Pouvoirs 2003/4 n° 107

Couverture de POUV_107

Article de revue

L'exportation du code civil

Pages 80 à 96

Notes

  • [1]
    Gustave Boehmer, in L’Influence du Code civil dans le monde, Travaux de la Semaine internationale de droit, Association Henri Capitant des Amis de la culture juridique française et Société de législation comparée, Paris, 1950, Pédone, 1954, Rapport sur l’Allemagne, p. 573.
  • [2]
    Louis-Edmond Beaulieu, in Le Droit civil français. Livre-souvenir des Journées du droit civil français (Montréal, 31 août-2 septembre 1934), Sirey et Le Barreau de Montréal, 1936, Introduction, p. 3.
  • [3]
    Op. cit., p. 572.
  • [4]
    « D’autres grands codes ont été appliqués en Europe centrale et occidentale à la fin du xviiie et au début du xixe siècle, mais il ne fait pas de doute que le Code civil français est le plus important du point de vue intellectuel et du point de vue historique le plus fécond », An Introduction to Comparative Law, Oxford, Clarendon Press, 1998, 3e éd., p. 85 sq.
  • [5]
    Mario Berri, in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport sur l’Italie, p. 617.
  • [6]
    Amputé de ses dispositions (permissives) sur le divorce… Voir infra ce qui sera dit de l’objet de l’exportation.
  • [7]
    Voir infra ce qui sera dit de l’objet de l’exportation.
  • [8]
    S’agissant du Liban et de la Syrie, il est vrai que l’Empire ottoman avait entrepris de moderniser son droit depuis le Firman de Tanzimat – l’Édit des réformes – de 1839, et que cette modernisation avait pris la forme d’une occidentalisation dans laquelle les Codes français avaient constitué une source d’inspiration majeure. Mais seuls le Code de commerce, le Code de procédure civile et le Code pénal furent alors adoptés, en tout ou en partie et moyennant quelques adaptations. Voir Reha Poroy, Lufti Duran, Sulhi Dönmezer et Nihal Uluocak, in La Circulation du modèle juridique français, Travaux de l’Association Henri Capitant, t. XLIV, Journées franco-italiennes de 1993, Litec, 1994, Rapport sur la Turquie, p. 495 sq.
  • [9]
    In L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport sur la Roumanie, p. 672 sq.
  • [10]
    Et ce, bien que le prince d’alors, Alexandre Ion Cuza, ait, dans un message du 14 juillet 1864, indiqué le Code italien, en gestation, comme modèle à suivre…
  • [11]
    Leontin Constantinescu, L’Influence du Code civil…, op. cit., p. 673. Au demeurant, en Valachie, le Code de commerce français avait été introduit dès 1839, et le Code pénal français dès 1852.
  • [12]
    Patrick Glenn, in La Circulation…, op. cit., Rapport sur le Canada, p. 628.
  • [13]
    Alain Levasseur, in La Circulation…, op. cit., Rapport sur la Louisiane, p. 650 sq. : « Le Code louisianais de 1808 était une réplique presque parfaite du Code Napoléon… L’influence des sources françaises sur le Code de 1825 s’est maintenue. On pourrait même dire que cette influence fut beaucoup plus importante que celle qu’elle avait eue sur le Code de 1808… En dehors de quelques articles qui furent éliminés, la teneur du Code de 1870 est l’exacte transposition du Code de 1825 » (p. 651).
  • [14]
    La menace de voir la common law emporter le droit civil n’était pas le fruit de l’imagination. Au Québec, notamment, une Proclamation royale de 1763 avait instruit les officiers de justice de décider « autant que possible » selon le droit d’Angleterre (l’Acte de Québec de 1774 était ensuite venu garantir la survivance du droit canadien) : Patrick Glenn, op. cit., p. 627.
  • [15]
    René David, in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport général sur l’Amérique, p. 738 : « Il y a eu une époque, qui couvre tout le xixe siècle, où ceux qui voulaient faire un code ne pouvaient guère, pour trouver un modèle, se tourner que du côté de la France… » L’affirmation suivant laquelle le Code civil de 1804 était le seul Code qui pût servir de modèle pendant « tout le xixe siècle » est sans doute excessive : voir la suite du texte.
  • [16]
    Y. Noda, Gustave Boissonnade, comparatiste ignoré, in Problèmes contemporains de droit comparé, Institut japonais de droit comparé, t. II, p. 236. Sur la modernisation du droit japonais et le degré de l’influence française, voir Jacques Robert, in La Circulation…, op. cit., Rapport introductif sur l’Asie, p. 511 sq. ; Toshio Yamaguchi, Rapport sur le Japon, p. 532 sq.
  • [17]
    Il fut décidé, par un premier décret en 1822, puis par un second décret en 1835, d’ouvrir un concours pour l’établissement d’un projet de Code civil : sans résultat… Une Commission chargée d’élaborer le Code civil fut nommée en 1845 : en vain. Le Code de 1865 naquit finalement des travaux d’un jurisconsulte, Luis de Seabra, qui furent ensuite révisés par une Commission composée de professeurs de l’université de Coïmbra. Sur cette genèse tumultueuse, voir Barbosa de Magalhaes, in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport sur le Portugal, p. 633 sq.
  • [18]
    Barbosa de Magalhaes, op. cit., p. 635.
  • [19]
    Mohamed El Sayed Arafa, in La Circulation…, op. cit., Rapport sur l’Égypte, p. 233 sq., spéc. p. 241.
  • [20]
    Pierre de Harven, in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport sur la Belgique, p. 608.
  • [21]
    Seul, le royaume lombard-vénitien se détacha du Code civil français : passant, dès la fin de l’Empire, sous la souveraineté de l’empereur d’Autriche. Le Code civil autrichien y entra aussitôt en vigueur.
  • [22]
    Mario Berri, op. cit., p. 622.
  • [23]
    Fiore, Trattato di dititto civile, disposizioni generali, vol. I, p. 2.
  • [24]
    Leontin Constantinescu, op. cit., p. 677.
  • [25]
    Gélin I. Collot, « Allocution de bienvenue », in De la place de la coutume dans l’ordre juridique haïtien, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2003, p. 15.
  • [26]
    Constantin Mayard-Paul, « Le point de vue des praticiens du droit », in De la place de la coutume…, ibid., p. 187 : « Nous sommes à la veille de fêter le deux centième anniversaire de l’Indépendance de notre chère Haïti. C’est le moment d’avoir des dispositions légales nettement haïtiennes… »
  • [27]
    L’Influence du Code civil…, op. cit., passim. Voir aussi Louis-Edmond Beaulieu, op. cit.
  • [28]
    Europa und das römische Recht, 2e éd., 1953.
  • [29]
    « Il ne faudrait pas croire, cependant, que le Code civil [français] a été adopté dans ces pays à la suite d’une évaluation soigneuse de ses qualités, comme un consommateur choisirait dans un magasin les produits qui lui conviennent le mieux. Paul Koschaker [Europa und das römische Recht, 2e éd., 1953] a montré que l’adoption d’une loi étrangère n’est pas tant une “question de qualité” qu’une “question de puissance” : l’adoption a lieu quand la loi qui est proposée est en position de force, au moins sur les plans intellectuels et culturels, pour avoir été la loi d’un pays qui détenait encore le pouvoir politique ou qui le détenait dans un passé assez proche pour que sa force et sa culture aient laissé des empreintes profondes », op. cit., p. 100.
  • [30]
    Joint à cela que le Code de commerce de 1807, qui n’est pas le fleuron de la codification napoléonienne, n’en fut pas moins copié, en tout ou en partie, dans certains pays : par exemple, en Turquie (Code de commerce de 1850).
  • [31]
    Manuel Duran P., in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport sur la Bolivie, p. 775, avec de nombreux exemples.
    Autre chose sont les traductions controversées, comme celles sur lesquelles on batailla au Japon, où les cinq Codes napoléoniens, et pas seulement le Code civil, ont été traduits en vue d’une éventuelle application directe (qui n’est jamais intervenue) : voir Toshio Yamaguchi, op. cit., p. 532 sq.
  • [32]
    La traduction en langue espagnole n’aboutira, après de multiples péripéties tenant à l’histoire de l’île, qu’en 1884.
  • [33]
    Jesus de Galindez, in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport sur la République dominicaine, p. 806.
  • [34]
    Toutefois, il n’est pas certain que l’on puisse parler, à propos du Code libanais, d’une influence du Code Napoléon : voir infra ce qui sera dit de l’objet de l’exportation.
  • [35]
    E. Cordero Alvarez, in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport pour l’Amérique latine, p. 742.
  • [36]
    Sur cette difficulté, voir Camille Jauffret-Spinosi, in La Circulation…, op. cit., Rapport introductif sur l’Amérique latine, p. 109 sq., spéc. p. 111.
  • [37]
    En ce sens, E. Metzger, in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport sur l’Allemagne, p. 597.
  • [38]
    Supra.
  • [39]
    In L’Influence du Code civil…, op. cit., p. 708. Même son de cloche chez Lawson, professeur à Oxford, in L’Influence du Code civil…, op. cit., p. 709 : « La codification est beaucoup plus avancée en Angleterre qu’on ne le pense généralement […] L’influence du Code Napoléon a été assez grande en Angleterre pendant le siècle dernier, mais elle s’est fait sentir indirectement à travers la philosophie du droit et de la doctrine. »
  • [40]
    Patrick Glenn, op. cit., p. 632 : le nouveau Code civil du Québec « continue […] la tradition française de la codification ».
  • [41]
    Pour le Code civil du Québec, voir Pierre-Gabriel Jobin et Jean-Louis Baudoin, in Le Bicentenaire du Code civil, ouvrage à paraître, Dalloz et Litec, 2004, Rapport sur le Québec.
  • [42]
    Ce constat, propre au Code civil, ne doit pas être extrapolé au droit civil français en général : la législation française, la jurisprudence française et la doctrine française continuent d’exercer une réelle influence. Sur cette distinction, supra.
  • [43]
    E. Metzger, op. cit., p. 603.
  • [44]
    Pour le nouveau Code civil du Québec, voir Pierre-Gabriel Jobin et Jean-Louis Baudoin, op. cit. ; pour les nouveaux Codes civils de la Louisiane et des Pays-Bas, voir in Le Bicentenaire…, Vernon Palmer, Rapport sur la Louisiane, et Ewoud Hondius, Rapport sur les Pays-Bas.
  • [45]
    Il existe une fâcheuse tendance des juristes français à critiquer systématiquement leur droit contemporain. Le constat en fut fait d’ailleurs, dès 1950, par M. E. Metzger, in L’Influence du Code civil…, « Discussion du rapport général », p. 711 : « Une dernière remarque doit être formulée au sujet de la tendance qu’ont les auteurs français à dénigrer leurs propres ouvrages et surtout à ne pas reconnaître la valeur de la législation française actuelle. Il est faux de dire que la technique des lois modernes françaises est défectueuse. »
  • [46]
    Code optionnel ou Code obligatoire : ce n’est pas ici la question.
  • [47]
    Toshio Yamaguchi, op. cit., p. 533.
  • [48]
    Travaux préc.
  • [49]
    L’Influence du Code civil, op. cit., p. 571. Sans doute faut-il replacer cette profession de foi dans son contexte. Le rideau de fer vient de tomber, coupant l’Europe en deux : d’où la référence à « notre » Europe. Et peut-être ce droit européen est-il appelé comme le signe d’une Union sacrée contre le système communiste, qu’Henri Mazeaud dénonce d’ailleurs explicitement, en rappelant que « les principes chrétiens sont à la base de nos institutions » (p. 572). Mais, abstraction faite du communisme, le propos ne reste-t-il pas très actuel ?

1L’exportation du Code civil de 1804 est un phénomène majeur de l’histoire juridique universelle. Dans la seconde moitié du xviiie siècle et au début du xixe siècle, d’autres codifications du droit civil ont vu le jour : en Bavière, le Codex Maximilianeus Bavaricus Civilis de 1756 ; en Prusse, le Preussiches Allgemeines Landrecht de 1794 ; en Autriche, le Code civil général autrichien de 1811. Mais, pour des raisons diverses et parfois opposées, de forme ou de fond, aucun d’eux ne devait connaître le rayonnement du Code Napoléon : le Code bavarois sembla une compilation peu harmonieuse, entassant sur une base de droit romain un « mélange disparate de droits allemands, à savoir de lois, statuts, pratiques judiciaires et coutumes [1] » ; le Code prussien, lourd de plus de 17 000 articles, souffrit d’être trop imprégné de conceptions féodales ; le Code autrichien, bref puisque limité à 1 502 articles, parut trop abstrait, trop philosophique.

2Aussi bien, le constat du rayonnement sans égal du Code Napoléon est-il unanime. Mais laissons, là-dessus, parler d’autres que les Français. Lors de Journées du droit civil français tenues à Montréal en 1934, un professeur canadien, du Québec, Louis-Edmond Beaulieu, observe que « pareille expansion des lois d’un peuple n’a eu d’égale que la diffusion des lois romaines [2] ». Quelques années plus tard, lors du colloque que l’Association Henri Capitant et la Société de législation comparée organisèrent en 1950 sur L’Influence du Code civil dans le monde, un professeur allemand, Gustave Boehmer, déclare : « Dans la série des codifications entreprises depuis le milieu du xviiie siècle dans les pays les plus importants de l’Europe centrale et occidentale, c’est sans doute la codification napoléonienne du début du xixe siècle qui, en raison de son importance idéologique et de ses effets historiques, occupe le premier rang [3]. » Et, aujourd’hui, dans la dernière édition de l’Introduction au droit comparé des professeurs allemands Konrad Zweigert et Heinz Kötz, il est écrit : « Other great codes came into force in Central and Western Europe at the end of eighteen and the beginning of the nineteenth centuries, but beyond doubt the French Code civil is intellectually the most significant and historically the most fertile [4]. »

3L’exportation du Code de 1804 est un phénomène qui revêt de multiples aspects, que l’on considère ses causes, ses modalités ou son objet.

Les causes

Trois causes principales

4– Tantôt, ce fut la force des armes, la conquête militaire. Elle se déploya, ardente et fière, à deux époques de notre histoire.

5Ce fut d’abord la conquête impériale. Nombre de pays conquis et parfois annexés par Napoléon – ou certains qui l’avaient été avant lui par les armées de la Révolution – tombèrent sous l’empire et de l’homme et de son Code. La Belgique, cédée par l’Autriche à la France en 1797 lors du traité de Campo Formio, y fut soumise dès 1804. Les Pays-Bas le furent en deux temps, le Code s’y étant appliqué d’abord dans une version légèrement adaptée en 1809 sous le règne de Louis, frère de Napoléon, puis en version originale en 1810 avec l’annexion consécutive à l’abdication de Louis. L’Allemagne le fut en grande partie, mais en plusieurs étapes : dès 1804 pour les territoires à l’ouest du Rhin, qui étaient passés sous souveraineté française avec le traité de Lunéville, puis au fil des campagnes napoléoniennes pour les grands duchés de Bade et Francfort, la Rhénanie, et même Hambourg et Brême, villes des départements de la Hanse. La Suisse tomba dès 1804 sous la compétence du Code pour les cantons de Genève et du Jura bernois, qui avaient été antérieurement intégrés à la République française. L’Italie continentale – la Sicile et la Sardaigne ayant été maintenues par l’Angleterre hors l’emprise de Napoléon – passa progressivement sous l’empire du Code civil « suivant le vol de l’aigle napoléonien [5] » : le Code s’appliqua naturellement dans les territoires annexés, au Piémont annexé en 1802, dans la République de Gênes annexée en 1805 et dans la partie de l’État pontifical annexée en 1809 ; dans le nouveau Royaume d’Italie, il le fut par étapes s’échelonnant de 1806 à 1808, après qu’il eut été traduit en italien comme le Codice civile di Napoleone il Grande per il regno d’Italia ; enfin, il entra en vigueur à Lucques et Piombino en 1806, en Toscane en1808, et dans le Royaume de Naples [6] en 1809.

6Ce fut ensuite, vers d’autres horizons, la conquête coloniale. En Afrique, dans les royaumes ou vastes territoires qui formèrent l’Empire colonial français (mais un empire dont les fondateurs étaient, cette fois, très républicains…), le Code civil fut introduit, mais avec bien des nuances [7], car la Métropole fut souvent respectueuse des particularismes locaux, même dans les territoires qui, telle l’Algérie, formaient, à la veille de leur indépendance, de purs et simples départements. En marge de la conquête impériale et de la conquête coloniale, il faut mentionner les mandats que la France reçut au lendemain de la Grande Guerre pour administrer des territoires ayant appartenu aux puissances vaincues. Le Liban et la Syrie, qui appartenaient à l’Empire ottoman, le Cameroun et le Togo, qui formaient des colonies allemandes, passèrent alors sous influence française [8]. C’est bien la force des armes qui, quoique dirigée contre une puissance tierce, y porta le Code civil.

7– Tantôt, ce fut la force de l’esprit, ou celle du cœur, la conquête intellectuelle, parfois aussi sentimentale. Au xixe siècle, certains pays ont importé le Code civil par sympathie, par admiration, par amour même pour la France : pour ses idéaux, pour sa culture, et pas seulement sa culture juridique. La France qui, après la Révolution de 1789, venait de s’en offrir une seconde, avec celle de 1848, tenait lieu de refuge et de modèle à certains qui luttaient pour l’indépendance ou la construction de leur pays.

8On en retiendra un exemple en Europe, avec la Roumanie. Voici ce qu’écrivait, en 1950, le professeur Leontin Constantinescu : « À partir du début du xixe siècle, les étudiants roumains iront faire ou achever leurs études à Paris. Leur nombre ne cesse d’augmenter […] À partir de 1848 et jusqu’à la fin du siècle, ces hommes joueront un rôle déterminant dans chaque secteur de la vie du pays […] À mesure que la Nation avançait dans la voie du progrès, l’influence française ne cessait de s’élargir et de se consolider, avec une prodigieuse régularité, de génération en génération. Ce fut d’abord la langue, puis la littérature, ensuite les mœurs et enfin les idées et les réformes. Dans le cadre d’une influence aussi étendue le droit avait une place certaine […] Et lorsqu’il fallut établir un ordre juridique conforme à la nouvelle orientation, les yeux des anciens étudiants parisiens se tournèrent tout naturellement vers la France. C’était un hommage rendu à son prestige, aux liens du sang et à la sympathie qu’elle n’avait cessé de montrer à la nation roumaine. Mais c’était aussi une nécessité, étant donné les liens culturels, spirituels et politiques [9]. » De fait, le Code civil roumain de 1864, élaboré en deux mois au lendemain de l’union des deux principautés de Valachie et de Transylvanie est, en gros, la reproduction du Code civil français [10], qu’il avait même été, un temps, question d’introduire en bloc, purement et simplement [11].

9D’autres exemples, nombreux, d’une diffusion de cet ordre sont donnés par l’Amérique latine. Lorsqu’elles eurent conquis leur indépendance de l’Espagne, les jeunes nations de cette Amérique entreprirent de se doter d’un droit civil correspondant aux idées de démocratie, de liberté et d’égalité aux noms desquelles elles avaient revendiqué et obtenu leur souveraineté. Aussi, se détournant naturellement de l’ancienne puissance coloniale, beaucoup se tournèrent vers le Code civil français. La Bolivie se dote, en 1831, d’un Code qui est une simple traduction du Code français. D’autres pays adoptent un Code civil, où l’influence du Code français est sensible, à des degrés divers : le Chili avec le Code Bellot de 1855, qui devait lui-même inspirer les Codes de la Colombie et de l’Équateur, respectivement entrés en vigueur en 1887 et 1861 ; l’Argentine, avec le Code Velez de 1869, par ailleurs inspiré du Code civil chilien, et que devait adopter le Paraguay en 1889.

10En Amérique du Nord, au Québec et en Louisiane, la codification du xixe a pris le Code civil français pour modèle. Le Code civil du Bas-Canada de 1866 peut d’autant mieux « suivre en grande partie le Code Napoléon [12] » que le droit français est de longue date largement reçu au Québec. La même observation vaut, quoique dans une moindre mesure, pour les Codes civils de la Louisiane de 1808, 1825 et 1870, sur lesquels l’influence espagnole fut de plus en plus faible [13]. Naturellement, qu’il s’agisse du Québec ou de la Louisiane, la référence au Code civil français n’est pas seulement le signe de l’appartenance à une même culture ; elle est aussi, à un moment où notre Code brille de tout son éclat, le moyen pour ces États de donner à leurs propres Codes l’autorité qui leur permettra de résister à la common law ; elle est le moyen de conforter une revendication identitaire [14].

11– Tantôt, enfin, ce fut à son unicité que le Code civil français dut sa diffusion. On veut dire par là que, longtemps, il fut le seul Code qui pût véritablement servir de modèle à ceux qui avaient décidé de codifier [15]. Ainsi, lorsqu’à la fin du xixe siècle on s’interrogeait sur les raisons pour lesquelles le Japon, à l’aube de l’ère Meiji, se tournait vers la France pour moderniser son droit, voici ce que répondait Boissonnade : « Pourquoi veut-on établir les lois japonaises de l’avenir à l’exemple des lois françaises ? Voici pourquoi : en Angleterre, il y a sans doute des lois, mais elles ont été rédigées il y a 500 ou 600 ans. Aucun code complet n’a été établi récemment. Les États-Unis, qui sont un État jeune, ne possèdent pas non plus de codes complets parce que les lois y varient selon les États membres. C’est ainsi que, seule, la France possède des codes complets qui ont été rédigés il y a 80 ans [16]. »

12La contre-épreuve s’administre facilement. Il est clair qu’avec la promulgation du Code civil italien en 1865, du Code suisse des obligations en 1883, et surtout du Code civil allemand en 1900, le Code civil de 1804 cesse d’être le modèle quasi exclusif d’inspiration des pays qui entreprennent de codifier leur législation civile. Il perd son monopole ; un marché s’ouvre où les différents Codes civils se retrouvent en situation de concurrence. Déjà, le Code civil portugais de 1865 illustre ce phénomène : il fut l’aboutissement d’un processus tumultueux engagé plus de quarante ans auparavant [17] ; or, si l’influence du Code civil français, certes prépondérante, n’y atteint cependant pas le degré attendu au commencement de son élaboration, c’est qu’entre-temps des projets de Code avaient vu le jour ailleurs, en Italie et en Espagne [18]. Et si l’on se tourne vers l’Égypte, on y constate que les Codes civils de la fin du xixe, Code mixte de 1875 et Code national de 1883, sont une imitation du modèle français, alors que le Code civil de 1949, bien que parfois présenté comme une copie du Code civil français, porte la marque d’autres Codes civils européens, allemand, suisse et italien [19].

13Ces trois causes de l’exportation du Code civil français appellent quelques remarques d’appoint.

14– En premier lieu, elles ne s’excluent pas les unes les autres. La réception du Code n’a pas été ou forcée ou volontaire, et, dans ce dernier cas, elle ne s’explique pas, soit par une sympathie culturelle ou affective, soit par l’absence d’autres modèles. Souvent, plusieurs de ces causes ont joué conjointement.

15Ainsi, là où le Code civil est arrivé avec la conquête militaire, il lui a souvent survécu : nombre de pays conquis l’ont conservé après que le conquérant s’en fut allé. Ainsi, en Belgique, sans doute s’est-il maintenu parce qu’imposé à un pays que son état social et économique prédisposait à l’accueillir : « Lorsqu’il vint au jour et lorsqu’il fut imposé au pays vaincu et conquis que nous étions, écrit le professeur belge Pierre de Harven, le Code de 1804 exprimait l’état de nos provinces tout comme il exprimait celui des provinces françaises, en telle manière qu’il résista chez nous aux bouleversements politiques et sociaux avec la même allure naturelle d’une production historique que celle qui lui permit en France le triomphe sur tant de révolutions [20]. » Ainsi encore, en Italie, après la déroute napoléonienne, le Code civil se maintint, quelques années, dans certains des États restaurés (Gênes, Lucques, Parme et Naples) ; il inspira presque entièrement quatre Codes qui furent ensuite promulgués (Code pour le royaume des Deux Siciles, Code civil de Parme, Code Albertin à Gênes, Code d’Este à Modène) [21] ; et, l’unification italienne une fois accomplie, il resta la source principale du Code civil de 1865 [22]. Selon la formule d’un auteur italien, le Code de 1804, qui régna d’abord ratione imperii, régna ensuite imperio rationis[23]. Enfin, autres temps autres lieux, au lendemain de la décolonisation, la plupart des nouveaux États africains conservèrent le Code civil français qui, parfois coulé dans le moule d’un Code neuf, apparut comme le droit moderne, par différence avec les statuts coutumiers, pour lesquels, souvent, la puissance coloniale avait eu des égards jugés superflus par les jeunes États.

16– En deuxième lieu, la facilité et la réussite de la réception ne sont pas liées à son caractère volontaire ou forcé. Qu’une réception forcée puisse bien tourner, ne point provoquer de révoltes et survivre à la présence de l’occupant, on vient d’en donner plusieurs illustrations. Inversement, qu’une réception volontaire puisse se heurter au début à de sérieuses résistances, voire tourner court, en voici deux exemples, où les difficultés sont venues de l’inadéquation du Code aux réalités socio-économiques du lieu, dont l’importance avait été sous-estimée par ceux qui, par idéalisme, avaient cru à la toute-puissance de la loi. En Roumanie, le Code civil de 1864, « dépourvu de caractère proprement roumain », apparut « à la grande majorité du peuple comme une œuvre théorique et doctrinaire, sinon comme un amas de formules abstraites et conventionnelles » : parce qu’il était « étranger aux habitudes du peuple [et] aux réalités sociales du pays » [24], il fut, au départ, rejeté par la majorité des Roumains, qui vécurent en l’ignorant, et il fallut plusieurs années pour qu’il leur apparût comme un instrument permettant la modernisation de leur pays et sa réintégration à l’Europe. En Haïti, le Code civil, directement inspiré du Code Napoléon, reste aujourd’hui encore ineffectif dans nombre de ses dispositions, au point qu’à présent les juristes de ce pays opposent volontiers le « pays légal » au « pays réel et profond » ou encore au « pays en dehors » [25], et que les projets actuels visent à refondre le Code civil haïtien dans un sens qui assurera une place importante aux coutumes [26].

17– En troisième lieu, on impute souvent les succès extérieurs du Code Napoléon à ses qualités propres. Ce serait à ses qualités de forme, à la clarté, à la simplicité et à la concision de sa langue, comme à ses qualités de fond, à la modernité de son idéologie égalitaire et libérale, qu’il devrait d’avoir été spontanément pris pour modèle ou d’avoir été volontairement conservé après avoir été imposé. Que toutes ces qualités-là aient contribué à sa diffusion, c’est bien certain. Il n’est que de lire les auteurs étrangers pour s’en convaincre [27].

18Pourtant, il est permis de se demander si elles ont été déterminantes, et si ce ne sont pas d’autres considérations, ni techniques ni même juridiques, qui lui ont valu l’adhésion, immédiate ou différée, de tant de peuples. Le code que l’on prend pour modèle est-il véritablement celui dont de savantes expertises ont démontré l’excellence ? Ou n’est-il pas plutôt celui du pays que l’on admire, que l’on envie, parce que puissant, riche et prospère ? Des comparatistes en ont déjà fait l’observation, et pas seulement à propos du Code civil français. Ainsi, les professeurs Zweiger et Kötz écrivent : « One must not suppose, however, that the Code civil was received in these countries as the result of a careful evaluation of its merits, in the way that a customer in a shop might choose the goods which best suited him. Paul Koschaker [28] has shown that the reception of foreign law is not so much a “question of quality” as a “question of powers” : reception occurs when the law being received is in a position of power, at least intellectually and culturally, as being the law of country which still enjoys political power or did so until so recently that its strenght and culture are still clearly remembered [29]. »

19Cette opinion est corroborée par plusieurs indices : 1) Dans l’ordre des qualités du Code napoléon, le plan de l’œuvre ne vient certainement pas au premier rang ; il a pourtant été repris tel quel par nombre de pays, dont c’est même là l’emprunt principal [30]. 2) Lorsque le Code a été purement et simplement traduit, sa traduction a parfois été entachée d’erreurs assez grossières pour faire douter du souci de qualité technique qui aurait inspiré ses auteurs : le Code bolivien de 1831 en fournit un bon exemple [31]. 3) On observe que l’exportation du Code civil faiblit avec la promulgation du Code civil allemand ; mais la cause de cet affaiblissement ne se situe-t-elle pas en amont, dans la défaite de 1870, qui porta un coup sévère au prestige de la France et accrut celui de l’Allemagne ? 4) Lorsqu’en 1845, au lendemain de la conquête de son indépendance sur Haïti, Saint-Domingue, quoique de langue espagnole, adopta le Code napoléon en langue française [32], écartant le Code haïtien de 1826, pourtant lui-même largement inspiré du Code français, c’était peut-être parce que l’on estimait que « le modèle valait mieux que la copie » ; mais c’était aussi assurément « pour des raisons nationales d’hostilité à tout ce qui était haïtien » [33]. Certes la réception du Code Napoléon est alors le fruit moins d’une admiration pour le code reçu, que d’une aversion envers le code rejeté : sa cause n’en reste pas moins affective, et non technique.

Les modalités

20Il est banal de relever que cette exportation a été parfois directe, parfois indirecte.

21Elle fut directe lorsqu’elle se fit sans l’intermédiaire d’un État tiers : lorsque le pays récepteur reçut le Code civil tout droit de la France. Tel fut le plus souvent le cas. Elle se présente d’ailleurs, du moins lorsqu’elle fut volontaire, sous divers aspects. Généralement, l’État récepteur confia à l’un de ses juristes nationaux, ou à plusieurs d’entre eux réunis en une commission, la tâche d’élaborer un Code civil, et celui ou ceux qui furent chargés de cette mission s’inspirèrent, sur instruction ou spontanément, du Code Napoléon. Mais, parfois, c’est à un juriste français que l’État récepteur fit appel, et la personnalité du rédacteur explique alors largement que le nouveau Code porte la marque du Code civil français : nul n’ignore que Josserand fut le principal rédacteur du Code libanais des obligations et des contrats de 1932 [34], et qu’auparavant Boissonnade l’avait été du Code civil japonais promulgué en 1890 (mais dont l’application, prévue pour 1893, fut finalement ajournée).

22L’exportation fut indirecte lorsqu’elle se fit par l’intermédiaire du droit d’un État tiers. Le phénomène s’observe particulièrement en Amérique latine : certains pays, comme la Colombie et l’Équateur, s’inspirèrent, pour élaborer leurs Codes respectifs, en 1887 et 1861, du Code civil chilien de 1855, et reçurent par là même, à des degrés divers, le Code civil français ; même chose pour le Paraguay qui, en 1889, adopta le Code argentin de 1869. Le même phénomène est patent au Moyen-Orient, où le Code civil égyptien de 1949, avec ce qu’il porte du Code civil français, a été reçu par quantité d’autres États : notamment par l’Irak (1951), la Libye (1953), le Qatar (1971) et l’Algérie (1975) – ce qui, pour ce dernier pays, est assez piquant, le modèle français que l’on voulait écarter étant récupéré, consciemment ou inconsciemment, au travers du modèle choisi…

23Ajoutons que certains Codes civils sont le fruit de l’une et l’autre de ces exportations. Ainsi, le Code civil argentin est, pour l’essentiel, inspiré du Code civil français et du Code civil chilien [35] : ce qui revient à dire que le Code français l’a pénétré directement et indirectement.

L’objet

24Qu’ont emprunté au Code civil les pays où il a été exporté ?

25À titre liminaire, observons qu’en toute rigueur il conviendrait de distinguer l’exportation du Code Napoléon de celle du droit français en général et la circulation du Code de celle du modèle juridique français. Et ce, surtout si l’on considère des Codes étrangers très largement postérieurs au Code Napoléon. Car, au fil du temps, le Code Napoléon, d’une part, a connu d’importantes modifications, et, d’autre part, est devenu une simple composante de notre droit civil, l’un des éléments de notre modèle juridique, au côté des lois civiles non codifiées, de la jurisprudence et de la doctrine. Reste qu’il est malaisé de détacher du Code de 1804, pour mesurer son influence extérieure, les évolutions législatives et jurisprudentielles comme les interprétations doctrinales qui l’ont suivi [36]. Lorsque, par exemple, l’on souligne l’influence capitale de l’œuvre d’Aubry et Rau sur le Code civil argentin de 1869, comment faire la part de l’influence du commentateur du Code et la part de l’influence du Code commenté ? Et dans le Code libanais des contrats et des obligations de 1949, le Code Napoléon et les doctrines de Josserand se trouvent intimement mêlées.

26Cela dit, on peut discerner trois degrés dans l’exportation du Code Napoléon.

27– En premier lieu, et c’est le degré maximum, le Code a parfois été reçu dans sa lettre même. Cette réception est évidemment la plus frappante, puisque l’inspiration va jusqu’à la copie. Encore faut-il établir des distinctions, car les copies varient ici et là.

28D’abord, le Code a été reçu tantôt dans sa version française (Belgique), tantôt dans une version traduite dans la langue du pays récepteur (Paraguay), tantôt successivement dans ces deux versions (Saint-Domingue).

29Ensuite et surtout, tantôt c’est tout le Code qui a été ainsi accueilli, tantôt c’en est une partie seulement, ou même quelques-uns de ses articles, voire son plan seulement. Quelques exemples : en Algérie, la France déclara en 1834 le Code civil applicable dans son entier, alors qu’en Tunisie et au Maroc elle ne l’introduisit qu’en partie en 1906 et 1913 sous la forme d’un Code des obligations et des contrats. Le Code vénézuélien de 1942, fortement influencé par le nouveau Code civil italien, reprend le plan du Code Napoléon : il est divisé en trois Livres consacrés le premier aux personnes, le second aux biens, à la propriété et à ses modifications, le troisième aux modes d’acquérir et de transmettre la propriété et les droits ; et ce dernier Livre regroupe les obligations, les successions, les obligations et les contrats, les privilèges, l’hypothèque et la prescription.

30Enfin et accessoirement, le Code a parfois été introduit par la France coloniale comme un Code proposé, mais non imposé : aux indigènes, devenus avec la Constitution de 1946 « citoyens français de statut local » (art. 46), elle laissa, notamment en matière de statut personnel et familial, une option de législation, confortée par une option de juridiction, entre, d’une part, le droit de la Métropole, celui du Code civil, et, d’autre part, soit leur droit coutumier, soit le droit musulman.

31– En deuxième lieu, et c’est le degré intermédiaire, le Code civil a pu être reçu dans son esprit, mais au travers de règles autrement rédigées ou autrement ordonnées. La formulation ou le plan de notre Code ne se retrouve pas. L’inspiration ne va pas jusqu’à la copie.

32Certains observeront que c’est parfois non pas l’esprit général, mais simplement telle ou telle institution du Code qui a été accueillie. On a pu ainsi déceler une influence du Code Napoléon sur le Code civil allemand, avec l’admission in extremis par celui-ci du testament olographe [37]. Mais peut-on parler véritablement d’une influence du Code civil français ? Alors surtout que le testament olographe existait en droit français dès avant la codification, et qu’il eût probablement été importé par l’Allemagne même si le droit civil français n’avait pas été codifié ?

33– En troisième lieu, et c’est le degré minimum, ce qui a pu être reçu du Code civil, ce n’est pas son contenu, ni même son esprit, mais le principe même de codification qu’il incarnait. Certes, l’idée de codification était dans l’air au xviiie siècle, et elle ne l’était pas qu’en France : à preuve, les initiatives bavaroise ou prussienne [38]. Mais, sans chercher à créer une polémique du genre de celle qui, lors du Bicentenaire de la Révolution de 1789, opposa politiques français et anglais sur la question de savoir si la France pouvait ou non prétendre être la patrie des droits de l’Homme, c’est un fait que le Code civil français fut universellement perçu comme la première des grandes codifications modernes. Et, de ce point de vue, ses ondes se propagèrent partout dans le monde.

34Même en terre de common law… En 1950, le professeur Graveson, de l’Université de Londres, observait que Bentham avait été fort séduit par le Code civil français, et il ajoutait : « Grâce à lui, les principes de rationalité et de simplicité si apparents dans le Code civil français ont été communiqués à une grande partie de la législation réformatrice anglaise du xixe siècle. Cette influence a notamment inspiré les tentatives en vue de réunir dans un seul document législatif toute la matière relative à un sujet déterminé [39]. »

35Peut-être est-ce finalement ce qui a été et reste aujourd’hui encore le plus marquant dans le rayonnement extérieur du Code Napoléon : c’est d’avoir été à l’origine du vaste mouvement de codification qui au fil du xixe siècle a marqué les droits de tant de pays. Et la vigueur avec laquelle ce mouvement reprend aujourd’hui – qu’il s’agisse de premières codifications ou de nouvelles codifications – est un hommage au Code civil de 1804, en ce qu’il incarnait l’idée même de codification. Lorsque des États comme les Pays-Bas, le Québec ou la Louisiane se dotent, respectivement en 1992, 1994 et 1976-2001, de nouveaux Codes civils, on n’y retrouve certes pas, et de loin, l’influence française qui imprégnait leurs Codes antérieurs, mais il n’empêche qu’en elle-même leur entreprise est le signe d’une fidélité au principe d’une codification du droit civil, dont le Code Napoléon reste l’emblème [40].

36Qu’il soit permis, pour finir, de livrer quelques libres réflexions sur les enseignements que l’on pourrait tirer, pour aujourd’hui, de l’exportation que connut le Code civil de 1804.

37– En premier lieu, il est urgent que la France se dote d’un nouveau Code civil. En effet, il est incontestable qu’un Code civil est un instrument sans égal de diffusion du droit qui s’y trouve mis en ordre. Le rayonnement du Code de 1804 le prouve amplement. Et l’influence qu’exercent d’ores et déjà les nouveaux Codes civils du Québec et des Pays-Bas sur les codifications de pays qui, après la dissolution du système juridique socialiste, sont en quête d’un nouveau droit civil est très remarquable [41]. Or, notre Code civil a vieilli et, par suite, ne s’exporte plus guère [42]. Déjà, au milieu du siècle dernier, certains considéraient comme un « fait indiscutable » qu’il était « démodé » [43], et l’on vantait, par comparaison, la jeunesse et la modernité du Code civil allemand, dont on expliquait ainsi le rayonnement croissant. Et aujourd’hui, force est de constater que l’influence de notre Code sur les récentes codifications étrangères, québécoise, louisianaise ou néerlandaise, a été très faible, et parfois même quasiment nulle [44]. Certes, notre Code a été, depuis les années 1960, partiellement refondu, et le plus souvent avec bonheur : il l’a été dans la plupart de ses dispositions concernant le droit des personnes et de la famille, y compris les régimes matrimoniaux et les successions. Mais, outre qu’un Code ne peut véritablement s’exporter que s’il forme un tout homogène, c’est surtout en droit des obligations, des biens et des sûretés que les pays en voie de codification cherchent des modèles. Or, sur ces matières, il est particulièrement impérieux que notre Code soit réécrit. Qui, en effet, oserait prétendre que, de ce droit civil économique, il donne une image fidèle ? Et comment ne pas mesurer le handicap à l’exportation dont souffre un droit qui, si réelles que soient ses qualités de fond, n’est connaissable qu’au travers d’une jurisprudence de plus en plus abondante et une doctrine de plus en plus prolixe ?

38L’entreprise est certes difficile. On sait ce qu’il advint des travaux de la Commission de réforme du Code civil constituée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle n’est cependant pas impossible. Le génie juridique français peut en venir à bout, pour autant que les juristes français croient en leur droit d’aujourd’hui [45] et qu’ils soient soutenus par une volonté politique forte.

39Pour autant, ne rêvons pas. Il a déjà été relevé que le rayonnement d’un Code civil ne se mesure pas seulement à ses qualités intrinsèques. Il procède aussi (surtout ?) de la puissance politique, économique, militaire, et aussi culturelle, de son pays d’origine. Or, à vue d’homme, la France ne peut espérer occuper, à elle seule, dans l’avenir, la place qui fut la sienne au xixe siècle. L’espoir d’un Code civil français rénové qui connaîtrait la même diffusion que celui de 1804 serait sans doute une chimère. En revanche, il n’est pas présomptueux d’escompter d’un tel Code qu’il inspirerait, ici ou là, de jeunes Codes, en Europe centrale ou dans le tiers monde, concurremment avec d’autres. Il n’est pas non plus déraisonnable de penser qu’il permettrait au droit civil français de donner toute sa force, toutes ses qualités, dans l’élaboration d’un droit européen, voire d’un Code civil européen. Et parce que ce Code pourrait bien être demain (ou après-demain) celui d’une Union suffisamment forte pour prétendre à une diffusion universelle, il faut que le droit français s’y retrouve.

40– En second lieu, et pour rester sur le terrain du droit européen, l’exportation que connut notre Code civil relativise les difficultés, certes réelles, de l’élaboration d’un Code civil européen[46]. Elle atteste que des États ont pu accueillir une législation civile étrangère, exclusivement ou concurremment avec d’autres, telle quelle ou en l’adaptant. Elle démontre aussi que des obstacles techniques, comme celui de la traduction, peuvent être surmontés, fût-ce au prix de quelques erreurs, là où la volonté politique existe : « Ne vous souciez pas trop de l’erreur de la traduction. Achevez votre traduction le plus tôt », ordonna l’empereur Eto à son conseiller Mitsukuri qu’il avait chargé de traduire en japonais les Codes français [47].

41Il est d’ailleurs très remarquable que, lors des travaux que l’Association Henri Capitant et la Société de législation comparée consacrèrent en 1950 à l’influence du Code civil dans le monde [48], il fut tant question de l’unification du droit européen. Certes, des voix y dénoncèrent une ambition excessive et déraisonnable, mais la majorité y fut favorable. Et, au premier rang de cette majorité, un auteur, que nul ne suspectera d’un avant-gardisme de complaisance ou d’un patriotisme défaillant, déclarait : « Pour faire l’Europe, notre Europe – et on sait la nécessité vitale de la construire –, il faut faire un droit européen. Que reste-t-il donc à vaincre ? Cet esprit de particularisme et d’orgueil national dont nous sommes tous imbus et qui, il faut bien le reconnaître, transparaît dans chacun des rapports. La question n’est pas de savoir si les juristes belges ont ou non besoin d’avoir recours aux juristes français ou aux juristes allemands ; la question n’est pas de savoir qui l’emportera du code italien, du code suisse, du code allemand ou du code français ; la question est de savoir si, comme le firent les rédacteurs du Code Napoléon lorsqu’ils unifièrent le droit français, des juristes de bonne volonté veulent chercher dans les institutions civiles de tous les pays de notre Europe celles qui doivent être préférées. » On aura reconnu la voix d’Henri Mazeaud [49]

Notes

  • [1]
    Gustave Boehmer, in L’Influence du Code civil dans le monde, Travaux de la Semaine internationale de droit, Association Henri Capitant des Amis de la culture juridique française et Société de législation comparée, Paris, 1950, Pédone, 1954, Rapport sur l’Allemagne, p. 573.
  • [2]
    Louis-Edmond Beaulieu, in Le Droit civil français. Livre-souvenir des Journées du droit civil français (Montréal, 31 août-2 septembre 1934), Sirey et Le Barreau de Montréal, 1936, Introduction, p. 3.
  • [3]
    Op. cit., p. 572.
  • [4]
    « D’autres grands codes ont été appliqués en Europe centrale et occidentale à la fin du xviiie et au début du xixe siècle, mais il ne fait pas de doute que le Code civil français est le plus important du point de vue intellectuel et du point de vue historique le plus fécond », An Introduction to Comparative Law, Oxford, Clarendon Press, 1998, 3e éd., p. 85 sq.
  • [5]
    Mario Berri, in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport sur l’Italie, p. 617.
  • [6]
    Amputé de ses dispositions (permissives) sur le divorce… Voir infra ce qui sera dit de l’objet de l’exportation.
  • [7]
    Voir infra ce qui sera dit de l’objet de l’exportation.
  • [8]
    S’agissant du Liban et de la Syrie, il est vrai que l’Empire ottoman avait entrepris de moderniser son droit depuis le Firman de Tanzimat – l’Édit des réformes – de 1839, et que cette modernisation avait pris la forme d’une occidentalisation dans laquelle les Codes français avaient constitué une source d’inspiration majeure. Mais seuls le Code de commerce, le Code de procédure civile et le Code pénal furent alors adoptés, en tout ou en partie et moyennant quelques adaptations. Voir Reha Poroy, Lufti Duran, Sulhi Dönmezer et Nihal Uluocak, in La Circulation du modèle juridique français, Travaux de l’Association Henri Capitant, t. XLIV, Journées franco-italiennes de 1993, Litec, 1994, Rapport sur la Turquie, p. 495 sq.
  • [9]
    In L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport sur la Roumanie, p. 672 sq.
  • [10]
    Et ce, bien que le prince d’alors, Alexandre Ion Cuza, ait, dans un message du 14 juillet 1864, indiqué le Code italien, en gestation, comme modèle à suivre…
  • [11]
    Leontin Constantinescu, L’Influence du Code civil…, op. cit., p. 673. Au demeurant, en Valachie, le Code de commerce français avait été introduit dès 1839, et le Code pénal français dès 1852.
  • [12]
    Patrick Glenn, in La Circulation…, op. cit., Rapport sur le Canada, p. 628.
  • [13]
    Alain Levasseur, in La Circulation…, op. cit., Rapport sur la Louisiane, p. 650 sq. : « Le Code louisianais de 1808 était une réplique presque parfaite du Code Napoléon… L’influence des sources françaises sur le Code de 1825 s’est maintenue. On pourrait même dire que cette influence fut beaucoup plus importante que celle qu’elle avait eue sur le Code de 1808… En dehors de quelques articles qui furent éliminés, la teneur du Code de 1870 est l’exacte transposition du Code de 1825 » (p. 651).
  • [14]
    La menace de voir la common law emporter le droit civil n’était pas le fruit de l’imagination. Au Québec, notamment, une Proclamation royale de 1763 avait instruit les officiers de justice de décider « autant que possible » selon le droit d’Angleterre (l’Acte de Québec de 1774 était ensuite venu garantir la survivance du droit canadien) : Patrick Glenn, op. cit., p. 627.
  • [15]
    René David, in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport général sur l’Amérique, p. 738 : « Il y a eu une époque, qui couvre tout le xixe siècle, où ceux qui voulaient faire un code ne pouvaient guère, pour trouver un modèle, se tourner que du côté de la France… » L’affirmation suivant laquelle le Code civil de 1804 était le seul Code qui pût servir de modèle pendant « tout le xixe siècle » est sans doute excessive : voir la suite du texte.
  • [16]
    Y. Noda, Gustave Boissonnade, comparatiste ignoré, in Problèmes contemporains de droit comparé, Institut japonais de droit comparé, t. II, p. 236. Sur la modernisation du droit japonais et le degré de l’influence française, voir Jacques Robert, in La Circulation…, op. cit., Rapport introductif sur l’Asie, p. 511 sq. ; Toshio Yamaguchi, Rapport sur le Japon, p. 532 sq.
  • [17]
    Il fut décidé, par un premier décret en 1822, puis par un second décret en 1835, d’ouvrir un concours pour l’établissement d’un projet de Code civil : sans résultat… Une Commission chargée d’élaborer le Code civil fut nommée en 1845 : en vain. Le Code de 1865 naquit finalement des travaux d’un jurisconsulte, Luis de Seabra, qui furent ensuite révisés par une Commission composée de professeurs de l’université de Coïmbra. Sur cette genèse tumultueuse, voir Barbosa de Magalhaes, in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport sur le Portugal, p. 633 sq.
  • [18]
    Barbosa de Magalhaes, op. cit., p. 635.
  • [19]
    Mohamed El Sayed Arafa, in La Circulation…, op. cit., Rapport sur l’Égypte, p. 233 sq., spéc. p. 241.
  • [20]
    Pierre de Harven, in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport sur la Belgique, p. 608.
  • [21]
    Seul, le royaume lombard-vénitien se détacha du Code civil français : passant, dès la fin de l’Empire, sous la souveraineté de l’empereur d’Autriche. Le Code civil autrichien y entra aussitôt en vigueur.
  • [22]
    Mario Berri, op. cit., p. 622.
  • [23]
    Fiore, Trattato di dititto civile, disposizioni generali, vol. I, p. 2.
  • [24]
    Leontin Constantinescu, op. cit., p. 677.
  • [25]
    Gélin I. Collot, « Allocution de bienvenue », in De la place de la coutume dans l’ordre juridique haïtien, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2003, p. 15.
  • [26]
    Constantin Mayard-Paul, « Le point de vue des praticiens du droit », in De la place de la coutume…, ibid., p. 187 : « Nous sommes à la veille de fêter le deux centième anniversaire de l’Indépendance de notre chère Haïti. C’est le moment d’avoir des dispositions légales nettement haïtiennes… »
  • [27]
    L’Influence du Code civil…, op. cit., passim. Voir aussi Louis-Edmond Beaulieu, op. cit.
  • [28]
    Europa und das römische Recht, 2e éd., 1953.
  • [29]
    « Il ne faudrait pas croire, cependant, que le Code civil [français] a été adopté dans ces pays à la suite d’une évaluation soigneuse de ses qualités, comme un consommateur choisirait dans un magasin les produits qui lui conviennent le mieux. Paul Koschaker [Europa und das römische Recht, 2e éd., 1953] a montré que l’adoption d’une loi étrangère n’est pas tant une “question de qualité” qu’une “question de puissance” : l’adoption a lieu quand la loi qui est proposée est en position de force, au moins sur les plans intellectuels et culturels, pour avoir été la loi d’un pays qui détenait encore le pouvoir politique ou qui le détenait dans un passé assez proche pour que sa force et sa culture aient laissé des empreintes profondes », op. cit., p. 100.
  • [30]
    Joint à cela que le Code de commerce de 1807, qui n’est pas le fleuron de la codification napoléonienne, n’en fut pas moins copié, en tout ou en partie, dans certains pays : par exemple, en Turquie (Code de commerce de 1850).
  • [31]
    Manuel Duran P., in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport sur la Bolivie, p. 775, avec de nombreux exemples.
    Autre chose sont les traductions controversées, comme celles sur lesquelles on batailla au Japon, où les cinq Codes napoléoniens, et pas seulement le Code civil, ont été traduits en vue d’une éventuelle application directe (qui n’est jamais intervenue) : voir Toshio Yamaguchi, op. cit., p. 532 sq.
  • [32]
    La traduction en langue espagnole n’aboutira, après de multiples péripéties tenant à l’histoire de l’île, qu’en 1884.
  • [33]
    Jesus de Galindez, in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport sur la République dominicaine, p. 806.
  • [34]
    Toutefois, il n’est pas certain que l’on puisse parler, à propos du Code libanais, d’une influence du Code Napoléon : voir infra ce qui sera dit de l’objet de l’exportation.
  • [35]
    E. Cordero Alvarez, in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport pour l’Amérique latine, p. 742.
  • [36]
    Sur cette difficulté, voir Camille Jauffret-Spinosi, in La Circulation…, op. cit., Rapport introductif sur l’Amérique latine, p. 109 sq., spéc. p. 111.
  • [37]
    En ce sens, E. Metzger, in L’Influence du Code civil…, op. cit., Rapport sur l’Allemagne, p. 597.
  • [38]
    Supra.
  • [39]
    In L’Influence du Code civil…, op. cit., p. 708. Même son de cloche chez Lawson, professeur à Oxford, in L’Influence du Code civil…, op. cit., p. 709 : « La codification est beaucoup plus avancée en Angleterre qu’on ne le pense généralement […] L’influence du Code Napoléon a été assez grande en Angleterre pendant le siècle dernier, mais elle s’est fait sentir indirectement à travers la philosophie du droit et de la doctrine. »
  • [40]
    Patrick Glenn, op. cit., p. 632 : le nouveau Code civil du Québec « continue […] la tradition française de la codification ».
  • [41]
    Pour le Code civil du Québec, voir Pierre-Gabriel Jobin et Jean-Louis Baudoin, in Le Bicentenaire du Code civil, ouvrage à paraître, Dalloz et Litec, 2004, Rapport sur le Québec.
  • [42]
    Ce constat, propre au Code civil, ne doit pas être extrapolé au droit civil français en général : la législation française, la jurisprudence française et la doctrine française continuent d’exercer une réelle influence. Sur cette distinction, supra.
  • [43]
    E. Metzger, op. cit., p. 603.
  • [44]
    Pour le nouveau Code civil du Québec, voir Pierre-Gabriel Jobin et Jean-Louis Baudoin, op. cit. ; pour les nouveaux Codes civils de la Louisiane et des Pays-Bas, voir in Le Bicentenaire…, Vernon Palmer, Rapport sur la Louisiane, et Ewoud Hondius, Rapport sur les Pays-Bas.
  • [45]
    Il existe une fâcheuse tendance des juristes français à critiquer systématiquement leur droit contemporain. Le constat en fut fait d’ailleurs, dès 1950, par M. E. Metzger, in L’Influence du Code civil…, « Discussion du rapport général », p. 711 : « Une dernière remarque doit être formulée au sujet de la tendance qu’ont les auteurs français à dénigrer leurs propres ouvrages et surtout à ne pas reconnaître la valeur de la législation française actuelle. Il est faux de dire que la technique des lois modernes françaises est défectueuse. »
  • [46]
    Code optionnel ou Code obligatoire : ce n’est pas ici la question.
  • [47]
    Toshio Yamaguchi, op. cit., p. 533.
  • [48]
    Travaux préc.
  • [49]
    L’Influence du Code civil, op. cit., p. 571. Sans doute faut-il replacer cette profession de foi dans son contexte. Le rideau de fer vient de tomber, coupant l’Europe en deux : d’où la référence à « notre » Europe. Et peut-être ce droit européen est-il appelé comme le signe d’une Union sacrée contre le système communiste, qu’Henri Mazeaud dénonce d’ailleurs explicitement, en rappelant que « les principes chrétiens sont à la base de nos institutions » (p. 572). Mais, abstraction faite du communisme, le propos ne reste-t-il pas très actuel ?
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