Notes
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[1]
Pour en rester au domaine français, on citera Christian Bromberger, Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1995 ; Alain Ehrenberg, Le Culte de la performance, Calmann-Lévy, 1991 ; Patrick Mignon, La Passion du football, Odile Jacob, 1998.
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[2]
On trouve, par exemple, une description synthétique du changement d’échelle de l’économie du sport dans Wladimir Andreff, « L’évolution du modèle européen de financement du sport professionnel », Sport et Mondialisation : quel enjeu pour le xxie siècle ?, in Reflets et Perspectives de la vie économique, 2000, n° 2-3.
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[3]
Ce qui a déjà été fait en Italie ou en Allemagne et que les clubs revendiquent en France.
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[4]
On peut s’interroger sur le sens du football quand on envisage de transformer ses règles afin de le rendre plus spectaculaire. On dit volontiers que l’enjeu tue le jeu. Le manque de prise de risque, les stratégies défensives, les qualités physiques des joueurs, tout cela concourt à produire souvent des matches décevants. La Coupe du monde aux États-Unis avait donné lieu à nombre de spéculations et propositions de modifications des règles en vue de séduire le public américain : la suppression du hors-jeu, l’augmentation de la taille du terrain et des cages de but, passer de onze à dix, partager le match en quatre périodes, faire intervenir les remplaçants quand on le souhaite, etc., mais c’est aussi la création de ce championnat européen qui ne connaîtrait ni montée ni descente et pourrait assurer, pour cette raison, un spectacle satisfaisant, car les rencontres seraient vidées d’une partie de leurs enjeux trop paralysants. On voit bien que, dans ce cas-là, c’est toute la vision du monde contenue dans le football qui est en jeu. Qu’en est-il du mérite quand les équipes se sélectionnent entre elles sur des critères financiers et non sur des critères sportifs, ou quand la suprématie sportive est assurée par la capacité à acheter les joueurs disponibles sur le marché pour priver les autres des joueurs de qualité ? Qu’en est-il de la chance, quand on récuse le risque parce qu’il pourrait mettre en péril la santé financière d’un club ? Qu’en est-il de la place de l’erreur quand on cherche à la pourchasser par la vidéo ? Que devient l’égalité et le respect, quand seuls sont autorisés à concourir les pairs qui refusent de rencontrer les autres équipes ? Et du coup, que devient l’exploit, si ce n’est la définition programmée du spectacle, si on ne se donne pas la possibilité que le grand soit éliminé par le petit ? Mais c’est aussi le rapport au temps qui est en jeu : l’ennui, la lenteur ou l’attente ont peut-être aussi des vertus.
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[5]
À ce scénario d’un stade rempli de spectateurs à haut pouvoir de consommation ou de décision, pourrait s’opposer, selon des propos prêtés à Silvio Berlusconi, prenant en compte la perte de prépondérance des spectateurs dans le revenu des clubs, l’assistance gratuite au stade, pour produire un bon décor aux retransmissions télévisées et avoir le fameux douzième homme à la télévision, et peut-être aussi pour le clientélisme, moins que pour l’argent qu’il rapporte.
1En quoi l’argent est-il un problème dans le sport en général et dans le football en particulier ? La réponse paraît évidente. Par le rôle considérable qu’il joue dans les développements présents du sport, comme en témoignent les sommes astronomiques des transferts ou des négociations des droits de retransmission et les projets de réorganisation des compétitions, il irait contre l’éthique sportive de la gratuité. Plus profondément, la rationalisation économique du football ferait courir le risque de la disparition d’une culture sportive caractérisée par l’incertitude fondamentale produite par la compétition entre égaux et par la logique identificatoire qui lie une équipe, nationale ou de club, et un territoire – tous ces éléments qui fondent les analyses des historiens, sociologues et anthropologues du football [1]. Ce faisant, il menacerait aussi la cohésion sociale. En France, en tout cas, la question de l’argent dans le football est inséparable de la divine surprise du 12 juillet 1998 : moins la victoire de l’équipe nationale que les foules réunies dans les rues ont pu faire penser que le football pouvait effectivement, comme il a été déclaré à l’époque, « faire plus pour l’intégration que quinze ans de politique de la ville ».
2À moins de sombrer dans une condamnation abstraite de l’argent, il convient de faire la part des choses. L’argent n’est pas un phénomène nouveau dans le football. C’est son sens qui a changé : il ne s’agit plus aujourd’hui de dépenser pour obtenir de la gloire ou du plaisir, il s’agit de considérer le football comme une activité économique comme une autre, de lui imposer des exigences de rentabilité, de lui appliquer les règles du calcul économique. Du coup, le football apparaît comme exemplaire des transformations économiques des dernières décennies avec l’accent mis sur la spéculation financière, le caractère irréel de la valeur économique ou l’accroissement des écarts entre les revenus des acteurs. Mais il est exemplaire aussi des interrogations accompagnant ces transformations : qu’en est-il de la valeur sportive et donc de la valeur en général ? Que deviennent les équipes nationales, et donc la nation, quand le marché du sport est international ? Que devient la solidarité ou la communauté quand le football donne l’image d’une société où les riches veulent rester avec les riches ? Peut-on ou doit-on réguler pour contrôler cette évolution, et qui doit le faire ?
La tradition du football
3Le football est, avec la boxe et le cyclisme, un des premiers sports professionnels. C’est contre ces sports que s’est construit l’olympisme qui promeut le caractère désintéressé du sport, cherche à mettre à distance le sport spectacle et prétend construire une contre-société sportive qui serait l’image idéalisée de la société moderne. L’argent est ce qui donne cet avantage injuste qui ne permet pas d’organiser la compétition entre des égaux. Le professionnel touche en effet un revenu qui lui permet de s’entraîner, pendant que l’amateur travaille ou s’occupe à d’autres activités. Cela choque la morale aristocratique qui fait du sport une activité désintéressée à haute valeur éducative, puisqu’elle contribue à l’équilibre entre la formation de l’esprit et la formation du corps. De plus, payer des athlètes, c’est encourager la passivité des spectateurs, qui apportent certes une partie des ressources, mais ne cherchent pas à participer à l’activité sportive. On voit ici comment pourront se rejoindre différentes critiques du sport professionnel : celle de l’élitisme aristocratique et celle de la critique de l’aliénation par le spectacle.
4Qu’est-ce que l’argent du football à l’époque ? C’est celui, aux origines du football professionnel autour des années 1870, que rapporte au propriétaire de pub de Glasgow ou de Liverpool le rassemblement des spectateurs et des buveurs, pour assister aux rencontres entre les premiers clubs de quartier. C’est celui, dans les années 1920 et 1930, du paternalisme de Peugeot ou des producteurs textiles brésiliens qui cherchent la paix sociale ou le prestige, comme le feront d’ailleurs très vite les municipalités pour la gloire locale. C’est celui, dans les années 1960, du négociant en champagne qui s’assure la promotion de son nom grâce au succès du club qu’il finance. Le football est souvent l’équivalent de la danseuse ou de la passion économiquement stérile du collectionneur. Mais c’est cet argent qui libère le temps nécessaire à l’entraînement et à la réflexion tactique, et qui permet au joueur de parfaire son art pour plaire au public.
5L’utilisation de l’argent s’inscrivait alors dans le cadre d’une conception artisanale de la lutte contre l’incertitude et d’une acceptation des règles du jeu sportif : mettre de l’argent dans le sport, c’était rechercher la maximisation du succès sportif, avec la perspective de retombées politiques, économiques ou symboliques, avec tous les aléas que cela comportait, tout ce qui fait du football un sport populaire, car délivrant en permanence de grandes leçons sur les dangers de l’hybris ou les mérites du travail. Et ce n’est pas le fait de jouer pour l’argent qui a empêché le football, à l’instar de tous les sports, de réaliser les potentialités dramatiques du sport contenues dans l’organisation de l’incertitude, ou de mettre en scène les valeurs cardinales des sociétés modernes et d’exprimer les tensions produites par leur mise en œuvre, en faisant le sport le plus populaire de la planète.
6Il existe ainsi une culture du football avec ses rituels ordinaires, les matches du samedi ou du dimanche, et ses événements exceptionnels, les Coupes du monde, ses supporters manifestant de différentes manières leur soutien à leur club favori, ses héros et bien sûr ses émotions provoquées par l’angoisse du résultat. Jusqu’aux années 1980, il y a une certaine stabilité des rapports entre le football et le monde économique en terme de vision du monde : spectateurs, subventions des collectivités locales et engagements de sponsors et mécènes locaux assurent le financement des clubs, la télévision souvent publique assurant sa promotion au plan national, voire européen [2]. L’équilibre provient du compromis établi entre les fédérations nationales et internationales, garantes des règles du sport et de ses intérêts, et les clubs professionnels, organisés en ligues, qui défendent sa dimension commerciale. Il y a ainsi une loi du sport qui s’impose à tous et il est de l’intérêt de tous que cette loi existe, notamment cette idée qu’il faut garantir l’existence du football à tous les niveaux et qu’il faut assurer un lien entre tous ces niveaux, parce que l’espace du football repose pour l’essentiel sur l’articulation entre un niveau local et un niveau national. Symboliquement, ce compromis s’exprime dans l’existence des Coupes nationales où les clubs amateurs peuvent s’affronter aux professionnels, et quelquefois les vaincre, et dans des championnats fonctionnant selon le principe de la promotion-relégation. Un club venu du fond des compétitions régionales comme Auxerre peut accéder en quelques années à la première division, ou un grand club comme Newcastle végéter en deuxième division pendant plusieurs saisons avant de redevenir un grand d’Angleterre. Le même principe existe au niveau européen.
Le nouveau sens de l’argent
7On est maintenant bien au-delà du paternalisme, du mécénat et des tricheries et corruptions pour obtenir le gain d’un match : les consultants financiers spécialisés – le cabinet d’audit financier Deloitte et Touche, qui publie régulièrement les résultats économiques des clubs, est aussi connu dans le monde du football que Guy Roux, Alex Fergusson ou Nicolas Anelka – affirment que le football « n’a rien à voir avec l’affectif », que « ce n’est plus un passe-temps pour hommes fortunés » ou que « l’argent du football s’est aussi professionnalisé ». Les clubs se dotent de départements juridiques, financiers, marketing, et les professionnels du management concurrencent les dirigeants bénévoles. Le changement se produit dans les années 1980 quand, à la suite des grands fabricants d’articles de sport (Adidas, Nike), de grands groupes industriels (Matra) ou financiers (Fininvest et Berlusconi) et des médias (Canal +, Rupert Murdoch, Léo Kirch) et sponsors à vocation internationale (Coca Cola, McDonald’s ou Master Card) se lancent dans le développement du marché du sport, introduisant ainsi des préoccupations nouvelles : reconnaissant la puissance médiatique du football, il s’agit de faire du football un spectacle rentable en investissant dans l’organisation d’événements ou le montage d’équipes susceptibles d’attirer spectateurs, téléspectateurs et sponsors à dimension internationale, et, logiquement, faire des clubs dans lesquels on a investi des entreprises elles aussi rentables, en s’appropriant les droits de retransmission des images du club et en se protégeant contre les aléas du sort qui transforment une défaite sportive en catastrophe économique.
8Donnons un exemple de l’entrecroisement de ces nouvelles préoccupations en revenant quelques années en arrière, à l’été 1998. Rupert Murdoch propose alors de racheter Manchester United considéré comme le club le plus riche du monde pour la somme de 650 millions de livres. Pourquoi ce rachat ? D’un point de vue commercial, il s’agit de tirer profit de l’image internationale du club qui fait que, si par exemple Manchester achète un joueur japonais, cela garantit la vente de centaines de milliers de maillots du club au Japon. Mais surtout, en tant que propriétaire de Fox Television, la principale chaîne câblée sportive aux États-Unis, de la chaîne satellite B Sky B, titulaire des droits de retransmission de la Premiership, la première division anglaise, mais aussi de multiples chaînes en Asie, d’un club de base-ball aux États-Unis, il essaie d’intégrer directement un des principaux produits, le football, qui assure le développement des programmes télévisuels sur les chaînes à péage. Cette entreprise a échoué mais qu’importe, car on voit ce que signifie cette nouvelle logique économique : le football, ce sont des produits dérivés, le merchandizing, le soutien de sponsors. Il peut être traditionnel, comme une marque de bière, ou appartenir à la nouvelle économie, comme une marque de téléphone portable, visant un marché mondial ; le football, c’est aussi la mobilisation des ressources de la Bourse par la cotation des clubs – pour pouvoir engager des joueurs qui garantiront l’acquisition de nouveaux titres sportifs augmentant la notoriété et la capacité de mobiliser encore plus de ressources –, la rentabilisation des stades par l’organisation d’activités de spectacle, l’organisation des événements sportifs fortement médiatisés, etc.
9D’où une nouvelle actualité du football. Ce sont par exemple les batailles pour les droits de retransmission télévisées des grandes compétitions, comme les Coupes du monde de 2002 et 2006, qui ont fait dire que « la Coupe du monde en France est la dernière Coupe du monde des pauvres ». En effet, l’achat des droits de retransmission par le groupe de médias de Léo Kirch a pour conséquence de rendre l’accès à l’intégralité de la compétition uniquement possible aux téléspectateurs capables de payer l’abonnement aux nouvelles chaînes de télévision à péage, à moins que quelques chaînes hertziennes ne mettent des sommes considérables sur la table. Ce sont les débats sur la propriété des images du football, rendue possible par la déréglementation des médias et l’apparition des chaînes payantes dans le courant des années 1980 et des revenus qui en sont tirés pour un club de grand renom à forte audience télévisée. Il s’agit de traiter individuellement avec les chaînes de télévision et d’échapper aux règles existantes de redistribution des droits télévisuels par les fédérations entre tous les membres de « la famille du football » [3], à moins que ce ne soit collectivement au sein d’une union d’intérêt des plus grands clubs, comme le G14 qui réunit maintenant quatorze des équipes les plus riches d’Europe et qui joue le rôle de groupe de pression.
10Ce nouveau monde du football regarde vers l’Angleterre et l’Écosse qui font figures de modèles dans cette nouvelle économie. À la suite de la catastrophe de Sheffield-Hillsborough et des recommandations concernant l’amélioration de la sécurité, les clubs anglais les plus puissants se sont lancés dans un programme de modernisation des stades (places assises, augmentation du confort) et de gestion des clubs (développement du merchandizing, diversification des activités du club, comme la restauration ou l’organisation de séminaires). Ils ont imposé la création d’une nouvelle organisation, la Premier League (correspondant à la première division française), autonome par rapport aux autres divisions professionnelles (même s’il existe toujours le système de promotion-relégation) et négociant les ressources supplémentaires qui garantissent le succès sportif et économique : par exemple, la négociation de contrats avec la chaîne de télévision payante B Sky B pour la diffusion sur satellite des matches de la Premiership assure, jusqu’à 2001, des revenus annuels de 670 millions de livres (contre 125 pour les soixante-douze autres clubs des divisions inférieures), ils minimisent aussi les risques de la relégation, et la cotation en Bourse assure des ressources nouvelles pour l’investissement et l’achat de joueurs.
Un nouveau football
11Cette nouvelle logique économique a quelques conséquences sur la culture du football qu’on connaissait, en raison de cette volonté de contrôle des ressources à travers les différents moyens de lutte contre l’incertitude sportive. Depuis que les ressources les plus importantes viennent des revenus tirés des médias, l’exposition d’un club à la télévision est une condition nécessaire à sa bonne santé économique, et, du coup, la défaite, c’est-à-dire l’absence de qualification pour une Coupe européenne, ou l’élimination précoce lors d’une compétition sont des manques à gagner qui empêcheront l’achat de nouveaux joueurs, quand elles ne mettent pas en danger l’existence même du club.
12On comprend ainsi le refus de partager les revenus des droits de retransmission entre tous les clubs de football et la tentation pour les clubs les plus riches de s’organiser entre eux pour garantir leurs ressources. D’où la création d’un club des grands d’Europe, le G14, qui défend partout où il le peut le droit des grands clubs à un traitement particulier, voire à organiser des compétitions qui réuniraient des clubs invités, sur plusieurs années, pour leur contribution au patrimoine du football, leur garantissant le maintien au sein d’une élite du football qui ne connaîtrait pas les affres de la qualification, les risques de la rétrogradation ou de l’élimination prématurée qui privent les clubs de recettes. L’argument est que les plus grands clubs (les clubs milanais, le Real de Madrid, l’Ajax d’Amsterdam, etc.) ne sont pas suffisamment rétribués et courent trop de risques au regard de leur réputation, des moyens financiers qu’ils investissent dans le football et des recettes télévisées qu’ils génèrent, recettes que l’UEFA avait, jusqu’alors, la charge de redistribuer aux différents niveaux du football européen. D’où la tentation de créer de nouvelles compétitions, et la relativisation, voire la disparition, des épreuves qui définissaient le temps et l’espace du football – comme les championnats nationaux, les Coupes –, des équipes nationales même, parce qu’elles comportent trop de risques (faiblesse de l’audience télévisuelle, risque de blessure des joueurs ou d’une élimination précoce).
13Ce sont ainsi des compétitions qui changent et un imaginaire du sport dans nos sociétés qui se transforme : le compromis du football qui fait entrer celui-ci dans la sagesse populaire se rompt, notamment à travers les stratégies qui visent à échapper aux risques de l’insuccès. C’est le principe de la justice sportive s’imposant à tous qui est alors menacé. Ceux qui ne réussissent pas sur le terrain seraient tout de même récompensés puisqu’ils seraient invités par leurs pairs. Il y a ainsi la tentation pour les plus grands de préserver la situation acquise et de ne plus définir le football comme l’ensemble des équipes qui jouent au football, mais comme l’ensemble des pairs qui jouent dans la même catégorie, faisant écho aux tendances existantes à la ségrégation spatiale, les ghettos de riches, et la constitution d’une nouvelle oligarchie.
14Mais on comprend qu’il y a dans ces transformations l’idée que, si le football est une activité économique comme les autres, c’est parce qu’il relève de la sphère du spectacle, et que la logique n’est pas de mobiliser les fidèles mais d’attirer des spectateurs séduits par de grands noms. Ces stratégies sont renforcées par l’application au sport d’un droit européen qui ne reconnaît pas le droit sportif quand il est contraire aux lois civiles, considère le sport comme une activité comme les autres et souhaite mettre fin aux subventions publiques aux clubs de football professionnels, allant ainsi dans le sens d’une recherche de nouvelles ressources pour les clubs. Ainsi l’arrêt « Bosman » affirme le principe de la liberté de négocier des joueurs (les clubs ne peuvent plus faire obstacle à la mobilité d’un joueur en fin de contrat) et la non-légalité des règles de limitation des joueurs originaires de la communauté européenne au sein des différents clubs.
15Une des conséquences est la rupture du lien entre le club et son territoire. On le voit à travers le caractère abstrait de la société anonyme : un club est un nom qui vaut sans référence au lieu où il est né (il pourrait déménager, selon les opportunités immobilières, comme le font les clubs américains), ou comme la dénomination des clubs de basket en Italie le fait pressentir (Benetton, Kinder), ou celle du jeu à XIII en Grande-Bretagne (on s’appelle les Lions ou les Tigers). On le voit au fait que l’attachement à un club ne passe plus nécessairement par la participation à un rituel collectif, le match, par l’appartenance à une ville ou à une nation, mais par la télévision, la preuve de la popularité étant le nombre de maillots de Manchester achetés à São Paulo ou à Leeds. La télévision brise le sacro-saint rituel des matches disputés au même moment sur un territoire national donné. Cet aspect fondamental de la production d’une communauté nationale s’efface.
16C’est aussi la confirmation d’une transformation des liens entre les joueurs et le collectif que représente l’équipe. Car la rationalisation économique du football signifie aussi qu’il existe une industrie des joueurs, la matière première du sport, qui constitue, elle aussi, une diversification des ressources : un joueur n’est pas formé par un club pour porter les couleurs de équipe, « pour l’amour des couleurs », mais parce qu’on doit, par souci de rentabilité, former un produit vendable sur le marché ; outre l’incertitude qui pèse sur l’avenir professionnel de jeunes joueurs mis en concurrence, un joueur change de club selon sa valeur et les moyens et non par fidélité. C’est aussi que le joueur peut acquérir une valeur de communication indépendante de sa valeur sportive : un joueur attire par l’image dont il est porteur et peut bâtir sa carrière sur la gestion de cette image plus que sur ses prouesses sportives. D’où le caractère désuet de la référence au maillot ou au club : une équipe n’est plus, si tant est qu’elle l’ait été de façon aussi pure, un collectif représentant une entité supérieure, mais un rassemblement d’individualités qui ne devient un collectif que par la négociation bien comprise de leurs intérêts.
17Se pose ainsi la question du sens des équipes nationales dans un jeu où, pour les joueurs et pour les dirigeants, c’est le club qui importe. Ici, il faut un grand événement médiatique, mais aussi souvent un fort engagement public, la Coupe du monde ou la Coupe d’Europe des nations pour venir redonner du sens à l’identification nationale. Durant la Coupe du monde, on en a vu le sens : c’est le poids des sponsors qui fait penser que Ronaldo a sans doute été obligé de jouer la finale malgré ses blessures ; c’est ce jugement, exprimé plus ou moins fortement par différents entraîneurs, que le niveau de la compétition n’avait pas été très élevé, tout simplement parce que le meilleur football se joue maintenant dans les clubs qui sont devenus les acteurs dominants du football ; en témoigneraient aussi bien le bon esprit des matches ou le fait que la totalité des transferts ait été réalisée avant la compétition ; c’est encore la non-qualification de la Hollande pour la Coupe du monde 2002, les difficultés de l’Allemagne ou du Brésil à obtenir cette même qualification qui sont mises en relation avec ce processus : les joueurs ne sont pas intéressés ou sont trop fatigués pour défendre correctement leurs couleurs nationales, les clubs ne veulent pas les libérer, etc.
18La transformation du supporter en consommateur et la marginalisation du spectateur non solvable sont d’autres aspects de cette évolution. D’abord, pour les clubs qui bénéficient d’un public important, il est aisé de hausser le prix des places ou de réserver la vente à ceux qui prendront des abonnements à l’année. Ensuite, la diversification des produits « football » tend vers une définition multispectacle et multiproduits du match. C’est le sens du merchandizing : développement des boutiques des clubs où on peut acheter les maillots – qui changent tous les ans de design pour obliger chaque année à réinvestir –, et divers objets marqués aux armes du club, et de toutes les consommations induites, journaux, nourriture, etc. Le mouvement de rationalisation des clubs anglais est aussi celui d’une aseptisation des stades au nom aussi bien de la lutte contre la violence des hooligans, pour l’amélioration de la sécurité (éviter tout nouvel Hillsborough) que contre tous les comportements « abusifs » (insultes, chants, etc.), et la recherche d’une bonne image de fraternité et de consommation heureuse, le marketing du bonheur. Le stade est moins fait pour mobiliser des supporters que pour rassembler des consommateurs de spectacle [4]. D’ailleurs pour l’essentiel des amateurs de football, c’est la télévision qui constitue la source de l’expérience du football de haut niveau [5].
Un cercle vertueux ?
19On assiste en fait à la fin de l’exception sportive : les lois du marché s’imposent au sport avec leurs propres définitions de ce qui est juste dans le sport. On peut avoir une vision très nostalgique de ces évolutions, comme si le football d’avant était l’image de la démocratie. Mais ne surcharge-t-on pas de trop de sens le football quand on lui prête toutes ces qualités ? On peut aussi avoir une vision très positive de ces évolutions, puisqu’elles accentuent le processus de détachement de l’individu de toute forme d’appartenance, ou rompent avec des pratiques dans lesquelles l’idéal sportif était déjà bafoué et qui coûtaient à la collectivité.
20Ainsi que le football devienne un business, ou le club une entreprise, comporte peut-être des avantages, et il y a un scénario vertueux de sa rationalisation économique. Un avantage, c’est par exemple la responsabilisation des dirigeants du football par rapport à l’argent, c’est-à-dire achever le processus de professionnalisation où les acteurs sont dotés de cette compétence spécifique de gestion rationnelle des ressources. Le football a souffert longtemps de déficits permanents, de gâchis financiers au nom d’un rêve de grandeur ou à cause de la simple mauvaise gestion, engageant ainsi l’argent public. Ce n’est pas la rationalisation économique du football qui produit des championnats à deux vitesses : depuis longtemps la Juventus de Turin ou le Real Madrid trustent les titres. Dans la nouvelle logique, si un club gagne, c’est qu’il a fait de bons investissements, si un club disparaît, c’est parce qu’il n’est pas rentable, qu’il ne correspond plus à une demande, et c’est alors un bien pour la collectivité dans son ensemble. Si une ville ou une région veut un club de football, elle doit savoir quel type de club de football elle souhaite, quels moyens elle compte mettre en œuvre et comment elle contrôle la gestion de ces moyens. C’est la démarche qu’on voit apparaître dans les grandes villes françaises (Nantes, Strasbourg) quand les villes se désengagent du football professionnel ou veulent utiliser le droit de regard que leur donne leur participation au financement du club. Ce n’est pas non plus la rationalisation du football qui produit la corruption ou la folie des grandeurs : lorsque les finances d’un club sont sous le contrôle des actionnaires ou de financeurs soucieux des retours sur investissements, elles peuvent plus facilement échapper aux passions qui font dépenser sans compter ; la rationalisation économique suppose la transparence qui peut plus facilement permettre d’échapper aux diverses formes de corruption et de tricheries.
21De plus, le souci de la rentabilisation suppose la professionnalisation de différents aspects du football : celle de la gestion de l’argent, mais aussi celle de l’accueil des supporters, de leur confort et de leur sécurité – ce qui n’est pas nécessairement les transformer en simples consommateurs. Si le club veut des spectateurs, il doit les séduire aussi bien par le jeu qu’il propose que par les services qu’il propose. Cela signifie le développement d’emplois d’accueil, par exemple ; cela signifie aussi que, à rebours de la mondialisation des audiences visées par certains clubs, la mobilisation des références locales constitue les éléments de définition d’une image originale. Ainsi, Newcastle, Lens, Marseille, Barcelone, Bilbao sont des exemples de réussite de l’affirmation d’un lien fort entre un club et une ville ou une région. Mais cela peut passer aussi par l’investissement, comme en Angleterre, dans des programmes tels que Football in the community ou Kick racism out of football, dans des projets éducatifs et sociaux relevant des politiques urbaines, qui sont à la fois des contributions à des causes (lutte contre la violence, contre l’échec scolaire ou contre le racisme) et une forme d’intérêt bien compris en créant des liens avec des populations jusqu’alors exclues des stades.
22C’est aussi ce qui se produit par la circulation des joueurs. L’argent investi dans le football permet l’amélioration du spectacle et du jeu par la présence de joueurs étrangers de talent, qui attire les spectateurs. Comme le spectacle est meilleur, les contrats avec Canal + ou B Sky B n’empêchent pas les spectateurs français et anglais de se rendre au stade. Mais en Angleterre, en plus, cela se traduit par une diversification des styles de jeu et une ouverture au monde extérieur ; le football ne se réduit pas au championnat anglais et au classique et laborieux Kick and Rush. C’est une sortie de l’esprit de clocher, l’aliment du hooliganisme, puisqu’on se réfère à des équipes « globales » et non plus locales. De plus, le meilleur accueil et la meilleure sécurité ont permis d’accueillir de nouveaux spectateurs, les femmes, les familles et les minorités ethniques.
23Enfin, il ne faut pas oublier que la professionnalisation, la reconnaissance de l’acte sportif comme acte économique, signifie aussi la possibilité pour les joueurs de faire valoir leurs droits et de négocier le partage des ressources. La syndicalisation, et donc la capacité d’agir pour leur propre intérêt, est plus forte là où les athlètes sont professionnels : dans le tennis, le golf, la course automobile, et dans les sports professionnels américains. Ce qui peut, par exemple, contribuer à une amélioration des conditions de santé des joueurs, négociant du temps de repos ou des saisons plus courtes.
Arguments pour la régulation
24Mais on voit bien ce qui, du point de vue de la juste concurrence, empêche la réalisation du cercle vertueux de la rationalisation. En premier lieu, c’est que, malgré les déclarations vertueuses, il est loin d’être sûr que le football ne relève pas toujours de la passion et de la recherche de prestige. Ensuite, si l’entrée en Bourse des clubs anglais ou l’existence de la Direction nationale de contrôle de gestion en France pour contrôler l’équilibre financier des clubs peuvent produire de la transparence ou de la bonne santé économique, il reste des injustices quand, dans certains pays, le déficit des clubs est une institution, comme en Espagne ou en Italie, autorisant ainsi des surenchères salariales ou le quasi-pillage des clubs formateurs ou des « petits » pays, qu’ils soient au nord, à l’est ou au sud. D’autre part, l’entrée en Bourse, qui a l’avantage d’obliger à la transparence, comporte le risque de la réduction à terme des compétiteurs et la constitution d’un cercle d’élus : en Angleterre, si près d’une vingtaine de clubs sont entrés en Bourse, seuls trois ont vu leurs valeurs boursières augmenter. Ainsi le club et la logique sportive – notamment le temps nécessaire à former un collectif – sont mis à mal par les attentes de rentabilité à court terme, et les actionnaires peuvent se retirer d’un jeu qui ne rapporte pas assez. Or, les sports collectifs reposent sur l’existence de concurrents qui assurent l’intérêt de la compétition. Les publics, ceux des stades et ceux de la télévision, pourraient aussi se retirer, déçus pour toutes sortes de raisons : les nouveaux spectateurs par le manque de spectacle et de résultats qu’on leur a promis, les anciens par la perte du sentiment d’appartenance, par la lassitude quand se rencontrent toujours les mêmes clubs, par la dispersion de l’intérêt sur une multitude de compétitions, par la perte d’incertitude ou de suspense, par l’affaiblissement de la logique identificatoire et du caractère dramatique des rencontres parce qu’on ne se sent pas représenté par les équipes qui trustent les écrans, etc. Et cette protestation peut être silencieuse, elle peut aussi être bruyante, voire violente, tous mouvements auxquels les médias et les investisseurs sont sensibles, car ils ne trouveraient plus le football aussi rentable.
25Il y a donc un intérêt à trouver des règles communes afin de protéger le football de l’éclatement de la bulle spéculative, à maintenir la plus grande diversité possible des clubs pouvant prétendre à la participation au haut niveau, comme il y a intérêt à imposer des règles communes pour que tous les clubs soient placés dans des conditions d’égalité, ceci afin de réaliser les exigences d’égalité et d’incertitude centrales à l’existence du sport. Mais les changements qui sont intervenus ces dernières années montrent bien que le pouvoir régulateur tend à se défaire au profit des clubs – comprendre : des grands clubs –, et donc des financeurs du football professionnel, sponsors mais surtout médias, au détriment des fédérations nationales et internationales, pour l’organisation des compétitions et des principes qui président à ces compétitions. Mais c’est tout de même la Fédération internationale de football qui a vendu à Léo Kirch les droits des deux prochaines Coupes du monde.
26Le sport est par définition une activité régulée : c’est la condition même de son existence comme sport, donc de l’intérêt spécifique qu’on y prend. C’est de là que viennent sa valeur économique, par l’entretien de cet intérêt, et sa valeur politique, par les liens qui se tissent à l’occasion de son déroulement. Sur quoi fonde-t-on cette fameuse régulation et qui peut argumenter sur ce domaine ?
27C’est par exemple un étonnement que l’argument de l’égalité et de l’incertitude ne soit pas vraiment utilisé par les promoteurs de nouvelles compétitions. Pourtant, c’est ce qui est au principe du fonctionnement des ligues professionnelles américaines auquel tous les nouveaux projets font penser : maximisation du profit, nombre limité de clubs, absence de promotion-relégation. C’est pour ces raisons que le sport professionnel américain constitue une dérogation aux lois antitrust. Il y a bien ici une exception sportive qui autorise la limitation du nombre de clubs, la cartellisation au sein d’une ligue pour négocier les droits de retransmission avec les grands réseaux de télévision (ABC, NBC et CBS selon les sports) et, au sein des ligues, l’élaboration des règles communes pour limiter et contrôler les inégalités entre clubs, que ce soit les règles du jeu, le calendrier, mais aussi les règles de transfert (le draft : l’équipe la moins bien classée a la priorité pour choisir parmi les nouveaux joueurs entrant sur le marché), par le système de la limitation de la masse salariale (le salary cap, qui est à l’origine des grèves que connaît régulièrement le sport professionnel américain) et par le partage plus ou moins égalitaire selon les sports des recettes au guichet et de celles provenant de la télévision.
28L’exemple américain vaut d’être rappelé pour montrer qu’il existe bien une exception sportive : le sport pour fonctionner a besoin de cadres juridiques spécifiques ; il doit aussi chercher à garantir l’égalité des concurrents et à maintenir l’incertitude. Il s’agit, dans le cas du sport professionnel américain, à la fois d’une régulation par le marché, mais aussi par la prise en compte d’arguments de nature politique concernant le sens d’une activité qui expriment des aspects fondamentaux du style de vie américain. On peut penser, tablant sur l’hypothèse d’un intérêt bien compris qui prendrait donc en compte tous les risques qu’on peut évoquer, qu’il n’y a pas à dramatiser le processus de rationalisation économique du sport. C’est dans ce cadre qu’on pourrait comprendre, en France mais surtout au niveau européen qui s’impose maintenant, l’intervention publique comme un rappel de principes de base quant au sens du football et quant à la résistance à une financiarisation ayant perdu la raison.
29C’est un peu la question du passage d’une Europe économique à une Europe politique et à son élargissement. Le football a joué, dans les différentes nations, un rôle intégrateur en doublant l’espace géographique et politique d’un espace sportif producteur à sa manière d’identités, de solidarité et de mobilités. Un enjeu, donc, des sports collectifs est celui de la représentation des individus et des collectivités présents sur un espace donné. Pour l’Europe, il s’agit à la fois d’intégrer, à un autre niveau que le niveau économique, aussi bien les anciens que les futurs Européens : de ce point de vue, il y a intérêt à ce que le football de haut niveau ne se limite pas à l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne et l’Allemagne, il doit être aussi polonais, suédois, etc. C’est par exemple un des inconvénients du sport professionnel américain de ne pas assurer la représentation de toutes les parties du territoire, sauf à se retourner vers le sport universitaire, qui fait alors office des échelons inférieurs des championnats européens. Si nouvelles compétitions il y a, c’est cette dimension qu’elles devraient intégrer et que, pour l’instant, les compétitions européennes de clubs ou de nations prennent en charge.
30Le football reproduit, à sa manière, les grandes interrogations provoquées par le processus de mondialisation. À ce titre, il reste un enjeu qui n’oppose pas seulement les passéistes aux modernistes, mais ceux qui continuent à penser que si le sport en général, et le football en particulier, a un sens, c’est parce qu’il est un univers de règles qui s’imposent à tous. Que signifie une société dont une partie des membres se retire du jeu ou se protège de ce qui est le lot commun ? Que signifie une société où la force, ici la force économique, n’est plus régulée par le droit ? Que signifie une société qui ne se pose plus les problèmes d’intégration dans l’ensemble des activités qu’elle propose ? Que signifie une société où n’existe qu’un seul ordre de jugement de l’excellence ? Si on prend au sérieux la proposition selon laquelle le football nous donne à voir une société proprement humaine, quelle image de l’humanité nous est renvoyée dans une telle évolution ?
31Avant de savoir qui doit réguler – et ce sera nécessairement un processus qui impliquera les clubs professionnels, les fédérations, les États et l’Europe –, la régulation suppose l’établissement d’un autre rapport entre le football et la société, c’est-à-dire sortir de la fiction que le sport agit par ses propres vertus sur le social, mais aussi de celle qui consiste à penser qu’il ne relève que du marché. L’égalité et l’incertitude, le mérite, l’identification, etc., sont des valeurs mobilisatrices, mais ce sont les forces sociales qui leurs donnent leurs formes particulières selon les sociétés. Peut-être faut-il repolitiser le football, non au sens d’étatisation, ni au sens de parti pris idéologique, mais au sens où il prend en charge les questions émanant de la société qui lui donnent son importance.
Notes
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[1]
Pour en rester au domaine français, on citera Christian Bromberger, Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1995 ; Alain Ehrenberg, Le Culte de la performance, Calmann-Lévy, 1991 ; Patrick Mignon, La Passion du football, Odile Jacob, 1998.
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[2]
On trouve, par exemple, une description synthétique du changement d’échelle de l’économie du sport dans Wladimir Andreff, « L’évolution du modèle européen de financement du sport professionnel », Sport et Mondialisation : quel enjeu pour le xxie siècle ?, in Reflets et Perspectives de la vie économique, 2000, n° 2-3.
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[3]
Ce qui a déjà été fait en Italie ou en Allemagne et que les clubs revendiquent en France.
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[4]
On peut s’interroger sur le sens du football quand on envisage de transformer ses règles afin de le rendre plus spectaculaire. On dit volontiers que l’enjeu tue le jeu. Le manque de prise de risque, les stratégies défensives, les qualités physiques des joueurs, tout cela concourt à produire souvent des matches décevants. La Coupe du monde aux États-Unis avait donné lieu à nombre de spéculations et propositions de modifications des règles en vue de séduire le public américain : la suppression du hors-jeu, l’augmentation de la taille du terrain et des cages de but, passer de onze à dix, partager le match en quatre périodes, faire intervenir les remplaçants quand on le souhaite, etc., mais c’est aussi la création de ce championnat européen qui ne connaîtrait ni montée ni descente et pourrait assurer, pour cette raison, un spectacle satisfaisant, car les rencontres seraient vidées d’une partie de leurs enjeux trop paralysants. On voit bien que, dans ce cas-là, c’est toute la vision du monde contenue dans le football qui est en jeu. Qu’en est-il du mérite quand les équipes se sélectionnent entre elles sur des critères financiers et non sur des critères sportifs, ou quand la suprématie sportive est assurée par la capacité à acheter les joueurs disponibles sur le marché pour priver les autres des joueurs de qualité ? Qu’en est-il de la chance, quand on récuse le risque parce qu’il pourrait mettre en péril la santé financière d’un club ? Qu’en est-il de la place de l’erreur quand on cherche à la pourchasser par la vidéo ? Que devient l’égalité et le respect, quand seuls sont autorisés à concourir les pairs qui refusent de rencontrer les autres équipes ? Et du coup, que devient l’exploit, si ce n’est la définition programmée du spectacle, si on ne se donne pas la possibilité que le grand soit éliminé par le petit ? Mais c’est aussi le rapport au temps qui est en jeu : l’ennui, la lenteur ou l’attente ont peut-être aussi des vertus.
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[5]
À ce scénario d’un stade rempli de spectateurs à haut pouvoir de consommation ou de décision, pourrait s’opposer, selon des propos prêtés à Silvio Berlusconi, prenant en compte la perte de prépondérance des spectateurs dans le revenu des clubs, l’assistance gratuite au stade, pour produire un bon décor aux retransmissions télévisées et avoir le fameux douzième homme à la télévision, et peut-être aussi pour le clientélisme, moins que pour l’argent qu’il rapporte.