Notes
-
[1]
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Gallimard, 1968, p. 365.
-
[2]
Cevdet Pacha, Tezakir (Mémoires), réédité par C. Baysun, Ankara, TTK, 1986, V-IV, p. 21.
-
[3]
In Kenan Akyüz, Bati Tesisinde Türk Sjiri Antolojisi (Anthologie de poésies turques sous l’influence de l’Occident), Ankara, 1953, p. 66.
-
[4]
René Char, Feuillets d’Hypnos, Paris, 1946, cité par Hannah Arendt, La Crise de la culture, Gallimard, 1972, p. 11.
-
[5]
Ernst Cassirer, Les Philosophies des formes symboliques. La pensée mythique, Minuit, 1972, p. 20.
-
[6]
Kitab-i Müstetab, anonyme, édité par Y. Yücel, Ankara, TTK, 1988, p. 1-41 ; cf. Kodji Beg, Canons de sultan Suleiman, traduit par Petis de la Croix, Paris, 1725 ; cf. Bernard Lewis, « Ottoman Observer of Ottoman Decline », Islamic Studies, I, 1962.
-
[7]
Andreas Tietze, Mustafa Ali’s Counsel for Sultans, Vienne, 1979.
-
[8]
Lütfi Pacha, Asafname, réédition, Ankara, 1977.
-
[9]
Cornell H. Fleischer, Bureaucrat and Intellectual in the Ottoman Empire, The Historian Mustafa Ali (1541-1600), Princeton, Princeton UP, 1986, p. 262.
-
[10]
Kinalizade Ali, Ahlak-i-Alai (la Morale suprême), Bulak Baskisi, 1833, p. 51.
-
[11]
Ibid., p. 47.
-
[12]
Suleyman Pacha, Hiss-i Inkilap (la Volonté révolutionnaire), Istanbul, Berksoy, 1958, p. 50.
-
[13]
Yavuz Abadan, Tanzimat Ferman?n?n Tahlili (l’Analyse du Rescrit impérial), Tanzimat I, 1940, p. 36-58.
-
[14]
Nutk-u Humayun (le Discours inaugural du sultan), H. Tarik US, Meclis-i Mebusan (l’Assemblée des députés), Istanbul, 1940, p. 10.
-
[15]
Ernest Gellner, « Kemalism », in Encounters with Nationalism, Blackwell, 1994, p. 81-91. L’auteur, dans son article, met en parallèle l’état actuel de la politique et la tradition.
1Moderniser une société, c’est-à-dire assurer le passage d’une structure ordonnée à un système aléatoire, constitue presque dans tous les cas un très grand pari, une aventure qui exige à la fois patience et persévérance. Que d’embûches en effet, que de déceptions sur le chemin ; mais aussi que d’espoirs...
2Observateur scrupuleux de la société américaine et de la société française, Alexis de Tocqueville, à propos de son temps, pensait en ces termes : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres [1]. » À peu près les mêmes ténèbres hantaient l’esprit de deux plumes sur les rives du Bosphore. Historien, juriste et homme d’État du xixe siècle, Cevdet Pacha nous raconte dans ses mémoires qu’à son âge avancé il s’est rendu compte que tout le savoir acquis pendant sa jeunesse dans les établissements classiques devenait de plus en plus obsolète ; il ne lui servait plus guère. C’est pourquoi, écrit-il, il a « commencé à apprendre le français en espérant qu’[il pourrait] peut-être se mettre à jour sur les affaires de ce monde [2] ». Sadullah Pacha, dans son Ode au xixe siècle, exprimait son enthousiasme et son angoisse : « Les savoirs des Anciens, dit-il, tombés en désuétude, rien ne subsiste de la gloire de Rome (référence à Byzance) et de l’Arabie, de l’Égypte et d’Hérat (allusion à la culture persane pré-islamique), voici venu le temps du progrès [3]. » Enfin une dernière citation à propos de ce passage douloureux pour les hommes qui le subissent. Elle est de René Char qui disait : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament [4]. »
3Passer de la société traditionnelle à la société moderne consisterait donc à construire l’avenir en tâtonnant, sans pouvoir mettre de notre côté l’expérience et le savoir des anciens ; sans testament qui puisse nous indiquer l’usage que l’on fera de notre héritage.
4Cependant, les sociétés en mutation ne consomment pas la rupture avec le passé d’une manière brutale ; elles continuent à s’en servir, mais elles inventent aussi des moyens nouveaux grâce auxquels elles arrivent à mettre en œuvre leur avenir, à restructurer leurs institutions suivant les besoins qui changent.
5Par conséquent, on ne saurait traiter les institutions politiques de la Turquie sans se référer aux problèmes que pose leur modernisation. Ce processus est à la fois une rupture avec la tradition et la pérennisation de celle-ci sous une autre forme. La simultanéité des phénomènes de la rupture et de la continuité constitue déjà un problème difficile à résoudre pour toutes les sociétés qui connaissent une mutation rapide. La plupart des sociétés dites modernes l’ont résolu chacune à leur manière, souvent dans des convulsions. C’est en tout cas la situation dans laquelle se trouve la Turquie depuis presque deux siècles. Elle modernise ses institutions avec beaucoup de volonté. Elle cherche par les moyens dont elle dispose à les démocratiser. Et pourtant on lui reproche de n’être ni assez moderne ni assez démocrate. Les reproches ne sont pas uniquement formulés par l’étranger mais par ses élites et par sa propre population. Pour tout dire, la Turquie est obnubilée par le problème de la modernisation. Cette obsession n’est pas sans fondement ; elle renvoie aux mythes profonds des Turcs : leur société assure le changement en le faisant véhiculer par ses mythes. Cela ne relève pas du tout d’un cas singulier. S’il faut croire Ernst Cassirer, l’histoire d’une société serait déterminée par sa mythologie : « Dans le rapport entre la mythologie et l’histoire, la mythologie apparaît toujours comme le terme premier, et l’histoire comme le terme secondaire et dérivé. Ce n’est pas son histoire qui détermine la mythologie d’un peuple mais, à l’inverse, sa mythologie qui détermine son histoire ou […] la mythologie ne détermine pas, elle est elle-même le destin de ce peuple, le sort qui lui est échu dès l’origine [5]… » Autrement dit, privés de la tradition, les hommes auraient à leur disposition leurs mythes. L’histoire de la modernisation des institutions turques nous l’affirme largement. C’est un devenir qui se résume en une transformation d’un mythe.
6Dans cet article, il s’agit surtout d’expliquer la façon dont les Turcs intériorisent les institutions modernes. Avant de s’y engager, il fallait informer les lecteurs au sujet des institutions politiques telles que la Constitution en vigueur les organise. Nous examinerons donc le cadre constitutionnel avant d’aborder le cadre idéologique.
Le cadre constitutionnel
7Au sein du système politique turc, fonctionnent deux Constitutions qui se complètent et se distinguent à la fois. La première est écrite, elle est approuvée par la voie référendaire au suffrage universel. C’est elle qui encadre les compétences publiques suivant le principe de la séparation des pouvoirs. C’est elle aussi qui affirme depuis 1921 que « la souveraineté appartient sans condition ni réserve à la Nation » et qui déclare que la République est « une entité indivisible » (art. 3) ; « un État de droit, démocratique, laïque et social, respectueux des droits de l’homme… » (art. 2) ; elle précise par ailleurs que ces dispositions sont irrévocables, elles « ne peuvent être modifiées et leurs modifications ne peuvent être proposées » (art. 4). Elle est la source et les limites des pouvoirs d’État ; « aucun individu ou organe, souligne-t-elle, ne peut exercer un pouvoir de l’État qui n’émane pas d’elle » ; et que « les lois ne peuvent être contraires à la Constitution » (art. 6).
8Parallèlement, il y a une seconde « Constitution », non écrite, qui a une existence en filigrane et n’a été votée par personne ; elle est le pur produit de l’histoire, elle constitue la force tranquille. Elle est là, au fond de la première, pour la soutenir, pour l’animer, parfois pour l’infirmer dans toutes ses démarches. La Constitution écrite forme le corpus des lois qui réglemente la vie politique de la République. La Constitution non écrite, structurée par la culture, sécrète l’esprit même de ce corpus. La vie politique des Turcs est souvent coulée dans ces moules. C’est elle la vraie clé pour comprendre le fonctionnement du système. Il convient donc tout d’abord de décrire le régime institué par la Constitution écrite selon ses expressions officielles et d’analyser l’esprit qui l’anime et qui la traverse ensuite. On peut estimer que cette approche fournira aux lecteurs une meilleure appréhension du paysage politique de la Turquie.
9Comme les deux précédentes, la Constitution actuelle opte pour un régime parlementaire où l’exécutif doit s’appuyer sur sa majorité au Parlement. La formation de la majorité peut se construire suivant les résultats des élections législatives soit sous la forme d’une coalition, soit sous la direction d’un seul parti si celui-ci emporte à lui seul le nombre de sièges requis (276/550) par la Constitution.
10Le Parlement et le gouvernement sont soumis par la Constitution au contrôle des pouvoirs judiciaires qui s’exercent au niveau de la Cour constitutionnelle depuis 1961, et au niveau du Conseil d’État fondé au xixe siècle. La Cour des comptes veille à la régularité du budget de l’État au nom du Parlement.
11Le Parlement est le pivot du régime dans la mesure où il représente le peuple souverain qui s’exprime périodiquement par le suffrage universel. Il détient le pouvoir législatif, il l’exerce « au nom de la nation turque ». Il contrôle le gouvernement par ses interventions, dont la modalité est prévue par la Constitution et le règlement intérieur : questions et enquêtes parlementaires, débats généraux, motions de censure et investigations parlementaires constituent les moyens d’intervention les plus significatifs dont disposent les parlementaires. La motion de censure étant une intervention très importante suivant la logique du régime parlementaire, elle ne peut être déposée qu’au nom d’un groupe appartenant à des partis politiques ou au nom de vingt députés au minimum. Les débats des séances plénières et les travaux des commissions sont publics, sauf s’il s’agit d’un débat à huis clos décidé par la majorité des parlementaires. C’est une procédure à laquelle le Parlement recourt uniquement dans les cas très précis. La durée du mandat législatif est de cinq ans. Dans la pratique, la Chambre des députés arrive rarement au terme de son mandat. La durée moyenne d’une période parlementaire varie en fait de trois ans et demi à quatre ans.
12Le principe de la souveraineté du peuple étant la règle fondamentale dans un régime libre, toutes les opérations concernant les élections doivent se faire suivant des procédures loyales et irréprochables. La Constitution précise que les élections se déroulent sous la conduite et le contrôle des organes judiciaires (art. 79). Prévu pour cette fonction, le Conseil électoral suprême, dont les membres sont désignés parmi les magistrats, veille à la régularité des élections. Le Conseil juge en dernière instance tous les litiges soulevés par les intéressés.
13La loi électorale en vigueur prévoit la représentation proportionnelle avec un barrage national fixé à 10 % des suffrages exprimés. Conçu initialement pour empêcher l’émiettement des partis politiques et assurer aussi la formation d’une majorité parlementaire, le barrage national vient de créer une situation qu’un régime représentatif digne de ce nom peut difficilement supporter. En effet, le Parlement actuel ne représente que 53 % de l’électorat (dont 34 % pour le pouvoir, 19 % pour l’opposition parlementaire). Les 47 % éparpillés entre seize partis en dessous du barrage ne sont pas représentés à la Chambre. Après avoir expérimenté plusieurs modes électoraux, la Turquie n’a toujours pas su trouver un système satisfaisant depuis qu’elle pratique les élections libres. Elle hésite entre le principe de la représentativité et la stabilité parlementaire. La dernière solution ne manque pas apparemment de sérieux inconvénients auxquels le seul remède possible ne peut être que l’apparentement. Mais la législation en la matière ne le permet pas.
14Le Parlement turc s’appuie, comme dans la plupart des régimes parlementaires, sur le système des partis. Ce sont les partis politiques qui jouent le rôle principal dans la formation et le fonctionnement du Parlement. La candidature, sauf exception, n’est possible dans les faits que sur la liste des partis.
15Les élections locales ou nationales sont devenues un des phénomènes fondamentaux de la vie politique turque. Il en résulte que la scène politique est dominée essentiellement par les partis qui s’organisent à travers le pays, dans les campagnes comme dans les villes.
16Le financement des partis est assuré par le Trésor public, au prorata du nombre de sièges. Il faudrait y ajouter les apports faits par les milieux d’affaires et par les candidats eux-mêmes. Les dépenses sont contrôlées par la Cour constitutionnelle. La presse y veille et dénonce les irrégularités. Mais nul ne peut prétendre qu’en cette matière la transparence existe. Au contraire, ce terrain reste obscur par nature.
17L’aspect oligarchique – « toujours les mêmes leaders » –, les rapports clientélistes, l’émiettement – près de vingt partis sur le bulletin de vote aux dernières élections –, sont les principales tendances que l’on constate souvent au sein des organisations politiques. Il faut y ajouter deux phénomènes de nature pourtant différente : le premier concerne la disparition de certains partis de la scène politique. La dissolution des partis par la Cour constitutionnelle est une pratique courante. Parmi les motifs des dissolutions décidées par la Cour, on peut citer, en résumant bien sûr : atteinte à l’ordre constitutionnel, à la nature unitaire de la République et au laïcisme. Mais, les partis dissous remontent aussitôt à la surface, sous un autre nom, et continuent leurs activités politiques de plus belle. Le second phénomène se rapporte à la diminution du rôle des partis. Il y a quelques décennies les partis parvenaient à animer les débats sur la place publique. Ces dernières années, une tendance forte commence à s’affirmer : à l’heure actuelle, les partis ne font que suivre l’ordre du jour lancé par les médias ou par les associations de la société civile. Peut-on en déduire qu’ils s’éloignent sans s’en rendre compte des sensibilités qu’affûte le tissu social et qu’ils se renferment sur eux-mêmes ? Ce n’est sans doute pas une hypothèse gratuite étant donné que le phénomène touche l’ensemble du système politique.
18Une dernière remarque à propos du Parlement ou plutôt à propos des parlementaires : suivant le texte de la Constitution, les députés ont pour fonction de voter des lois, de contrôler l’exécutif, d’élire le président de la République, etc. Ce sont là des fonctions transparentes, constitutionnelles. Mais outre ses fonctions officielles, un député a une autre tâche bien réelle et vitale pour sa réélection. Cette tâche latente consiste à jouer le rôle d’intermédiaire entre ses électeurs et les pouvoirs publics. À ce titre, il est auprès de l’administration l’avocat, voire le « piston » des citoyens dépourvus d’autres moyens de défense.
19Reste maintenant, pour compléter le paysage constitutionnel, à montrer très brièvement l’organisation du pouvoir exécutif et celle du pouvoir judiciaire.
20La Constitution conçoit l’exécutif comme un système à deux têtes : le président de la République et le Conseil des ministres. D’emblée il faut souligner que le président de la République dispose d’autant de pouvoirs et d’attributions qu’un président élu au suffrage universel alors qu’il est élu par une assemblée législative pour une durée de cinq ans. Il est le chef de l’État, « en cette qualité, représente la République… veille à ce que la Constitution soit appliquée… » (art. 104). Les attributions et les pouvoirs qu’il exerce à cet effet sont les suivants : promulguer les lois, les renvoyer à l’Assemblée pour une nouvelle délibération ; soumettre, s’il l’estime nécessaire, à la voie référendaire les modifications constitutionnelles ; introduire auprès de la Cour constitutionnelle des recours en annulation des lois et décrets-lois pour inconstitutionnalité ; décider de nouvelles élections dans des cas précis. Ce sont là les attributions du domaine législatif.
21Quant à ses attributions afférant à l’exécutif, elles consistent à nommer le Premier ministre et accepter sa démission ; sur proposition de celui-ci, nommer les ministres et les démettre de leurs fonctions ; présider s’il le juge nécessaire le Conseil des ministres ou même le convoquer pour qu’il se réunisse sous sa présidence ; décider le recours aux forces armées ; nommer le chef d’état-major ; convoquer et présider le Conseil de sécurité nationale ; proclamer, sur décision du gouvernement, l’état de siège ou l’état d’urgence ; signer les décrets ; remettre des peines prononcées ; nommer les recteurs d’université ; désigner les membres et le président de l’Organisation d’inspection d’État.
22Concernant le pouvoir judiciaire, il désigne les membres de la Cour constitutionnelle, le quart des membres du Conseil d’État, le Procureur général, les membres de la Cour de cassation, etc.
23Avant d’accéder au poste qu’il occupe et alors qu’il était le président de la Cour constitutionnelle, le président de la République en fonction avait déclaré, dans une allocution solennelle, qu’il trouvait exorbitants les pouvoirs et les attributions du président, selon les critères d’un régime démocratique. Il considérait urgent de remanier le texte de la Constitution en la matière. Depuis son accession au poste, l’opinion publique n’a pas eu l’occasion de savoir si le président avait toujours la même opinion que lorsqu’il exerçait la présidence de la Cour constitutionnelle. Certes, le président ne peut exercer ses pouvoirs, dans la plupart des cas, qu’en collaboration avec le gouvernement. Il lui reste cependant des domaines réservés comme, par exemple, la désignation des hauts magistrats, le fonctionnement de l’Organisation d’inspection d’État (la version défigurée de l’Ombudsman) et surtout la présidence du Conseil de sécurité nationale qui est un organe constitutionnel composé des militaires et de certains membres du Conseil des ministres ; le Conseil peut le cas échéant dominer la scène et orienter la politique des gouvernements.
24La République n’est pas dotée initialement d’un tel organe. C’est la Constitution de 1961 qui l’a introduit dans le système, en raison sans doute de la guerre froide. La Constitution actuelle le confirme et le perpétue. Depuis la révision récente, les militaires sont devenus minoritaires au sein du Conseil. De même ses attributions formelles se limitent à donner au gouvernement des avis concernant le domaine de la sécurité nationale.
25Le Conseil des ministres constitue la seconde tête de l’exécutif. Il doit s’appuyer sur la majorité parlementaire, il est l’instance politique par excellence. Cela dit, presque tous les actes sont soumis à la signature du président, qui participe d’ailleurs très activement à sa formation. Le gouvernement une fois formé a besoin d’une majorité parlementaire. C’est pourquoi le président de la République se trouve théoriquement dans l’obligation de nommer le Premier ministre parmi les députés disposant des moyens de réunir la majorité requise par la Constitution. Souvent ce sera le président du parti majoritaire ; mais rien ne l’y oblige et aucun article dans le texte ne le précise. La politique se met en marche suivant les coutumes. Le rôle du président devient plus crucial au cas où la formation gouvernementale n’est réalisable que sous forme de coalition. Alors le président convoque à tour de rôle tous les leaders parlementaires pour leur demander leur avis ; et il décide en conséquence.
26Le régime des libertés et la démocratie ne peuvent être efficaces si le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant. L’État de droit est avant tout synonyme d’indépendance du pouvoir judiciaire. C’est ce dernier qui contraint les autres pouvoirs à fonctionner dans les limites des lois. À cet égard, l’indépendance des tribunaux est un signe fort des régimes démocratiques.
27La Constitution se prononce sans équivoque sur le principe de l’indépendance des tribunaux. Elle déclare à ce propos qu’« aucun organe, autorité, service ou particulier ne peut donner d’ordre ou d’instruction aux tribunaux… dans l’exercice de leur pouvoir…, ni leur adresser des circulaires ni leur faire de recommandations ou de suggestions » (art. 138/2). Elle défend à l’Assemblée de poser des questions, de susciter des débats et de faire une déclaration quelconque concernant l’exercice du pouvoir juridictionnel au sujet d’une affaire en cours (art. 138/3). Elle reconnaît les garanties dont doivent jouir les juges et les procureurs. Elle précise que « les juges et les procureurs sont inamovibles… » (art. 139). Cependant, suivant les dispositions de l’article 140, les juges et procureurs relèvent du ministère de la Justice en ce qui concerne leur fonction administrative. L’article 141/1 assure la transparence judiciaire en soulignant que « les audiences des tribunaux sont ouvertes au public ». Les audiences à huis clos sont strictement limitées à des cas précis. De même, « toutes les décisions de l’ensemble des tribunaux doivent être motivées par écrit » (art. 141/3).
28La juridiction supérieure comprend :
- la Cour constitutionnelle chargée de contrôler la constitutionnalité des textes législatifs ;
- la Cour de cassation comme instance de révision en dernier ressort ;
– le Conseil d’État qui a pour fonction le contrôle juridictionnel de l’administration ; - le Tribunal de conflits qui est habilité à trancher les conflits de compétence en matière de pouvoir judiciaire ;
- le Conseil supérieur des juges et des procureurs dont les attributions concernent le corps des magistrats ;
- la Cour des comptes qui effectue le contrôle des comptes publics au nom de l’Assemblée nationale ;
- deux hautes cours militaires, dont les compétences sont limitées aux corps d’armée, selon la Constitution.
29Pour conclure, il faudrait faire quelques remarques sur la Constitution actuelle. Elle a été rédigée et votée sous le pouvoir des militaires, pouvoir qui s’est imposé à la suite d’une guerre civile larvée entre les militants de la droite et ceux de la gauche. De l’avis général, on la considère comme un texte réactionnaire. Elle l’est à beaucoup d’égards. Dans son ensemble, elle est orientée vers la démocratie militante ; elle veut protéger les principes fondamentaux d’un régime démocratique et veiller sur les idéaux de la République. Cependant, on dirait qu’elle a une sorte d’appréhension ; qu’elle est hantée par une peur de dérapage et qu’elle reste sur ses gardes. Elle ignore l’existence des mécanismes régulateurs que la société peut mettre en œuvre. Elle cultive l’idée de l’État plutôt que l’idée de la République. Elle veut tout prévoir, tout régler. C’est pourquoi elle entre sans cesse dans des détails inutiles. Certes, depuis sa mise en vigueur, elle a été révisée à plusieurs reprises dans un sens plutôt libéral. Mais elle garde encore l’état d’esprit de l’époque où elle a été préparée. C’est une Constitution qui sécrète des pouvoirs de tutelles sur la société. Pourquoi ? À cette question, on ne peut répondre qu’en s’interrogeant sur la nature de l’idéologie de la modernisation turque.
Le cadre idéologique
30La Constitution de 1982 annonce dans son préambule sa volonté d’« élever [la Turquie] au niveau de la civilisation contemporaine ». Ses rédacteurs, en insérant ce propos dans le texte, pensaient sans doute affirmer avec force leur fidélité au kémalisme. Mustapha Kemal, fondateur de la République, l’avait énoncé à plusieurs occasions. Pour lui, comme pour ses compagnons de route, il s’agissait là d’un objectif primordial du régime qu’ils venaient de bâtir. Réaliser ce but est devenu par la suite un thème presque récurrent. Afin de mieux faire sentir aux lecteurs l’essence même de l’aventure des Turcs, je dirai que, si la modernisation dans toutes ses manifestations composait une chanson ou une suite de rites de dépossession, alors ce thème en serait le refrain. La plupart des Turcs croient sincèrement que ce thème est une invention républicaine. Cette croyance est probablement due au fait que c’est la République qui l’a souligné avec rigueur ; elle l’a même auréolé de cérémonies incantatoires. Pourtant ses premières apparitions remontent à l’ère des réformes du xixe siècle sous l’Empire. Ce thème remplissait déjà à cette époque les mêmes fonctions que sous le régime républicain. Il légitimait le pouvoir et ses institutions ainsi que tous ses actes ; réformes inspirées du modèle occidental et introduites sous les Ottomans et sous la République entre autres. Cela fait près de deux siècles qu’aux yeux des Turcs la légitimité signifie conformité des instances politiques dans leurs décisions au thème de la civilisation contemporaine, devenue désormais un mythe moderne.
31Cette référence presque religieuse à l’idée d’une civilisation de progrès ne se limite pas uniquement à légitimer la politique ; elle va bien au-delà ; elle a son espace, c’est la patrie ; elle a sa communauté croyante, c’est la nation. C’est l’imaginaire de la Turquie actuelle. C’est le nouvel âge d’or arraché à ses origines et projeté dans le futur. Bref, elle structure l’univers politique moderne de la Turquie comme le cercle de justice structurait auparavant le système ottoman. Il nous faut maintenant, pour mieux la cerner, examiner l’ordre et l’imaginaire ottomans. C’est là qu’on peut trouver l’essentiel de l’esprit qui fait fonctionner le système des institutions turques.
32L’imaginaire politique des Ottomans est habité par un mythe que l’on peut appeler le mythe de l’âge d’or. Un passé « brillant » et « glorieux » revient sans cesse sous la plume des auteurs classiques. Le passé est, par excellence, le lieu de la fondation des traditions sacrées ; un état parfait et sans reproches. Il est génératif et par conséquent équivalent d’un moment récurrent qui transcende les générations successives. Il abrite les héros légendaires à imiter, fournit des exemples à suivre. Le passé éclaire à ce titre le monde pour le présent et pour l’avenir. C’est aussi la source où l’homme peut alimenter ses valeurs et trouver le modèle de son comportement quotidien. Et cela est valable pour le peuple d’en bas comme pour le peuple d’en haut.
33Ce temps mythique se situe naturellement à l’opposé du temps présent qui est un temps profane, espace désolé, vide, dépourvu de vrai sens et lieu de corruption. En effet, le temps profane est avant tout synonyme de déclin, de perturbations et finalement d’éloignement de l’idéal, en un mot il est usure de ce qui a été conçu et vénéré par les ancêtres. C’est pourquoi il faudrait, en le corrigeant sur le modèle du passé, le rétablir, le revaloriser, bref le régénérer périodiquement.
34C’est ce que révèle la lecture des textes classiques, si l’on se pose au préalable des questions bien précises : comment voient-ils leur temps ? comment le jugent-ils ? et par rapport à quoi ? Une lecture attentive d’un texte comme le Livre des Beautés (Kitab-i Müstetab), d’un auteur anonyme du xviie siècle, laisse apparaître, presque dans un idéal type webérien, tous les aspects du discours politique [6]. Si l’on résume, il dit à peu près ceci : tout va mal, tout est en déclin, l’ordre ottoman s’effrite parce que les hauts dignitaires de l’Empire et le bas peuple lui-même s’éloignent depuis trop longtemps de la tradition et que l’on n’honore plus les grands exemples des ancêtres… Mustapha Ali de Gallipoli se distingue à la fin du xvie non seulement par son style brillant, mais aussi par son pessimisme [7]. Il en va de même pour Lütfi Pacha, l’ex-grand vizir de Soliman le Magnifique, alors que l’Empire est à l’apogée de son histoire [8]. La liste peut s’allonger si l’on y ajoute tous les titres appartenant au genre baptisé « miroir des princes », ainsi que les textes des moralistes, sans ignorer ceux des chroniqueurs et les ordonnances impériales. Tous vont dans le même sens.
35Parmi les composantes de la tradition idéalisée des Ottomans, on peut citer les lois des ancêtres fondateurs (qanouns), devenues au fil du temps lois coutumières. Puis viennent les cultures antiques, adaptées aux valeurs de l’islam, que Sadullah Pacha, dans son Ode au xixe siècle, appelait traditions d’origine turco-persane. Les noms des rois légendaires de l’Iran pré-islamique sont mentionnés par des auteurs classiques comme des exemples à suivre. Quant à la tradition de la Rome d’Orient, la transmission s’est réalisée par le biais de la culture paideia dans sa version d’abord byzantinisée, puis islamisée. Font partie de l’idéal les philosophes de l’Antiquité comme Platon et Aristote pour leur sagesse, et l’empereur Alexandre le Grand pour ses exploits. Ibn Khaldoun dans sa vision de l’évolution des sociétés forgeait le regard des intellectuels sur l’histoire. Le roi Salomon constitue une figure de justice. Certains historiens osent faire remonter l’origine des Ottomans jusqu’à lui ; sans doute pour auréoler la dynastie afin qu’elle réponde aux attentes des peuples composant l’Empire.
36Dans ce qu’on appelle la tradition ottomane, l’islam occupe une place privilégiée. Le temps du Prophète et des premiers califes se révèle comme un autre âge d’or qui se fond avec l’âge d’or des Ottomans. Le Coran et la tradition prophétique, avec toute la jurisprudence qui en émane, nourrissent l’imaginaire traditionnel.
37Bref, la tradition ne constitue pas un corpus synthétique ; elle est plutôt de nature éclectique. Cependant, l’essentiel n’est pas là. À mon sens, le contenu de l’idéal ottoman n’est pas d’un intérêt majeur dans la mesure où il s’agit d’un passé mythique. L’importance des mythes ne réside pas d’ailleurs dans ce qu’ils racontent, mais dans la manière dont ils le racontent.
38L’expression la plus élaborée de l’ordre idéal des Ottomans a été formulée par l’un des moralistes du xviie. Kinalizade Ali résume le fondement de l’idéologie dans un texte versifié qui s’intitule Le Cercle de justice. Dans ce texte, il est question d’élaborer – ainsi que l’indique C.H. Fleischer – une ébauche de la rationalisation du système [9]. Le Cercle de justice se formule en ces termes : « C’est grâce à la justice que la société trouve son salut / aussi la société est-elle encadrée par l’État / les piliers de l’État sont des lois / il ne peut y avoir de lois sans le sultan [le pouvoir] / le sultan assure le salut de chacun parce qu’il s’appuie sur les corps de l’État / les corps de l’État ne peuvent être entretenus que si le sultan dispose des biens / les biens sont créés par les gouvernés / et les gouvernés obéissent parce qu’ils apprécient auprès du sultan sa justice [10]. »
39L’auteur voit dans Le Cercle de justice le reflet de l’ordre céleste : « la justice émanant de source divine, écrit-il, l’ordre céleste comme l’ordre terrestre existe et continue d’exister par elle aussi [11] ». Cela n’a rien d’étonnant. La métaphore est très familière à toutes les plumes de l’époque. La société est, en général, soit le reflet du ciel, soit l’image du corps humain. Les écrits rattachent aisément l’ordre politique à celui des étoiles. La justice idéalisée, vue comme le don du Ciel, devient en quelque sorte le pivot de l’ordre imaginaire.
40Les huit maximes retenues par l’auteur pour structurer l’ordre sont inscrites en forme de cercle, d’où l’appellation cercle de justice. C’est ainsi que l’ordre a comme point de départ la notion de justice ; puis dans un mouvement circulaire, il rejoint le point initial qui n’est autre que la justice. Ajoutons que la justice et la sagesse sont deux vertus dont l’image parfaite existe dans la tradition du passé. L’ordre idéal et la justice parfaite se trouvent intimement liés.
41À côté, se dresse toute une hiérarchie. En haut de la pyramide, l’État comme incarnation de l’ordre social, les lois et le sultan. Leur fonction consiste à encadrer la société ; ou, pour s’en tenir aux mots et à l’image du cercle, à entourer la vigne de Dieu qu’est le monde d’ici-bas ; un étage en dessous, les corps constitués de l’État que l’on doit entretenir ; tout à fait en bas, le peuple (réayas) pour produire, pour obéir et enfin pour jouir de la justice de sa majesté.
42Il faut toujours avoir présent à l’esprit que la société ottomane dans sa version classique est une société fortement hiérarchisée. L’image pyramidale de l’ordre ne concerne pas uniquement l’appareil impérial. Elle se manifeste dans tous les domaines de la vie.
43L’espace, le temps, le statut social, la descendance sont tous hiérarchisés. De ce point de vue, les divans, piliers de la haute culture en littérature, recueil d’un poète, nous livrent l’aspect le plus intime de la société. L’auteur, dans son divan, doit s’exprimer en suivant l’ordre hiérarchique. Tous les divans débutent par la glorification de Dieu comme prologue et par l’éloge du prophète ensuite. Après quoi viennent le tour des saints et celui des héros pour lesquels l’auteur nourrit un certain respect. Les gazèles qui sont les chants personnels du poète se placent dans la dernière partie de l’œuvre. Cette structure traduit très fidèlement la discipline sociale et l’échelonnement des valeurs de l’âge classique.
44On peut tirer certaines conclusions de ces descriptions de l’ordre et de l’imaginaire des Ottomans : en premier lieu, la politique est presque sans cesse un sujet de tension entre l’ordre idéal et la réalité vécue. La tension résulte en fait du déroulement de l’histoire ; elle est sécrétée au sein de la société elle-même, mais sa perception se situe à un niveau différent. S’il y a tension, cela signifie que la pratique quotidienne s’est éloignée de l’idéal. La tension existant à l’intérieur du système est en fin de compte perçue comme un déclin. Pour les Ottomans, le déclin réside dans l’abîme entre le déroulement réel de l’histoire et la façon dont elle devrait idéalement se dérouler. La politique intervient donc pour corriger ce déclin et rétablir l’ordre social.
45Il ne faut pas en déduire que la politique, soucieuse de rétablir l’ordre, tourne le dos à la réalité crue au profit de l’idéal. C’est tout le contraire. Elle répond aux exigences qui lui sont posées, développe des solutions pragmatiques. Mais elle doit les justifier en se référant toujours au schéma de la tradition. C’est pourquoi la politique consiste en une série d’activités d’interprétation. Interpréter les exigences du moment, interpréter le modèle idéal avec le souci de sa mise en pratique, c’est là l’essentiel du travail que doivent livrer les corps d’État en tout genre. Trouver la meilleure solution se révèle la tâche primordiale. Les hauts dignitaires ne peuvent s’en acquitter sans avoir recours à des chemins infiniment complexes. Il leur faut peser et repeser à chaque instant ; avoir présent à l’esprit le conseil que l’une des plumes du xviie formule dans ces termes : « une sage lenteur convient mieux aux affaires de l’État ». Les mouvements brusques ne sont pas le style de l’homme du Palais. Dans son univers, on s’adapte en douceur à des situations nouvelles, sans offenser les habitudes et les traditions. Cela dit, le bureaucrate ottoman se sent perpétuellement déchiré entre ce qui devrait être fait et ce qu’il peut réellement faire. Comme c’est souvent le cas, le schéma idéal ne coïncide pas avec l’exigence du moment. Cela met les hommes de loi et les dirigeants dans l’embarras. Pour en sortir avec brio, de deux choses l’une : il faut ou bien soumettre le problème posé à l’idéal, ou bien soumettre l’idéal au problème que l’on traite. Une panoplie de techniques, genre échappatoire juridique, est à la disposition du système. Les hommes de loi, les dignitaires s’en servent avec plus ou moins de bonheur. Leur réussite dépend de l’habileté dont ils vont faire preuve pour développer une interprétation acceptable par toutes les parties. Il va de soi que la notion de loi ne sort pas intacte de telles habitudes.
46En deuxième lieu, la politique se révèle comme un domaine réservé aux élites, aux gens de savoir. Les dignitaires, surtout les oulémas, ont pour fonction de légitimer le pouvoir et ses actes. Ils manipulent le droit et l’imaginaire en fonction des contingences. Ils décident si certaines politiques ou certaines décisions sont possibles ou non. C’est pourquoi la place qu’occupe les oulémas apparaît extrêmement sensible et importante auprès des tenants du pouvoir.
47L’ordre ottoman sécrète donc, par nature, l’élitisme fondé sur le savoir, présent tout au long de l’histoire. Enraciné, l’élitisme est une constante de la vie politique. Il émerge presque à chaque occasion, soit pour encourager, soit pour faire obstacle. Les détracteurs du premier Parlement ottoman s’opposaient avec véhémence à ce qu’« on consulte les populations incultes de l’Anatolie et des Balkans pour gouverner l’Empire [12] ». Ces détracteurs auront de fidèles héritiers sous la République.
48En troisième lieu, la politique, élitiste, fonctionne la plupart du temps d’une manière verticale, toujours du haut vers le bas, pour exiger, pour octroyer, mais jamais dans le but de parlementer avec les intéressés. Certes, le système classique des Ottomans prévoit la consultation. Mais la méthode concerne plutôt un échange de points de vue entre les dignitaires et le pouvoir. Elle n’implique nullement l’idée de représentation. L’habitude de faire représenter le peuple dans le cadre des assemblées élues apparaît d’abord localement vers 1850, ensuite avec la proclamation du régime constitutionnel au niveau impérial vers 1876.
49En quatrième lieu, conçu en fonction d’une société ordonnée et hiérarchique, l’ordre sanctifie la place et le rôle de l’État. C’est l’État qui coiffe tout le système. Il tient l’ensemble sous tutelle. Il constitue une figure qui remplit la fonction d’encadrement de différents ordres statutaires. Il en existe deux : l’un fonctionnel et le second que l’on peut qualifier de « communautaire ». Les ordres fonctionnels sont constitués par les oulémas (oratores), par les militaires (bellatores) et par les réayas (laboratores). Certains auteurs y ajoutent les commerçants des villes et les artisans, mais ce dernier ordre fait souvent figure de parent pauvre. Ainsi que l’on peut le constater, la tripartition fonctionnelle de l’ordre ottoman n’est pas tellement éloignée de celle que décrit Georges Duby. Les trois premiers ordres ont leur place dans le Cercle de justice, chacun ayant une fonction à remplir pour la pérennisation de la structure sociale. Le deuxième ordre est de nature communautaire. Il s’agit là du système des communautés religieuses, institué à partir du xve siècle. Suivant le principe de ce système, chaque communauté, soumise à l’administration de sa propre hiérarchie ecclésiastique en matière de droit civil, devait obéissance à l’autorité publique et une contribution fiscale sous forme d’impôts.
50Ces deux catégories d’ordre se recoupaient et se chevauchaient, sans pour autant construire un ensemble compact. Ainsi les peuples chrétiens de l’Empire font partie des réayas au même titre que les peuples musulmans. Mais les membres de la hiérarchie ecclésiastique et les collecteurs d’impôts, y compris les fermiers généraux, participaient à la réalisation de certaines tâches officielles dans les provinces.
51Enfin, en cinquième lieu, ordonnée suivant le schéma d’un idéal hétéronome et anhistorique, la politique n’est pas un lieu de contestation mais plutôt un espace d’affirmation. La société ne dispose pas sur le plan théorique d’une autonomie quelconque ; elle est au contraire dépendante d’un schéma qui la transcende. Dans ses actes et dans ses orientations, elle est constamment à la recherche des moyens de se conformer aux cadres rigides qui lui sont imposés.
52Au début du xixe siècle, deux trouble-fête commencent à déstabiliser l’édifice. Le premier s’agite au sein des ordres communautaires sous forme de nationalisme. Le second naît parmi les élites et préconise la transformation profonde de l’ordre politique comme un moyen de freiner les mouvements d’émancipation. Les deux courants aboutissent finalement à remettre l’Empire sur la voie de la modernisation. La réponse développée par la classe des élites se porte sur l’ordre étatique. Pour la première fois dans l’histoire, la tension entre l’état des choses et l’idéal du passé était très forte. Certes il fallait rétablir l’ordre ébranlé, mais cela n’étant plus possible avec les méthodes classiques, de nouvelles politiques s’imposaient. Elles ont été formulées par le Rescrit impérial de 1839 qui inaugure l’ère des réformes. Il est essentiellement l’œuvre des dignitaires de la Sublime Porte. Le texte est rédigé dans le style des ordonnances de justice habituelles dont les archives ottomanes regorgent. Le Rescrit fait savoir aux sujets du sultan que, dorénavant, l’Empire a besoin de nouvelles institutions fondées sur le principe de l’égalité de tous devant les lois. Avant d’annoncer les réformes jugées nécessaires, il souligne le déclin en l’attribuant aux pratiques d’éloignement des préceptes qui avaient fait, remarque-t-il, la gloire du passé. Par conséquent, il juge urgent de redresser la situation.
53Bref, l’intention profonde du Rescrit consiste à orienter les institutions de l’Empire vers des horizons nouveaux ; mais il le dit et il le justifie dans le style ancien [13]. Cette nouvelle politique s’affirmera de plus en plus tout au long du xixe siècle pour devenir ultérieurement un héritage que l’Empire transmettra par un processus de socialisation dans le cadre des écoles.
54Le texte de l’allocution du sultan prononcée à la session inaugurale du premier Parlement en 1877 est encore plus révélateur en la matière. Il explique pourquoi l’Empire doit être doté d’une assemblée élue. Dans sa démarche de justification, il se réfère à la gloire des fondateurs ; il souligne la dégradation des affaires publiques et il insiste sur la nécessité d’une assemblée délibérative qui a pour objectif d’« élever [l’Empire] au niveau du progrès du monde civilisé [14] ».
55Depuis le milieu du xixe siècle, le thème s’est introduit avec force dans les mœurs politiques. On voit et on sent, à travers les articles des journaux, les documents officiels, les mémoires, ainsi que les discours prononcés dans les assemblées, qu’à partir de l’ère des réformes, les élites opèrent une sorte de retournement dans leur façon de penser. L’âge d’or des anciens, qui était un sujet d’exaltation, fait place à un projet d’avenir, à un autre âge d’or. La nouvelle conscience exaltée par l’avenir devient en quelque sorte le premier substitut à la tradition ancestrale. Désormais les élites, d’abord sous l’Empire, ensuite sous la République, ont un nouvel idéal, un nouveau mythe de l’idée de progrès. Ils vont juger le présent non pas uniquement par rapport au passé, mais par rapport à l’avenir. Et, surtout, le présent va constituer le lieu de dégradation par rapport au projet idéalisé.
56Le passage se fait donc d’un mythe à l’autre. La mutation n’est pas brusque. On peut même penser qu’elle s’opère presque en silence, comme allant de soi. Elle donne l’impression que les élites ottomanes se sont exprimées à travers leur mythe de l’âge d’or, de la même manière que l’homme, sujet parlant, s’exprime sans se référer consciemment à la grammaire de sa langue.
57Vue sous cet angle, la modernisation s’introduit dans le système politique de la Turquie sous la forme de valeurs consommatoires. La société et ses rapports avec les pouvoirs publics s’orientent, en conséquence, suivant le schéma idéal d’une nature hétéronome qui porte les empreintes de l’ancien régime. Dans la nouvelle version de la politique, l’État et la société sont placés sous la tutelle d’un même principe transcendant, évoquant naturellement l’esprit et les structures intrinsèques du Cercle de justice. Certes, les Turcs n’ont plus leur cercle de justice tel qu’il était à l’âge classique ; ils l’ont transformé en un cercle de modernisme [15]. L’ancien se centrait sur la notion de justice ; le nouveau tourne autour d’un idéal moderne. Il va de soi que la tutelle d’un principe hétéronome ne peut s’exercer effectivement qu’à la condition d’être manipulé par des acteurs sociaux qui s’en réclament. Dans le cas de la Turquie, ce genre d’exercice relevait depuis toujours du domaine de compétences des élites. Ce sont elles qui constituent le corps sacerdotal entre la foi en tant qu’idéal et sa pratique sociale.
58Cependant, l’idéal de modernisation se distingue visiblement de l’ancien idéal : plus les institutions modernes s’introduisent dans les rouages étatiques et sociaux, plus elles y opèrent des transformations qui renforcent à la longue les bases même de la modernisation ; et elles y produisent des résultats inattendus aux yeux des réformateurs. Des fins immédiates remplacent au fil du temps des fins ultimes ; l’émergence de l’individu apparaît et s’accentue ; la société commence à se structurer de manière moins ordonnée, plus aléatoire, et elle exige l’application efficace du principe d’égalité devant les lois. La légitimité change donc aussi de nature ; elle est désormais moins traditionnelle et plus rationnelle. Ainsi, le mouvement moderniste, une fois déclenché, devient un processus irréversible.
59Il est à remarquer, et ce sera la conclusion, qu’aujourd’hui, si la société turque supporte de plus en plus mal la tutelle, c’est qu’elle devient, sous l’effet de la modernisation, plus autonome et plus imprégnée des valeurs instrumentales. De larges couches de la société sont en contact permanent avec tous les aspects d’une vie moderne, plus terre à terre, plus instrumentalisée. Elles commencent par conséquent à considérer comme très tyrannique tout ce qui, pour les générations précédentes, était parfaitement naturel. Est-elle pour autant en mesure de pouvoir maîtriser son devenir, sans qu’aucune autorité agissant au nom d’un idéal n’intervienne ? Il faut y croire.
Notes
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[1]
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Gallimard, 1968, p. 365.
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[2]
Cevdet Pacha, Tezakir (Mémoires), réédité par C. Baysun, Ankara, TTK, 1986, V-IV, p. 21.
-
[3]
In Kenan Akyüz, Bati Tesisinde Türk Sjiri Antolojisi (Anthologie de poésies turques sous l’influence de l’Occident), Ankara, 1953, p. 66.
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[4]
René Char, Feuillets d’Hypnos, Paris, 1946, cité par Hannah Arendt, La Crise de la culture, Gallimard, 1972, p. 11.
-
[5]
Ernst Cassirer, Les Philosophies des formes symboliques. La pensée mythique, Minuit, 1972, p. 20.
-
[6]
Kitab-i Müstetab, anonyme, édité par Y. Yücel, Ankara, TTK, 1988, p. 1-41 ; cf. Kodji Beg, Canons de sultan Suleiman, traduit par Petis de la Croix, Paris, 1725 ; cf. Bernard Lewis, « Ottoman Observer of Ottoman Decline », Islamic Studies, I, 1962.
-
[7]
Andreas Tietze, Mustafa Ali’s Counsel for Sultans, Vienne, 1979.
-
[8]
Lütfi Pacha, Asafname, réédition, Ankara, 1977.
-
[9]
Cornell H. Fleischer, Bureaucrat and Intellectual in the Ottoman Empire, The Historian Mustafa Ali (1541-1600), Princeton, Princeton UP, 1986, p. 262.
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[10]
Kinalizade Ali, Ahlak-i-Alai (la Morale suprême), Bulak Baskisi, 1833, p. 51.
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[11]
Ibid., p. 47.
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[12]
Suleyman Pacha, Hiss-i Inkilap (la Volonté révolutionnaire), Istanbul, Berksoy, 1958, p. 50.
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[13]
Yavuz Abadan, Tanzimat Ferman?n?n Tahlili (l’Analyse du Rescrit impérial), Tanzimat I, 1940, p. 36-58.
-
[14]
Nutk-u Humayun (le Discours inaugural du sultan), H. Tarik US, Meclis-i Mebusan (l’Assemblée des députés), Istanbul, 1940, p. 10.
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[15]
Ernest Gellner, « Kemalism », in Encounters with Nationalism, Blackwell, 1994, p. 81-91. L’auteur, dans son article, met en parallèle l’état actuel de la politique et la tradition.