1Écrire sur le thème du « vivre ensemble » relève pour moi de la prouesse technique tant il me semble qu’il est rapidement possible de sonner creux. Aborder le « vivre ensemble » (qui plus est en période d’élection présidentielle) c’est un peu comme jouer au Pictionnary ou au tabou ! Il faut donner des contours et du contenu à cette notion sans recourir à des mots éculés tant leur utilisation fréquente et abusive les a vidés de leur sens. C’est la série des mots en -ité (mixité, diversité, solidarité) et en co- (coexister, cohabiter, coconstruire) au contenu opérationnel flou, aux implicites complexes, mais qui forment de véritables injonctions au « vivre-ensemble ». Des mots d’ordre qui sonnent, qui résonnent, qui inspirent goûts et dégoûts aux citoyens qui les entendent, parce que selon leur référentiel, ils y aspirent ou ils y sentent une menace.
2Mais, ce n’est pas parce que le sujet est difficile qu’il n’y a rien à dire. Décrypter le vivre ensemble dans cet article reviendra pour moi à questionner ce que j’observe dans les campagnes : les pratiques et les initiatives des jeunes de 15 à 25 ans. Cette observation est menée depuis une quinzaine d’années dans le cadre d’une participation à des projets locaux (en Dordogne et en Ariège), grâce à des enquêtes par entretiens semi-directifs, et elle a pour cadre des campagnes marquées par une faible densité de population et une organisation plus diffuse des activités et des services. Des campagnes du sud-ouest français aux fonctions récréatives, productives, résidentielles et environnementales prononcées. Mais, des campagnes qui, lorsqu’il est question du « vivre ensemble », contrastent avec la ville. La sociologie rurale a montré combien les campagnes avaient été un lieu monoclasse, uniforme, communautaire, à l’identité immuable. La sociologie urbaine a produit une définition de la ville comme lieu de brassage favorable à la mise en cause des certitudes, à l’ouverture d’esprit, favorisant l’acceptation de la différence et la tolérance. Si le « vivre ensemble » dans les campagnes - comme actuellement d’ailleurs dans de nombreux territoires - ne va pas de soi, n’y a-t-il pas de rencontre avec la différence, des diversités d’acteurs, des juxtapositions d’activités ? En effet, cette notion de « vivre ensemble » est synonyme d’altérité, c’est-à-dire de rapport aux autres, de présence avec les autres, d’interactions avec les autres, qu’elles soient recherchées ou pas. Dans une acception politique, le « vivre ensemble » est le fondement d’un projet de société, sans que toutefois ni sa définition ni sa mise en œuvre ne conduisent à un réel renouvellement des réflexions et pratiques des relations entre individus et entre citoyens. Pour proposer une illustration de ce que recouvre dans les pratiques et les discours des jeunes ce « vivre ensemble », une série de questions se pose : les campagnes de faibles densités sont-elles un terrain propice pour l’ouverture d’esprit ? Comment s’exprime la citoyenneté des jeunes ? Quel rapport aux autres s’exprime dans les pratiques des jeunes ? Quelles confrontations existent avec ce qui n’est pas de son monde ? Je développerai trois grandes idées pour y apporter un éclairage : le repli, les rapports aux autres et la participation.
Le repli et l’entre soi
3Pour une partie des jeunes, celle qui (re)vient, la campagne est vue comme l’opportunité de pouvoir construire leur projet en autonomie, sans rencontrer d’opposition et d’objection à leurs idées. Les concernant, il faut davantage parler de sociabilité sélective plutôt que de repli sur soi. Il s’agit de jeunes qui ont envie d’avoir des relations avec les autres « mais qui veulent en avoir la maîtrise, pouvoir choisir le moment, l’opportunité d’entrer en relation » (Jaillet, 2004 : 6). C’est par leurs initiatives que les campagnes voient se localiser nombre de projets distincts quant aux contenus, aux objectifs, à la mise en œuvre et qui témoignent d’une diversité des activités et d’un foisonnement d’idées.
4Il existe cependant une tendance commune à l’ensemble des jeunes, déjà existante avant la crise, celle du repli sur soi. La sociabilité peut même être qualifiée de sociabilité de retrait : les jeunes sortent rarement au café mais se retrouvent chez eux, ne communiquent pas avec les habitants et réservent leur temps libre à la maison et aux proches. Le rapport aux autres est marqué par un repli sur son groupe d’amis, sa famille et sur soi ce qui peut aller parfois jusqu’à la rupture. De façon plus générale, les jeunes ont l’impression d’une domination du monde extérieur dont ils sont dépendants. Le sentiment de n’avoir aucun contrôle et aucune emprise sur ce monde accentue leur isolement social. Ce ressenti existe aussi pour les jeunes vivants dans les périphéries des villes où se sont déroulées les émeutes en 2005, où il se conjugue avec un sentiment d’abandon (Avenel, 2006). Étant peu consultés, les jeunes se dévalorisent. Ils pensent que ce qu’ils font est toujours moins bien que ce que pourraient faire les autres. La dévalorisation les pousse à sous-estimer leurs capacités à réaliser leurs projets. Cela crée les conditions pour que se développe chez les jeunes, mais aussi pour l’ensemble des habitants, un sentiment de mise à l’écart.
5Pourquoi en viennent-ils à exercer un droit de retrait qui rend invisible leur participation à la vie locale et leur attachement discret mais bien réel au lieu de vie ? Ce repli traduit assez crûment l’installation d’une partie des jeunes dans la marge, c’est-à-dire, des jeunes dont le rapport aux autres est marqué par le fait qu’ils font l’objet de jugements multiples, de discours péjoratifs, de paroles de domination. Pour eux, l’invisibilité et les campagnes de faible densité de population conviennent (ONPES) parce que c’est aussi un moyen de résister tout en ne trouvant pas d’issues à leur intégration par manque de relais, par manque de passeurs. Ce repli, parfois choisi (on parle alors d’installation, d’ancrage) ou subi (on parle de captivité, de piège) peut être interprété comme « l’affirmation d’une identité comme réponse à une intégration impossible [au monde du travail] bien plus que comme un retour à des traditions culturelles déjà détruites » (Dubet, 2001 : 36). En effet, quand le travail manque et comme les familles sont conscientes que le diplôme ne fait pas tout, le rapport aux autres et la façon de sociabiliser se construisent sur des pratiques qui n’appellent pas à l’ouverture, comme le relate le témoignage de Cyril : « je me suis rendu compte que toute ma vie j’ai entendu ça. Toute ma vie, j’étais guidé par ce que ma grand-mère me disait : ‘sois gentil, et te fais pas remarquer !’ C’était ça. Tu veux y arriver, ben c’est simple, un ‘sois gentil’ et deux ‘te fais pas remarquer’ » (Ariège, 2016). Faire société, c’est-à-dire faire partie des groupes d’amis, de cercles professionnels (et être reconnu pour cela) passe par cette réponse à des injonctions familiales. Surtout dans les territoires ruraux, les jeunes se donnent le sentiment d’exister « parce qu’on fout pas la merde » (Thibault, Ariège, 2015). Il y existe des modèles locaux d’accomplissement qui sont valorisés et incarnés par les aînés, et les jeunes ont tendance à les suivre.
6Dans ce contexte de manque d’emploi, le rapport aux autres se complique y compris entre semblables, dans une même bande de potes. Les personnes qui vous ressemblent le plus, les « gars » avec qui vous êtes copains depuis votre enfance et qui font le même métier que vous, c’est très difficile de rester amis. Comme le relate B. Coquard (2016), si le copain est plombier comme vous alors qu’il y a un seul emploi de plombier, c’est très difficile de rester amis. Dans ces petites bandes de potes, les personnes vont être alliées sans être en concurrence directe car c’est impossible à vivre. Comme disent les jeunes : « Ici, tu es bien obligé de croiser tout le monde. ». Les jeunes ne sont pas en train d’esquiver leurs voisins comme en ville, ils sont obligés d’affronter les concurrences du quotidien. À fuir l’ouverture, elle revient comme un cheval au galop.
7Ce repli sur soi généralisé cache une dimension qui affecte profondément la façon de sociabiliser et l’apprentissage du rapport aux autres : l’appauvrissement de la relation éducative pour les jeunes, quel que soit leur statut social et économique. Cela soulève la question du repérage, au sein des institutions, de personnes-ressources capables de travailler dans une logique de décloisonnement et capables d’appréhender autrement les besoins et les initiatives, du moins en évitant de porter un jugement de valeur qui enferme pour toujours la pratique sociale du jeune dans le négatif. Les dispositifs éducatifs existants ne prennent pas assez en compte la diversité de parcours des jeunes. Ils ont pris le pas sur la relation entre professionnels de la jeunesse et les jeunes. Les jeunes s’installent dans une forme de précarité qui leur fait prendre de plus en plus de distance avec leur environnement local et extra-territorial. Ce type de retranchement qui touche aujourd’hui une partie des jeunes ruraux a des conséquences sur un ensemble de comportements (insécurité routière, conduite addictive, difficultés relationnelles avec les autres générations) qui altère le rapport aux autres et les sociabilités.
Quel rapport aux autres
8La seule lecture du rapport aux autres par le repli sur soi est réductrice. Je ne ferai pas justice à la diversité des pratiques et des discours des jeunes en ne rendant compte que du repli et de l’entre-soi. En effet, cela résume une tendance structurante de la société dans son ensemble, mais elle ne doit pas laisser passer inaperçue que les jeunes composent avec les autres, avec ceux qui ne relèvent pas du semblable, et avec d’autres groupes sociaux.
9D’abord, il est important de rappeler que dans les campagnes l’espace public était déjà présent, mais il n’est pas nommé comme tel tant le sens commun du mot public est associé à l’espace construit : « L’institution de ces espaces, depuis celui de la biosphère jusqu’aux arrêtés de biotope en passant par toutes les sortes de réserves ou de parcs, atteste pourtant bien de la reconnaissance que l’espace public ne peut plus être circonscrit aux seuls espaces construits » (Micoud, 2001). Il y a donc toute une série d’espaces publics existants, source de conflits d’usages et de représentations, que l’on ne voit pas spontanément, pas considérés comme tels mais dans lesquels existent bel et bien des expériences de vivre ensemble pour les jeunes (comme pour les autres habitants d’ailleurs).
10Ensuite, il faut souligner que les multiples profils des jeunes rencontrés reflètent la diversité des habitants des territoires ruraux que les jeunes sont amenés à fréquenter de façon quotidienne. L’évocation de cette diversité est d’ailleurs moins récente dans les campagnes qu’il n’y paraît. Il y a des citadins en situation d’exclusion recherchant un lieu de vie plus abordable, des chômeurs, des ouvriers, des résidents secondaires issus de la classe moyenne, beaucoup d’employés ou des touristes à fort capital économique. Les origines des habitants sont, elles aussi, très diverses. Des étrangers venus de plusieurs pays d’Europe du Nord s’installent définitivement en Dordogne, et plus largement dans le Sud-Ouest français (Raymond, 2007). Nombre d’habitants ou de résidents secondaires viennent également des villes et des grandes métropoles. Il est par ailleurs possible de constater une diversité des habitants selon leur âge. La pyramide des âges est encore dominée par les plus de soixante-quinze ans mais les préoccupations liées à la gestion de la petite enfance observées sur le terrain témoignent d’un changement. Une population composite faite de jeunes, vieux, retraités, ouvriers, agriculteurs, étrangers, habitants, résidents secondaires, touristes… Les jeunes ruraux vivent dans un espace de rencontre entre des individus qui apprennent à coexister, et si possible pour le meilleur.
11Parmi ces multiples résidents ou visiteurs des campagnes qui, au regard des jeunes, représente l’Autre ? L’altérité, c’est d’abord, « les vieux ». Entre jeunes et vieux se multiplient des temps forts d’échanges, de confrontations, parfois d’affrontements marqués par des reproches mutuels (les jeunes ne font rien, ils cassent, ils dérangent versus les vieux ne bougent pas et n’ont rien compris à la vie). Plus précisément entre jeunes adultes et personnes retraitées (celles qui pourraient être leurs grands-parents), je remarque une logique différente qui relève d’une transaction cherchant à favoriser les conditions d’une coexistence apaisée. Les vieux proposent leur aide pour les travaux, passent regarder le jardin ou s’occuper des animaux. Les jeunes sollicitent le vécu, le regard et la complicité des personnes âgées, comme ce fut le cas avec Lulu, lors du tournage de « Lou bras cacha » (voir l’encadré sur Terres de jeunes) parce que les jeunes voulaient montrer que la fête et la convivialité étaient des pratiques communes aux jeunes et aux adultes. Il y a semble-t-il entre ces deux groupes d’âge un constat partagé que les générations participent ensemble depuis longtemps à la transformation du monde. C’est d’ailleurs pour cela qu’il n’est pas tout à fait exact de dire que « les jeunes sont l’avenir du territoire ». Ensuite, l’altérité est incarnée par l’urbain, que le mot renvoie à une personne ou à la catégorie spatiale. Par exemple pour les jeunes collégiens, la contrainte ou l’espoir du départ du village est source d’une découverte d’univers différents : « En grandissant à la campagne, tu vas à la ville, et tu en viens à connaître plus parce que tu vois les deux » (Dordogne, 2006). Tout comme la contrainte du ramassage scolaire, qui rassemble différents âges et différents profils produit ce qui peut être de l’ordre de la ressource, reconnue après coup par le jeune qui a grandi (Gambino et al., 2017).
Encadré : « Terres de jeunes », une initiative de développement local
Les jeunes du groupe étaient de statuts différents. Mélanger les publics scolaires et non scolaires s’est révélé très judicieux : il a offert une réelle dynamique entre jeunes du même territoire, pour certains en recherche d’emploi et relativement isolés. Les jeunes scolarisés, ayant un peu moins le souci du quotidien, ont pu assurer le suivi global du projet au bénéfice du groupe de jeunes demandeurs d’emploi. Malgré la faible implication des structures et des jeunes irlandais, les jeunes du Périgord Vert ont mené à terme le projet en s’adaptant aux imprévus, aux difficultés y compris lors du tournage du film franco-irlandais à Galway.
Ce projet a constitué un outil d’animation territoriale pour inciter les collectivités à développer leur politique de la jeunesse avec l’accompagnement technique et financier de Leader Plus. Il a insufflé un degré de changement dans les attitudes par la prise de conscience des réalités de vie des jeunes et de leurs attentes. Les acteurs locaux ont aussi acquis une meilleure connaissance de la politique de développement rural proposé par l’Union Européenne.
12L’altérité est aussi présente dans des espaces intimes ou privés. Comme le logement est devenu le point d’ancrage des modes d’habiter contemporains, les jeunes de la campagne évoquent comme Marie, 17 ans, l’importance de la maison : « A la maison, c’est toujours plein, c’est pour boire l’apéro, pour le jardin, il y a du monde, toujours » (Dordogne, 2007). L’expérience de l’internat le révèle également de façon plus triste et moins conviviale. Pour Mélissa (Aveyron, 2016), aller à l’internat au lycée de Rodez, c’était la possibilité de s’échapper de chez elle et cela répondait à un besoin d’émancipation. Mais cette vie à l’internat a été un moment de fort contrôle social exercé par des filles bien différentes, ayant des positions sociales valorisées dans le lycée et envers qui il fallait tout de même s’imposer pour exister. Ce fut un moment douloureux car ces autres filles faisaient ressortir des écarts aux normes vestimentaires (n’être pas habillée avec du neuf), esthétiques (ne pas se maquiller) et sociales (ne pas sortir à tel endroit). De cette époque de sa vie en internat, elle garde le souvenir d’un moment ambivalent où se rencontre l’expérience de liberté (de la famille) et la contrainte exercée par un autre groupe. C’est d’autant plus difficile à vivre qu’il faut apprendre à le gérer tôt et seul.
13Par ailleurs, les jeunes en rencontrent d’autres ou se mesurent à eux lors de moments quotidiens : « Emmy : Dire ‘bonjour’ aux gens dans la rue fait de moi quelqu’un de très rural. On est comme ça. On se dit vraiment ‘bonjour’, on bavarde beaucoup plus. Enquêteur : C’est ça que tu aimes ? C’est facile de parler aux gens ? Emmy : C’est facile, oui, et j’aime bien parler. Mais, je veux dire, j’aime qu’ici à la campagne, les gens s’inquiètent des gens qui vivent à côté d’eux. C’est plus marrant quand on peut être avec des gens de cette façon » (Dordogne, 2006). Le récit d’Emmy montre à quel point l’ouverture aux autres et la construction d’un espace public naissent donc surtout de la somme de pratiques individuelles.
14Cela est valable aussi pour des moments ordinaires qui reviennent à fréquence régulière : « Ce n’est peut-être pas le cas de tous les jeunes à la campagne, mais quand le dimanche je vais m’acheter ma baguette à Lisle et que je descends, je sais que je suis pas remontée une heure et demie après. Parce que j’ai vu du monde et que j’ai discuté et ça, c’est un vrai plaisir. C’est un peu orgueilleux mais c’est un véritable plaisir de se dire qu’on connaît du monde et puis qu’on aime les voir. » (Julie, Dordogne, 2007). La confrontation avec les autres se fait aussi lors des rencontres sportives, lors des sorties du week-end et au moment des achats. Elle procède également par des allées et venues lors de ces moments publics. Par exemple, j’ai été conviée par l’harmonie de Thiviers à l’un de leurs concerts, pour rencontrer des habitants et des jeunes. La salle des fêtes était pleine, mais les jeunes ne cessaient de rentrer et sortir de la salle pour discuter entre eux, pour répondre au téléphone, pour fumer. En réalité, ils étaient installés sur le parking et venaient se mêler aux habitants. J’avais aussi remarqué que les jeunes laissaient plus de traces de leur présence (canettes, paquets de cigarettes vides, mégots, papiers de bonbons, voire les taches d’huile des moteurs…) que les autres habitants, et que j’aurais bien pu passer à côté de leur présence mais pas de leur passage. Je retiens de ce moment que pour « vivre ensemble » avec les autres habitants et/ou visiteurs, les jeunes se disposent dans des zones vacantes de l’espace public, se les approprient et s’en servent comme des avant-scènes leur permettant d’observer, d’être vus, de se mêler, de s’éloigner. Une pratique somme toute représentative d’une volonté de maîtriser son temps avec ou sans les autres.
« Vivre ensemble » ou plutôt « agir ensemble » ?
15Cela souligne l’importance de mettre en place tant des dispositifs que des temps qui permettent aux groupes d’exister. Bien souvent, dans les campagnes, ces temps sont hérités ou transmis par les adultes, mais ils sont très peu, voire pas du tout, mis en place par et avec les jeunes. Cela peut accentuer la discrétion des jeunes au quotidien, et donner l’impression qu’ils ne font rien et ne participent à rien. Pour mettre en œuvre une vie sociale dans la campagne, je pense pourtant que plutôt que de « vivre ensemble », les jeunes comprennent mieux et s’approprient plus « agir ensemble ». Par exemple face au désengagement de l’État, ils répondent par des combines ordinaires qui témoignent des relations de confiance que les jeunes peuvent nouer. Dans les groupes de jeunes, il existe des systèmes d’alliances, de coups de main et d’entraide entre jeunes non pas identiques mais aux univers professionnels distincts. Aussi, une partie des jeunes, celle dont les conditions de vie sont les plus précaires (mais pas que), s’est mise en situation de retrait ou dans la situation de bouleverser les règles du jeu démocratique, c’est-à-dire déserter le jeu électoral ou privilégier des votes extrêmes et populistes. Des jeunes explorent et expérimentent une mise en œuvre de la citoyenneté différente avec des engagements associatifs dont le foisonnement témoigne de la vitalité de cette forme d’implication citoyenne. La citoyenneté s’exprime dans des formes moins structurées, moins institutionnalisées souvent nommées « collectifs » et prend corps dans la volonté d’être partie prenante d’initiatives locales. Ce qui change n’est pas l’engagement, mais la façon de s’engager, avec, pour ce que j’ai pu observer, un engagement multiforme : le banal attachement au territoire qui est une acceptation d’une routine, une implication forte et revendiquée, une participation aux temps chauds de la famille et du cercle d’amis, un engagement dans des associations, du bénévolat, besoin d’agir en groupe. Un engagement « qui s’inscrit dans des actions plus courtes dans le temps et qui est plus concret qu’idéologique, moins sacrificiel, plus local, de proximité » (Gauthier, 2016). Ces différentes formes d’engagement expriment toutes une plusieurs idées fortes : d’abord le besoin immense d’expression et de reconnaissance et ensuite l’aspiration au droit à l’expérimentation.
16L’expérimentation et l’agir ensemble se retrouve avec « Terres de jeunes », où les jeunes se sont mobilisés pendant deux ans. Chaque groupe était intensément engagé durant 1 à 2 mois pour la réalisation du film et sa présentation publique. Après cette étape, leur implication a été plus aléatoire : pour la majorité, l’expérience s’est limitée à cette participation ; pour d’autres, elle s’est poursuivie au-delà des projections-débats. La participation s’est traduite à la fois en dynamique personnelle, car certains venaient avec régularité, y compris en dehors des temps officiels comme le dimanche, et par le biais d’implications collectives : la télé numérique de Périgueux « Canal moins », mais aussi à des projets associatifs liés à la vidéo à Trélissac. Chaque film présenté publiquement et le site Internet www.terresdejeunes.org également conçu par les jeunes, constituaient les supports de dialogue entre jeunes, avec les adultes et les élus des territoires. Le dynamisme des jeunes du Périgord Vert, la volonté acharnée de la directrice de la Mission Locale et de l’animatrice du Leader Plus ont abouti à une diffusion bien plus large que prévue, saisissant toutes les opportunités susceptibles de valoriser le travail des jeunes. Ainsi, « Terres de Jeunes » a dépassé les limites des territoires impliqués. Au-delà des onze projections-débats faites en Périgord Vert, les films ont été présentés par les jeunes dans des cinémas (Clap Première à Sarlat, Cap Cinéma à Périgueux, au Megarama de Bordeaux) et dans des festivals (Fabriq’Festival en Gironde, Festival international du film engagé à Bretenoux dans le Lot, à Beau Canton au forum européen des initiatives des jeunes ruraux en Belgique). Deux jeunes se sont particulièrement investis dans la couverture média, ils ont obtenu une interview sur FR3 Aquitaine et France Bleu Périgord. Forts de leur expérience, ils ont réalisé un film sur le Contrat d’Insertion dans la Vie Sociale (CIVIS) à destination des jeunes pour l’Assemblée Générale de la Mission Locale Haut Périgord. Cela représente une reconnaissance importante de la jeunesse comme ressource. « Terres de Jeunes » a révélé une jeunesse active et sensible à la vie locale qui avait bel et bien l’envie et la capacité de se fédérer autour d’une action collective et ambitieuse. Cette initiative a donné lieu à une forme de participation des jeunes à la vie locale notamment à travers les débats, les dialogues enclenchés avec les élus après la diffusion des courts-métrages. La « participation » est par exemple présentée comme une bonne pratique pour favoriser le « vivre-ensemble ». Ce processus est prôné par les instances supranationales, adopté dans les discours nationaux en vue d’asseoir leur légitimité politique, et utilisé par des acteurs plus locaux qui peuvent plus facilement y faire entendre leurs intérêts. Mais comme l’ont bien souligné E. Bonerandi et M. Houssay-Holschuch (2004), « une telle conjonction des discours permet de soupçonner une série d’instrumentalisations du discours participatif, d’autant qu’en fait, la participation se pratique surtout sur les marges, sociales et territoriales, des sociétés. Mode de gestion des marges, la participation des communautés fait trop souvent l’économie d’une réflexion critique sur ce qu’est la communauté elle-même, masquant ainsi les conflits (notamment d’intérêts) qui la traversent ». Dans le cas de « Terres de Jeunes », ils ont participé non parce qu’ils étaient invités à le faire, mais parce que le parti pris était de travailler avec eux et non pour eux. Le choix de s’appuyer sur des relais locaux a facilité l’adhésion des jeunes et leur implication dans la durée.
Conclusion
17Il y a derrière les jeunes que je viens d’évoquer de nombreuses lignes de fractures : l’âge, le genre, la classe sociale, le niveau de diplôme, le capital culturel, les autochtones et les allochtones ! La jeunesse n’est pas un groupe social compact et il y a donc bien des manières de penser ce « vivre ensemble ». Trois idées fortes sont pour moi importantes pour mettre du sens malgré cette diversité. D’abord, le repli et l’isolement dans le proche et le connu est très prononcé. Mais, il ne doit pas cacher une vigueur des formes de confrontation avec des groupes différents. Enfin, les jeunes participent à relever le défi de la cohésion sociale par des actions concrètes. Mais, si sociologiquement la jeunesse n’est qu’un mot, elle constitue de même une catégorie philosophique. Cela veut dire que si on ne peut pas s’adresser à LA jeunesse, on peut toutefois agir avec ceux qui vivent cette expérience qui mixe l’enfant et l’âge adulte, une phase où l’on demande plus de protection et plus de liberté. Être jeune, c’est une expérience qui à notre époque est devenue plus longue, plus large et qui est partagée par les hommes et les femmes. Ceci implique de repenser et de reconstruire des politiques (de développement autant que des politiques jeunesse) qui s’attachent réellement à répondre aux besoins sociaux, culturels et éducatifs des jeunes classes d’âge dans un contexte précis, c’est-à-dire donner un accès à la transition sans pour autant renoncer à un cadre de transmission.
Bibliographie
À lire
- Avenel Cyprien, 2006, « Les émeutiers de la politique de la ville. Des espoirs d’intégration aux désespoirs d’insertion », Mouvements, 44(2), p. 36-44.
- Bonnerandi Emmanuelle, Houssay-Holschuch Myriam, 2004, Vivre ensemble : le public au croisement espace/politique/société, Communication présentée au colloque « Espaces et sociétés aujourd’hui. La géographie sociale dans les sciences sociales et dans l’action », Rennes, 21 au 22 octobre 2004, 15 p.
- Coquard Benoît, 2016, « Paris ? Jamais de la vie. Goûts et dégoûts territoriaux chez les jeunes ruraux de classes populaires », Savoir/Agir, n° 37, p. 39-45.
- Dubet François (2001), « Entrée dans la vie et socialisation en France », dans L. Roulleau-Berger, M. Gauthier, Les jeunes et l’emploi dans les villes d’Europe et d’Amérique du Nord, Ed. de L’Aube, p. 27-42.
- Gambino Mélanie, Valles Valérie, Fraux Christine, 2016, « Terres de jeunes : rapport au territoire et engagement des jeunes à travers la réalisation de courts métrages », dans M.-M. Gurnade, C. Ait-Ali, Jeunesses sans parole, jeunesses en paroles, Paris : L’Harmattan, p. 121-127.
- Gambino Mélanie, Desmesure Olivier, Sahuc Philippe, 2017, « Bouger, errer, aller, venir… Observer les situations de marge pour comprendre ce qu’expriment les mobilités des jeunes dans les territoires ruraux ? », dans X. Bernier et al., Mobilités marginales, mobilités dans les marges, marges mobiles, Presses Universitaires de Rennes, à paraître.
- Gauthier Camille, 2016, Les jeunes et l’engagement : le cas d’un lycée agricole à contraste, Mémoire de Master 2 Meef, Ensfea.
- Jaillet Marie Christine (2004), « Comprendre et anticiper les attentes, les besoins des ménages », Perspective Villes. Nouveaux modes d’habiter : quelles alternatives pour l’aire urbaine ?, n° 2, p. 4-6.
- Micoud André, 2001, « La campagne comme espace public ? », Géocarrefour, 76(1), 69-73.
- Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES), 2016, L’invisibilité sociale : une responsabilité collective, rapport 2016.
- Vermeersch Stéphanie, 2004, « Entre individualisation et participation : l’engagement associatif bénévole », Revue française de sociologie, 45(4), p. 681-710.