Notes
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[*]
L’auteur s’exprime dans cet article à titre personnel.
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[1]
Expression retenue par le Haut Conseil à l’intégration dans son rapport 2004.
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[2]
Traduction proposée par Denis Lacorne, La Crise de l’identité américaine, Gallimard, 2003.
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[3]
Conseil d’État, Sur le principe d’égalité, extrait du rapport public 1996, « Études et Documents », n° 48, La Documentation française, 1996.
-
[4]
Éric Keslassy, De la discrimination positive, Bréal, 2004.
-
[5]
La Crise de l’identité américaine, op. cit.
-
[6]
Regents of University of California v. Bakke, 438 US 265.
-
[7]
Cf. notamment Adarand Construction Co v. Pena, 12 juin 1995.
-
[8]
Au Seuil.
-
[9]
Robert Nozick, Anarchie, État et Utopie, PUF, 1988.
-
[10]
Michael Walzer, Sphères de justice, Seuil, 1997.
-
[11]
John Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987.
-
[12]
Éthique à Nicomaque, cité par Pierre Bouretz, in La Force du droit, Éditions Esprit, 1991, p. 79.
-
[13]
Le Nouvel Âge des inégalités, Seuil, 1996, p. 99.
-
[14]
Voir notamment Repenser les inégalités, Seuil, 2000.
-
[15]
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision 2001-450 DC du 11 juillet 2001 relative à la loi du 17 juillet 2001 qui autorisait la direction de l’Institut d’études politiques de Paris à mettre en place des procédures d’admission dérogatoires en faveur de jeunes issus de zones d’éducation prioritaires, n’a admis ce dispositif qu’à la condition que ces procédures dérogatoires reposent sur des critères objectifs afin d’éviter tout arbitraire ; en outre, la cour administrative d’appel de Paris, par son arrêt Union nationale interuniversitaire du 6 novembre 2003, a annulé une partie du dispositif de l’IEP parce que les conventions avec les lycées des ZEP avaient été fixées pour une durée de cinq ans renouvelable par tacite reconduction. La cour a jugé cette durée trop longue, s’agissant d’une procédure expérimentale. Depuis lors, l’IEP a fixé cette durée à trois ans, renouvelable par décision expresse.
-
[16]
Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, Odile Jacob, 2000, p. 183.
-
[17]
Ségrégation urbaine et Intégration sociale, La Documentation française, 2004.
1Quelle mouche a donc piqué le premier traducteur français du concept américain d’affirmative action ? Bien des malentendus auraient été évités s’il avait retenu une traduction plus fidèle telle que promotion positive [1] ou traitement préférentiel [2]. Le lecteur français est d’autant plus rebuté par un tel choix de mots que depuis que Jean-Jacques Rousseau a transmis à la Révolution française le flambeau de l’égalité, il paraît inconcevable qu’une discrimination, c’est-à-dire une inégalité volontairement organisée, puisse être jugée positive. Les jurisprudences constitutionnelles, administratives et judiciaires ne cessent d’ailleurs de faire la chasse aux discriminations [3]. Cependant, l’expression discrimination positive est passée dans le langage courant et, à l’instar de l’excellente synthèse récemment parue sur le sujet [4], nous sommes contraints, à regret, de conserver cette expression désormais consacrée. Dans la suite de la présente réflexion, il faudra donc constamment garder à l’esprit que l’objet étudié sous l’appellation discrimination positive est un traitement préférentiel en faveur des plus démunis. Cette première précision sémantique fait par elle-même retour vers la tradition progressiste ou sociale-démocrate.
2Une seconde ambiguïté doit être levée avant de débattre de ce sujet sur la scène française. Elle concerne les populations concernées par l’affirmative action. Née au milieu des années soixante, elle est marquée par l’héritage historique de la nation américaine. Denis Lacorne a montré que cette politique n’aurait sans doute jamais vu le jour si l’Amérique ne traînait pas derrière elle le fardeau de l’esclavage [5]. Ce pays que Tocqueville disait fondé sur le principe d’égalité est aussi celui qui a longtemps exclu les Noirs et les Amérindiens de la citoyenneté. Un racisme violent et revendiqué y fit rage au point que le Ku Klux Klan eut jusqu’à cinq millions de membres dans les États du Sud et de l’Ouest dans les années trente. Ce n’est qu’avec le Civil Rights Act de 1964 que la voix de Martin Luther King commence à être entendue et que le pouvoir blanc prend des mesures juridiques d’affirmation des droits des minorités ethniques. Leur promotion est favorisée, en particulier, par un accès privilégié aux universités. Le premier arrêt de la Cour suprême des États-Unis relatif à l’affirmative action intervient en 1978 et le juge Blackmun prononce en cette occasion la célèbre formule : « l’égalité de traitement de certains individus exige qu’ils soient d’abord traités de manière différente [6] ».
3Depuis lors, la politique d’affirmative action a été critiquée, a failli être abandonnée à plusieurs reprises, notamment sous les présidences républicaines, a fait l’objet de restrictions jurisprudentielles de la part de la Cour suprême [7], mais, quatre décennies plus tard, elle est toujours là ! Denis Lacorne rappelle que près d’un tiers des admissions à la célèbre université de Los Angeles, UCLA, relève de cette procédure de préférence ethnique. Elle a cependant évolué puisque la majorité des étudiants ainsi favorisés n’appartient plus à la communauté noire mais hispanique et qu’une dose de critères sociaux a été ajoutée aux critères ethniques initiaux.
4Une importante expérience est donc à l’œuvre aux États-Unis depuis de nombreuses années lorsque, en France, le gouvernement issu de l’alternance de 1981 crée les zones d’éducation prioritaire (ZEP) dans lesquelles le service public de l’éducation est renforcé afin d’apporter une aide accrue aux populations défavorisées. Le concept de discrimination positive apparaît ainsi en France. Mais s’agit-il bien de l’importation de l’idée américaine initiale ? C’est le cas si l’on retient que des avantages spécifiques sont accordés à certaines catégories de personnes en méconnaissance délibérée du principe d’égalité ; la réponse est en revanche clairement négative si l’on s’attache à la définition des populations concernées.
5Ainsi qu’il vient d’être dit, des motifs historiques ont conduit la nation américaine à fonder l’affirmative action sur des critères ethniques. Cette ethnicité de la politique américaine ne choque personne et l’on sait que de nombreux documents administratifs officiels font état du groupe ethnique d’appartenance de l’individu concerné. En France, une telle classification est exclue, sauf, exceptionnellement, à titre statistique. Elle est d’abord juridiquement impossible puisque l’article 1er de la Constitution énonce que « La France […] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Toute distinction à caractère ethnique, de pratique courante en Amérique, est donc, en France, inconstitutionnelle. A fortiori, toute distinction à caractère religieux le serait-elle. Si l’on ne peut donc qu’approuver la volonté d’un gouvernement de promouvoir aux plus hautes responsabilités politiques et administratives des hommes et des femmes issus de toutes les composantes de la société française, l’expression de « préfet musulman », récemment utilisée à cette occasion, fut malheureuse.
6En outre, une politique fondée sur des critères ethniques serait contraire aux grandes traditions politiques et culturelles françaises. Elle heurterait frontalement l’universalisme des Lumières sur lequel la Révolution française a construit la nouvelle citoyenneté et à partir duquel le régime républicain a fait vivre l’idée d’égalité devant la loi. De plus, et bien que l’abolition de l’esclavage n’ait pas été beaucoup plus précoce en France qu’aux États-Unis, l’esclavage n’a pas eu, sur son sol, l’importance qu’il a revêtu dans la fabrication du peuple américain. La France a peut-être une dette à l’égard de ses ex-colonies mais elle n’en a pas à l’égard des personnes d’origine étrangère qui vivent sur son territoire.
7C’est pourquoi, bien qu’il existe des comportements racistes inacceptables dans la société française, le problème français n’est pas un problème ethnique ; c’est un problème économique, social et culturel. Il n’est pas né de l’esclavage ou de l’exploitation de minorités définies ethniquement et sur lesquels il conviendrait de revenir par une affirmative action à l’américaine, c’est-à-dire par une discrimination ethnique à rebours ; il est né d’une crise de l’État-providence ou, plus exactement, d’une crise de l’égalité-providence qui concerne l’État en tant que producteur d’égalité.
La crise de l’égalité-providence
8À bien regarder la chronologie, il se pourrait même que la naissance de discriminations positives en France dans les années quatre-vingt soit pure coïncidence par rapport à l’affirmative action née aux États-Unis quinze ans plus tôt. Au moment où la gauche arrive au pouvoir dans l’Hexagone, cette nouvelle politique américaine est, en effet, très peu connue. Aucun livre n’est encore paru sur le sujet et nul figure politique ne le porte sur le devant de la scène. En revanche, l’État-providence qui a accompagné la formidable aventure économique et sociale des Trente Glorieuses, est l’objet de réflexions approfondies.
9Le livre phare de Pierre Rosanvallon, La Crise de l’État-providence, est publié en 1981 [8], c’est-à-dire l’année même où, avec la création des ZEP, apparaissent les premières discriminations positives à la française. L’auteur détecte dans les sociétés développées contemporaines quatre motifs de doute sur l’avenir de l’égalité. Il est probable que ces doutes sur la pertinence du principe d’égalité ont joué un rôle plus grand dans l’émergence des politiques de discriminations positives à la française que la référence à l’affirmative action américaine.
10Pierre Rosanvallon remarque d’abord que, depuis 1945, l’État keynésien a beaucoup contribué au développement économique et à l’édification d’un vaste système de protection sociale. Il a réduit les inégalités par l’amélioration du sort des catégories vivant grâce aux minima sociaux. Par là même, il a assouvi au moins en partie la soif séculaire d’égalité tandis que de nouvelles aspirations, notamment celle de sécurité, apparaissent. Relativement à d’autres, la cote du principe d’égalité pourrait donc faiblir.
11Le deuxième doute sur l’avenir de l’égalité accompagne évidemment l’explosion de l’individualisme contemporain. Le désir de s’occuper de soi, la soif d’autonomie individuelle et de différenciation sociale sont des phénomènes massifs des décennies quatre-vingt et suivantes. Ils sont par nature antinomiques de l’aspiration à l’égalité qui prévalait au cours de la période précédente.
12Le troisième doute est une conséquence de l’évolution de l’État lui-même. Porteur à l’origine de l’intérêt général, l’État moderne tend à être phagocyté par des intérêts particuliers. En son propre sein, certaines corporations cherchent à retirer le maximum d’avantages de leur situation ; du côté de la société civile, les lobbies s’organisent afin de se positionner face à l’État en tant que clients et non plus en qualité de citoyens. Un État qui cède par vagues successives aux groupes de pression internes ou externes n’est évidemment plus le garant du principe d’égalité.
13Enfin, le quatrième doute qui atteint l’égalité-providence s’accroît avec son coût financier. On sait que 45 % de la richesse nationale est aujourd’hui ponctionnée par la voie de prélèvements fiscaux et sociaux obligatoires. Ce niveau élevé de socialisation de l’activité nationale fait désormais question parmi de nombreuses couches de la population.
14Le rôle de l’État-providence est donc questionné ; mais c’est surtout l’égalité-providence qui paraît avoir atteint ses propres limites si l’on considère le nombre de ceux qui passent à travers les mailles de ses filets. Malgré l’accès égal et gratuit de tous à l’école publique, plus de 50 000 jeunes en sortent quasi analphabètes chaque année ; malgré l’énorme effort financier déployé par la sécurité sociale dans un cadre égalitaire, la santé de nombreux ménages à faibles revenus, notamment parmi les personnes âgées, est mal prise en charge ; malgré l’imposant appareil public d’aide à l’emploi et de formation professionnelle censé offrir à tous un égal accès à l’emploi, 1 million de personnes sont en situation de chômage de longue durée ; malgré des corps de police et de gendarmerie parmi les plus nombreux d’Europe, théoriquement répartis de manière égale sur le territoire, certaines zones connaissent une situation d’insécurité très dommageable pour les populations concernées ; malgré des engagements budgétaires importants dans le secteur du logement, plusieurs millions de personnes sont logées dans des conditions précaires et parfois insalubres.
15La liste de ces exemples pourrait, hélas, être allongée. Quelle est la signification de ces échecs ? C’est le point essentiel du problème et il convient de ne pas se tromper de diagnostic. À nos yeux, il ne s’agit pas d’un échec de l’État-providence car celui-ci a contribué, depuis 1945, à doter la France d’un remarquable système de services publics et de prestations sociales. Le niveau de vie et la qualité de vie de la grande majorité des Français ont été fortement améliorés, en moyenne, par cet effort collectif. Là où le bât blesse c’est qu’à côté de cette amélioration moyenne spectaculaire, des zones de pauvreté ou de marginalité, des populations fragilisées, sont restées à l’écart du mouvement d’ensemble, alors même que celui-ci était fondé sur des procédures égalitaires. Ce n’est donc pas l’État-providence qui a échoué puisque son bilan global moyen est très positif. La persistance et, dans certains cas, le développement de graves situations d’injustice et de pauvreté après soixante ans d’actions égalitaires d’un puissant appareil d’État signe l’insuffisance, voire l’échec de l’égalité-providence. C’est l’égalité en tant que procédure de gestion publique qui est en cause. En d’autres termes, l’erreur centrale à laquelle il faut maintenant s’attaquer provient de la confusion entre l’égalité comme fin et l’égalité comme moyen : la situation des inégalités en France prouve concrètement que les procédures égalitaires échouent, au moins partiellement, à produire l’égalité.
L’ère de l’égalité des chances
16Hormis quelques esprits situés aux franges extrêmes du conservatisme pour lesquels les inégalités sont une donnée incorrigible de la nature humaine, personne ne conteste que l’égalité soit une des valeurs constitutives de la dignité humaine vers laquelle les sociétés doivent s’efforcer toujours de tendre. Le but n’est pas en cause. Le problème, c’est la méthode.
17En simplifiant beaucoup, on peut distinguer trois grandes propositions méthodologiques pour tendre vers le but égalitaire tout en répondant à la crise de l’égalité-providence qui vient d’être décrite.
18La première est celle que nous qualifierons de jacobinisme égalitaire. Partageant le constat que l’État-providence laisse de nombreux exclus sur le bord de la route, mais refusant de remettre en cause le principe d’égalité comme méthode de l’action publique, les partisans de cette première proposition sont conduits à demander que les moyens humains et financiers de l’État soient constamment accrus dans l’espoir qu’ils finissent enfin par toucher les plus défavorisés. Tant qu’il reste une poche d’exclusion quelque part, le jacobinisme égalitaire exige un accroissement général des moyens au bénéfice de tous. En termes économiques, nous dirons que, pour ce courant de pensée, l’effort marginal en faveur des déshérités doit rester égal à l’effort moyen. Cette position conservatrice de la logique de l’égalité-providence est celle des partis politiques, des syndicats et des mouvements associatifs qui se présentent souvent eux-mêmes comme « la gauche de la gauche ». Elle nous paraît se heurter à deux objections.
19La première est, évidemment, le problème de son coût. Prenons l’exemple classique de l’échec scolaire. Les zones d’éducation prioritaire ont permis d’alléger le nombre d’élèves par classe pour permettre un meilleur encadrement pédagogique des enfants en difficulté. Ces ZEP concernent aujourd’hui environ un jeune scolarisé sur cinq. Si l’on n’accepte pas ce traitement différentiel et que l’on veut atteindre le même résultat par la méthode égalitaire, il faut arithmétiquement dépenser cinq fois plus. Un tel rapport de un à cinq, et parfois nettement plus, entre le coût d’une politique de discrimination positive et le coût d’une politique égalitaire peut être jugé trivial face à la question de principe de la place de l’égalité dans les mécanismes sociétaux. Elle nous paraît cependant déterminante compte tenu du poids financier déjà atteint par l’État-providence. La seconde objection est plus radicale encore. Il n’est pas cohérent de traiter chacun de la même manière si les plus déshérités ne peuvent sortir de l’impasse que par une attention portée spécifiquement sur eux. L’égalité est par principe aveugle aux inégalités. Lutter contre les inégalités par une procédure égalitaire paraît donc contradictoire dans les termes et on ne voit pas pourquoi cette contradiction qui a conduit l’égalité-providence à l’échec décrit ci-dessus serait levée par une simple inflation générale et non différenciée de crédits publics.
20La deuxième grande famille méthodologique est celle qu’en Amérique on appelle les libertariens et dont la figure de proue est Robert Nozick [9]. Cette famille s’inscrit dans la pure tradition libérale en défendant la thèse que le destin est une affaire individuelle et qu’il convient donc de laisser à chacun le soin de faire ses preuves dans un monde de libre concurrence. Toutefois, pour éviter que les plus faibles soient livrés à un sort trop cruel, les libertariens concèdent le maintien d’une couverture minimale universelle sous la forme d’une garantie de revenu égal pour tous. Mais ce revenu est fixé à un niveau de stricte subsistance afin d’une part de maintenir l’incitation au travail et d’autre part de ne pas constituer une charge excessive pour la société.
21Face à cette conception classique de l’individu libéral se tient la troisième famille méthodologique qui revendique une théorie de l’individu social. Dans son optique, l’individu libéral n’existe pas. Tout individu est plus ou moins marqué, déterminé, par son environnement social et ses chances sont profondément inégales en fonction de ses attaches ethniques, sociales ou culturelles. Michael Walzer, chef de file de ce courant de pensée dit communautarien [10], estime illusoire de traiter le problème de l’égalité par l’attribution d’un revenu minimum pour tous. Une telle politique confond l’égalité comme but de la société et l’égalité comme moyen de l’action publique. Elle ne règle en rien les inégalités face à la culture, l’emploi, la santé, le logement, etc. Seul un effort spécifique en ces domaines et visant les populations concernées par ces inégalités est susceptible de rétablir l’égalité des chances.
22Sans aller aussi loin dans la socialisation de la question de l’égalité, John Rawls avait ouvert la voie à une remise en cause de la théorie rousseauiste en défendant un principe selon lequel les inégalités de traitement sont acceptables à deux conditions. Premièrement, si elles n’attentent pas aux libertés (ce en quoi Rawls est un libéral) ; deuxièmement, si elles contribuent à améliorer la situation des moins favorisés (ce en quoi Rawls est un social-démocrate) [11].
23Jusqu’à ce renouveau de la philosophie politique américaine au début des années soixante-dix, seule l’école libérale proposait une alternative à la théorie républicaine de l’égalité issue de Rousseau et de la Révolution française. Désormais, une alternative démocrate au sens américain, sociale-démocrate au sens européen, est disponible. Elle fait de la gestion inégalitaire des outils de la politique publique un moyen de parvenir plus efficacement au but ultime de l’égalité. C’est une alternative équitable si l’on suit Aristote lorsqu’il expose que « l’équitable est un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité [12] ».
24Dans le même esprit, Jean-Paul Fitoussi et Pierre Rosanvallon ont souligné que la rupture de l’égalité au nom de l’équité ne constitue pas un recul de l’ambition égalitaire mais « suppose au contraire des critères plus exigeant [13]s ». Toute la réflexion du prix Nobel d’économie Amartya Sen va dans le même sens [14]. Elle montre les limites d’une politique publique de lutte contre les inégalités qui ne viserait que les inégalités de revenus. Sen explique que la place et les chances d’un individu dans la société moderne ne dépendent pas seulement de son pouvoir d’achat monétaire mais d’un certain nombre de capacités (dont l’éducation est évidemment la principale) sans lesquelles il ne rattrapera jamais son retard.
25À la lumière de ces éclairages, quels sont les critères qui rendent la discrimination positive nécessaire et acceptable ?
26Nécessaire ? La réponse à cette première partie de la question est simple : une politique de discrimination positive est nécessaire lorsqu’une population déterminée a pris un tel retard économique, social et culturel que les outils de l’égalité républicaine ne sont plus suffisants pour lui permettre de surmonter ses handicaps. Les chances que cette population particulière atteigne le niveau de vie et de bien-être moyen sont tellement dégradées que seule une action spécifiquement consacrée à sa situation peut la sortir du cycle de l’exclusion.
27Mais quelle doit être l’ampleur de cette action ? Reprenons l’exemple des ZEP. Les efforts spécifiques de crédits et de personnels en faveur de ces zones ou quartiers défavorisés ont permis, jusqu’à présent, de faire baisser de 23 à 21, en moyenne, le nombre d’élèves par classe. Cette baisse assez modeste a-t-elle conduit à une amélioration de la situation scolaire de ces jeunes ? Les enquêtes tendent à montrer qu’elle a au moins permis d’éviter que la situation ne continue de se dégrader, ce qui n’est pas négligeable. Mais il faudrait sans doute une concentration nettement plus intense des moyens financiers et humains pour obtenir un véritable renversement de tendance. La politique de discrimination positive s’accommode mal du saupoudrage des moyens. Dans des domaines tels que l’éducation, la rénovation urbaine, l’emploi ou la prévention, c’est une intervention massive à la manière du plan Marshall qu’il conviendrait d’entreprendre. La collectivité nationale tenterait ainsi de remettre tous ses membres sur la même ligne de départ, d’effacer, autant que faire se peut, les handicaps hérités du passé économique, social, culturel ; bref, de rétablir l’égalité des chances.
28Comment une telle politique serait-elle acceptable par une société française si attachée au principe d’égalité ? Observons d’abord que si la plupart des grands services publics fonctionnent sur une base égalitaire, ce n’est pas le cas, et depuis fort longtemps, de plusieurs mécanismes fiscaux ou sociaux. C’est ainsi que le plus célèbre de nos impôts, l’impôt sur le revenu, est un impôt progressif qui prélève jusqu’à 52 % des hauts revenus alors que les bas revenus sont totalement exonérés. De même, un certain nombre de prestations sociales ne sont versées qu’aux personnes dont le niveau de ressources est inférieur à un plafond. L’opinion publique conteste parfois le niveau de ces prélèvements ou de ces plafonds, mais quasiment personne ne remet plus en cause le principe de ces mécanismes inégalitaires qui ne sont rien d’autres que des discriminations positives économiques et sociales. Il devrait donc être possible, même dans la France de Rousseau, d’entreprendre un effort exceptionnel en faveur des exclus. Mais cela exige sans doute deux conditions.
29La première est que cette politique de discrimination positive soit transitoire. L’idée de rétablir les chances contient par elle-même la notion de rattrapage. Il se s’agit pas d’assister définitivement des populations que l’on jugerait inaptes à s’assumer par elles-mêmes ; une telle optique serait d’ailleurs une atteinte à leur dignité. Il s’agit de surmonter des handicaps de départ afin de redonner à chacun des chances égales. Mais une fois que la collectivité a entrepris cette action spécifique de solidarité, le principe d’égalité doit retrouver sa prééminence dans l’ordre juridique et les individus que l’on a temporairement aidés davantage que d’autres sortent de cette situation préférentielle [15]. La discrimination positive n’est donc pas un succédané de la collectivisation de la société ; c’est au contraire une nouvelle chance donnée aux individus. En ce sens, elle peut être qualifiée à la fois de plus à gauche que la politique égalitaire de la tradition jacobine puisqu’elle fait plus pour les plus démunis et, en même temps, de plus libérale puisque son objectif est de restaurer les individus dans leur autonomie.
30La seconde condition de l’acceptabilité d’une telle politique est qu’elle soit participative. D’abord de la part de ceux qui en bénéficient. L’expérience de tous les professionnels et de toutes les associations qui viennent en aide aux personnes en difficulté est que la participation active de ces personnes à la définition des actions susceptibles de les aider efficacement ainsi qu’à leur mise en œuvre accroît les chances de succès. En d’autres termes, une aide auto-active est mieux acceptée et, dès lors, plus efficace qu’une aide octroyée passivement. De la même manière, ceux qui ne sont pas concernés par cette politique, à la très importante réserve près qu’ils la financent, l’acceptent plus facilement s’ils n’ont pas l’impression que la discrimination positive trace une ligne de démarcation entre ceux qui font l’effort de s’en sortir par leurs propres moyens et ceux qui sont réputés vivre de l’assistance. Ce dernier point, très sensible dans les milieux modestes soumis aux influences populistes, est d’une grande importance politique pour l’acceptabilité des mesures de discrimination positive.
Réponse aux objections
31Une idée aussi originale que la discrimination positive suscite, bien sûr, de nombreuses objections. Certaines d’entre elles, il faut le reconnaître, ne manquent pas de force, de même que les partisans du jacobinisme égalitaire seraient mieux inspirés d’admettre que leur système n’atteint pas toujours ses objectifs.
32Amartya Sen, quoique partisan des actions ciblées en faveur des plus pauvres, a lui-même dressé une liste des inconvénients potentiels de ce type de politique [16]. Le plus connu consiste à y voir une désincitation au travail. C’est la critique traditionnelle des milieux conservateurs qui ne porte d’ailleurs pas seulement sur les discriminations positives mais sur toute forme d’aide sociale. Mais quelle que soit la part de réalité de cette objection, elle ne suffit pas à convaincre de ne rien faire. Ce serait, en effet, au nom de l’existence de quelques « profiteurs », priver la majorité des individus concernés d’un moyen essentiel de traverser une période critique dans leur vie professionnelle et personnelle.
33La même réponse vaut contre l’argument qui souligne, en partie à juste titre, qu’une politique de discriminations positives provoque des effets d’aubaine. On constate, en effet, qu’à l’intérieur d’une zone d’éducation prioritaire ou à l’intérieur d’une zone franche fiscale, des jeunes scolaires dans un cas, des entreprises dans l’autre, bénéficient des mesures générales prises en faveur de ces zones alors qu’eux-mêmes n’en avaient pas besoin pour poursuivre leurs projets. Cet effet d’aubaine est inévitable, sauf à délimiter les mesures en cause par un énorme appareil de contrôle qui sera vite perçu comme hostile et bureaucratique. Il faut donc accepter une certaine globalisation. La limitation des effets d’aubaine réside davantage dans le caractère transitoire des mesures que dans le mythe d’un contrôle total.
34Amartya Sen, qui a une grande expérience des pays en voie de développement, ajoute que les discriminations positives constituent un facteur incitatif à la corruption car il est évidemment tentant d’acheter les faveurs des responsables politiques ou administratifs qui définissent les zones ou les populations bénéficiaires des aides. Cette objection semble moins forte dans les pays d’Europe où la corruption est moins répandue. Quoi qu’il en soit, la corruption se combat par la répression pénale et non par la suppression de toute politique active.
35La dernière grande objection semble à tous égards celle qui mérite le plus d’attention. C’est l’effet de stigmatisation des populations concernées par les discriminations positives. On a vu apparaître cet effet dès l’origine de l’affirmative action aux États-Unis : les familles des enfants blancs ont eu tendance à les retirer des écoles où des enfants noirs avaient été inscrits d’autorité. Un phénomène comparable s’est produit en France au début des ZEP ; au lieu de générer une dynamique, l’appellation ZEP a d’abord eu un effet repoussoir et les familles qui en avaient les moyens ont inscrit leurs enfants dans des écoles privées, tandis que les jeunes issus de ces zones étaient identifiés négativement lors de la recherche du premier emploi.
36Le paradoxe du traitement préférentiel qui se transforme en handicap pour ses bénéficiaires est un problème sérieux. Il n’a pas d’autre solution que politique et pédagogique. Il s’agit de convaincre les populations et les acteurs économiques concernés que la discrimination positive ne s’inscrit pas dans une logique de ghetto ethnique ou social. Au contraire, elle vise à rétablir l’égalité des chances en rompant la spirale de l’échec. Il faut certainement mieux mettre en valeur les réussites individuelles et collectives produites par cette politique afin d’en favoriser la dynamique. L’insistance avec laquelle les maires des communes concernées plaident aujourd’hui auprès du ministère de l’Éducation nationale le maintien de leurs lycées dans l’expérience des ZEP montre que les aspects positifs l’emportent désormais sur le risque de stigmatisation. De même la remarquable insertion des jeunes issus des ZEP à l’Institut d’études politiques de Paris illustre combien ce risque peut être effacé par l’intelligence des structures d’accueil et de formation mises en place.
37Anatole France brocardait la conception juridique de l’égalité, « cette majestueuse égalité devant la loi qui permet aux riches comme aux pauvres de dormir la nuit sous les ponts ». Les procédures de discrimination positive s’introduisent sous les ponts pour y chercher d’abord les pauvres. Elles ont l’ambition de leur apporter ces capacités qui, selon Amartya Sen, sont plus nécessaires à la sortie de la misère que toute politique des revenus. Nous n’en ferons cependant pas le nouveau Graal de l’économie politique. Les inégalités sont choses trop sérieuses pour n’être traitées que par une seule voie, qu’il s’agisse du principe d’égalité pour les uns ou des discriminations positives pour les autres. Et ce d’abord pour la raison soulignée par un récent rapport du Conseil d’analyse économique selon lequel une grande part des inégalités d’aujourd’hui est « l’ombre portée de vingt-cinq années de chômage de masse [17] ». Une politique dynamique de l’emploi est ainsi la condition première du recul des inégalités. Pour leur part, les discriminations positives visent seulement à redonner des chances à des populations que les mécanismes égalitaires de la belle tradition républicaine ont laissées sur le bord de la route. L’objectif est limité. Mais dans l’état actuel de notre société, il paraît indispensable de l’inscrire aux premiers rangs de l’œuvre de solidarité.
Bibliographie
Bibliographie sommaire
- Jean-Michel Bélorgey, Lutter contre les discriminations, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001.
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- Jean-Paul Fitoussi et Pierre Rosanvallon, Le Nouvel Âge des inégalités, Seuil, 1996.
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- John Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987.
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–, La Nouvelle Question sociale. Repenser l’État-providence, Seuil, 1995. - Michel Rosenfeld, Affirmative Action and Justice, Yale University Press, 1991.
- Daniel Sabbagh, L’Égalité par le droit. Les paradoxes de la discrimination positive aux États-Unis, Economica, 2003.
- Dominique Schnapper, La Communauté des citoyens, Gallimard, 1994.
- Amartya Sen, Repenser les inégalités, Seuil, 2000.
–, Un nouveau modèle économique, Odile Jacob, 2003. - Alain-Gérard Slama, La Régression démocratique, Fayard, 1995.
- Charles Taylor, Multiculturalisme, Aubier, 1992.
- Alain Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble ?, Fayard, 1997.
- Philippe Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste ?, Seuil, 1991.
- Michael Walzer, Sphères de justice, Seuil, 1997.
- Michel Wieviorka (dir.), Une société fragmentée ?, La Découverte, 1996.
- Simon Wuhl, L’Égalité, nouveaux débats, PUF, 2002.
Notes
-
[*]
L’auteur s’exprime dans cet article à titre personnel.
-
[1]
Expression retenue par le Haut Conseil à l’intégration dans son rapport 2004.
-
[2]
Traduction proposée par Denis Lacorne, La Crise de l’identité américaine, Gallimard, 2003.
-
[3]
Conseil d’État, Sur le principe d’égalité, extrait du rapport public 1996, « Études et Documents », n° 48, La Documentation française, 1996.
-
[4]
Éric Keslassy, De la discrimination positive, Bréal, 2004.
-
[5]
La Crise de l’identité américaine, op. cit.
-
[6]
Regents of University of California v. Bakke, 438 US 265.
-
[7]
Cf. notamment Adarand Construction Co v. Pena, 12 juin 1995.
-
[8]
Au Seuil.
-
[9]
Robert Nozick, Anarchie, État et Utopie, PUF, 1988.
-
[10]
Michael Walzer, Sphères de justice, Seuil, 1997.
-
[11]
John Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987.
-
[12]
Éthique à Nicomaque, cité par Pierre Bouretz, in La Force du droit, Éditions Esprit, 1991, p. 79.
-
[13]
Le Nouvel Âge des inégalités, Seuil, 1996, p. 99.
-
[14]
Voir notamment Repenser les inégalités, Seuil, 2000.
-
[15]
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision 2001-450 DC du 11 juillet 2001 relative à la loi du 17 juillet 2001 qui autorisait la direction de l’Institut d’études politiques de Paris à mettre en place des procédures d’admission dérogatoires en faveur de jeunes issus de zones d’éducation prioritaires, n’a admis ce dispositif qu’à la condition que ces procédures dérogatoires reposent sur des critères objectifs afin d’éviter tout arbitraire ; en outre, la cour administrative d’appel de Paris, par son arrêt Union nationale interuniversitaire du 6 novembre 2003, a annulé une partie du dispositif de l’IEP parce que les conventions avec les lycées des ZEP avaient été fixées pour une durée de cinq ans renouvelable par tacite reconduction. La cour a jugé cette durée trop longue, s’agissant d’une procédure expérimentale. Depuis lors, l’IEP a fixé cette durée à trois ans, renouvelable par décision expresse.
-
[16]
Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, Odile Jacob, 2000, p. 183.
-
[17]
Ségrégation urbaine et Intégration sociale, La Documentation française, 2004.