Pouvoirs 2007/1 n° 120

Couverture de POUV_120

Article de revue

Les exclus du droit de vote

Pages 95 à 107

Notes

  • [1]
    Pouvoirs, n° 7, Le Régime représentatif, 1978.
  • [2]
    Jean Gicquel et Jean-Éric Gicquel, Droit constitutionnel et Institutions politiques, Montchrestien, 2005, p. 526.
  • [3]
    Interview pour le Conseil de l’Europe : <www. coe. int>.
  • [4]
    Jean-Éric Schoettl, Les Petites Affiches, 20 juin 2006. Voir aussi Dominique Chagnollaud, La Constitutionnalité de l’article 7 du code électoral, Recueil Dalloz 2004, p. 355 et 356, et Jean-Pierre Camby, RDP, 2006, p. 18 sq.
  • [5]
    Conseil constitutionnel, 16 mars 2006.
Il y a dans l’année un jour où le plus faible sent en lui la grandeur de la souveraineté nationale, où le plus humble sent en lui l’âme de la patrie.
Victor Hugo, Discours à l’Assemblée législative, 20 mai 1850.

1La République n’aime pas l’exclusion économique ou sociale, encore moins l’exclusion civique.

2Le rejet de l’éviction du droit de vote puise sa légitimité dans le principe fondateur de la Révolution française, l’égalité devant la loi et donc devant le suffrage, d’où l’affirmation du principe de l’universalité du suffrage. La loi étant « l’expression de la volonté générale », « tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation » (article VI de la Déclaration de 1789). Le suffrage universel apparaît pour la première fois lors de l’élection de la Convention, puis au moment de la ratification de la Constitution de l’an I, avant d’être proclamé par celle de 1793 : « le peuple souverain est l’ensemble des citoyens français ». La restriction de la domesticité prévue en 1792 étant abolie, est citoyen tout homme né et domicilié en France, âgé de 21 ans accomplis.

3Le Directoire, imité par l’Empire, la Restauration et la monarchie de Juillet, rétablit le cens qui constitue une forme d’« exclusion par l’argent ». Il faut attendre le décret en date du 5 mars 1848 du Gouvernement provisoire pour voir réapparaître, cette fois définitivement, le suffrage universel qui demeure néanmoins masculin, les femmes restant à la porte des bureaux de vote, au grand dam de Marianne. Dans la « nef des exclus » des IIe et IIIe Républiques, les femmes voisinent avec les mineurs de moins de 21 ans, les militaires (depuis 1872), les incapables majeurs, les condamnés, les contumax, les faillis non réhabilités, les indigènes d’outre-mer… Si les domestiques, hommes, redeviennent des citoyens à part entière dès 1848, le Sénat rejette par trois fois le suffrage féminin pour des raisons contradictoires.

4La victoire sur le nazisme ouvre une période d’extension continue du suffrage, d’abord à la « deuxième moitié du ciel », suivie de près par les militaires, puis aux populations indigènes des départements et territoires d’outre-mer (ordonnances du 21 avril, du 22 novembre 1944 et du 2 août 1945) ; le corps électoral fait plus que doubler. L’autre grande étape historique d’augmentation du corps électoral est l’abaissement par la loi du 5 juillet 1974 de l’âge minimum à 18 ans. Peu de temps auparavant, la réforme du code de la nationalité du 9 janvier 1973 avait supprimé le délai de cinq ans de privation du droit de vote pour les Français naturalisés.

5« Toute l’histoire du régime représentatif suggère une évolution linéaire vers une plus grande démocratie, par un élargissement constant du nombre et des catégories d’individus appelés à participer au rituel du choix des représentants », a ainsi noté Philippe Ardant [1]. Si l’on met à part le cas des étrangers, ou les mesures d’indignité nationale, à juste titre critiquées par Jean Gicquel [2], les progrès de la démocratie se mesurent à l’aune de la réduction du champ ou du nombre des exclusions. Dans l’inconscient républicain, l’universalité est, par essence, anti-discriminatoire. Peut-on pour autant conclure au caractère absolu du « droit de vote pour tous », du principe « un homme ou une femme, une voix » ? Peut-on aller jusqu’à proclamer à la mode de Mai 1968 « Il est exclu d’exclure » ? Bien au contraire, l’exclusion du vote est une réalité souvent méconnue et, en réalité, beaucoup plus importante qu’on ne le croit. L’exclusion progresse même parallèlement au développement de la marginalisation économique ou sociale, ou à l’augmentation du nombre des personnes âgées ou des « exclus de la vie »…

6La Constitution reconnaît au départ une possibilité d’exclusion par la loi : sont électeurs « tous les nationaux français, majeurs des deux sexes dans les conditions déterminées par le législateur et sous la réserve qu’ils jouissent de leurs droits civils et politiques ». « Le suffrage n’est jamais complètement universel [3] », selon la formule d’Alain Lancelot.

7L’éviction du droit de vote peut revêtir plusieurs formes. Outre l’auto-exclusion, un distinguo s’opère entre les exclusions de droit ou directes (par l’effet de la loi, d’une décision de justice, voire de la Constitution) et les exclusions de fait ou indirectes liées à l’absence de domicile, à un handicap ou, pour les Français de l’étranger, à l’éloigne-ment du centre de vote.

L’auto-exclusion (2 à 4 millions de personnes)

8« Qui sont-ils ? Combien sont-ils ? » Cette double interrogation de Philippe Ardant s’impose aujourd’hui encore avec la même incertitude sur la fiabilité des réponses, car le phénomène protéiforme de l’autoexclusion se révèle difficilement quantifiable.

9Qui sont-ils ? Essentiellement des citoyens « négligents » qui, en cas de changement de domicile, omettent de s’inscrire dans la commune de leur nouvelle résidence avant le 31 décembre. Le ministère de l’Intérieur ne manque pas de rappeler aux électeurs la nécessité de signaler tout changement de situation, y compris le déménagement dans la même commune. Si la procédure de radiation est entourée de plusieurs garanties, l’électeur radié « à la dernière minute » devient un « exclu malgré lui ». Sans nul doute, les lenteurs de transmission des données appellent une modernisation du Fichier général des électrices et des électeurs, mais peut-on arriver à un véritable fichier national à partir des quelque 64 000 listes électorales établies par plus de 36600 commissions administratives ? Ce sont aussi les personnes d’origine étrangère qui oublient de faire la démarche civique à la suite de l’acquisition de la nationalité française. Il faut encore compter avec les citoyens réfractaires au droit de vote, qui rejettent le système par « haine ou mépris des urnes ». Il y a enfin les « indifférents », ceux qui se désintéressent de la vie démocratique de leur pays.

10Combien sont-ils ? À la suite de la mise en place de la procédure d’inscription d’office des jeunes majeurs, la fourchette d’estimation des non-inscrits se situe entre 5 et 10 %, soit entre 2 et 4 millions d’électeurs potentiels, le nombre d’inscrits dans le cadre de la révision de 2006 étant de 42 585 310. Le taux d’inscription peut varier selon l’âge : il dépasse 90% aux alentours de 35 ans et redescend au-delà de 75 ans jusqu’aux environs de 80 % dans la mesure où les personnes de grand âge, soit deviennent incapables, soit omettent de s’inscrire au lieu de leur résidence de retraite. Par ailleurs, le taux d’inscription s’élève en fonction du niveau d’instruction, la fracture sociale entraînant une fracture civique.

11La proportion, somme toute importante, de la non-inscription rend d’autant plus théorique la prescription de l’article L. 9 du code électoral « L’inscription sur les listes électorales est obligatoire ». Cette disposition institue au mieux une obligation morale, dénuée de toute sanction : elle signifie simplement que l’électeur doit s’inscrire pour pouvoir voter, ce qui suppose une démarche personnelle et volontaire.

12C’est précisément pour améliorer l’exercice du devoir civique par les jeunes que la loi du 20 novembre 1997 a mis en place une procédure d’inscription d’office. Malgré cela, le taux de non-inscription avoisine les 15 %, ce qui peut s’expliquer au moins par deux raisons : certains jeunes deviennent français à 21 ans, après la période d’inscription d’office ; il peut aussi arriver praeter legem que le maire consulte les jeunes concernés.

13Faut-il généraliser l’inscription d’office à l’ensemble des classes d’âge, comme l’ont proposé en juin 2005 les sénateurs socialistes Roland Courteau et Raymond Courrière ? Le débat, lié à la question du vote obligatoire, est loin d’être clos, ne serait-ce que pour des raisons de droit constitutionnel, étant rappelé que, chez nos voisins européens, la première inscription a lieu d’office, sauf en Grande-Bretagne et au Portugal.

Les exclusions directes

Les majeurs sous tutelle : la privation légale du droit de vote, sauf autorisation du juge

14Selon l’article L. 5 du code électoral, les majeurs sous tutelle ne peuvent être inscrits sur les listes électorales « à moins qu’ils n’aient été autorisés à voter par le juge des tutelles ». Issue de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, cette autorisation de vote est le résultat d’un long « combat sénatorial » initié par le président du Groupe radical, démocratique, social et européen du Sénat, Jacques Pelletier, qui, en sa qualité de Médiateur de la République, avait suggéré cette proposition de réforme en 1993. Par deux fois, en 1994 et en 1999, le Sénat adopta une proposition de loi, demeurée dans les « cartons » de l’Assemblée. La troisième tentative fut la bonne avec l’introduction d’un article, dans le cadre de l’examen de la loi de 2005, à l’instigation du président centriste de la commission des affaires sociales, Nicolas About, qui eût préféré pour sa part l’abrogation pure et simple de cet article.

15L’interdiction absolue et générale du droit de vote, souvent comparée à « une mort civique » ou à un « déni de citoyenneté », pouvait choquer, car elle excluait sans distinction et pour une durée indéterminée plusieurs centaines de milliers de citoyens, l’annuaire statistique de la justice dénombrant pour 2003 près de 30 000 ouvertures de tutelle. Cette incapacité électorale était profondément injuste, car la tutelle peut concerner des situations très variables qui n’impliquent pas nécessairement la perte du discernement politique. Qui plus est, le code électoral instituait une discrimination contestable aux dépens de la personne âgée qui, faute de pouvoir être aidée par sa famille, se voit appliquer le régime de la tutelle pour une meilleure gestion de son patrimoine, la tutelle pesant alors sur les biens et non sur la personne. Enfin, le droit électoral était plus rigoureux que le droit civil, car le juge peut autoriser la personne protégée à accomplir seule certains actes civils, la Cour de cassation ayant refusé d’étendre cette faculté au domaine électoral au motif de l’autonomie du droit électoral. Au total, un majeur protégé était moins bien traité qu’une personne atteinte de troubles mentaux et hospitalisée sans son consentement qui continue à exercer son droit de vote, comme le précise expressément le code de la santé publique. La nouvelle rédaction de l’article L. 5 permet d’assurer le respect de la dignité des majeurs protégés, le maintien de leur intégration dans la société, ainsi que l’individualisation du régime de protection.

16La mesure est trop récente pour en évaluer l’impact – par exemple, aucune demande n’a été formée dans le VIe arrondissement de Paris et très peu de demandes sont parvenues à l’Insee –, sans occulter les probables difficultés d’application par des juges des tutelles déjà surchargés, d’autant que la loi de 2005 est muette sur le régime juridique de l’autorisation qui pourra intervenir au moment de l’ouverture de la tutelle ou postérieurement, vraisemblablement après avis du médecin traitant. Supposons que l’autorisation sera accordée non pour un scrutin particulier, mais pour une durée indéterminée. Il est heureux en tout cas que nous nous soyons rapprochés de nos voisins européens. En Grande-Bretagne, c’est au président du bureau de vote qu’il appartient d’apprécier si l’état mental ou physique de l’électeur permet le vote, tandis qu’en Italie les personnes incapables exercent sans restriction leur droit de vote, voire peuvent être élues, à la différence de la France où les majeurs incapables demeurent inéligibles.

L’interdiction judiciaire du droit de vote : une peine automatique ou facultative

17L’un des principaux apports de la réforme du code pénal de 1994, souvent méconnu, a consisté à rendre facultatives, au nom du triple principe de la nécessité, de la proportionnalité et de l’individualisation des sanctions, les peines auparavant accessoires ou automatiques, qualifiées parfois de « clandestines » ou d’« aveugles ». « Aucune peine ne peut être appliquée si la juridiction ne l’a expressément prononcée » (art. 132-17 du code pénal), ce qui vaut évidemment pour l’interdiction des droits civiques, civils et de famille (art. 131-26). Le juge peut choisir entre une interdiction totale ou partielle, par exemple maintenir le droit de vote et rendre inéligible la personne condamnée, pour une durée maximale de dix ans en cas de crime et de cinq ans pour les délits. La privation des droits est encourue toujours en matière criminelle, jamais en matière contraventionnelle et généralement pour les délits. D’après les informations communiquées par le ministère de la Justice, les privations totales ou partielles des droits civiques seraient en baisse constante depuis plusieurs années : 5 826 en 2000, 4 636 en 2001, 3 851 en 2002, 3194 en 2003 et 2552 en 2004. On constate même une chute vertigineuse par rapport aux années 1990: ainsi en 1995, le nombre des radiations est évalué à 22294 (dont 156 radiations « L. 7 »). Sur les 2552 condamnations de 2004, 2499 concernent le droit de vote et l’éligibilité, 49 la seule éligibilité et 4 le seul droit de vote, ce qui confirme que les juges n’utilisent pas la possibilité de modulation offerte par le code pénal. La durée moyenne de privation des droits civiques est de cinq ans en 2004.

18À rebours de la réforme du code pénal de 1994, la loi du 19 janvier 1995 relative au financement de la vie politique a rétabli à l’article L. 7 du code pénal une peine automatique de cinq ans de non-inscription sur les listes électorales pour certaines infractions comme la concussion, la corruption active ou passive, le trafic d’influence ou la prise illégale d’intérêts. Adopté sans débat, sous la pression liée à la médiatisation des « affaires », le nouvel article L. 7 résultait d’un amendement du gouvernement reprenant l’une des propositions de la « commission Rozès ». L’intention était double : d’abord renforcer la répression de la corruption, mais surtout retirer au juge tout pouvoir d’appréciation sur l’inéligibilité d’un élu « en raison notamment du principe de la séparation des pouvoirs », la loi devant seule fixer le régime juridique de l’inéligibilité. C’était oublier qu’en vertu de l’article LO. 130 du code électoral la radiation de la liste électorale entraîne une inéligibilité d’une durée double de celle de l’interdiction – dix ans –, soit la durée exacte de l’ostracisme qui était un bannissement décennal prononcé à la suite d’un jugement du peuple à Athènes. La résurgence d’une peine couperet, aussi sévère dans une matière aussi délicate, est « plus que douteuse », selon un commentateur avisé [4], d’autant que le Conseil constitutionnel allait censurer deux mois plus tard, le 15 mars 1999, la privation automatique du droit de vote pour les faillis, au motif que le principe de nécessité des peines implique une décision expresse du juge en fonction des circonstances de l’espèce et nonobstant la possibilité d’un relèvement.

19À l’inverse, c’est cette possibilité de relèvement qui permit au Conseil d’État de conclure le 1er juillet 2005 à la conventionalité de l’article L. 7 par rapport à la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour de cassation fit de même dans un arrêt du 18 décembre 2003 avec un raisonnement différent, à savoir que la privation du droit de vote était la conséquence d’une déclaration de culpabilité par un tribunal libre et impartial. Le débat sur la constitutionnalité et la conventionalité de l’article L. 7 étant provisoirement clos, la seule incertitude portait sur l’accueil par les juridictions du fond d’une disposition aussi rigoureuse, aussi exorbitante du droit commun et avec l’effet pervers de rendre plus difficile la condamnation d’un élu. Le procureur de Nanterre l’avait souligné dans l’affaire dite des emplois fictifs de la Ville de Paris : une peine d’inéligibilité de dix ans serait « une mise hors du jeu politique qui ne ressortit pas au juge, mais au peuple souverain ». Comment le juge pouvait-il desserrer l’étau de l’automaticité et recouvrer une liberté d’appréciation dans la détermination de la peine principale comme de la peine complémentaire ? La demande de non-inscription au Bulletin n° 2 du casier judiciaire était une fausse fenêtre, car, portant sur l’ensemble du jugement, elle empêche l’exécution de la condamnation, y compris d’une interdiction plus modérée. Dans l’affaire dite des emplois fictifs de la Ville de Paris, la cour d’appel de Versailles (1er décembre 2004) a trouvé la meilleure voie de contournement du L. 7 : après avoir prononcé une peine complémentaire d’interdiction des droits de vote et d’éligibilité d’un an, et « pour assurer l’effectivité des peines principales et complémentaires expressément prononcées », elle rejette la demande de non-inscription sur le B 2 et relève, en application de l’article 132-21, le condamné de l’incapacité prévue par le L. 7, parce qu’elle entraînerait, contrairement à l’appréciation du juge, une inéligibilité d’une durée excessive.

20Autrement dit, alors que la Cour de cassation avait jugé le 1er mars 2001 que le L. 7 faisait exception à la réforme du droit pénal, la cour d’appel a fait prévaloir le code pénal (et ses principes plus conformes à la Constitution) sur le code électoral qui, pour être trop sévère, a fini par être inapplicable. Dans une autre affaire, la cour d’appel de Paris (14 avril 2005), tout en excluant de « maintenir la peine complémentaire de privation des droits civiques, civils et de famille », prononcée par les juges de première instance, n’avait pas pris la précaution de relever le parlementaire de l’incapacité du L. 7. Postérieurement, l’intéressé saisit la cour d’appel d’une requête en ce sens, ce qui eut pour effet de rendre sans objet la demande du garde des Sceaux tendant au prononcé de la déchéance du parlementaire [5]. Une fois de plus, l’article 7 était écarté, au motif que les éléments de l’espèce ne justifiaient pas une privation des droits civiques. Selon le ministère de la Justice, 808 condamnations ont été prononcées en 2006, mais il n’est pas possible de dénombrer les décisions de relèvement ou de non-inscription au B 2. Il reste que les différents arrêts de cour d’appel vont dans le même sens et neutralisent l’impact du L. 7 dont l’objectif était certes de punir plus sévèrement, mais également et peut-être surtout d’exclure de la vie politique, sans doute définitivement, des élus qui se seraient rendus coupables de manquements à la probité morale. Par là même, les juges ont su préserver ou recouvrer un plein pouvoir souverain d’appréciation, tel qu’il leur avait été reconnu par le nouveau code pénal.

Vers une révision de la constitution excluant certains électeurs de Nouvelle-Calédonie ?

21Après la loi et le juge, le constituant pourrait être appelé à consacrer une exclusion du droit de vote en écartant des scrutins locaux de Nouvelle-Calédonie les électeurs s’étant installés sur le « Caillou » après la consultation du 8 novembre 1998 portant approbation des Accords de Nouméa, bien qu’ils satisfassent à la condition de domicile de dix ans qui est déjà une première restriction au droit de vote. À la suite d’une décision en date du 15 mars 1999 du Conseil constitutionnel qui avait retenu une conception « glissante » du corps électoral permettant l’exercice du droit de vote au bout de dix ans de domicile, quelle que soit la date de l’installation, le Parlement a adopté le 12 octobre 1999 un projet de révision constitutionnelle destiné à « figer » ou à « geler » le corps électoral à la date du référendum, projet non soumis au Congrès. Si ce texte était repris, les électeurs inscrits à compter de 1999 seraient privés du droit de participer aux élections locales de 2014. D’aucuns pourraient s’étonner de la nécessité de toucher à la Constitution pour une nouvelle restriction du droit de vote, mais la décision du Conseil constitutionnel ne laisse aucune autre issue, d’autant que la Cour européenne des droits de l’homme a donné son nihil obstat à la condition de résidence de dix ans (11 janvier 2005, Py c/France).

Les exclusions indirectes

Les personnes sans résidence ou domicile fixe : les nomades, les SDF…

22Pour l’inscription sur une liste électorale, le code électoral exige un élément de rattachement à une commune : le domicile, une résidence d’au moins six mois ou l’inscription sur le rôle d’une contribution pendant cinq ans au moins, ce qui n’est pas sans rappeler le cens, et exclut de fait des personnes sans domicile ou résidence stable, à savoir notamment les gens du voyage (140 000 fin 1989), les SDF (environ 86 000) ou les personnes sans logement fixe (plus de 200 000).

23À partir de 1979, le législateur a pris plusieurs mesures destinées à assurer la réintégration civique de ces « laissés-pour-compte ».

24Le rattachement des gens du voyage à une commune produit les effets inhérents au domicile ou à la résidence, notamment l’inscription sur une liste électorale. Pour éviter l’afflux d’électeurs forains, deux conditions doivent être réunies : outre un rattachement d’une durée ininterrompue de trois ans, le nombre des personnes rattachées ne saurait excéder 3 % de la population municipale. Un nomade peut donc être privé du droit de vote pendant trois ans. Pour la commission nationale consultative des gens du voyage, présidée par le sénateur Pierre Hérisson (Haute-Savoie), ce délai pourrait être ramené à deux ans. Le ministère de l’Intérieur a mis à l’étude l’application pure et simple du droit commun de la résidence de six mois, d’autant que les gens du voyage se sédentarisent de plus en plus, sans toutefois sous-estimer les risques d’une « démarche collective ». L’idéal serait de trouver un régime commun à l’ensemble des personnes sans résidence ou domicile fixe, tant il est difficile d’opérer entre elles une distinction juridiquement nette.

25Pour les SDF, la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions a prévu un régime encore plus favorable, en leur permettant d’être inscrits dans la commune où est situé l’organisme d’accueil dont l’adresse figure depuis au moins six mois sur leur carte d’identité ou qui leur a fourni une attestation établissant un lien de même durée. Malgré plusieurs campagnes d’information, cette mesure de domiciliation a reçu un accueil mitigé : en 2001, on pouvait dénombrer 1070 SDF inscrits, essentiellement en région francilienne, dans le Nord-Est et le Sud. Nice compte parmi ses inscrits 3 SDF et 1 professionnel ambulant, et Strasbourg 47 personnes sans résidence fixe.

Un facteur d’exclusion de facto : le grand âge ou le handicap

26Si les handicapés peuvent voter, sauf ouverture d’une tutelle, encore faut-il qu’ils puissent exercer effectivement leur citoyenneté. Le ministère de l’Intérieur a toujours eu la préoccupation, avec les mairies, de leur permettre de voter dans les mêmes conditions que les autres électeurs. C’est ainsi que les préfets choisissent, avec les autorités municipales, les bureaux de vote en fonction notamment de leur accessibilité tant aux personnes handicapées qu’aux personnes âgées. À la suite de l’Année du handicap, le législateur a souhaité donner une nouvelle impulsion à la politique d’intégration civique. Dans la logique de l’intitulé de la loi du 3 février 2005 mentionnant expressément la citoyenneté des personnes handicapées, le Sénat a souhaité, dans le cadre d’un titre spécifique, poser le principe de l’accessibilité des techniques et des bureaux de vote dans des conditions fixées par décret. Par ailleurs, les machines à voter, lorsqu’elles sont mises en place, devront permettre aux électeurs handicapés de voter, quel que soit leur handicap. Les difficultés les plus importantes portent sur les techniques de vote avec des isoloirs trop exigus pour des fauteuils roulants et des documents ou des bulletins de vote illisibles par des malvoyants. Si l’électeur doit passer seul dans l’isoloir et introduire personnellement son enveloppe dans l’urne, le code électoral autorise que la personne handicapée se fasse accompagner par un électeur de son choix, y compris dans l’isoloir. Si l’électeur ne peut signer lui-même, l’accompagnant fait mention de cette impossibilité, mais le Conseil d’État a jugé à plusieurs reprises qu’une liste d’émargement ne peut être signée d’une croix, ce qui peut gêner les électeurs analphabètes. Comme la propagande est adressée au domicile de chaque électeur, la personne handicapée peut préparer son vote, assistée de la personne de son choix ou exercer son droit de vote par procuration, auquel cas les officiers de police judiciaire ou leurs délégués peuvent se rendre au domicile de la personne incapable de se déplacer. En revanche, le scrutin électronique qui pourrait être utilisé par certaines personnes invalides n’a toujours pas les faveurs du ministère de l’Intérieur, de même que la généralisation des bulletins de vote en braille pour des raisons d’ordre pratique, soit que tous les bulletins de vote de tous les candidats doivent comporter des mentions en braille, soit que plusieurs départements soient privés d’imprimerie disposant du matériel nécessaire. Beaucoup reste à faire si l’on veut se rapprocher par exemple de l’Italie, où les électeurs atteints d’un handicap physique peuvent exercer leur droit de vote dans un autre bureau de vote équipé de rampes d’accès. De même, les personnes atteintes d’une maladie grave, et qui se trouvent sous la dépendance d’un appareillage médical, peuvent voter à leur domicile.

27Il faut aussi penser aux personnes de grand âge : plus de 1 million de personnes ont plus de 85 ans, ce nombre devant doubler d’ici à 2010, et les maisons de retraite ou autres établissements accueillent plus de 670 000 personnes ; l’état physique peut les exclure du vote, sauf recours à la procuration, sans parler des sollicitations des partis politiques ou de l’environnement familial.

28Au total, l’ambition d’un exercice effectif de la citoyenneté par des personnes handicapées ou dépendantes ne doit pas faire oublier la nécessité d’assurer le respect des principes traditionnels de notre droit électoral : la liberté, la sincérité et le secret du vote de chacun.

Un risque d’exclusion : l’éloignement géographique des centres de vote pour les français établis hors de France

29Sur les quelque 2 300 000 Français établis hors de France, à peine un peu plus de 1 200 000 sont immatriculés dans les consulats et 525 717 d’entre eux sont inscrits sur les listes électorales, soit un taux de non-inscription relativement important. Ce phénomène peut avoir plusieurs causes, notamment l’éloignement géographique du centre de vote, d’autant que le Quai d’Orsay a engagé une politique de « recentrage » de la représentation consulaire. Le vote par procuration n’est pas la panacée, car il suppose de trouver dans une ville lointaine un mandataire de confiance. Une solution consisterait à généraliser le « télévote » ou le « cybervote », comme l’ont préconisé l’ensemble des Sénateurs des Français de l’étranger. Après une première expérimentation en 2003 aux États-Unis, le vote par correspondance électronique a été généralisé lors du dernier renouvellement partiel de l’Assemblée des Français de l’étranger avec un résultat plutôt mitigé : à peine plus de 10 000 électeurs sur les 28 000 pré-inscrits pour cette formule ont voté par Internet. À l’évidence, le scrutin par Internet appelle une réflexion de fond sur les risques d’intrusion ou de fraude, de nature à altérer la sincérité ou le secret du vote (art. 3 de la Constitution), d’autant que cette nouvelle forme d’expression du suffrage revient à réintroduire le vote par correspondance supprimé en 1975 à la suite de « certains abus ». Il reste que le scrutin électronique est l’un des moyens permettant de faciliter l’exercice du droit de vote par ceux qui, pour différentes raisons, ne peuvent se déplacer pour aller voter.

30L’exclusion civique est-elle une fatalité ? Quels que soient les progrès de la loi, il restera sans doute une proportion incompressible d’exclus volontaires ou involontaires. Pour autant, la démocratie ne saurait se résigner à la mise hors jeu d’un nombre croissant de personnes.

31Le droit de vote est au cœur du pacte démocratique qui repose sur le droit « au » vote : déchoir un condamné, un incapable majeur ou empêcher l’inscription d’un nomade, c’est lui retirer sa citoyenneté et en faire un « non-citoyen ». Les exclusions du droit de vote, parce qu’elles sont autant de dérogations au principe du suffrage universel, sont de droit étroit et doivent être interprétées strictement par le juge qui devrait utiliser plus largement la possibilité de limitation de l’interdiction à la seule éligibilité. Le pire serait que l’exclusion civique vienne s’ajouter à la marginalisation économique ou sociale ; à l’inverse, le droit de vote peut constituer un vecteur important, fût-il symbolique, de la réinsertion ou de la réintégration dans la vie de la société.

32Au gré de ses modifications successives et des réformes de droit civil ou de droit pénal, le code électoral a peut-être perdu en lisibilité. Le prochain travail de codification devrait fournir l’occasion d’ouvrir une réflexion d’ensemble sur la nature et la durée des exclusions électorales, sans oublier l’épineuse question de la concurrence entre le code pénal et le L. 7, mais la tâche sera rude tant la matière du droit électoral est complexe techniquement et politiquement sensible.

33L’auteur tient à remercier tous ceux qui l’ont aidé dans la rédaction de cet article, à la Cour de cassation, aux ministères de la Justice et de l’Intérieur, à l’INSEE, ainsi que les maires qui ont bien voulu répondre à un questionnaire : Fabienne Keller (Strasbourg), Jean-Claude Gaudin (Marseille), Jacques Peyrat (Nice) et Jean-Pierre Lecoq (Paris VIe).


Date de mise en ligne : 23/12/2008

https://doi.org/10.3917/pouv.120.0095

Notes

  • [1]
    Pouvoirs, n° 7, Le Régime représentatif, 1978.
  • [2]
    Jean Gicquel et Jean-Éric Gicquel, Droit constitutionnel et Institutions politiques, Montchrestien, 2005, p. 526.
  • [3]
    Interview pour le Conseil de l’Europe : <www. coe. int>.
  • [4]
    Jean-Éric Schoettl, Les Petites Affiches, 20 juin 2006. Voir aussi Dominique Chagnollaud, La Constitutionnalité de l’article 7 du code électoral, Recueil Dalloz 2004, p. 355 et 356, et Jean-Pierre Camby, RDP, 2006, p. 18 sq.
  • [5]
    Conseil constitutionnel, 16 mars 2006.

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