Notes
-
[1]
M.Ferrand, 2017, Difficultés d’accès à l’alimentation et stratégies d’adaptation des ruraux en situation de pauvreté ; enjeux, acteurs et pistes de la réflexion. Étude sur la Communauté d’Agglomération du Bassin de Bourg-en-Bresse, Mémoire de M2, Université Lumière Lyon 2, 99 p.
-
[2]
Cette recherche a été réalisée dans le cadre du projet « Réseau national pour un Projet Alimentaire Territorial co-construit et partagé (Rn PAT) », dont le chef de file est le réseau français des acteurs locaux des politiques agricoles et alimentaires d’agglomération, l’association Terres en villes.
-
[3]
Source : Enquête du budget des familles, Insee, 2011.
-
[4]
Id.
-
[5]
Id.
-
[6]
Id.
-
[7]
Id.
-
[8]
Source : Créer, Gérer et Animer une aide alimentaire en milieu rural.
1L’idée selon laquelle les populations rurales bénéficieraient d’une facilité d’accès à une alimentation saine et variée à moindre coût est répandue. La proximité des ruraux avec les lieux de production alimentaire et l’autoproduction leur permettrait de se nourrir plus aisément. Ainsi, lorsqu’elles vivent à la campagne, les personnes disposant de faibles revenus seraient davantage prémunies face aux difficultés rencontrées par les ménages en situation de pauvreté pour s’alimenter. Pourtant, les recherches conduites sur les phénomènes de pauvreté et de précarité dans les territoires ruraux suggèrent le contraire (Pagès, 2004 ; Roi, 2016). Différentes études soulignent la présence, dans les représentations collectives, d’une certaine idéalisation des espaces ruraux qui participe à occulter la présence de problèmes sociaux pourtant bien réels (Pagès, 2011).
2Ces observations ont conduit le Laboratoire d’Études Rurales - Université Lyon II - à proposer une recherche exploratoire sur « la pauvreté en termes alimentaires en milieu rural » [2]. Ce travail s’appuie sur une enquête qualitative, menée dans l’espace rural de la Communauté d’Agglomération du Bassin de Bourg-en-Bresse. Composée d’entretiens semi-directifs et d’une phase d’observation participante au sein de la Croix-Rouge, principale structure intervenant sur cette question dans les communes rurales du territoire, l’enquête apporte des éclairages sur les freins et réponses d’accès à l’alimentation des individus. Les acteurs rencontrés sont des professionnels qui œuvrent auprès des ménages en situation de pauvreté, des usagers de l’aide alimentaire, et des bénévoles de diverses associations.
3Situé au Nord du département de l’Ain, ce territoire à dominante rurale est polarisé par Bourg-en-Bresse, une ville moyenne. Les communes les plus éloignées de Bourg-en-Bresse sont celles dont la densité est la plus faible (figure 1) si bien que l’enquête a été menée auprès de ménages résidant dans ces territoires.
Figure 1 : Une population concentrée dans l’unité urbaine de Bourg-en-Bresse
Figure 1 : Une population concentrée dans l’unité urbaine de Bourg-en-Bresse
4Notre propos est de rendre compte de la manière dont les individus vivant des situations de pauvreté composent avec leurs difficultés d’accès à l’alimentation sur un territoire rural. Il ne s’agit pas de généraliser les résultats recueillis à l’ensemble des territoires ruraux - tout comme les cultures culinaires qu’ils abritent, leurs réalités sont multiples - mais bien de cerner certaines contraintes que peuvent rencontrer les personnes pauvres en milieu rural pour s’alimenter.
L’alimentation, un enjeu majeur des phénomènes de pauvreté
Des obstacles pour se nourrir
5Par son poids dans le budget total, l’alimentation est un poste de dépenses spécifique pour les ménages défavorisés (Andrieu et al. ; 2006). Elle occupe également une place particulière en raison de la faiblesse des ressources dont ils disposent pour leurs achats une fois les charges incompressibles réglées. L’alimentation semble dans de nombreux cas être une variable d’ajustement des budgets (Paturel, Ramel ; 2017). Contraints par leurs revenus, les ménages en situation de pauvreté accèdent plus difficilement à une diversité alimentaire et à des produits sains dans les lieux de distribution alimentaire.
6Ainsi, certaines catégories de produits paraissent sous-représentées dans l’alimentation des publics vivant des situations de pauvreté. L’enquête Abena, menée en 2011-2012, sur l’alimentation et l’état nutritionnel des bénéficiaires de l’aide alimentaire a notamment mis en lumière la faible fréquence de consommation de fruits et légumes, de poisson, ainsi que de produits laitiers. Certaines de ces catégories de produits semblent, de manière plus large, sous-représentées dans l’alimentation des ménages les moins aisés (Enquête Budget des familles, Insee 2011 [3]). Par ailleurs, près d’un tiers des individus enquêtés dans le cadre de l’étude déclarait vivre dans un foyer où, au cours des douze derniers mois, ils n’avaient pas eu suffisamment à manger (Étude Abena, 2013). Ces observations témoignent de la précarité alimentaire dans laquelle se trouve une partie des personnes interrogées. Cette notion renvoie notamment à des facteurs économiques et physiques d’un moindre accès à une alimentation « sûre et nutritive » mais également à des facteurs culturels et sociaux (Paturel, Marajo-Petitzon, Chiffoleau, 2015). Selon les recherches menées sur le sujet, elle se distingue du concept d’insécurité alimentaire en intégrant la “question des liens sociaux et la disqualification sociale” (Paturel, Carimentrand, 2018).
7Au-delà de l’obstacle que constituent déjà les prix des aliments, d’autres barrières d’accès à une alimentation équilibrée liées à la faiblesse des revenus sont à prendre en compte. Il en est ainsi de l’absence d’espace pour partager les repas ou d’équipements nécessaires à la préparation de plats cuisinés (Lepeltier, 2011 ; Ramel et al., 2014). L’éloignement géographique des lieux de distribution alimentaire pèse également en raison des coûts occasionnés par la mobilité au risque d’une restriction des choix en ce qui concerne les lieux d’approvisionnement.
Des difficultés alimentaires aux conséquences étendues
8Les difficultés que rencontrent les personnes vivant des situations de pauvreté pour se nourrir ont des conséquences de plusieurs ordres. Le moindre accès des ménages disposant de faibles revenus à une alimentation saine et diversifiée se répercute notamment sur leur état nutritionnel. Or, la nutrition est un déterminant de santé au regard de son implication dans la survenue de certaines maladies chroniques (Julia, 2015), comme les maladies cardiovasculaires, le diabète ou l’ostéoporose, par exemple. Ainsi, les inégalités d’accès à une alimentation de qualité contribuent-elles aux inégalités sociales de santé (Darmon, 2015).
9Si la santé est l’un des enjeux liés à l’accessibilité sociale à une alimentation saine et diversifiée, elle n’est pas la seule : l’alimentation revêt bien d’autres dimensions culturelles et sociales (Poulain, 2013, M. Ramel et al., 2016). L’étude d’ATD Quart Monde France, « Se nourrir lorsqu’on est pauvre – Analyse et ressenti de personnes en situation de précarité » dépeint les différentes composantes du rôle social de la nourriture, en montrant que l’alimentation est, au-delà d’un besoin vital, un moyen de créer des relations, d’échanger et de se positionner dans la société [4]. En effet l’alimentation apparaît comme un facteur d’intégration sociale et de construction de sa propre identité (Poulain, 2013). Or, ces fonctions sont remises en question lorsque se nourrir et nourrir ses enfants constituent une source de tension en raison de contraintes budgétaires. Les restrictions alimentaires, quantitatives ou qualitatives, ainsi que les obstacles matériels à la préparation de repas, peuvent conduire à une fragilisation des liens sociaux de l’individu et participer à son exclusion (Ramel et al., 2016). Par ailleurs, la maîtrise de son alimentation est une composante de l’estime de soi. Dans le choix des aliments ou dans leur préparation, s’exprime un « pouvoir d’agir » (Lepeltier, 2011). Dépendre des autres pour s’alimenter et ne pas avoir le choix des produits consommés peut affecter la dignité des personnes (Ramel et al., 2016). Cette fragilisation peut contribuer à maintenir l’individu dans une situation de pauvreté en l’isolant davantage. Par ailleurs, les tensions liées à l’alimentation sont susceptibles d’annihiler le caractère hédoniste de l’alimentation [5] si bien que la perte du « plaisir de manger » en vient à pénaliser la qualité nutritionnelle des repas consommés et par extension la santé des personnes concernées. Ainsi, l’alimentation des individus vivant des situations de pauvreté est au cœur de nombreux enjeux. Tout comme les obstacles que rencontrent ces populations pour se nourrir, les répercussions liées aux tensions que cela implique sont multiples.
Pauvreté et alimentation en milieu rural, des dispositifs d’aide à inventer
10L’alimentation est un champ transversal de l’action publique tout comme la lutte contre la pauvreté et l’exclusion (Damon, 2007). La précarité et la justice alimentaires constituent des points de rencontre de ces deux champs d’action, pris en charge dans plusieurs politiques publiques dont celle de l’alimentation.
Un accès limité aux structures qui apportent un soutien alimentaire
11Dans les territoires, une diversité de structures agissent sur la question de l’alimentation des personnes en situation de pauvreté : les objectifs poursuivis et les modèles d’intervention sont multiples et beaucoup sont des associations. Parmi ces structures, nombreuses sont celles qui fournissent des denrées alimentaires ou des aides financières permettant d’acheter de la nourriture. L’aide alimentaire est également mise en œuvre dans les territoires par les centres communaux et intercommunaux d’action sociale (CCAS, CIAS) lorsqu’ils investissent ce champ. Dans ce cas, la commune décide les conditions d’octroi de l’aide alimentaire et les formes sous lesquelles elle est fournie (Alberghini et al., 2017). Par ailleurs, dans un contexte où les initiatives autour des circuits-courts se développent, certains acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS) ont investi la question de l’accès alimentaire, par le prisme de la qualité (Scherer, 2018) : certaines entreprises ou associations fournissent des denrées, d’autres inventent de nouveaux dispositifs. Œuvrant pour l’accès de tous à une alimentation de qualité, les acteurs impliqués dans ces enjeux, interrogent les opérateurs historiques de l’aide alimentaire [6] qui, créés pour répondre à une urgence alimentaire, s’approvisionnent quasi exclusivement en circuits longs (Paturel, 2012). Dans les dispositifs destinés à faciliter l’accès à l’alimentation des publics en situation de pauvreté, la question de la qualité interroge indirectement celle de la production alimentaire, et par ricochet l’agriculture.
12De surcroît, une étude, menée avec le prisme des dispositifs d’aide alimentaire, sur la prise en charge de la pauvreté rurale à l’échelle locale et les relations d’assistance dans les territoires ruraux, constate que les distributions de produits alimentaires sont indispensables en milieu rural (Roi, 2016) [7]. Pourtant les acteurs qui agissent sur le volet social de l’alimentation y sont moins présents qu’ailleurs. Pour lutter contre l’existence de ces “zones blanches” où les populations ont un très faible accès à une aide alimentaire, la Fédération Française des Banques Alimentaires et la Fondation Avril ont mis à disposition un guide opérationnel visant à “stimuler la création de projets locaux innovants adaptés aux besoins et contraintes des populations précaires du monde rural” [8]. Parmi les recommandations énoncées, certaines portent sur la nécessité d’adapter les dispositifs d’aide alimentaire aux caractéristiques de la ruralité, ce qui ne paraît pas toujours aisé au vu de nos enquêtes menées sur la Communauté d’Agglomération du Bassin de Bourg-en-Bresse.
Le cas de la Communauté d’Agglomération de Bourg-en-Bresse, des initiatives pour s’adapter aux problématiques spécifiques à la ruralité
13S’il existe une diversité d’associations agissant sur la question de l’alimentation des publics en situation de pauvreté dans l’unité urbaine de Bourg-en-Bresse, une seule structure apporte un soutien aux ménages dans les territoires ruraux de l’agglomération en tenant compte des spécificités du territoire. Délivrant des colis alimentaires dans cinq communes de l’espace rural, la Croix-Rouge permet aux habitants éloignés de la ville centre de bénéficier d’une aide plus accessible géographiquement : trois antennes locales de l’association ainsi qu’un service mobile, « Croix-Rouge-sur-roues », assurent ces distributions. Développé dans le cadre d’un programme nommé « Mobilité nationale », ce dispositif itinérant veut aller « à la rencontre des personnes isolées en zone rurale ou périurbaine ». La délégation départementale de l’Ain gère l’un des camions et l’unité locale du bassin burgien, établie à Bourg-en-Bresse, en a l’usage ; cependant, faute de bénévoles et de locaux disponibles, des modifications ont dû être apportées au projet. Les moyens n’étant pas suffisants pour sillonner les routes du territoire, le camion s’arrête chaque semaine dans une commune située à 9 km de la ville centre.
14Pour pouvoir accéder à l’aide délivrée par l’association, les ménages doivent préalablement avoir pris contact avec un assistant social. Ces professionnels sont présents dans les différents points accueil solidarité de l’espace rural de la communauté d’agglomération afin de pouvoir plus facilement se déplacer auprès des ménages en raison des difficultés de mobilité de ces derniers. En effet, au sein du territoire d’étude, l’usage de l’automobile est rendu incontournable par la faiblesse des services de transports autres que scolaires ; or, les populations en situation de pauvreté bénéficient d’un moindre accès à un véhicule personnel tant en raison du coût du permis de conduire que du budget que nécessite l’achat d’une automobile. Par ailleurs, lorsqu’ils en possèdent une, les ménages défavorisés doivent restreindre leur mobilité car ce mode de transport occasionne des coûts importants. Forcés de limiter leurs déplacements, les individus en situation de pauvreté sont ainsi contraints dans leur accès aux services de proximité. Les ménages nouvellement installés qui n’avaient pas forcément prévu les dépenses occasionnées par l’entretien d’une automobile et son fonctionnement semblent les plus affectés par ces difficultés. « Au jour d’aujourd’hui, les gens arrivent car les loyers coûtent moins cher mais ils sont éloignés de tout, donc ils n’ont pas accès aux services, avant il y avait beaucoup de permanences, il y a quelques années. Il y avait des permanences qui se faisaient au plus près des usagers, à présent toutes les permanences se sont recentrées sur Bourg, il n’y a plus grand-chose sur les sites » déclare une des secrétaires médico-sociales du territoire. De tels propos suggèrent aussi un besoin de mobilité croissant en raison de l’éloignement de certains services.
15L’isolement des ménages ruraux défavorisés, évoqué à la fois par les travailleurs sociaux, les bénévoles associatifs et certains usagers de l’aide alimentaire, révèle l’importance d’une vigilance « multi-acteurs » vis-à-vis des situations de pauvreté. Dans de nombreux cas, ce sont les mairies qui contactent les assistantes sociales pour leur signaler les difficultés d’un ménage. Ce peut également être des voisins, un facteur ou une sage-femme qui fait le lien avec l’accord des familles. Une assistante sociale travaillant sur le territoire de l’ancienne communauté de communes de Coligny évoque tout ce travail souterrain pour aller vers une prise de contact des familles avec un professionnel. « (…) Je vous parlais de la sage-femme, elle va nous parler de la situation mais elle va faire en sorte de leur parler de la permanence, de l’assistante sociale, si elle voit qu’ils ne sont pas venus elle va leur en reparler. Elle va faire tout ce travail-là pour essayer de nous les orienter ». Et cette prise de contact n’est jamais évidente : « Je préfère me débrouiller par moi-même. Oh mais j’ai mis longtemps à aller voir l’assistante sociale, car moi je n’aime pas ça du tout, mais du tout » déclare par exemple l’un des bénéficiaires du dispositif « Croix-Rouge-sur-roues ».
16Une fois accompagnés par l’assistante sociale, il peut également s’avérer délicat pour les ménages d’accepter une aide alimentaire lorsqu’elle est proposée. La distribution se déroule à proximité de leur lieu de résidence et les bénévoles sont pour la plupart des habitants du territoire. Ce contexte de proximité et d’interconnaissance ainsi que la faible densité de ces territoires accentuent la mise en visibilité, physique et sociale, si bien que les populations rurales ne bénéficient pas de la relative protection qu’assure l’anonymat des villes (Pagès, 2004). Le fait que les difficultés économiques d’un ménage soient largement révélées constitue une difficulté en soi et le risque de stigmatisation est durement ressenti. Comme l’indique l’une des assistantes sociales rencontrées, des jugements hâtifs peuvent plus facilement être portés, dans les territoires où les habitants ont « accès à l’image de l’autre ».
17Conscients de l’entrave de cette forte interconnaissance dans le territoire pour les ménages vivant des situations de pauvreté, certains acteurs de l’aide alimentaire tentent de sécuriser socialement le don de denrées. C’est par exemple le cas du CCAS d’Attignat qui dispose d’un stock de produits alimentaires en cas de demandes urgentes qui lui seraient adressées de la part d’habitants de la commune. L’un de ses membres déclare « Le problème c’est que les gens ne viennent pas et n’osent pas venir. Pour essayer de faciliter les choses, on fait en sorte que la famille quand elle appelle V., elle ne la fait pas rentrer par l’entrée principale. On la fait rentrer par les portes de derrière pour la discrétion. Car tout le monde se connaît dans les villages ». Le CCAS a également pris l’initiative de publier dans le bulletin municipal une rubrique pour apprendre aux habitants à calculer leur « reste à vivre ». En effet, seules trois demandes d’aide alimentaire ont été adressées à la commune au cours d’une année quand 400 personnes vivent sous le seuil de pauvreté dans le territoire. L’objectif est d’inviter les ménages concernés à venir demander une aide au CCAS, à les informer qu’un soutien alimentaire peut être apporté par la commune. Dans cette même perspective, la banque alimentaire de l’Ain a développé un service proposant des ateliers culinaires dont les aliments proviennent de l’aide alimentaire, le “camion cuisine”. Si cette démarche se propose surtout de sensibiliser les usagers des structures d’aide alimentaire aux normes nutritionnelles, elle vise également à aller à la rencontre de populations parfois isolées, n’osant pas demander de l’aide, à faciliter la prise de contact avec les acteurs pouvant leur apporter un soutien. Comme c’est le cas dans de nombreuses actions menées par les associations qui agissent sur l’accès alimentaire des publics fragilisés, l’alimentation est envisagée comme un support d’accompagnement dans le cadre du dispositif “camion cuisine” (Scherer, 2018).
Des stratégies individuelles nécessaires pour accéder à une diversité alimentaire
18Les différents entretiens réalisés avec les usagers de la Croix-Rouge montrent que l’alimentation est souvent la variable d’ajustement dans le budget. Les colis alimentaires reçus par les enquêtés leur permettent de payer leurs charges fixes ou d’économiser sur d’autres postes de dépenses. Un des usagers de l’aide alimentaire souligne le poids des dépenses incompressibles dans son budget, « quand on est dans ma situation, quand on a en tout par mois pour vivre 855 €, ben une fois que sont payés l’assurance de la voiture, l’assurance de la maison, la complémentaire santé, l’eau, le loyer, vous savez les mois les meilleurs il me reste entre 150 et 200 € pour vivre. Et moi je dis heureusement qu’il y a la distribution ».
Le choix du lieu d’achat, un arbitrage entre coût du déplacement et prix des aliments
19Cependant, si les colis alimentaires constituent un soutien, ils ne permettent pas aux individus de se nourrir quotidiennement : ainsi, les ménages doivent s’approvisionner dans d’autres lieux de distribution alimentaire. En raison des contraintes économiques qu’ils éprouvent, ils mettent en place des stratégies pour accéder à ce dont ils ont besoin à moindre coût. La majorité des enquêtés se fournissent dans les grandes et moyennes surfaces (GMS) pour compléter l’aide alimentaire délivrée par la Croix-Rouge. Les magasins hard discount sont notamment privilégiés par un grand nombre de familles mais certains ménages affirment que les GMS “classiques” sont financièrement plus avantageuses. « J’ai déjà essayé Lidl, pour un chariot on en a pour 300 €. À Leclerc avec deux chariots, ça me coûte 150 € » indique un enquêté. S’ils s’approvisionnent, pour la plupart principalement dans une seule enseigne, certains ménages diversifient leurs lieux d’approvisionnement alimentaires en fonction des promotions annoncées. De nombreux individus déclarent également préférer le marché ou l’achat “en vrac” aux supermarchés en ce qui concerne leur approvisionnement en fruits et légumes et tous considèrent que le prix de ces aliments est excessif. Un grand nombre en est venu à souhaiter cultiver un jardin. Ceux qui y ont accès affirment qu’il s’agit d’une ressource essentielle pour leur ménage.
20Comme c’est le cas pour un grand nombre de services, la plupart des habitants de la Communauté d’Agglomération du Bassin de Bourg-en-Bresse doivent être véhiculés pour accéder aux lieux de distribution alimentaires cités. Si une épicerie d’appoint est installée dans de nombreuses communes du territoire, les prix pratiqués y sont trop élevés pour qu’il s’agisse du seul lieu d’approvisionnement des ménages. Or, durant le travail d’enquête, tous les ménages enquêtés ne possédaient pas d’automobile et la plupart ont évoqué des difficultés d’accès. Ainsi une résidente à la fois bénévole et bénéficiaire de la Croix-Rouge, remarque que certains individus, installés depuis peu dans la commune où elle réside, se retrouvent isolés car ils n’ont pas le permis de conduire et peu de contacts sur le territoire. « L’épicerie du village est à 3 km et demi, donc les gens qui n’ont pas de véhicule, c’est chaud. Et puis moi je vois même les petits jeunes qui viennent s’installer, s’ils n’ont pas le permis de conduire, ils sont isolés. Ce n’est pas les gens qui vont frapper à leur porte en disant « est-ce que vous avez besoin de quelque chose », à la limite des voisins. Je pense qu’il y aurait beaucoup à faire dans ce sens-là mais ce n’est pas si simple que ça. C’est compliqué comme dans toutes les petites communes ». Lors de l’entretien, il n’a pas été précisé si “les petits jeunes” dont la situation est évoquée bénéficient de revenus suffisants pour s’approvisionner dans l’épicerie du village au risque de voir la qualité de leur alimentation en pâtir. En effet, le choix des aliments est susceptible d’être plus restreint que dans un lieu de distribution proposant des produits à des prix financièrement plus attractifs.
21Lorsque les individus disposent d’un véhicule, le coût du carburant influence leurs pratiques d’achats alimentaires. Ce coût restreint le choix des individus, contraints de réaliser un calcul prenant en compte le coût des denrées dans un lieu de distribution donné et celui du déplacement effectué pour s’y rendre. Le calcul réalisé par l’enquêté l’invite parfois à ne pas s’approvisionner dans la GMS la plus proche de chez lui, malgré sa proximité. Ce dernier parcourt ainsi des kilomètres supplémentaires afin de bénéficier de prix plus avantageux. C’est le cas d’un résident de Saint-Trivier-de-Courtes qui, en dépit des frais de déplacements, a recours à un lieu de distribution éloigné de son lieu de résidence pour bénéficier de prix plus attractifs : « Je vais à Netto à Montrevel, donc ça me fait 17 km quand même parce qu’ici à St Trivier, il n’y a qu’un Intermarché. C’est un Intermarché contact. À Pont de Vaux, il y a aussi un Netto mais c’est pareil, ça fait le même kilométrage, ça fait 17 km. C’est pareil quand j’y vais, j’englobe tout ce dont j’ai besoin, je n’y vais pas pour chercher un truc. Les supermarchés comme Carrefour, Leclerc, les trucs comme ça, ça fait six mois que je n’y ai pas mis les pieds car c’est devenu hors de prix ».
Figure 2 : Distance à parcourir pour se rendre au supermarché le plus proche, depuis un point précis du territoire
Figure 2 : Distance à parcourir pour se rendre au supermarché le plus proche, depuis un point précis du territoire
Cette carte a été réalisée à partir du réseau routier. L’ensemble des routes pouvant être pratiquées en voiture ont été prises en compte pour calculer les isodistances. Le choix a été fait de ne pas représenter les épiceries et petits magasins, peu fréquentés par les enquêtés. Il en est de même pour les marchés. Ces derniers n’ont pas fait l’objet d’une analyse cartographique.Les grandes et moyennes surfaces se trouvant à proximité de la CA du Bassin de Bourg-en-Bresse n’apparaissent pas sur la carte mais ont bien été prises en compte dans le calcul effectué.
22La localisation des GMS explique pour une bonne part les propos rapportés (figure 2). Les supermarchés discount sont présents uniquement à Montrevel-en-Bresse et dans l’unité urbaine de Bourg-en-Bresse ce qui ne permet pas à toutes les populations en situation de pauvreté d’en bénéficier. La carte témoigne notamment de l’inégal accès des habitants du territoire aux GMS : la distance à parcourir varie considérablement selon la commune de résidence de l’enquêté. Les résidents de la communauté d’agglomération habitant à l’Est du territoire semblent davantage contraints dans leur accès physique aux supermarchés. L’éloignement des lieux de distribution alimentaire inciterait les individus à regrouper leurs trajets : ainsi dans le cas où ces derniers travaillent à proximité d’une GMS, ils en profitent pour faire leurs courses sur le lieu de leur activité afin d’éviter des déplacements.
Cuisine et recup’, ne rien gaspiller pour limiter les dépenses
23L’alimentation des ménages rencontrés repose en partie sur des offres proposant des produits proches de la péremption ou abîmés. Qu’il s’agisse des denrées délivrées par l’aide alimentaire, des promotions des GMS ou des fins de marché, les individus doivent composer avec des aliments à consommer rapidement. En effet, pour les produits de l’aide alimentaire, la date limite de consommation inscrite sur les denrées est souvent proche de celle de la distribution. En outre, la distribution d’aide alimentaire n’a souvent lieu qu’une fois dans le mois si bien que les individus reçoivent une grande quantité d’aliments qu’il est parfois difficile de conserver. Les consommer dans leur ensemble nécessite d’anticiper leur péremption et parfois, à l’instar d’un habitant enquêté de s’affranchir des dates limites de consommation indiquées ; « Je ne jette absolument rien. Les produits frais quand ils sont à la limite de la date...ça m’arrive de manger des yaourts qui sont passés de trois semaines. Dans la mesure où ils n’ont pas quitté le frigo, il n’y a aucun risque. Tant qu’il n’y a pas de la moustache dessus, et encore à la limite je l’enlève et je mange le yaourt ».
24Afin de ne pas gaspiller les denrées qu’ils ont achetées ou celles qui leur ont été fournies par la Croix-Rouge, les ménages s’organisent. Un temps particulier est consacré à la transformation des produits frais. Parmi les individus rencontrés plusieurs indiquent cuisiner la majeure partie des légumes dès leur retour de la distribution d’aide alimentaire. Ils congèlent ensuite les plats élaborés pour les semaines à venir : la présence d’un congélateur au sein du foyer semble ainsi cruciale pour les budgets des ménages, en particulier celui des familles nombreuses. Certains individus confectionnent également des confitures ou des conserves pour éviter de jeter les produits frais achetés ou provenant des colis alimentaires. Les propos recueillis témoignent d’une volonté d’utiliser l’ensemble des produits alimentaires, reçus ou achetés, afin de faire des économies. Ils reflètent également une pratique régulière de la cuisine. Dans ce cadre, cuisiner apparaît comme un moyen de valoriser son alimentation, voire de la maîtriser. Les usagers de l’aide alimentaire rencontrés font en effet état d’une certaine inquiétude au sujet des plats préparés et autres produits industriels. La même raison se retrouve dans leur souhait de disposer d’un jardin, « comme ça, on sait ce qu’on mange ». Pour autant, les conseils et les préconisations en matière de nutrition sont sources de tensions : connus et écoutés, les ménages tentent de les suivre mais elles semblent inaccessibles. Le fait que les usagers de l’aide alimentaire parviennent à manger régulièrement des fruits et des légumes ne signifie pas pour autant qu’ils puissent en manger quotidiennement.
Conclusion
25Dans un contexte où la notion de qualité alimentaire est mise en avant, la question de l’accès de tous à une « bonne alimentation » se pose avec plus d’acuité. D’une part ces difficultés d’accès se répercutent sur la santé, de l’autre le lien social ou encore l’estime de soi peuvent être affectés par des restrictions importantes dans le choix des produits consommés. Les structures qui apportent un soutien aux personnes qui vivent une situation de pauvreté sont nombreuses à agir sur l’alimentation, et les projets qui les animent sont multiples.
26Reste qu’en milieu rural, accéder à un soutien en termes alimentaires apparaît moins aisé. L’éloignement des dispositifs d’aide combiné au coût de la mobilité constitue une entrave pour se rendre physiquement à un lieu donné. En outre, la crainte de voir sa situation exposée en raison de la forte interconnaissance dans ces unités de petite taille, peut contraindre les ménages à taire leurs difficultés. Dans la communauté d’agglomération de Bourg-en-Bresse, des bénévoles et professionnels, confrontés à ces problématiques tentent de trouver des réponses. L’adaptation de certains dispositifs d’aide, tels que Croix-Rouge-sur-Roues ou le « Camion cuisine », témoignent ainsi d’une réflexion des associations sur l’isolement et le poids de la mobilité en rural. De surcroît, les personnes rencontrées, pour se nourrir au quotidien sans trop dépenser, sont amenées à mettre en place des stratégies d’approvisionnement et de s’organiser. Comme la plus forte contrainte semble peser sur les légumes et les fruits, beaucoup souhaiteraient un jardin.
Bibliographie
Bibliographie
- Alberghini A., et al., « L’aide alimentaire : acteurs, pratiques et modalités d’accompagnement des publics (II) », Recherche sociale, vol. 2, n° 222, 2017, p. 5-110.
- Andrieu E., et al., « L’alimentation comme dimension spécifique de la pauvreté. Approches croisées de la consommation alimentaire des populations défavorisées », Les Travaux de l’observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, 2005, p. 247-277.
- Damon J., « Protection sociale et lutte contre l’exclusion. Regards critiques sur le « partenariat » », Horizons stratégiques, vol. 1, n° 3, 2007, p. 82-97.
- Caillavet F., et al. « L’alimentation des populations défavorisées en France : synthèse des travaux dans les domaines économique, sociologique et nutritionnel », Les travaux de l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion sociale 2005-2006, La Documentation française, 2006.
- Julia C., « La nutrition, un enjeu essentiel de santé », Les Tribunes de la santé, vol. 4, n° 49, 2015, p. 23-28.
- Lepeltier C., « L’empowerment dans les « ateliers cuisine : entre enjeux et pratique », Vie sociale, vol. 3, n° 3, 2011, p. 51-63.
- Pagès A., La pauvreté en milieu rural, Presses Universitaires du Mirail, 2004.
- Pagès A., « Exclusions et vulnérabilités, solidarités et dépendances », Informations sociales, vol. 2, n° 164, 2011, p. 87-96.
- Paturel D., « Un hiver pas comme les autres », Pour, n° 215-216, 2012, p. 285-293.
- Paturel D., Carimentrand A., « Un modèle associatif de circuits courts de proximité pour les épiceries sociales et solidaires : vers une démocratie alimentaire ? », Revue de l’organisation responsable, vol. 13, n° 1, 2018, p. 43-54.
- Paturel D., Marajo-Petitzon E.., Chiffoleau Y., « La précarité alimentaire des agriculteurs », Pour, n° 225, 2015, p. 77-81.
- Paturel D., Rame M.l, « Éthique du care et démocratie alimentaire : les enjeux du droit à une alimentation durable », Revue française d’éthique appliquée, n° 4, 2017, p. 49-60.
- Poulain J.P., Sociologies de l’alimentation. Presses Universitaires de France, 2013.
- Ramel M. et al., Se nourrir lorsqu’on est pauvre : analyse et ressenti des personnes en situation de précarité, Editions Quart Monde, 2016.
- Roi C-S., « Vivre le manque en Picardie. Les campagnes de la pauvreté », Communications, n° 98, 2016, p. 37-51.
- Scherer P., « La solidarité alimentaire de proximité comme espace d’expérimentation démocratique et vecteur d’émancipation. Recherche-action au sein du Secours Populaire Français en Occitanie », n° 153, Forum, 2018, p. 28-34.
- Etude Abena, 2013, « Alimentation et état nutritionnel des bénéficiaires de l’aide alimentaire, Institut National de Prévention et d’Education pour la Santé (INPES), 184 p.
Notes
-
[1]
M.Ferrand, 2017, Difficultés d’accès à l’alimentation et stratégies d’adaptation des ruraux en situation de pauvreté ; enjeux, acteurs et pistes de la réflexion. Étude sur la Communauté d’Agglomération du Bassin de Bourg-en-Bresse, Mémoire de M2, Université Lumière Lyon 2, 99 p.
-
[2]
Cette recherche a été réalisée dans le cadre du projet « Réseau national pour un Projet Alimentaire Territorial co-construit et partagé (Rn PAT) », dont le chef de file est le réseau français des acteurs locaux des politiques agricoles et alimentaires d’agglomération, l’association Terres en villes.
-
[3]
Source : Enquête du budget des familles, Insee, 2011.
-
[4]
Id.
-
[5]
Id.
-
[6]
Id.
-
[7]
Id.
-
[8]
Source : Créer, Gérer et Animer une aide alimentaire en milieu rural.