Pouvoirs 2006/3 n° 118

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Article de revue

Les causalités enchevêtrées du désordre normatif

Pages 155 à 159

1Dégradation de la qualité de la loi, instabilité des normes, encombrement du Parlement : le mal est connu, les causes assez bien recensées.

2Mais les causes repérées sont des causes isolées. Pertinentes certes, mais pointées en ordre dispersé par la communauté des spécialistes du droit et des sciences politiques. Les chaînes causales que décrit la doctrine sont le plus souvent linéaires. Autant dessiner une toile d’araignée en traçant séparément chacun de ses fils.

3Ce qui manque aux analyses, c’est d’appréhender l’interaction de causes multiples et de natures différentes. Passer à une représentation graphique.

4Seule une vision synthétique peut inspirer les thérapeutiques multiformes à même d’enrayer (si cela est possible, ce qui n’est pas démontré) les cercles vicieux de notre système législatif, dont le schéma ci-après tente, sinon de rendre scientifiquement compte, du moins de suggérer l’intrication.

5Une analyse globale (osons une pédanterie : systémique) peut seule poser correctement le problème, au moins pour relativiser les remèdes partiels suggérés jusqu’ici (le salut étant le plus souvent recherché dans des contraintes procédurales).

6Le graphique se lit comme suit. Chaque case représente un fait (encombrement du Parlement, existence de lois bavardes…), un état d’esprit (besoin d’accessibilité, sentiment de l’urgence d’une réforme, demande de loi…) ou un groupe de faits ou d’états d’esprit. Les flèches figurent les influences. Chacune part d’une case « cause » et aboutit à une case « conséquence ». Une même case peut être l’origine de plusieurs flèches (elle est alors la source de plusieurs phénomènes) ou l’aboutissement de plusieurs flèches (elle est alors conditionnée par plusieurs facteurs). Le plus souvent, une flèche exprime une cause parmi d’autres. Lorsqu’une case regroupe plusieurs éléments (par exemple le bloc « législation contrainte » à gauche du graphique), on s’est efforcé de faire aboutir les flèches pertinentes à l’intérieur même du bloc (par exemple la flèche partant de la case « activité des juridictions » pointe sur la ligne « corrections de la jurisprudence »). Une case à laquelle n’aboutit aucune flèche peut être regardée comme une cause autonome (elle influence les autres cases sans être influencée par elles).

7Si approximatif et simpliste soit-il (il exigerait déjà cependant trois dimensions pour éviter le croisement des flèches), le graphique présenté incite à formuler quelques premières observations :

8a) Beaucoup de causes du désordre normatif produisent des effets qui, à leur tour, rétroagissent sur ces causes en les accentuant.

9Par exemple :

  • La crainte gouvernementale de l’obstruction fait déclarer l’urgence qui suscite, par réaction, l’obstruction.
  • La nécessité de réparer au plus vite les malfaçons de la loi pousse à voter des réformes précipitées qui, à leur tour, entraînent de nouvelles malfaçons.
  • L’encombrement de l’ordre du jour parlementaire conduit à recourir aux ordonnances dont la ratification viendra tôt ou tard charger cet ordre du jour, contribuant ainsi à produire une « législation subie » comprenant en outre la réception du droit européen et international et le droit de l’outre-mer.
  • Les divergences philosophiques entre pouvoir législatif et pouvoir judiciaire, dans tel ou tel domaine, provoquent des va-et-vient en forme de représailles entre les deux pouvoirs, chacun cherchant à corriger la position de l’autre (le législateur édictant une norme infirmant la jurisprudence, au besoin par des dispositions interprétatives rétroactives ou bien par une « loi écran » dans une matière pourtant réglementaire ; le juge réinterprétant pour sa part la nouvelle norme, en surexploitant s’il le faut les ressources des conventions internationales).
b) À côté de ces « boucles d’autorenforcement » existent des causes autonomes du désordre normatif.

10Certaines sont de caractère technique (activisme des instances communautaires, jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État sur le partage loi/règlement).

11D’autres, plus profondes, tiennent à des phénomènes de société (mouvements de l’opinion, insistance médiatique sur tel ou tel fait d’actualité, action des groupes de pression…), à la culture politique nationale (statut symbolique de la loi, responsabilité attribuée à l’État dans la régulation sociale, clivages idéologiques) ou aux priorités politiques (plate-forme du président nouvellement élu ou programme du nouveau parti majoritaire).

12Ainsi, les oppositions idéologiques, exacerbées par la compétition politique manichéenne dans une démocratie dont la scène primitive n’est pas un événement fondateur, rassembleur et pacificateur (la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789), mais une empoignade physique (l’assaut d’une forteresse), conduisent soit à la révision radicale de pans entiers du corpus législatif (début d’une alternance : la majorité – sûre d’elle – va jusqu’au bout de ses projets), soit à des demi-mesures et à des ambiguïtés (deuxième moitié de la législature : la majorité – usée et contestée – compose, quand elle ne se voit pas purement et simplement acculée à la pusillanimité).

13Cela conduit dans les deux cas à l’instabilité normative : directement dans le premier cas ; indirectement dans le second, car les demi-mesures devront être complétées et les ambiguïtés levées.

14Cela suscite dans les deux cas une dégradation du climat des travaux parlementaires peu propice à l’élaboration sérieuse et pérenne de la règle commune.

15Offre et demande politiques de loi (là même où une étude d’impact dépassionnée conclurait à l’inutilité d’une démarche législative) rythment partiellement, mais inexorablement, l’agenda officiel. D’où ces textes bavards, circonstanciels ou incantatoires d’autant plus difficiles à appliquer par l’administration et par le juge qu’ils instituent des obligations de résultat indiscernables ou inaccessibles.

Encombrement du Parlement et qualité de la législation : de quelques cercles vicieux…

figure im1

Encombrement du Parlement et qualité de la législation : de quelques cercles vicieux…

16c) Ces divers facteurs n’appellent évidemment pas un traitement uniforme.

17Lorsque les mentalités ou les comportements sont en cause, rien ne sert de rêver à des médications juridiques pour vaincre le mal. Tout au plus peut-on espérer faire baisser la fièvre par des procédures de refroidissement (s’astreindre aux concertations et aux auditions nécessaires, prendre le temps de l’explication, conduire une navette complète, refuser les amendements tardifs…).

18Mais la source profonde des dérives est ailleurs et les imperfections de la méthode (elle a bon dos) ne sauraient en fournir la clé véritable.

19Ce à quoi il faut travailler, c’est au rapprochement des idées (dans l’expression franche de ses convictions et dans le respect de celles de l’autre), à la restauration du légalisme, de la raison et de l’intérêt général (également consubstantiels à la tradition républicaine), à l’émergence d’une éthique de la responsabilité, à une pratique socio-politique moins conflictuelle et plus pragmatique, à une meilleure information du citoyen, à ce que la rhétorique des droits fasse toute sa place au rappel des devoirs.

20Objectifs autrement plus ambitieux et donc de plus longue haleine que les soins palliatifs administrés par voie exclusivement institutionnelle. Objectifs auxquels les pouvoirs publics ne peuvent être les seuls à s’atteler, car ils ne sont pas, loin de là, les uniques responsables du malaise qui habite la démocratie contemporaine. Tous les corps intermédiaires et les citoyens ordinaires en sont parties prenantes.

21Si la vie publique nationale ressemble si souvent à une guerre de tranchées entre catégories, institutions et tribus diverses, si chaque organisme représentatif, voire chaque instance officielle, se complaît à n’être qu’une force d’opposition, si chacun se perçoit comme une victime ayant à faire valoir une créance sur tous, si le débat public devient un pur jeu de rôles, si tout échange politique, économique ou social est conçu comme un rapport dominant/dominé et l’interlocuteur perçu comme un ennemi plutôt que comme un partenaire, comment s’étonner du désordre normatif ?

22Comment s’étonner surtout des coups de balancier législatifs, des repentirs normatifs, des tergiversations réglementaires, des approximations juridiques en tout genre, lorsque le pouvoir politique légitime, tout revêtu qu’il soit de l’onction du suffrage universel, est devenu le souffre-douleur de tous les agacements, le bouc émissaire de toutes les hantises et le suspect de toutes les vilenies, à la fois responsable et coupable de tous les malheurs du temps ? Lorsqu’il se trouve perpétuellement sommé de ménager toutes les susceptibilités cor-poratives, générationnelles et communautaires, d’honorer la multitude de nos engagements internationaux et ultra-marins, de donner une consistance effective à tous les droits individuels et collectifs proclamés ici et là, de se plier aux diktats des minorités agissantes, de se soumettre aux oukases des contre-pouvoirs, de se porter au chevet de toutes les victimes, de céder à tous les chantages compassionnels, d’apaiser la grogne de ses propres partisans, enfin de battre sa coulpe devant les tribunaux en général et celui des médias en particulier (aux convocations duquel il ne saurait plus négliger de déférer) ? Bref, lorsque, tel Gulliver ligoté par les Lilliputiens, l’exécutif se débat pour faire la moins piteuse figure possible à l’intérieur de la minuscule marge de manœuvre que lui laisse le filet, désordonné mais paralysant, des innombrables liens qui l’enserrent ?

23Le système juridique est un miroir de la société. Le fonctionnement chaotique de celle-ci ne peut conduire qu’au fonctionnement chaotique de celui-là. La seule réponse possible, si elle est possible, réside dans la transformation des attitudes. La représentation nationale est certes tributaire des représentations mentales. Mais l’adaptation peut-elle n’être qu’unilatérale sans dommage pour l’État de droit ?

24Hantés par les abus du passé, nous vivons encore dans la crainte que le pouvoir politique ne tyrannise la société civile (et loin de nous la pensée qu’il faille baisser la garde à ce sujet). Mais l’inverse n’est-il pas en train de se produire à grande échelle ? Un tel renversement, d’autant moins perçu que l’on regarde l’avenir dans le rétroviseur, peut bien faire le bonheur de nouveaux acteurs qui se proclament d’autant plus citoyens qu’ils n’ont pas été sacrés par le suffrage universel. Mais ne détricote-t-il pas l’ordre démocratique ? Ne contribue-t-il pas puissamment au désordre normatif ? Correspond-il aux souhaits de notre peuple ?

25En revanche, lorsque le désordre normatif relève de la simple tuyauterie institutionnelle, il serait contre-indiqué de verrouiller les soupapes de sécurité au nom des grands principes.

26Ainsi, renoncer à l’utilisation de l’article 38 de la Constitution pour transposer le droit communautaire, adapter le droit outre-mer, codifier ou simplifier ferait, toutes choses égales d’ailleurs, sauter la chaudière.

27Renoncer à la session unique ou aux séances nocturnes casserait le baromètre tout en faisant monter la pression.

28Méfions-nous des docteurs qui ne traitent que le symptôme et laissent progresser le mal.

29Il n’empêche que la tuyauterie peut être améliorée. La partie du rapport d’activité du Conseil d’État pour 2005 consacrée à la sécurité juridique comporte à cet égard d’excellentes propositions. Le Conseil d’État, comme le Conseil constitutionnel agissent de tout cœur sur les facteurs qu’ils sont le plus susceptibles d’influencer. Ils appliquent le vieux précepte stoïcien : « Fais ce que tu dois là où tu peux, d’abord parce que c’est utile dans la sphère de ton pouvoir, ensuite parce que, au-delà de cette sphère, ta conduite inspirera peut-être les mœurs en rendant ses attraits à la vertu ».

30d) La notion d’étude d’impact trouverait naturellement à s’appliquer au système normatif compris dans sa globalité.

31Ainsi la création d’une nouvelle collectivité d’outre-mer à statut particulier ou la ratification d’une nouvelle convention internationale de portée générale (pour ne pas parler de l’insertion de nouveaux droits fondamentaux dans la Constitution) injectent nécessairement dans la structure une surcharge législative et contentieuse. Il faut au moins en avoir conscience.


Date de mise en ligne : 23/12/2008

https://doi.org/10.3917/pouv.118.0155

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