force armée peut accomplir et de la manière dont elle peut l’accomplir. L’armée de terre, l’armée de l’air et la marine, par exemple, développent des idées différentes sur ce que l’on est en droit d’attendre de la force et elles entendent convaincre les acteurs politiques de la pertinence de leurs positions. Ces désaccords sont liés aux intérêts corporatifs de chaque armée, et à ceux des scientifiques et industriels qui inventent et vendent les armements. La doctrine est un élément des négociations et des conflits d’intérêt qui, au sein des États, entrent dans la fabrication de la politique de défense, en particulier pour définir son volume budgétaire et sa répartition. Chaque armée utilise les doctrines pour présenter et valoriser ses intérêts institutionnels, expliquer qu’elle joue un rôle décisif et, potentiellement, plus important que les autres. La doctrine est en partie le reflet de choix budgétaires et de la stratégie des moyens. Parallèlement, les choix budgétaires reflètent plus ou moins les évolutions doctrinales, dans un processus où la complexité des décisions et le rythme des évolutions rendent la cohérence improbable.
6Les doctrines militaires sont donc fondamentales parce que les intentions et les objectifs politiques vont nécessairement interagir et composer avec ce condensé de connaissances militaires et avec cette manière d’envisager l’action de force. L’erreur la plus banale est de croire que les doctrines sont purement techniques et, à ce titre, subalternes et peu significatives. Il faut admettre au contraire que l’action est imprégnée de déterminations réciproques : les fins politiques affectent les moyens d’action militaires et, en retour, les moyens d’action militaire et les doctrines affectent les fins politiques et ce non seulement lors de la décision initiale d’employer la force, mais du début à la fin des opérations. En somme, nul ne peut se soustraire à l’influence des doctrines militaires.
Quel renouveau de la réflexion doctrinale en France ?
7Du vide d’action issu du blocage nucléaire, les armées sont passées au début des années 1990, en France comme d’ailleurs dans plusieurs pays européens, à un grand nombre d’actions mais à des actions complexes et équivoques pour lesquelles les cadres conceptuels passés semblaient inadéquats. Ces opérations extérieures ne relevaient pas de la dissuasion nucléaire. Même si la dissuasion conventionnelle est partie intégrante de ces actions, il s’agissait d’employer une force conventionnelle, non de tenir en réserve une capacité nucléaire. La distinction avec la guerre est plus malaisée – parce que les guerres varient considérablement dans leur ampleur et leur intensité –, mais pour l’essentiel ces opérations ne relevaient pas non plus, du moins à titre principal, du combat de moyenne ou de haute intensité, même si le recours à la force n’en a jamais été exclu. C’est, conceptuellement, entre la dissuasion nucléaire et la guerre et, chronologiquement, entre 1991 (à la fin de la guerre du Golfe et au début officiel de l’engagement diplomatique et militaire français dans les conflits yougoslaves) et 1999 (avec la création du Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur de l’armée de terre), que s’est inscrit le début du renouvellement doctrinal des armées et, plus particulièrement, celui de l’armée de terre. Cette affirmation doctrinale intervient dans le contexte de la professionnalisation des armées et de la « refondation » de l’armée de terre, dont le document « L’exercice du métier des armes dans l’armée de terre : fondements et principes » (4 janvier 1999) marque l’ampleur et l’ambition [6]. La création en janvier 1999 du Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur de l’armée de terre, auquel a succédé en juillet 2004 le Centre de doctrine d’emploi des forces (cdef), placé sous l’autorité du chef d’état-major de l’armée de terre, est la traduction institutionnelle en même temps que l’une des sources de développement de la réflexion doctrinale.
8Ce renouveau doctrinal s’est manifesté d’abord par le renouvellement et la formulation des textes de doctrine proprement dits, à différents niveaux [7]. Outre le concept d’emploi des forces de l’état-major des armées (juillet 1997), le Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur de l’armée de terre a publié en 2000 L’Action des forces terrestres au contact des réalités fournissant un cadre général aux emplois des forces terrestres. Entre 1999 et 2004, différents documents d’étude et de réflexion, parfois réalisés par les officiers stagiaires du cours supérieur d’état-major, sans constituer la doctrine en vigueur, ont fourni différents éléments de réflexion, par exemple sur la sauvegarde ou la supériorité dans le domaine du commandement. La doctrine comprend également des documents plus spécifiquement consacrés à l’emploi de la force dans différents contextes, comme le Manuel d’emploi des forces terrestres en zone urbaine (juillet 2005), la Doctrine d’emploi des forces terrestres en sauvegarde terrestre (opérations sur le territoire national) (juin 2006) ou bien encore la Doctrine d’emploi des forces terrestres en stabilisation (novembre 2006). Enfin, d’autres textes constituent des éléments de la documentation opérationnelle, comme la Doctrine du processus réception, stationnement, mouvement, intégration (juillet 2006) ou bien encore le Mémento sur la logistique du groupement en opérations (juillet 2006). Enfin, Gagner la bataille, conduire la paix. Les forces terrestres dans les conflits aujourd’hui et demain (FT-01) est le document d’ensemble le plus récent et le plus significatif publié par le Centre de doctrine d’emploi des forces en janvier 2007.
9Outre ces documents, plusieurs revues (Objectif Doctrine puis Doctrine), lettre d’information et d’échange (Héraclès), et de nombreuses études (Cahiers de la recherche, Cahiers du retour d’expérience, Cahiers de la réflexion doctrinale) contribuent à la réflexion doctrinale et nourrissent l’élaboration de la doctrine. Les réflexions doctrinales ont été également plus fréquemment publiées dans des revues anciennes comme Défense nationale et Sécurité collective ou de création plus récente comme Inflexions. Enfin, ces travaux ont été accompagnés par une série de publications d’ouvrages de stratégie et de rééditions d’ouvrages consacrés à la stratégie.
10On est donc en présence d’un ensemble considérable de textes officiels, de réflexions, d’études et de bilans d’expérience, souvent largement diffusés, qui couvrent tous les aspects de l’emploi de la force. Comparée aux années 1970, 1980 et même au début des années 1990, la situation est toute différente. La réflexion des militaires sur leur métier et ses évolutions, aussi bien théorique que plus directement tournée vers l’action, a connu un développement spectaculaire. Ensuite, c’est l’armée de terre qui a été à l’initiative de ce développement et qui poursuit cet effort le plus systématiquement sur le plan des contenus comme sur le plan institutionnel, dans la création et la réorganisation des organismes en charge de cette formulation doctrinale. L’armée de l’air et la marine ont été comparativement plus silencieuses, mais pas entièrement absentes du débat, et la transformation récente du Centre d’études stratégiques aérospatiales de l’armée de l’air est le signe d’une évolution [8]. De plus, depuis 2005, le Centre inter-armées des concepts, de doctrines et d’expérimentations (cicde) de l’état-major des armées est en charge de l’élaboration des concepts et de la doctrine d’emploi interarmées. Enfin, le commandement de l’armée de terre a d’emblée conçu cette réflexion doctrinale comme ayant deux dimensions complémentaires. La première, interne à l’armée de terre, est de formuler la doctrine et de la diffuser au sein de l’institution, au moment où l’établissement de regroupement de forces modulables composées en fonction des circonstances rend plus difficiles mais également plus impératives l’unité d’action et la cohérence opérationnelle. La seconde est externe : la doctrine et la réflexion doctrinale ont été conçues comme une stratégie d’influence. Internationale d’abord, cette stratégie vise les pays alliés, y compris les États-Unis et l’otan et refuse la pensée doctrinale unique [9]. Par conséquent, de nombreux documents et articles de revues ont été systématiquement publiés en français et en anglais. Domestique ensuite, cette stratégie vise les acteurs politiques qui décident du volume et de la répartition du budget de la défense et, indirectement, « l’opinion publique » et les « relais d’opinion ».
La doctrine militaire en débats
11Gagner la bataille, conduire la paix. Les forces terrestres dans les conflits aujourd’hui et demain (FT-01), publié par le Centre de doctrine d’emploi des forces en janvier 2007, fournit le cadre doctrinal d’ensemble pour l’action des forces terrestres. D’une manière générale, la conception de l’utilité et de l’efficacité de la force qu’exprime cette doctrine est prudente. La capacité de destruction n’est plus perçue par l’armée de terre comme la contribution majeure de la puissance militaire et l’action de force ne conduit plus à la réalisation de l’objectif stratégique, elle y contribue. Les capacités militaires de destruction et d’agression paraissent donc moins utiles, tandis que les capacités de contrôle du milieu et de sécurité deviennent plus pertinentes. Cette conception de l’emploi de la force est fondée, tout d’abord, sur la distinction de trois phases qui caractérisent l’engagement des forces : l’intervention, la stabilisation et la normalisation [10]. Première phase, l’intervention correspond à la confrontation armée qui peut viser la victoire militaire, l’arrêt des combats entre belligérants ou le déploiement réussi des forces sur le théâtre (objectif tactique). Deuxième phase, la stabilisation vise à consolider l’ordre imposé afin de permettre aux acteurs impliqués d’amorcer le processus de résolution de leur conflit (objectif stratégique). La stabilisation qui pose les bases de la reconstruction de l’État et de la nation est la nouvelle phase décisive d’une opération militaire. Enfin, troisième phase, la normalisation permet la mise en place et l’affermissement d’un système politique, juridique et social accepté par les protagonistes et conduit au retour à la paix. Ensuite, la doctrine de l’armée de terre met l’accent sur la « guerre au sein des populations » et en particulier dans les villes et dans la durée. La population, acteur et enjeu, est un élément clé de cette conception des opérations, car elle est l’un des aspects décisifs du succès, voire un centre de gravité. Il ne s’agit pas seulement de vaincre un adversaire mais d’amener la population à ne pas le soutenir, à l’isoler ou à le rejeter. C’est parce que la population est au cœur des préoccupations opérationnelles que l’emploi de la force doit la préserver, tout comme il s’agit de préserver les infrastructures et les lieux culturels. L’amélioration de la situation générale de la population est considérée comme un facteur important du retour à la stabilité.
12On se contentera ici d’ouvrir à propos de la doctrine et des réflexions doctrinales menées en France deux débats, le premier sur la guerre au sein des populations et le second sur les rapports entre les logiques politiques et militaires. La doctrine et les réflexions doctrinales font de nombreuses références aux guerres coloniales, aussi bien lors de la conquête (Lyautey, Galliéni) que lors des guerres de décolonisation. Le nouveau visage de la guerre identifié par la doctrine de l’armée de terre est celui de la guerre au sein des populations, référence directe à l’idée de « guerre dans la foule » formulée par le général Jean Némo au cours des années 1950 [11]. Ces références aux guerres coloniales françaises sont d’ailleurs devenues également fréquentes aux États-Unis depuis le début de la guerre en Irak. Même si l’on reconnaît la pertinence de certains modes opératoires et les ressemblances avec plusieurs aspects des conflits d’aujourd’hui, les guerres coloniales sont à examiner de manière plus critique en incluant systématiquement leurs limites et leurs effets contre-productifs. Ces conflits font l’objet d’interprétations rivales et leur réalité a été diverse : l’expédition de Madagascar n’est pas la guerre du Rif. Surtout, on ne peut faire l’impasse sur les zones aveugles, notamment la torture et les mauvais traitements ainsi que les conditions qui favorisent (ou limitent) la brutalisation des emplois de la force [12]. Le précédent de la « guerre dans la foule » est ambivalent aussi bien dans ses aspects tactiques et opératifs que dans ses conséquences stratégiques et politiques de long terme. Les « petites guerres » sont parfois devenues des guerres totales. Les caractéristiques de la guerre au sein des populations définies par la doctrine contiennent en germe les risques d’effets pervers : confusion sur le rôle de la population civile tantôt perçue comme un protagoniste et tantôt comme une victime, tantôt comme un adversaire, tantôt comme un allié [13], assimilée à un objectif qu’il s’agit d’influencer, voire à un centre de gravité, ambiguïté sur l’identification de ceux qui sont les combattants et ceux qui ne le sont pas, rôle fondamental du renseignement mais reconnaissance de l’extraordinaire difficulté à l’obtenir, utilisation de techniques inspirées de la période coloniale dans un contexte qui n’est ni celui de la colonisation ni celui de la décolonisation (on ne traite donc pas la population civile de la même manière, ce que reconnaît d’ailleurs la doctrine) [14].
13Ces difficultés potentielles de la guerre au sein des populations sont accentuées par le fait que, parallèlement, la doctrine souligne à de nombreuses reprises l’exigence de respect du droit et de l’éthique. Or, ces règles et ces normes ne cessent d’insister sur l’impératif de la distinction entre combattants et non-combattants et sur le principe de sûreté qui prévoit l’interdiction des représailles, des peines collectives, des prises d’otage et des déportations, ainsi que les garanties judiciaires fondamentales accordées aux individus. Ces principes peuvent apparaître particulièrement difficiles à respecter dans des situations où, plutôt que de viser des objectifs militaires précis et bien délimités, la population elle-même est considérée comme un objectif pour les armées et les facteurs psychologiques passent au premier plan de leur action. Plus généralement, les défis d’un emploi mesuré de la force et la possibilité même de la « réversibilité » – user de la force et parallèlement apporter son concours à une population meurtrie – dans cet idiome bien particulier qui est celui de la force méritent d’être pleinement mesurés. Jusqu’à quel point la force peut-elle être vraiment maîtrisée afin d’éviter l’escalade ? Enfin, ces tensions sont d’autant plus fortes que le régime juridique qui guide les forces armées – notamment les conventions de Genève – est à l’heure actuelle profondément remis en cause par les États-Unis, ce qui brouille les repères.
14Davantage dans les réflexions doctrinales que dans la doctrine proprement dite, la conception sous-jacente du rapport entre politique et stratégie militaire mérite également d’être discutée. Les militaires (il faudrait ici préciser et nuancer : les échelons les plus élevés de la hiérarchie sont habituellement moins enclins à percevoir les choses ainsi) répugnent à voir les armées réduites au statut d’instrument et ils estiment que l’indispensable zone d’autonomie de l’exercice du métier des armes diminue, voire disparaît. La formulation d’une doctrine, l’accent mis sur le niveau tactique (plutôt qu’opératif ou stratégique ; bien que, dans certains pays, ce soit le niveau opératif qui ait joué ce rôle) participent d’ailleurs de l’effort des armées pour définir une zone d’autonomie et en fixer les limites. Toutefois, la tendance à réduire dans certains contextes l’autonomie de l’action des militaires n’est pas étrangère à la manière dont procèdent les organisations militaires elles-mêmes. Le chef d’une unité exige parfois de ses subordonnés une obéissance pleine et entière et, de ce fait, il supprime, ou réduit drastiquement, leur autonomie. Il procède ainsi pour accroître ses propres possibilités d’action. Dans certaines circonstances, les dirigeants politiques ne font pas autre chose et ils cherchent, tout autant que les chefs militaires, à limiter les écarts imprévisibles qui pourraient affecter leurs objectifs [15]. Il est surprenant, mais compréhensible, que les militaires qui n’hésitent pas à enlever à leurs propres subordonnés leur liberté d’action regimbent lorsque les acteurs politiques veulent limiter la leur. Au demeurant, les organisations militaires (et les systèmes politiques) n’apportent pas toutes les mêmes réponses à la question délicate de la délégation de l’autorité et de l’initiative : nombre d’entre elles font une confiance bien plus grande qu’en France aux échelons subordonnés. Surtout, les débats sur les logiques politiques et militaires gagnent à être replacés dans le cadre d’une réflexion plus générale sur la place de l’expertise dans la théorie et la pratique de la démocratie. Dans une démocratie représentative, la légitimité est détenue par le peuple qui désigne ses représentants. L’un des principes qui découle de la théorie démocratique est que les dirigeants politiques régulièrement élus ont le droit d’avoir tort et que ce sont les citoyens lors des élections qui jugeront de leur action. Dans les différents domaines qui sont les leurs, les conseillers (y compris militaires) des dirigeants politiques élus peuvent et doivent donner leur avis et proposer des choix. Mais, au bout du compte, les dirigeants politiques doivent obtenir ce qu’ils demandent aux armées et à la puissance militaire même s’il s’avère qu’ils n’auraient pas dû poursuivre l’objectif initial qu’ils s’étaient fixé. L’expertise professionnelle, si importante soit-elle, ne peut pas se substituer à la définition des opportunités politiques, pas plus qu’elle ne peut s’arroger le droit de censurer les objectifs politiques.
15En définitive, les armées ont lancé en France depuis une dizaine d’années une réflexion doctrinale ample et substantielle qui appelle un authentique débat. On suggérera trois pistes pour conforter et amplifier cet aspect fondamental de la politique de défense. Tout d’abord, l’accessibilité (en particulier en ligne) des documents de réflexion doctrinale, tout comme la publicisation de la doctrine elle-même (y compris des documents devenus obsolètes) sont fondamentales. Elles doivent rester prioritaires et devraient être étendues dans toute la mesure du possible. Ensuite, les réflexions doctrinales et la formulation des doctrines sont fondées sur des connaissances relatives aux pratiques des armées, en France et à l’étranger. Il serait utile de développer la réflexion sur la manière dont les méthodes des sciences sociales, quantitatives et qualitatives, peuvent contribuer à ce travail car elles sont comparativement sous-utilisées en France. Les armées connaissent les méthodes des sciences sociales et les mettent en œuvre dans certains domaines, comme la gestion des ressources humaines, mais jusqu’à présent pas dans l’élaboration de la réflexion doctrinale. Enfin, les armées gagnent à poursuivre le dialogue qui s’esquisse avec les dirigeants politiques et leurs conseillers sur les logiques de la force. Ces derniers gagneraient, eux, à sortir des banalités technocratiques pour mieux connaître et mieux évaluer la complexité de l’action politico-stratégique et spécifiquement de l’action militaire. C’est ainsi que s’engagera véritablement le grand débat doctrinal que les armées ont lancé.
Notes
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[1]
Cette définition est inspirée par Lucien Poirier, Le Chantier stratégique. Entretiens avec Gérard Chaliand, Hachette-Pluriel, 1997, p. 129.
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[2]
Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée (1re éd. 1932), in Le Fil de l’épée et Autres Écrits, Plon, 1990, p. 153-162, 195-208 ; et Lucien Poirier, avec Gérard Chaliand, op. cit., p. 74.
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[3]
Loup Francart, « La démarche doctrinale », Objectif doctrine, janvier 1999, p. 10-12.
-
[4]
Ferdinand Foch, Des principes de la guerre (1re éd. 1903), Imprimerie nationale-Acteurs de l’histoire, 1996, p. 94.
-
[5]
Pierre Vendryès, De la probabilité en histoire. L’exemple de l’expédition d’Égypte, Albin Michel, 1952, rééd. Economica, 1997, p. 46.
-
[6]
Jean-René Bachelet, Pour une éthique du métier des armes. Vaincre la violence, Vuibert, « Espace éthique », 2006.
- [7]
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[8]
Jean Rannou, « Éléments pour une nouvelle stratégie », Science et Vie, n° 215 (juin 2001), p. 131-160 ; Étienne de Durand, Bastien Irondelle, Stratégie aérienne comparée : France, États-Unis, Royaume-Uni, Les Documents du Centre d’études en sciences sociales de la défense, n° 83, 2006.
-
[9]
Armée de terre (Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire supérieur), L’Action des forces terrestres au contact des réalités. Une nouvelle approche doctrinale, CDES, 2000, p. 2.
-
[10]
Armée de terre, Les Forces terrestres dans les conflits aujourd’hui et demain, Economica, « Stratégies et doctrines », 2007, p. 4-10.
-
[11]
Paul Villatoux, Marie-Catherine Villatoux, La République et son armée face au péril subversif : guerre et action psychologiques en France, 1945-1960, Les Indes savantes, 2005.
-
[12]
Raphaëlle Branche, La Torture et l’Armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Gallimard, 2001.
-
[13]
Armée de terre, Les Forces terrestres dans les conflits aujourd’hui et demain, op. cit., p. 23-24.
-
[14]
Ibid.
-
[15]
Sur ce thème, Pierre Vendryès, De la probabilité en histoire. L’exemple de l’expédition d’Égypte, op. cit., p. 203.