1Y a-t-il un pilote dans l’établissement ? Pourquoi se poser cette question ?
2Ce qui est sûr, c’est qu’il y a des chefs dans les établissements scolaires ; ils portent même des titres qui valorisent leur fonction : primus inter pares, le principal de collège. Au lycée, le proviseur est à la fois celui qui « pourvoit à » et qui « voit devant » !
3Cette question qui nous est posée n’est pourtant pas saugrenue : combien d’enseignants attendent d’un bon chef qu’il se cantonne à des tâches bien précises : assurer la sécurité des biens et des personnes, représenter un principe solide de l’autorité devant les élèves récalcitrants, produire de bons emplois du temps, obtenir le maximum de moyens en personnels et en matériel… Bref, s’occuper de tout, sauf de ce qui fait l’essentiel de la vie d’un établissement : la pédagogie et l’enseignement.
4J’interprète donc cette question de la façon suivante : « Y a-t-il un pilotage pédagogique dans l’établissement ? Est-il nécessaire ? Si oui, le chef d’établissement peut-il jouer ce rôle ? Peut-il le jouer seul ? De quels moyens dispose-t-il ? »
5Pour répondre à ces quelques questions, nous interrogerons d’abord le contexte dans lequel évolue l’école d’aujourd’hui. Nous évoquerons ensuite quelques pratiques ou outils qui peuvent favoriser ce type de pilotage, dont nous essaierons de montrer la spécificité.
Les caractéristiques du pilotage pédagogique dans le contexte actuel
6Si n’importe quel manager doit faire preuve de pédagogie pour que l’entreprise atteigne ses objectifs, le chef d’établissement scolaire travaille dans une entreprise de formation des enfants, lesquels sont encadrés par des pédagogues. La pédagogie est donc le cœur de l’activité de l’établissement scolaire et son importance est rendue plus grande à cause de l’évolution du contexte.
La diversité des missions des établissements et des publics accueillis
7La forte demande de tout le corps social d’une élévation du niveau de formation pour tous et du prolongement de la durée de la scolarité aboutit à ce que la totalité d’une classe d’âge accède désormais au lycée – général, technologique ou professionnel –, au-delà de l’école fondamentale constituée par l’école et le collège. Cet accueil de nouveaux publics, étrangers par leur origine à la culture scolaire traditionnelle, impose aux établissements la mise en œuvre de dispositifs, de stratégies diversifiées pour faire réussir le plus grand nombre. Il n’est plus possible d’enseigner partout de la même façon pour atteindre des objectifs communs à tous. La réussite du pari de la démocratisation, cheval de bataille de tous les gouvernants depuis plus de trente ans, interpelle donc l’inventivité pédagogique dans chaque établissement et des modalités d’organisation qui permettent la prise en charge la plus individualisée possible des élèves.
8À la complexité due à la diversité des publics, s’ajoute celle de la diversité des missions du système éducatif. Il est fini le temps où chaque ordre d’enseignement avait une mission spécifique : à l’école élémentaire la mission nationale d’instituer la nation, de créer la cohésion sociale ; à l’enseignement secondaire et à l’université la mission culturelle de faire entrer les enfants dans la culture, à l’enseignement technologique et professionnel la mission économique de la formation professionnelle et de l’insertion sociale et professionnelle.
9Aujourd’hui tous les ordres d’enseignement, de l’école élémentaire à la fin du lycée doivent remplir simultanément leurs quatre missions de formation (préparation à la vie professionnelle et à l’insertion), d’éducation (appropriation de valeurs communes), d’instruction (appropriation de savoirs communs et de savoirs spécifiques) et de socialisation (apprentissage de la vie sociale, initiation aux règles de la vie démocratique).
10La mise en œuvre simultanée de ces missions ne passe pas seulement par des programmes et implique des choix pédagogiques à l’intérieur de la classe. Par exemple, la mission de formation à l’école élémentaire pourra en partie consister en la formation à la prise de décision, à l’occasion de situations d’apprentissage dans des séquences de mathématiques ou de français. On ne parlera pas alors de préparation à l’orientation, mais on mettra l’élève en situation de prendre ultérieurement des décisions raisonnées dans ce domaine.
11Elle implique des choix de dispositifs ou de stratégies à l’intérieur aussi des établissements. Ainsi, d’un établissement à l’autre, l’apprentissage de la démocratie représentative pourra être organisé de façon très différente : ici, par exemple, le Conseil de la vie lycéenne sera réuni à la veille de chaque Conseil d’administration pour examiner les points qui y seront traités ; là, le Conseil de la vie lycéenne organisera sa réflexion en lien avec l’Assemblée générale des délégués ; il pourra solliciter, par le biais des heures de vie de classe, l’ensemble des élèves du lycée.
La décentralisation fonctionnelle et la déconcentration
12Depuis les lois de décentralisation de 1985, les établissements du second degré sont devenus des « établissements publics locaux d’enseignement » (eple).
13Ces lois confèrent aux établissements une autonomie dans le domaine pédagogique en particulier, c’est-à-dire des marges de manœuvre dans un cadre national.
14Elles tombent à pic dans le contexte de massification, de démocratisation et de diversification des missions de l’école que nous venons de présenter.
15Elles prennent acte de la complexité du monde contemporain, de l’incapacité de l’État à traiter uniformément tous les problèmes de la vie des établissements scolaires. Elles sont aussi un acte de foi dans la capacité des acteurs à réaliser au mieux les missions qui leur sont fixées par l’État.
16Les premières lois de 1985, qui définissaient les compétences partagées de l’État, des collectivités territoriales et des établissements scolaires, ont été complétées en 2003 par un deuxième train de mesures. Celle qui a suscité le plus de remous a concerné le transfert des personnels techniciens et ouvriers du cadre national dans le cadre territorial – conseils généraux ou régions.
17Cette mesure est très significative de la volonté publique de donner aux collectivités territoriales la responsabilité pleine et entière du « gîte et du couvert » et de laisser à l’État et aux établissements la responsabilité pour les uns des programmes, pour les autres de la pédagogie.
18La frustration des collectivités territoriales de ne pas avoir droit de regard sur le contenu et de ne s’intéresser qu’à l’emballage est déjà manifeste et quelque peu naturelle… Sans jouer les devins, on peut imaginer que, dans un avenir proche, elles souhaiteront que soient définis les domaines de l’éducation où elles pourront intervenir. L’établissement et son chef seront alors plus proches des décideurs que lorsqu’ils avaient affaire à l’État. Ils deviendront davantage des interlocuteurs directs et devront encore plus jouer leur rôle de « chefs d’orchestre » de la pédagogie « capables de formuler des propositions originales par rapport au contexte de leur établissement ». En tant que représentants de l’État, de par les pouvoirs que leur ont conférés les mesures de déconcentration qui ont accompagné les lois de décentralisation, ils seront les garants d’un service public national d’éducation, face aux éventuelles pressions locales.
L’histoire de l’autonomie et les impératifs sociologiques adressés aux eple
19Les marges de liberté que confèrent aux établissements les lois de décentralisation sont aussi encadrées par les impératifs de la société dont les injonctions ministérielles ne sont souvent que l’écho.
20Ainsi, face à l’échec du collège unique, dès l’époque d’Alain Savary, s’impose pour les établissements la mission de promouvoir l’égalité des chances par un réajustement de l’idéal républicain. C’est pourquoi, dès cette époque, est sollicitée la créativité des équipes et émerge la culture de socialisation des élèves par le biais par exemple du tutorat. La mise en œuvre de pédagogies nouvelles est vivement encouragée.
21Il s’agit en fait – en réaction contre le collège unique – d’atteindre l’égalité par la diversité des établissements. Le projet d’établissement est l’outil essentiel de l’expression de la démarche spécifique de chaque établissement. Le rôle de chef d’orchestre de la pédagogie dévolu au chef d’établissement est ainsi renforcé.
22Les établissements sont aussi sollicités par la logique gestionnaire, complémentaire de la logique de l’égalité des chances : il s’agit de rendre les établissements plus efficaces par une gestion plus saine. Cette logique répond à une demande sociale forte : les parents et les collectivités territoriales souhaitent que des comptes leur soient rendus. Dans un établissement où les équipes ne sont pas choisies par le chef d’établissement, mais sur les critères traditionnels des opérations de mutation, le chef d’établissement devra faire preuve de beaucoup d’habiletés pour créer cette nouvelle culture de l’efficacité.
23Enfin, une dernière logique émerge depuis une quinzaine d’années : la logique du contrat. Il s’agit de répondre aux demandes diversifiées des jeunes et des familles par la négociation. C’est dans cette logique que sont créés des espaces de parole pour les élèves. Le chef d’établissement joue un rôle essentiel dans l’animation des espaces de parole – lieux de formation à la vie sociale – ou, a minima, il en est l’interlocuteur privilégié. La mise en place de la lolf, qui impose de rendre compte des actions et des objectifs, contribuera au développement de cette culture de l’évaluation.
24Ces trois logiques, apparues successivement, ne sont pas toujours convergentes ; elles existent pourtant simultanément et l’autonomie de l’établissement permet leur expression. Elles confèrent toutes les trois aux chefs d’établissement un rôle nouveau et important.
La disparition de la double tutelle
25En donnant aux collectivités territoriales la responsabilité du gîte et du couvert, on a contribué à transformer la double chaîne hiérarchique de l’institution scolaire : la chaîne pédagogique se déroulait de l’Inspection générale en passant par l’Inspection pédagogique régionale jusqu’aux enseignants. Au bout de la chaîne administrative, les chefs d’établissement représentaient leur hiérarchie, inspecteurs d’académie et recteurs, eux-mêmes représentants du ministère. Désormais tous les responsables administratifs sont des responsables administratifs, financiers et pédagogiques et les corps d’inspection sont invités à avoir un regard sur le fonctionnement de l’ensemble de l’établissement, au-delà de leur travail disciplinaire.
26Cette transformation implique des modifications de positionnement, d’autres modes de pilotage – articulation projet d’académie / projet d’établissement par exemple –, d’autres modalités de diagnostic et d’évaluation.
27Le chef d’établissement, représentant de l’État et exécutif de son conseil d’administration, occupe une place centrale dans cette nouvelle organisation.
Le temps des politiques et le temps de l’école
28« Chaque ministre vient avec sa réforme, efface celle de son prédécesseur… Il n’y a qu’à faire le dos rond… Rien ne change… »
29Tel est le discours récurrent d’un grand nombre d’acteurs dans les établissements scolaires, y compris dans le corps des personnels de direction. Pourtant chacun sait bien que le système éducatif évolue et qu’il a été capable, en trente ans d’absorber un public nouveau nombreux et que les pratiques dans les établissements ont rapidement évolué. Chacun sait aussi, que, malgré quelques rares exceptions, les politiques, quelle que soit leur appartenance, « rament » tous dans le même sens de la démocratisation de l’école.
30Mais, au quotidien, le sentiment permanent est celui de l’immobilité et de l’inutilité des impulsions ou des agitations ministérielles.
31Et il est vrai que chaque ministre, incapable de proposer les réformes de fond qui s’imposeraient – modifications des statuts des personnels, organisation de l’année scolaire, horaires hebdomadaires des élèves, assistance à leur travail personnel… –, se contente souvent de petites mesures dont il donne à croire que les conséquences seront essentielles pour l’évolution du système éducatif. En bref, chaque ministre pratique une forme d’homéopathie pour traiter les difficultés du système éducatif : le plus souvent, il impose de nouveaux dispositifs (idd, tpe, ppcp…) ou de nouvelles structures (cppn, 4e technologique, 3e d’insertion, dp6…) dont la mise en place est insuffisamment (ecjs) ou pas du tout accompagnée (aide individualisée en français et en maths), qui exigent beaucoup de travail dans les établissements, si elles ne sont pas rapidement déviées, au sein des établissements, de leur mission originale ou abandonnées par le ministère suivant pour être éventuellement remplacées par d’autres.
32Or les réformes ont besoin de temps pour être mises en place, adaptées, appropriées par les acteurs, évaluées et le temps de la réforme ne correspond pas au temps de vie d’un ministre, ni même à la durée d’une législature.
33Le chef d’établissement doit jouer un rôle important d’accompagnateur, de régulateur pour que ces réformes multiples soient réellement mises en place : il est celui qui en cours de route redit leur sens dans l’évolution générale du système.
34Bref, il est celui qui tente de concilier le temps des politiques et le temps de l’école.
La crise de l’autorité
35L’établissement scolaire n’échappe pas au phénomène général de l’affaiblissement des institutions : l’autorité – celle du chef d’établissement en particulier – ne s’impose plus d’elle-même. Elle est pourtant très sollicitée, aussi bien par les élèves que par les personnels qui – en particulier en période de crise – font appel au chef d’établissement comme garant de l’ordre et qui se plaignent de son inefficacité s’il ne fait pas preuve de suffisamment de diligence dans sa réaction.
36Le problème de l’autorité est probablement plus difficile à l’école que dans les autres institutions pour deux raisons : il ne va pas de soi, pour le chef d’établissement, d’exercer son autorité dans le cœur de l’activité de l’établissement, à savoir la pédagogie. Par ailleurs, l’école est souvent vécue comme créatrice d’inégalités et génère donc un climat de violence et de révolte.
37La nature de l’autorité dans un établissement est aussi très spécifique, elle vise à créer les conditions pour que s’exprime tout le possible de ceux qui y sont soumis.
38Dans un tel contexte, le chef d’établissement ne pourra, encore moins qu’ailleurs, exercer une autorité solitaire. Même s’il sait qu’il est personnellement « attendu » comme restaurateur de l’autorité dans des situations d’urgence par l’ensemble de la communauté scolaire, même s’il doit jouer un rôle spécifique à certains moments de l’année scolaire ou par rapport à des personnels en difficulté, le plus souvent son rôle consiste à partager l’autorité, à donner de l’autorité par exemple aux professeurs principaux, aux coordinateurs de discipline, à chaque professeur dans sa classe.
D’une organisation « ubuienne » de l’établissement à un mode de pilotage partagé
39Toutes les évolutions évoquées ci-dessus traduisent l’entrée des établissements scolaires dans le monde de la complexité : complexité des publics, des missions, des attentes sociales…
40L’organisation traditionnelle de l’établissement scolaire ne permet pas de traiter cette complexité. Son organisation à la morphologie du personnage de Jarry : une tête minuscule – le chef d’établissement – et juste dessous, un immense corps d’un seul bloc – les enseignants –, auquel il faut ajouter quelques éléments qui correspondent à ce que Mintzberg, dans son modèle interactionniste, appelle la technostructure – chef de travaux, intendant… – ou les supports logistiques – infirmières, documentalistes, surveillants… Ce qui caractérise cette organisation, c’est l’absence de ligne hiérarchique entre le sommet stratégique (le chef d’établissement) et le centre opérationnel (les enseignants) et aussi l’absence d’expertise pédagogique.
41Et comme, dans l’organisation traditionnelle du système éducatif, existent deux lignes hiérarchiques distinctes, on ne sait plus trop où est le pouvoir : le chef d’établissement devrait décider, mais en réalité ce sont les enseignants qui disposent d’une grande liberté pédagogique et qui détiennent le pouvoir.
42Il est aisé de comprendre que ce mode de fonctionnement ne favorise pas l’émergence d’une politique commune, la mise en place de stratégies, de dispositifs spécifiques pour faire réussir le plus grand nombre d’élèves.
43C’est pourquoi, inévitablement, l’organisation de l’établissement évolue, en particulier par la mise en place de lignes hiérarchiques et fonctionnelles : c’est ce que nous sommes convenus d’appeler le pilotage partagé. Cette organisation se caractérise par la création d’instances multiples qui réunissent acteurs, usagers et représentants des tutelles ou de l’environnement. Ces instances sont imposées par le ministère ou créées à l’initiative de chaque établissement en fonction de sa spécificité. Elle se caractérise aussi par la création de rôles et de missions, soit à l’initiative du ministère – les professeurs principaux, les responsables de labo…–, soit sur décision de l’établissement – chefs de projet, coordinateurs de discipline… Ces instances et ces missions sont le plus souvent décrites dans le projet de chaque établissement et le chef d’établissement anime le plus souvent les instances, encadre les personnels titulaires de missions et de rôles…
44Cette nouvelle organisation, dont la finalité est toujours la réussite du plus grand nombre, contribue à abolir la frontière entre les domaines administratif et pédagogique et permet aussi de réduire la résistance au management éducatif et pédagogique. Dans une organisation traditionnelle, la position hiérarchique du chef d’établissement est vécue comme essentielle et l’administration est souvent perçue comme une entrave au libre exercice de l’action pédagogique. Dans une organisation qui favorise le pilotage partagé, chaque acteur est repéré davantage par sa fonction que par sa position hiérarchique et les tâches administratives sont davantage partagées. L’administration apparaît alors comme un outil au service de la pédagogie.
45La liberté pédagogique des enseignants s’inscrit dans un projet commun et peut alors apparaître comme une richesse en termes d’inventivité, de créativité, de multiplication et de complémentarité des compétences… L’appel à des corps d’inspection ne correspond plus seulement à la nécessité de vérifier la conformité des pratiques de l’établissement aux exigences nationales et les corps d’inspection deviennent des corps d’audit extérieurs qui contribuent au diagnostic indispensable pour que soient mieux repérés et mieux résolus les problèmes auquel l’État est confronté.
Quelques pistes pour un véritable pilotage des établissements
46Le contexte actuel impose donc un pilotage ferme de l’établissement ; l’ensemble des personnels d’un établissement sont convaincus de l’importance d’un pilotage qui assure la paix sociale, l’ordre et la sécurité, l’image positive de l’établissement dans son environnement, une bonne organisation qui permette à chacun de faire au mieux son travail le plus confortablement possible. La première condition pour qu’un chef d’établissement puisse être accepté comme pilote pédagogique implique qu’il soit reconnu dans ses fonctions de « ministre » à la fois de l’intérieur et des affaires étrangères de l’établissement ; que le pilotage de l’établissement soit spécifique, qu’il soit un pilotage pédagogique partagé si chacun le veut bien, à condition toutefois que le pilote ne pénètre pas trop dans la boîte noire que constitue la classe. Or, pour faire mieux réussir un plus grand nombre d’élèves, le pilote doit justement contribuer à l’évolution de ce qui se passe dans la classe, en particulier une évolution des savoirs professionnels qui fasse que chaque élève appréhende mieux les processus de construction des savoirs.
47Tel est l’enjeu d’aujourd’hui : mieux piloter ce qui se passe dans la classe sans recourir à la contrainte, impossible et de toute façon inefficace.
48Nous suggérons ici quatre pistes que nous avons pratiquées – il y en a d’autres ! – pour progresser dans cette direction.
Le pilote pédagogique de première ligne
49Quels que soient ses talents, ses compétences pour assumer ses fonctions de chef d’orchestre, l’autorité du chef d’établissement en tant que pédagogue sera toujours contestée par ceux qui se frottent à la réalité quotidienne du contact avec les élèves. Il sera toujours soupçonné soit de ne pas connaître la réalité de ce que sont la classe ou les élèves s’il n’a pas été enseignant avant d’entrer dans les fonctions de personnel de direction, soit d’être distancé par une réalité qui n’est plus la même que celle qu’il a connue. Ces soupçons ne doivent pas être balayés d’un revers de main : il est incontestable qu’un bon pilotage des acteurs de la pédagogie nécessite une bonne pratique de ceux qui sont au centre de l’établissement, les élèves.
50C’est pour ces deux raisons – reconnaissance de l’autorité pédagogique et capacité à comprendre le « terreau » sur lequel on travaille – que le chef d’établissement doit trouver des occasions d’être un pédagogue au même titre que les enseignants, un pédagogue au sens étymologique du terme : il est quelqu’un qui « conduit les enfants ».
51Le statut des personnels de direction ne prévoit pas en France qu’ils consacrent une part de leur temps de service à enseigner. C’est certainement dommage mais il faut faire avec cette réalité et trouver des occasions où ils exercent des activités de formation directement auprès des élèves. Il faut aussi définir les champs spécifiques de ces activités dans le cadre des missions qui sont assignées à l’école.
La formation à la démocratie représentative
52Les élèves siègent dans la plupart des instances – à l’exception des conseils d’équipes pédagogiques, du conseil pédagogique – mises en place dans l’établissement.
53Ces instances répondent à deux objectifs : faire fonctionner l’établissement dans la perspective d’un pilotage partagé, le faire fonctionner à l’image de la société civile et faire de lui le lieu privilégié de l’apprentissage de la démocratie représentative.
54Le chef d’établissement peut exercer ses fonctions de « pédagogue de première ligne » de trois façons :
55Président de la plupart de ces instances, il est celui qui donne la parole à chacun, qui organise les débats ; il a donc la responsabilité directe de la prise en compte de la parole des élèves. Il est celui qui favorise la formulation, qui impose l’écoute, qui régule et qui a le souci que chaque adulte siégeant dans ces instances prenne en compte, en permanence, le double statut de l’élève : élu et élève en formation à la fonction de délégué.
56Les modalités de fonctionnement de ces instances, même si elles ont été instituées par la loi, doivent nécessairement être actualisées dans l’établissement : le chef d’établissement assume la responsabilité de la mise en place de ces modalités, des procédures, des protocoles. Il peut jouer par exemple un rôle moteur en proposant l’inscription dans le projet d’établissement d’une charte du conseil de classe, dans laquelle sont précisées les modalités de préparation et de bilan de cette instance, son déroulement, les rôles des acteurs et les règles déontologiques auxquelles ils sont soumis… Il a alors essentiellement le souci de la place de l’élève et du respect de son statut. Comme un enseignant qui prépare son cours, il « bricole » lui aussi procédures, processus, protocole.
57La fonction de délégué ne s’improvise pas. Elle nécessite une formation qui est d’ailleurs instituée dès la loi d’orientation de juillet 1989. La fonction d’élèves élus au conseil d’administration ou au conseil de la vie lycéenne, au fse, à la maison des lycéens ou à l’association sportive nécessite aussi des formations spécifiques. Celles-ci peuvent être assurées par tous les membres de la communauté éducative. Le chef d’établissement joue bien sûr un rôle dans la sollicitation des personnels pour qu’ils participent à ces formations. Il nous semble important aussi que lui ou son adjoint assume directement l’une ou l’autre de ces formations. Il aura ainsi l’occasion de se retrouver « au front » comme les enseignants, qui apprécieront cette prise de risque. Il se donnera aussi l’occasion d’une rencontre directe avec les élèves.
Les rencontres avec les élèves
58La rencontre est une dimension essentielle de la pédagogie, dans toutes ses acceptions. Les élèves déplorent souvent le manque de contact avec les adultes. Or c’est souvent une rencontre personnalisée avec un adulte qui permet de faire le point et de s’affronter aux difficultés pour surmonter l’échec. L’institution impose quelques rencontres entre un adulte et un groupe d’élèves par le biais des heures de vie de classe. Les personnels de direction peuvent eux aussi créer des occasions de rencontres avec des élèves ou des groupes d’élèves.
59Ces rencontres peuvent être instituées dans l’établissement : la rentrée scolaire peut être, pour le chef d’établissement, une bonne occasion de rencontrer les élèves. Une rentrée scolaire n’est pas un événement anodin, le chef d’établissement peut, par une rencontre avec un groupe de classes par exemple, signifier la solennité du moment et dire les enjeux de la vie au collège ou au lycée. D’autres rencontres, en particulier avec des classes, peuvent avoir lieu en cours d’année, à l’occasion d’événements de tous ordres – problèmes de discipline, vols, événement dramatique. L’intervention du chef d’établissement en présence du professeur de la classe permet de rappeler à la classe qu’elle vit dans une communauté, ces rencontres sont aussi souvent le rappel des règles de vie et le chef d’établissement apparaît alors comme le garant des valeurs.
60Il ne suffit pas de mettre en place des actions, des dispositifs, des procédures pour traiter toutes les difficultés des élèves et la totalité des « échecs scolaires ».
61Pour « sortir la tête hors de l’eau », beaucoup d’élèves ont besoin de rencontrer personnellement un adulte. Les établissements qui connaissent les taux d’échecs les plus faibles – non-passage en classe supérieure, réussite à l’examen – sont probablement ceux dont les adultes ont le contact le plus rapproché avec les élèves en péril.
62Les personnels de direction ont une place privilégiée pour ces rencontres : ils président les conseils de classe et peuvent convoquer à l’issue de ceux-ci les élèves repérés en difficulté. Ils sont souvent sollicités par les professeurs, principaux ou non, par les cpe, pour intervenir auprès d’élèves qui posent des problèmes qui apparaissaient insolubles à ceux qui y sont confrontés quotidiennement. Ils sont seuls habilités à prononcer des sanctions d’exclusion : il y a là aussi l’occasion d’une rencontre.
63Toutes ces rencontres confèrent au chef d’établissement une autorité aux yeux de la communauté scolaire. Elles permettent aussi de donner le « ton » de la relation éducative dans l’établissement : le chef d’établissement peut être à la fois ferme et bienveillant, soucieux du respect des règles et du respect de l’élève en cause.
64Sa place particulière peut permettre à l’élève de mieux se sentir reconnu en tant que personne, peut donner aux mots qu’il emploie un impact particulier.
65Dans ces rencontres individuelles avec des élèves qui vivent souvent des situations difficiles et parfois apparemment inextricables, il peut assumer une des images du père dont l’élève a besoin. Ces rencontres peuvent être aussi pour lui des occasions concrètes de se sentir utile et efficace…
Un pilotage pédagogique partagé avec l’Inspection pédagogique
66Nous avons vu – dans l’analyse du contexte actuel dans lequel fonctionne un établissement scolaire – que la double hiérarchie pédagogique et administrative évoluait vers une interaction permanente entre les deux lignes. Nous avons vu aussi qu’un établissement complexe ne pouvait pas être organisé sans l’appui d’un audit externe. Cette fonction d’audit peut être réalisée par l’Inspection pédagogique régionale. Elle suppose un partenariat chef d’établissement / inspecteur.
67Concrètement, un inspecteur pédagogique régional, ou mieux un groupe d’inspecteurs agissant de façon interdisciplinaire peuvent appuyer ou compléter l’action pédagogique du chef d’établissement dans les dimensions suivantes : dans leur rôle traditionnel d’inspecteurs, ils peuvent apporter une légitimité aux activités des acteurs et aussi à celle du chef d’établissement par leur expertise en termes de contrôle de conformité et de contrôle de la pertinence scientifique des actions conduites mais aussi par l’observation des élèves. Représentants de l’État, ils servent de lien entre l’établissement et l’État et confortent la fonction du chef d’établissement représentant du ministre. Ils apparaissent ainsi, avec lui, les garants de la mise en œuvre de l’unité du service public.
68Au niveau du territoire – le bassin par exemple – ils peuvent contribuer à la cohérence des actions conduites sur un même territoire, peuvent y jouer un rôle de conseil, peuvent impulser, servir de lien entre l’autorité départementale ou académique et le bassin.
69Ils peuvent aussi – en particulier dans l’enseignement technologique et professionnel – participer à l’évolution de l’organisation dans l’établissement et de son offre de formation, dans le cadre par exemple de la préparation du Plan régional de développement des formations (Prdf) et dans la réflexion préalable inscrite dans la démarche de projet. Ils peuvent aussi participer au choix des équipements pédagogiques et agissent alors en tant qu’experts ou conseillers du chef d’établissement et du recteur. Ils peuvent, à l’intérieur de l’établissement, et en complémentarité avec le chef d’établissement, exercer une fonction éducative et politique et dynamiser le travail des équipes :
- en rencontrant celles-ci avec le chef d’établissement, à l’occasion par exemple d’inspections individuelles ;
- en impulsant, en conseillant, en accompagnant, en évaluant les dispositifs nouveaux d’enseignement : hvc, ecjs, tpe, ppcp, pfe, id, dp3, dp6, etc. ;
- en diffusant et en capitalisant les innovations et les réalisations locales.
70Ainsi, au service de la pédagogie, comme le chef d’établissement, dans l’établissement, l’inspecteur peut exercer ses fonctions d’animateur, d’éducateur, de politique, de technicien, d’expert, d’évaluateur. Comme le chef d’établissement, il porte une double casquette de généraliste et d’expert.
Le projet d’établissement comme outil de pilotage et référent commun
71Le projet d’établissement est un outil indispensable du changement de la culture professionnelle des personnels d’enseignement, d’éducation et de direction.
72Il permet de contrer le travers que nous avons déjà dénoncé, « je fais ce que je veux dans ma classe », s’il est conçu comme la loi de l’établissement, un référent commun, déclinaison locale de la politique nationale… À travers lui, nul n’est censé ignorer la loi. Il donne à chaque acteur de voir le sens de l’action qu’il conduit et lui permet d’appréhender la cohérence de l’ensemble.
73En ce sens il est un référent politique et éthique et aussi un outil de management : il décrit les rôles et les missions de chacun, évite la dérive du pilotage fondé sur le seul charisme du chef d’établissement, lequel est, par définition, variable selon les individus. S’appuyer sur lui conduit à des écarts croissants entre établissements et à des variations de politique, au gré des mouvements des personnels de direction. Le projet d’établissement peut être l’outil qui garantira une nouvelle forme de management adaptée aux besoins du système éducatif et à la culture de ses personnels, le management éducatif. Il est fondé sur la concertation – avec ses phases obligées que sont la négociation, l’affrontement, le compromis (cf. Philippe Perrenoud) – et sur le souci de mobiliser les équipes autour d’un projet commun. Le projet est donc le moyen d’enrôler les acteurs. Il permet de passer d’une culture faussement hiérarchique à une culture fonctionnelle. C’est dire l’importance des modalités d’élaboration du projet, du mode de désignation des différents responsables, coordonnateurs, chefs de projet… Ainsi le projet devient-il garant de l’efficacité de l’établissement.
74Il est bien évident qu’aujourd’hui le projet d’établissement ne peut entrer qu’avec prudence dans les activités d’enseignement proprement dites ; mais un certain nombre de « chapitres obligés » peuvent déjà avoir une influence sur l’évolution des pratiques pédagogiques dans la classe. Pour exemple, citons en quelques-unes :
- Axes prioritaires du projet ; valeurs auxquelles il se réfère.
- Mise en place des réformes institutionnelles, en particulier les dispositifs nouveaux d’enseignement, l’enseignement professionnel intégré pour les lycées professionnels.
- Fonctionnement démocratique de l’établissement : définition des rôles, des instances, lettres de mission.
- Lutte contre les inégalités : mixité sociale (regroupements des élèves, options…) ; soutiens, aides, remédiations ; plan de formation des personnels ; politique d’orientation des élèves et organisation de l’information sur l’orientation ; offre de formation et accueil de divers publics (formation initiale, formation continue, apprentissage, dispositifs d’insertion divers) ; relations avec l’environnement et politique d’ouverture (culturelle, scientifique, internationale, politique ; ouverture sur l’entreprise…) ; santé et prévention.
L’animation de la formation au service d’une pratique plus professionnelle de la pédagogie
75Puisqu’il n’est pas possible de contraindre, il faut convaincre…
76La formation peut être un outil privilégié de l’évolution des pratiques pédagogiques. Le chef d’établissement peut entrer dans la « boîte noire » par le biais de la formation.
77À côté des formations traditionnelles organisées par l’académie ou le ministère, qui répondent à des besoins individuels et qui ont des effets limités sur la politique de chaque établissement, le chef d’établissement peut être à l’origine de trois types de formations qui peuvent servir directement le pilotage de l’établissement.
L’audit
78L’apport des corps d’inspection – si appréciables soit-il – ne peut suffire à une analyse externe approfondie de l’établissement. Les inspecteurs sont trop peu nombreux et appelés à des tâches multiples. L’audit est pourtant un moyen indispensable d’analyse pour définir une politique d’établissement et la faire évoluer. J’ai eu l’occasion dans l’établissement que je dirige actuellement de proposer, dans le cadre de leur formation à l’École supérieure de l’Éducation nationale, un audit d’un groupe d’inspecteurs et intendants stagiaires sur le thème – essentiel dans la politique de l’établissement – de l’aide au travail des élèves. Le rapport que m’ont remis ces stagiaires a été publié sur le site de l’établissement.
La recherche action
79Elle a l’avantage d’impliquer des acteurs de l’établissement et de promouvoir une habitude de réflexion sur les pratiques professionnelles. Elle peut intervenir en complément de l’audit : ainsi, en 2000/2002, j’ai eu l’occasion de mettre en place dans mon établissement une recherche action conduite sous l’égide de l’Inrp et sous la direction d’un universitaire, consacré au même thème de l’aide au travail des élèves. Le groupe de « chercheurs » était constitué d’enseignants, d’aides éducateurs et de moi-même. C’est aussi une façon de créer des rôles dans l’établissement ; aussi, pendant deux ans, un de ces professeurs a été chargé du suivi de l’aide individualisée en classe de seconde en français, de façon à mieux mettre en œuvre cet enseignement imposé par le ministère.
80Les recherches actions peuvent être organisées aussi de façon plus modeste : ainsi, avec les collèges de notre secteur de recrutement, nous avons conduit pendant deux ans et demi des « entretiens d’écoute » d’élèves en difficulté en classe de seconde. Il s’agissait de former un grand nombre de professeurs à l’écoute, d’impulser une attitude d’attention bienveillante à l’égard des élèves et mieux structurer des élèves et de dégager une politique commune, des axes de progrès pour améliorer la liaison « 3e-seconde ».
81De nombreuses formations peuvent être aussi organisées dans l’établissement ou dans le bassin : elles sont le plus souvent initiées par le chef d’établissement, suite à un besoin exprimé localement. Elles prennent le plus souvent la forme de « formations-actions » et servent ainsi la politique de l’établissement. Elles sont un moyen efficace pour que le pilotage de l’établissement touche, par les effets que produisent ces formations, les pratiques pédagogiques à l’intérieur de la classe, cette fameuse « boîte noire ».
Les conférences pédagogiques
82Elles sont, pour le chef d’établissement, un moyen de mettre en réflexion tout un établissement sur des sujets qui lui semblent importants. J’ai par exemple proposé récemment une conférence sur « l’attention des élèves » ou, une autre, sur « les méthodes d’apprentissage ». Ces conférences complètent l’effet des audits et des formations actions et montrent la nécessité de progresser, en s’appropriant davantage des savoirs professionnels savants.
83On sait bien que l’égalité des chances à l’école est un leurre si les moyens et les politiques ne sont pas adaptés à la spécificité des publics. Ainsi, l’unité du service public passe paradoxalement par des politiques d’établissements fortes et différentes ici et là, dans le respect des impératifs nationaux. Placé devant le pari de réussir – enfin – le pari de la démocratisation, jamais l’école n’a eu autant besoin d’un pilotage fort au service de politiques construites en commun.
84La culture des fonctionnaires de l’Éducation nationale implique que ce pilotage soit négocié. Rien ne peut être imposé et l’obstacle à ce type de pilotage réside dans la culture très hiérarchisée de notre système. Il faut passer désormais à des organisations fonctionnelles et nous disposons des outils pour le faire : instances, projet d’établissement, possibilité de construire des rôles et des fonctions…
85Les avancées me semblent sensibles aujourd’hui. Reste une étape décisive : faire que les pratiques de la classe deviennent plus transparentes ; s’appuient sur des savoirs plus professionnels. C’est cette étape que les pilotes des établissements doivent affronter aujourd’hui avec la modestie qui s’impose : rien ne sera jamais aussi important dans un établissement que la rencontre entre le professeur et ses élèves dans la construction des savoirs. Même dans son rôle de pilote pédagogique, le chef d’établissement ne doit jamais oublier qu’il est d’abord au sein de cette relation, que son rôle consiste simplement à la rendre plus efficace…