Notes
-
[1]
Samuel P. Huntington, The Soldier and the State : the Theory and Politics of Civil-Military Relations, Cambridge (Mass.), Belknap Press of Harvard University Press, 1957, et Morris Janowitz, The Professional Soldier : a Social and Political Portrait, New York, Free Press, 1971.
-
[2]
Carl von Clausewitz, De la guerre, Minuit, 1955, p. 706-707.
-
[3]
Raoul Girardet, « La crise militaire française 1945-1962. Aspects sociologiques et idéologiques », Cahiers de la FNSP, n° 123, Armand Colin, 1964, p. 188.
-
[4]
Cf. la lecture éclairante des écrits du général Paul Ély, Mémoires, 2, Suez et le 13 Mai, Plon, 1969, p. 363 sq.
-
[5]
Valéry Giscard d’Estaing, Le Pouvoir et la Vie, 2, L’Affrontement, Cie 12, 1991, p. 178.
-
[6]
Général Jannou Lacaze, Le Président et le Champignon, Albin Michel, 1991, p. 68.
-
[7]
Samy Cohen, « Prospective et politique étrangère. Le Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères », Revue française de science politique, n° 6, décembre 1982.
-
[8]
Richard K. Betts, Soldiers, Statesmen and Cold War Crises, New York, Columbia University Press, 1991, chap. 4.
1Du pouvoir politique et de l’armée, qui décide ? Le pouvoir politique est-il capable de contrôler l’armée ? Ce type de questions est inhérent à tout régime démocratique qui postule la prééminence du pouvoir civil sur les militaires. Mais comment analyser ces rapports sans verser dans la dénonciation souvent facile et complaisante des dangers du « pouvoir militaire » ? Il est nécessaire de partir de deux préalables méthodologiques. Le premier est de ne pas se limiter au seul point de vue de la sociologie militaire qui privilégie l’observation de l’armée (de ses activités, ses croyances, la manière dont les officiers perçoivent leur rôle dans la société, l’origine sociale des élites militaires, etc.) [1]. La manière dont le pouvoir civil conçoit son rôle dans les questions de défense, la marge de manœuvre qu’il accorde aux militaires, les moyens dont il se dote pour contrôler l’armée sont des variables au moins aussi importantes. C’est l’attitude du politique qui est décisive. C’est de lui que dépend l’influence de l’armée. Le second préalable est d’adopter autant que faire se peut une démarche comparative. Les rapports civils-militaires se comprennent mieux, du moins dans le cas de la France, quand on les resitue dans une perspective historique.
Leçons du passé
2Les rapports entre le pouvoir politique et l’armée ont longtemps été régis selon des règles simples, non écrites : l’armée s’abstenait de s’immiscer dans la politique. En échange, le gouvernement ne s’ingérait pas dans la conduite des affaires militaires, sauf par le biais de l’allocation des crédits militaires. Cela était particulièrement vrai sous la IIe République. Ce pacte non écrit accordait en réalité aux militaires une grande influence sur la politique étrangère et militaire. Intimidés par l’uniforme, peu au fait des questions militaires, les dirigeants politiques, à quelques rares exceptions près, s’en remettaient volontiers aux chefs militaires pour toutes les décisions concernant la défense.
3Quand intervient, en mars 1936, la remilitarisation de la Rhénanie, le point de vue du général Gamelin, chef d’état-major général, plutôt réticent à une action militaire, s’impose sans difficulté devant celui du président du Conseil, Albert Sarrault, et du ministre des Affaires étrangères, Pierre-Étienne Flandin, favorables à une intervention. Sarraut et Flandin se rallient au point de vue militaire sans avoir vraiment tenté de faire pression sur l’armée, exigé des précisions, suscité un débat contradictoire. Le prestige des vainqueurs de la Grande Guerre intimide encore les politiques qui s’interdisent toute immixtion dans le domaine de la guerre.
4La IVe République n’a que très partiellement remédié à cette carence : la fuite du pouvoir politique devant ses responsabilités. Les guerres d’Indochine et d’Algérie sont dirigées à l’encontre des préceptes de Clausewitz subordonnant le « point de vue militaire au point de vue politique ». Selon l’auteur de De la guerre, « c’est la politique qui a entraîné la guerre ; la politique est la faculté intellectuelle, la guerre n’est que l’instrument pas l’inverse ». Pour Clausewitz c’est le cabinet, et non les soldats professionnels, qui doit élaborer « les grandes lignes d’une guerre, car lui seul détient une connaissance interne de la situation politique que le chef militaire, simple spécialiste, ne peut posséder » [2].
5Investis pourtant par la Constitution de pouvoirs de « direction des forces armées » et de « coordination de la mise en œuvre de la défense nationale », les présidents du Conseil n’y manifestent qu’un intérêt intermittent, préférant réserver leur temps à la solution des problèmes politiques et financiers, déléguant leurs pouvoirs à des ministres de la Défense nationale sans autorité suffisante pour imposer leur point de vue aux autres membres du gouvernement. Le résultat est une coupure entre la politique et la guerre. En février 1954, le gouvernement propose une conférence sur l’Indochine sans en informer au préalable le général Navarre qui a organisé le camp retranché de Diên Biên Phu que le Viêt-minh est décidé à investir afin de se présenter en position de force à la négociation. Mais jamais les politiques ne sont allés aussi loin dans l’abandon de leurs prérogatives que pendant la guerre d’Algérie. Le « pouvoir militaire » qui s’établit à la fin de la IVe République est en grande partie la conséquence de la démission des dirigeants politiques. L’armée est investie de lourdes responsabilités : rétablissement de l’ordre, reconquête de la population musulmane par le biais de l’action psychologique – couper la population de l’organisation rebelle, rechercher son appui, l’amener à prendre parti pour la cause française [3].
6Déçue par le pouvoir politique qui a failli à sa mission en Indochine et frustré les soldats de leur victoire militaire à Suez en 1956, l’armée va évoluer à l’écart du contrôle politique, faisant de la réussite de la pacification son affaire personnelle, s’engageant totalement dans ce combat. Les principes d’obéissance et de subordination sont publiquement bafoués sans que le pouvoir politique réagisse. Ils passent au second plan, après le respect des engagements que l’armée a pris en Algérie. Discrédité et divisé, le pouvoir civil laisse faire. L’initiative malencontreuse du bombardement du village tunisien de Sakhiet Sidi Youssef, prise le 8 février 1958 (69 morts dont 21 enfants) par le commandement de l’aviation française en représailles à une embuscade organisée à partir du territoire tunisien et causant la mort d’une vingtaine de soldats français, ne fait l’objet d’aucune sanction.
7Lorsque les premiers soupçons d’abandon apparaissent, en mai 1958, l’armée n’hésite pas à faire pression sur le pouvoir politique pour qu’il maintienne le drapeau français en Algérie. Le 13 mai, l’armée se dresse ouvertement contre le pouvoir politique et clame son souhait de voir de Gaulle revenir au pouvoir, seul capable à ses yeux de s’opposer à tout retrait de la France d’Algérie.
La Ve République
8La Ve République opère un tournant majeur dans les relations entre le pouvoir politique et les chefs militaires. L’ordre politique prend le pas sur l’ordre militaire, consacrant ainsi le triomphe des thèses de Clausewitz. Le chef de l’État devient, en vertu de la Constitution, le « chef des armées », qu’il aurait toujours dû être. Les généraux, à la faveur de l’affaire algérienne, n’avaient pas hésité à empiéter sur la sphère politique. Avec de Gaulle et la Ve République, le pouvoir politique envahit le domaine du commandement militaire. Il assume la responsabilité des grandes orientations sans nécessairement solliciter l’avis des chefs militaires qui deviennent des auxiliaires, certes pas toujours commodes, mais dans l’ensemble soumis à l’autorité politique.
9S’estimant directement responsables de la sécurité du pays, possédant grâce à l’arme nucléaire des responsabilités majeures dans la sauvegarde de la paix, les dirigeants civils de la Ve République se complaisent dans l’exercice de leur pouvoir sur les questions militaires. Il leur arrive, certes, de chercher à se défausser de leurs responsabilités comme cela s’est vu avec l’affaire Greenpeace ou l’aide militaire à l’Irak, mais le changement l’emporte globalement sur la continuité. Leurs prédécesseurs, à quelques exceptions près, fuyaient leurs responsabilités en matière militaire. Savoir n’était donc pas leur souci majeur.
10Les généraux de la Ve République n’ont pas la chance qu’avaient leurs aînés. Ils peuvent, certes, toujours tenter de manipuler l’information, surestimer ici, présenter là telle option comme irréalisable et certains ne se privent de le faire. La Ve République n’a pas totalement fait disparaître ce risque mais l’a considérablement réduit. Dans les domaines où ils estiment avoir des responsabilités personnelles, les présidents n’hésitent pas à faire l’apprentissage des connaissances nécessaires. Ils ne se contentent plus d’écouter passivement et respectueusement les états-majors. Les présidents étudient eux-mêmes les dossiers au sujet desquels ils se sentent des responsabilités, et si l’information est insuffisante ils exigent des précisions, n’hésitant pas à contredire ou à contester son bien-fondé.
11La parole du chef militaire a perdu sa sacralité. Des responsables de l’armée sont soumis aux pressions du politique désireux d’être mieux informé. Ils doivent convaincre. Ils ne peuvent plus déclarer péremptoirement ce qui est souhaitable et réalisable. Le militaire n’intimide plus. C’est bien souvent lui l’intimidé. Appliquée à la Ve République, l’expression « pouvoir militaire » est inadéquate. Elle passe sous silence cette véritable révolution des mentalités qu’a opéré l’arrivée de De Gaulle au pouvoir, la mise au pas des chefs rebelles pendant la guerre d’Algérie, la réforme des institutions et l’apparition de l’arme nucléaire.
12Le rétablissement de l’autorité du politique s’est réalisé par touches successives. C’est un processus qui commence par la mise sur la touche des généraux soupçonnés de trop grande volonté d’indépendance et s’achève par l’épuration consécutive au putsch avorté d’avril 1961. Dans l’entre-deux, les chefs militaires restés loyaux auront eu le temps d’apprécier la nature du nouveau pouvoir politique : jouissant du soutien d’une grande majorité des Français, inflexible, méfiant, secret, voulant par-dessus tout maintenir l’armée à sa place, en dehors de la politique. Cela est sensible dès le début juillet 1958 [4].
13C’est au cours de ces années (1958-1962) que se dessine le nouveau partage des pouvoirs entre le politique et le militaire, que les nouvelles règles s’établissent. Le nucléaire a contribué à enraciner cette évolution. Il a également permis aux militaires de justifier leur subordination au pouvoir politique, escamotant ainsi de la mémoire collective le non-respect des règles démocratiques manifesté par une partie d’entre eux pendant la crise algérienne.
14Mais il faudrait se garder également d’une vision trop idyllique des rapports politiques-militaires. La subordination n’implique pas adhésion sans réserve et n’exclut pas une certaine dose de méfiance. Le politique et le militaire n’ont pas contracté un mariage d’amour mais de raison. La subordination du militaire au politique ne doit pas masquer la méfiance qu’inspire souvent un pouvoir politique dont les décisions en matière de défense sont – selon les militaires – beaucoup trop inspirées par des calculs de politique politicienne.
15Une autre difficulté apparaît : l’apprentissage du politique demande du temps. Un président élu – à moins qu’il soit un militaire comme le fut de Gaulle – n’a pas la formation nécessaire pour assumer les responsabilités que lui confère la Constitution. Cela est vrai dans tous les pays. En matière de stratégie nucléaire, il dispose de très peu de connaissances. Valéry Giscard d’Estaing confessait son « ignorance » et « l’état d’inexpérience » dans lequel il se trouvait lors de son accession à la magistrature suprême [5]. Selon le général Lacaze, chef d’état-major des armées de 1981 à 1985, un nouveau président serait dans la position du « conducteur du dimanche » qui se verrait confier une Formule 1 [6]. Mais cet état de dilettantisme est temporaire. Tout le système sur lequel repose la dissuasion nucléaire, qui suppose un décideur suprême averti, lui impose un apprentissage accéléré.
Un système bâti pour renseigner le président
16Le système militaire est bâti pour renseigner directement et rapidement le président de la République. L’Élysée se trouve au cœur du renseignement de haut niveau et pas seulement pour tout ce qui touche à la dissuasion nucléaire. La présidence reçoit tous les jours les télégrammes des attachés militaires en poste à l’étranger, ceux de la dgse (Direction générale à la sécurité du territoire), de la drm (Direction du renseignement militaire). Le chef de l’État préside les conseils de défense qui discutent des grands choix en la matière. Il est informé préalablement de leur préparation. Il est le destinataire des notes et dossiers préparés par l’état-major des armées, le cabinet du ministre de la Défense nationale, la dga (Délégation générale pour l’armement), le Commissariat à l’énergie atomique, le sgdn (Secrétariat général à la défense nationale) et le ministère des Affaires étrangères. Aucune opération militaire extérieure, même en période de cohabitation, ne peut être effectuée sans son aval, généralement donné après examen minutieux du plan des opérations. Un membre de son état-major particulier assiste à toutes les réunions qui se tiennent à Matignon concernant les exportations d’armes et toute exportation de matériel de guerre sensible doit recevoir l’approbation du chef de l’État.
17Le ministre de la Défense est un des éléments clés de ce que les militaires appellent l’« autorité politique ». Il est le trait d’union entre les armées et le président et le gouvernement. Il a à faire accepter aux militaires des orientations gouvernementales souvent impopulaires et à faire comprendre au président, au Premier ministre et aux membres du Parlement les besoins et les revendications de l’armée quand celles-ci lui paraissent légitimes. Ses relations avec l’armée ne doivent pas être trop mauvaises sous peine de susciter un climat de crise larvée qui nuirait à son image et à celle du gouvernement. Chaque ministre éprouve sans doute, à un moment ou un autre, cette « terreur des rois […] à la pensée que cette obéissance des troupes, qui rend tout facile, pourrait soudainement lui manquer », comme le dit si bien Alain dans ses Propos. Si ces relations paraissent trop bonnes, il devient vite suspect et passe pour l’homme-lige des militaires. Ces derniers savent qu’ils doivent le ménager puisqu’il est un des seuls capables de défendre leur image et se battre pour obtenir les moyens financiers qu’ils réclament. Un ministre de la Défense a de ce fait les moyens de négocier le soutien des chefs militaires.
18Son poids et son influence varient, bien entendu, en fonction de la personnalité du titulaire du poste, de ses rapports avec le président, le Premier ministre et le ministre de l’Économie et des Finances et du degré de son implication dans la gestion de son ministère.
19Le cabinet civil du ministre est également un élément important du contrôle politique sur les forces armées même si au départ il a, lui aussi, un sérieux handicap à surmonter. Il est, en effet, composé de personnalités sans expérience aucune des affaires militaires. Le ministre, qui est lui-même rarement un expert des questions de défense, emmène avec lui, à l’Hôtel de Brienne, ses hommes de confiance qui, pour la plupart, ne se sont jamais frottés aux problèmes de défense. Mais il devient très rapidement un rouage important, un relais des volontés du ministre, son œil sur les dossiers les plus importants. Conscients de leur responsabilité de devoir contribuer à assurer le contrôle civil, peu aimés par la hiérarchie militaire qui les juge incompétents et irresponsables, ses membres, généralement des esprits agiles et des travailleurs acharnés, deviennent un élément perturbateur de la suffisance des états-majors, le poil à gratter du ministre. Le cabinet a la haute main sur les activités de la dgse. Le secrétaire général pour l’administration du ministère de la Défense joue un rôle important de contrôle de la gestion financière du ministère.
20Il ne faut pas non plus sous-estimer le rôle des experts civils du ministère des Affaires étrangères. À partir du début des années 1970, avec la création, par Michel Jobert, du Centre d’analyse et de prévision (cap), une véritable compétence dans les affaires stratégiques et de désarmement s’est développée dans ce milieu, concurrençant ainsi les militaires. Le cap s’impose comme l’interlocuteur privilégié du ministre mais aussi des militaires. Il suscitera de nombreuses vocations, contribuera à réorganiser le service des Pactes en un service des Affaires stratégiques et du désarmement dynamique et efficace qui prendra un poids croissant dans les débats internes [7].
21Mais l’atout majeur du président, l’avantage qui lui assure l’information la plus diversifiée est l’hétérogénéité du monde de la défense. La position du président aurait été difficile si, du haut en bas de la hiérarchie militaire, l’armée pensait comme un seul homme. Mais l’armée n’est pas une. Elle est fractionnée en clans et coteries. Chacune d’elle est imprégnée d’une « sous-culture militaire » différente qui dispute à ses voisines à la fois la meilleure part du budget et la meilleure manière d’assurer la sécurité de la France. Ces batailles remontent au ministre de la Défense, voire au Premier ministre et au chef de l’État. Bien souvent aussi, les députés, et spécialement ceux de la commission de la défense nationale et des forces armées, sont pris à témoin lors des débats préalables aux lois de programmation militaire.
22Le pouvoir politique a également la possibilité de s’appuyer sur le petit vivier des généraux fraîchement arrivés à la retraite. Bon nombre d’entre eux ont, enfin, l’occasion d’exprimer leurs opinions personnelles sans être gênés par le filtre de la hiérarchie. Certains deviennent des conseillers officieux du pouvoir civil, faisant bénéficier celui-ci d’un avis non conformiste, ni suspect d’obéissance à des normes corporatistes.
Savoir technique et décision politique
23Aussi déterminé et volontariste qu’un président ou un ministre de la Défense puisse être, objectera-t-on, il ne sera jamais à égalité de savoir avec les généraux, les ingénieurs et les scientifiques. Mais la « complexité » est un problème réel, souvent posé de manière simpliste. Un président, ou un ministre de la Défense, ne sera, certes, jamais aussi bien armé qu’un expert militaire. De ce constat que « le civil ne peut pas tout savoir », on conclut un peu hâtivement que « le civil ne sait rien ». L’égalité parfaite devant la connaissance n’est pas nécessaire. Comme pour la dissuasion du faible au fort, l’important n’est pas la parité mais la suffisance et le plus compliqué n’est pas d’acquérir un savoir technique mais de se forger un point de vue politique. Le président de la République et le ministre de la Défense n’ont pas besoin de « tout savoir ». Ils doivent acquérir une vision globale permettant une synthèse entre différentes contraintes politiques et économiques, diplomatiques et militaires, industrielles et technologiques. Ils doivent arbitrer entre le possible et le souhaitable, entre le risque politique et l’avantage stratégique. Ils n’ont pas besoin de connaître tous les détails de la fabrication d’un nouveau missile ou d’un avion moderne mais de savoir si ses caractéristiques générales sont compatibles avec les choix politico-stratégiques et les ressources financières du pays.
24La « raideur » que l’on prête aux grands responsables militaires mérite également d’être nuancée. Ce qu’on nomme « résistance bureaucratique » est loin d’être une fiction. Mais l’erreur est de croire que cette résistance est insurmontable, systématique. La capacité de résistance du monde militaire est inversement proportionnelle à la détermination et au savoir-faire du politique. Les militaires résistent d’autant plus fort que le politique flotte et n’arrive pas à se décider. L’affirmation pourrait paraître abrupte mais elle correspond aux faits : le pouvoir politique obtient ses meilleures informations des militaires eux-mêmes. Le chef de l’État n’est pas entouré d’une camarilla soucieuse des seuls intérêts de sa corporation. Depuis la fin de la guerre d’Algérie, la plupart d’entre eux ont intériorisé l’esprit des institutions de la Ve République et ses implications : la prééminence absolue du chef de l’État, la subordination de l’armée au pouvoir politique. Ce qui n’empêche ni la discussion ni la pression. La plupart ont compris qu’il n’est point de salut dans une résistance ouverte au pouvoir politique. À la limite, certains se permettent une résistance oblique, feutrée et indirecte, mais ce ne sont pas ceux-là qui seront promus aux postes les plus élevés réservés aux plus dévoués d’abord et aux plus compétents ensuite. L’expérience révèle que de manière générale les présidents de la Ve République et leurs ministres de la Défense se sont toujours débrouillés pour avoir à leur côté des hommes d’une grande loyauté qui allaient les aider à voir clair, et même à neutraliser certaines résistances.
25Pour les plus hauts postes de la hiérarchie militaire, la fonction sélectionne des hommes doués d’une certaine ouverture d’esprit. Celui qui se comporterait selon des intérêts corporatistes serait rejeté à la fois par le pouvoir politique et par les autres chefs militaires qui craindraient qu’il ne prenne parti en faveur d’une arme au détriment de la leur. Plus le militaire se rapproche du pouvoir politique et plus il doit donner la preuve de ses capacités à réfléchir en termes globaux. Cette tendance se vérifie ailleurs et notamment dans les rapports civils-militaires aux États-Unis [8].
26On mesure mieux ici l’évolution des rapports entre politiques et militaires depuis le début de la Ve République. Sous les deux Républiques précédentes, les généraux n’admettaient pas qu’on piétine leur « périmètre sacré », la conduite des opérations militaires, et les politiques se gardaient bien d’y pénétrer. L’inversion des comportements est presque complète. Malgré les récriminations bien souvent justifiées des militaires, la coopération entre le pouvoir politique et les chefs militaires est globalement satisfaisante, meilleure en tout cas que par le passé. Politiques et militaires se sont beaucoup rapprochés. Les civils ont appris à mieux connaître les limites de l’outil militaire et l’état-major se fait progressivement à l’idée de l’inéluctabilité d’un interventionnisme politique rationnalisé. Un modus videndi s’est dégagé qui se reflète dans la bonne entente manifestée lors de la guerre du Golfe, mais aussi lors des interventions en Afrique. Politiques et militaires ont su créer un style d’action particulièrement bien adapté aux situations de crise locale, dite en « pompier », rapide, où de préférence l’on montre sa force pour ne pas avoir à s’en servir, où l’on fait triompher sa volonté sans déraper dans le conflit ouvert.
27Que le pouvoir politique ne puisse contrôler le moindre rouage du ministère de la Défense est une évidence. Dans quel autre pays y aurait-il ce mythique contrôle absolu du militaire par le pouvoir civil ? Mais ce dernier n’est pas sous la coupe de « ses » militaires, un radeau en perdition à la merci des éléments. L’idée d’un pouvoir politique avalisant sans discussion les propositions des états-majors ne correspond pas à la réalité.
Notes
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[1]
Samuel P. Huntington, The Soldier and the State : the Theory and Politics of Civil-Military Relations, Cambridge (Mass.), Belknap Press of Harvard University Press, 1957, et Morris Janowitz, The Professional Soldier : a Social and Political Portrait, New York, Free Press, 1971.
-
[2]
Carl von Clausewitz, De la guerre, Minuit, 1955, p. 706-707.
-
[3]
Raoul Girardet, « La crise militaire française 1945-1962. Aspects sociologiques et idéologiques », Cahiers de la FNSP, n° 123, Armand Colin, 1964, p. 188.
-
[4]
Cf. la lecture éclairante des écrits du général Paul Ély, Mémoires, 2, Suez et le 13 Mai, Plon, 1969, p. 363 sq.
-
[5]
Valéry Giscard d’Estaing, Le Pouvoir et la Vie, 2, L’Affrontement, Cie 12, 1991, p. 178.
-
[6]
Général Jannou Lacaze, Le Président et le Champignon, Albin Michel, 1991, p. 68.
-
[7]
Samy Cohen, « Prospective et politique étrangère. Le Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères », Revue française de science politique, n° 6, décembre 1982.
-
[8]
Richard K. Betts, Soldiers, Statesmen and Cold War Crises, New York, Columbia University Press, 1991, chap. 4.