Pour 2019/1 N° 237-238

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Article de revue

De futurs ingénieurs agronomes explorent le pouvoir de la parole et de la pensée créative :

Communication orale et travail de groupe à AgroParisTech

Pages 7 à 13

1 La session de communication orale et de travail de groupe qui a lieu en début de cursus à AgroParisTech, sur le site de Grignon (78) pour les 330 étudiants en 1re année (Bac +3), vise à leur donner des occasions d’explorer leur potentiel expressif et d’expérimenter le fait de « penser et agir ensemble » au cours d’une session de trois jours en groupes d’environ 15 personnes. J’enseigne au sein de ce programme depuis une dizaine d’années et les exemples qui suivent sont relatifs à un groupe de la session de 2018.

2 Cette formation vise d’abord à perfectionner les capacités d’expression orale et de travail en groupe des étudiants. Il s’agit aussi de contribuer à développer les relations entre les membres du groupe et leur intelligence collective, mais également leurs capacités d’écoute et leur sens critique. J’aborde ces objectifs avec une démarche de recherche d’inspiration philosophique.

3 Les types d’apprentissage pratiqués sont les suivants :

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  • perfectionnement à la prise de parole devant un groupe, abordé sous plusieurs aspects : corporel (voix, attitude physique, présence scénique), imaginaire (capacité créative) et analytique (capacité d’écoute et d’argumentation).
  • sensibilisation à l’organisation et à l’animation du travail en groupe par des simulations de réunions de différents types (jeux de rôle).
  • préparation d’une table ronde/débat sur un sujet scientifique actuel qui aura lieu devant un public de 50 personnes deux semaines plus tard. Cette partie est présentée ici plus longuement parce que, étant pluridisciplinaire, c’est la plus originale, la plus complexe et la plus appliquée.

5 Les méthodes pédagogiques employées sont des méthodes actives et interactives, basées sur des pratiques réflexives, c’est-à-dire sur des mises en situation aux objectifs définis et donnant lieu chaque fois à des échanges bienveillants sur le déroulement des activités réalisées. Ainsi chaque séquence de formation comporte, sauf exception, trois phases(la 2e est de loin la plus longue) : a) les objectifs et la démarche de la mise en situation proposée ; b) la réalisation de cette mise en situation ; c) des échanges/débriefing ou retour d’expérience sur celle-ci.

6 Le schéma qui suit présente les deux principaux modes de communication dans les petits groupes. Dans le groupe centralisé, une personne, ici A, occupe une position centrale dans les échanges avec les autres participants. Dans le groupe coopératif, chacun peut parler à chacun ou à tous les autres interlocuteurs. C’est ce type de fonctionnement de groupe qui est principalement exploré au cours de la formation présentée dans cet article.

figure im1

La prise de parole en public ou le lien entre fond et forme

7 Il s’agit d’un entraînement basé sur les méthodes du théâtre et du spectacle vivant, notamment sur les approches de metteurs en scène et pédagogues (C. Stanislavski, S. Meisner) : les étudiants exercent leur présence scénique par la prise de conscience de leur posture physique et de leur mobilité dans l’espace scénique, avec aussi des exercices de technique vocale, d’expression devant la caméra, d’improvisation et de jeux de rôle.

8 Pour chaque mise en situation a lieu un débriefing, un moment d’élaboration collective qui revient sur les points positifs et s’intéresse, suivant les cas, à tel ou tel aspect formel (postures, gestuelles, regards, voix, rythme, qualité d’écoute...) et au choix des arguments (à plusieurs niveaux : rationnels/émotionnels, du "vécu" de la "théorie",...).

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« J’ai retenu : l’ancrage au sol qui passe par la conscience du corps et de l’”ici et maintenant” »
« Quand on parle, poser sa voix ; nécessité de plus de technique pour poser sa voix et sa posture, intégrer la respiration ventrale. Ça permet aussi de gérer le trac ».
« Cette formation m’a permis d’être bien plus à l’aise avec mon corps et aussi avec mes pensées (peurs, trac) quand je parle face aux gens ».
« Ce que j’ai retenu : Incarner ses idées, l’importance de la préparation physique et mentale pour improviser ».
(Commentaires d’étudiants).

L’initiation au travail en groupe et à la conduite de réunion

10 Cet apprentissage au travail en groupe et à la conduite de réunion s’est fait progressivement avec une réunion de créativité, des jeux de rôle de négociation, un débat contradictoire et les séances de préparation de la table ronde.

11 La réunion de créativité (ou brainstorming) : Cette mise en situation qui dure 1 h a pour objectif formel de trouver un sujet de débat ou de négociation (voir réunions suivantes). Deux étudiants se proposent comme animateurs. Ils demandent aux autres étudiants de donner des idées de sujets de réunions (négociation ou débat) qu’ils souhaiteraient traiter par la suite lors d’un jeu de rôle. La consigne est : donner le maximum de sujets, par association libre d’idées, avec pour règle la bienveillance et le non-jugement de ce qui est proposé. Lorsqu’un nombre suffisant de sujets a été trouvé (environ 40), les animateurs proposent une sélection, par exemple “Pour ou contre l’usage des écrans”, “Pour ou contre la légalisation du cannabis”, “l’interdiction de l’alcool dans les Grandes Écoles”...

12 Il est intéressant de voir comment chaque groupe s’organise pour sélectionner les idées : par élimination, par vote avec un mode de scrutin d’abord imposé par les animateurs, puis, souvent contesté par les participants qui comprennent que les animateurs n’ont pas à être les seuls décideurs du vote à main levée ou par écrit. Les animateurs perçoivent qu’il ne s’agit pas juste d’imposer une façon de procéder (animation directive) ou d’écouter et de laisser faire (animateurs en retrait, n’osant pas intervenir) celui ou ceux qui parlent le plus fort ou veulent influencer les autres, mais qu’il s’agit que leur intervention, semi-directive (groupe coopératif) par le cadre qu’elle apporte, permette à chacun de s’exprimer en son nom.

13 La mise en situation du brainstorming est souvent l’occasion pour les étudiants de constater que la manière de procéder à une sélection et le cadre dans lequel cela est fait influencent le résultat et le choix retenu ; donc comment, là aussi, la forme (le mode de scrutin choisi par eux-mêmes) agit sur le résultat retenu.

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  • Les jeux de rôle de négociation, d’abord assez simples du fait de leurs dispositifs (peu d’acteurs à chaque fois, durée courte, pas de temps de préparation), puis de plus en plus complexes jusqu’au débat contradictoire décrit ci-dessous.
  • Le débat contradictoire. L’objectif de cette mise en situation est d’explorer un type de réunion pas encore expérimenté.

15 Pour la plupart des étudiants, c’est la première fois qu’ils se trouvent en situation d’animer une réunion. Ils découvrent l’utilité des connaissances de bases liées aux fonctions d’animation (non directive sur le fond, semi-directive lorsqu’il s’agit de “canaliser” un débat un peu houleux) et de perfectionner les capacités d’écoute et d’argumentation au sein d’un groupe assez important (les 15 membres du groupe) et sur une séquence longue (plus d’une heure), donc nettement plus complexe que les jeux de rôle évoqués ci-dessus.

16 Le thème de ce débat préalablement choisi par les étudiants lors de la réunion de créativité (brainstorming) décrite ici a été : « Pour ou contre la galanterie ? »

17 Trois sous-groupes sont formés (« les pour », « les contre », les deux animateurs et les deux observateurs). Chacun de ces trois groupes se réunit séparément pour préparer en 30 minutes le débat (se répartir les rôles, les arguments à employer...). Le jeu de rôle/débat suit pendant plus d’une heure. On peut noter une forte implication de la part des étudiants qui prennent part à ce jeu de rôle de façon très active. Ils exposent leurs arguments sans hésitation et tiennent tête à la partie adverse avec aisance.

18 Le débriefing fait par les étudiants porte notamment sur :

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  • le rôle important des animateurs qui facilitent le déroulement du débat en apportant un cadre aux échanges : rôle de temporisateur, équilibrage des temps de parole, reformulations, transitions
  • l’importance de la préparation, mais aussi de savoir s’adapter à un déroulement souvent inattendu
  • un tel débat demande de la concentration, d’être à l’écoute, réactif, de se soutenir entre partenaires
  • l’humour et l’amusement ont leur place.
  • Les séances de préparation de la table ronde ont lieu chaque jour (cf. ci-après). Ces séances ont mené à la mise en place de réunions de conduite de projet, de créativité et de négociation.

La préparation de la table ronde

20 La table ronde est une réunion/débat durant laquelle les étudiants ont des rôles d’animateurs, et pour certains des rôles de spécialistes du sujet traité. Ce sujet est choisi par les enseignants-chercheurs d’AgroParisTech pilotant ce groupe et avec lesquels les étudiants ont eu plusieurs heures de réflexion et une bibliographie apportée par ces spécialistes.

21 Les étudiants travaillent donc ensemble leur sujet d’étude de trois manières :

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  • sur la base de leur connaissance du sujet
  • en soulevant des problématiques liées à ce sujet
  • en visant à susciter des questions du public.

23 Les étapes de cette préparation de la table ronde en tant que mini-projet sont réparties sur les trois jours de la session : le plan de son déroulement et les idées de présentation de son contenu (exemples...) ; puis la mise au point de chacune des parties en articulant fond et forme ; pour aboutir, le troisième jour, à une trame détaillée de la future table ronde qui est alors testée. Cette table ronde, qui se tiendra plusieurs semaines plus tard devant un public, et sa préparation, constituent ainsi la première application "réelle" de ce qui est acquis durant cette session.

24 Ce travail donne des bases d’une méthodologie qui seront utiles aux étudiants durant leur cursus et leur vie professionnelle :

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« Préparer le débat en cours nous a permis de bien avancer sur la forme, de savoir comment communiquer nos idées »
« Je n’avais jamais fait de vrai débat comme ceux que l’on a faits durant ce cours de com’, cela m’a permis de voir qu’il était difficile d’imposer ses idées dans un groupe, de savoir écouter, et l’importance du rôle d’un animateur. Débats et réunions étaient donc, selon moi, très utiles ».
(Commentaires d’étudiants)

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  • Préparation 1 de la table ronde : réunion de conduite de projet et de créativité (« penser ensemble »).

27 Le sujet de la table ronde est "Comment vivre en bonne santé et bien vieillir par et malgré les nouvelles technologies ?". Il est d’abord réalisé un temps de créativité (brainstorming) sur les expériences personnelles des étudiants liées au sujet et sur les formes d’animation possibles de la table ronde.

28 Le plan déjà préparé par les étudiants est ensuite approfondi collectivement, sous forme de discussions, avec des épisodes de négociation sur la structure de ce plan pour aboutir à la trame suivante :

29 I. La robotique : les technologies dans l’accompagnement médical et social des personnes âgées.

30 II. L’euthanasie (ce sujet trop large a été ensuite recadré)

31 III. Le transhumanisme pour les personnes âgées ?

32 Les étudiants ayant tendance à aborder ces sujets de manière plutôt abstraite, je les incite à orienter les échanges dans deux directions complémentaires :

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  • Évocations d’exemples vécus et illustrant les thèmes abordés : telle ou telle situation ayant eu lieu avec leurs grands-parents ; les rôles de l’affectif et des attitudes vis-à-vis des personnes âgées. La relation à la dépendance telle qu’elle est vécue par les personnes âgées ou handicapées.
  • Bien définir le terme “vieillir et ce qu’il induit. Est-ce seulement lié à l’âge ? Ou est-ce une notion plus relative, liée à la perte d’autonomie ? Exemple d’une dame de 60 ans atteinte d’Alzheimer et très dépendante ou de personnes en maison de retraite à ce “jeune” âge à mettre en perspective avec l’exemple d’une personne de 97 ans qui vit seule à Paris, est autonome et circule par elle-même dans la ville.
  • Évoquer et énumérer les différents critères du “vieillissement” et les questionnements que cela suscite amène à une ébauche de problématique, plus précise et pertinente que ce qui avait été proposé au départ.
  • Sont abordées également les dimensions éthiques des nouvelles technologies et du transhumanisme ainsi que les limites de la robotique avec référence au livre de Luc Ferry, La Révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’ubérisation du monde vont bouleverser nos vies, 2016.

34 En fin de séance, je propose donc aux étudiants de réfléchir d’ici le lendemain après-midi sur des questions clés évoquées au cours de la séance, notamment : reformuler chaque aspect du thème sous forme de problématique.

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  • Préparation 2 de la table ronde : réunion d’organisation avec des prises de décision.

36 Reformulation du thème. Mise en commun sur les modalités préparées depuis la veille. Répartition des différents rôles à tenir le jour de la table ronde : pour l’animation de l’introduction générale, de chacune des parties et de la conclusion ; circulation du micro pour les questions du public ; prise de notes et préparation de la synthèse.

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  • Préparation 3 de la table ronde : "filage" et répétition.

38 Le « filage » met en scène le déroulé des différentes parties de la table ronde, ce qui permet de découvrir et de résoudre des problèmes de mise en place et d’enchaînement des séquences.

39 Avec la répétition du débat sous forme de jeu de rôle, les étudiants s’aperçoivent clairement, une fois sur le “terrain” (comme cela a déjà été le cas lors de la première séance de préparation), de l’importance de bien définir le sujet et les principaux concepts dès le début de leur présentation du débat, en particulier en distinguant 3e et 4e âge et en introduisant la question de l’autonomie des personnes...

40 Les étudiants comprennent alors le lien entre fond (leur compréhension du sujet) et forme (leur aisance à parler en public).

Conclusion

41 Les commentaires écrits et les impressions orales des étudiants recueillis à la fin de la session expriment leur satisfaction : ils disent que celle-ci a été intéressante et utile, ou même très utile, à leur formation tant en ce qui concerne leurs capacités d’expression orale devant un groupe que leur participation à l’animation de réunions assez simples ou la préparation de l’animation d’une séance complexe comme la table ronde.

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« J’attendais de passer vraiment de la classe prépa au concret de l’entreprise où les attentes sont clairement différentes et à mon avis plus humaines (dans les relations sociales et la communication). Ce cours a entériné ce changement sans souci »
(une étudiante en fin de session).

43 De mon côté, j’ai eu le sentiment que les étudiants ont collaboré avec intelligence et engagement à la réalisation des activités proposées. Presque tous, sauf un étudiant resté attaché à l’encadrement strict de l’enseignement en classe préparatoire, ont apprécié les plages importantes d’initiative qui leur étaient ouvertes, cela leur permettant d’explorer leurs capacités de créativité individuelle et collective.

44 Cette session située au tout début du deuxième cycle des études supérieures contribue à la transition entre un premier cycle consacré à l’acquisition individuelle de savoirs académiques et ce deuxième cycle de formation aux métiers d’ingénieurs donnant une large place aux démarches de projet pluridisciplinaires et aux dimensions humaines

45 La préparation et la réalisation de la table ronde sont un travail original triplement utile : il met en pratique les dispositifs et les compétences acquises dans les exercices de prises de parole et les différentes formes de réunion expérimentées ; il insiste sur les méthodes de sensibilisation et de transmission d’un savoir scientifique à un public non-spécialiste du sujet traité ; il porte sur des sujets au carrefour de questions scientifiques controversées et d’enjeux de société importants tels que notamment les biotechnologies, le changement climatique ou la sécurité alimentaire humaine.

46 Le secteur des biotechnologies (thème traité dans un autre groupe) est un bon exemple d’un sujet qui s’est avéré concerner la gestion de la complexité dans le temps et dans le mouvement, un sujet atypique qu’il a fallu inscrire dans un flux dynamique : avec des questions liées aux différentes formes d’innovations (par l’ancien, par la transposition, etc.) ; relatives à la gestion du changement et à celle de la complexité, au management basé sur l’expérience du terrain et aussi à la création de valeurs dans ses deux aspects : économique d’une part, et éthique, liée à l’écologie d’autre part.

47 Ces trois journées constituent donc une première sensibilisation à plusieurs thèmes qui pourront être approfondis ultérieurement : la prise de parole et les méthodes de l’acteur, la connaissance des dynamiques de groupe et des différentes formes de relations de dialogue, leurs applications au management d’équipe et d’innovations, ou à la conduite de négociations. De plus, les dimensions philosophiques et éthiques liées au questionnement et aux réflexions sur ces applications de la biologie et de l’agronomie sont apparues indissociables des pratiques de prise de parole.

Bibliographie

Bibliographie

  • Gilles Amado, André Guittet, Dynamique des communications dans les groupes, Armand Colin, 7e édition 2017
  • Béal Catherine, « Enjeux et défis des sciences et technologies du vivant et de l’environnement », AgroParisTech, document polygraphié, édition 2018.
  • Henri Bergson, L’évolution créatrice, PUF, 1998.
  • Michel J.-F. Dubois, Marie-Laure Vitali et Michel Sonntag (dir.), Création, créativité et innovation dans la formation et l’activité d’ingénieur, éd. UTBM, 2018.
  • Luc Ferry, La Révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’ubérisation du monde vont bouleverser nos vies, Plon, 2016.
  • Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Champs Flammarion, 1962, édition 2018.
  • Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945.
  • Constantin Stanislavsky, La Formation de l’acteur, Payot, 2001.

Date de mise en ligne : 03/04/2020.

https://doi.org/10.3917/pour.237.0007

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